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« Je vais vous dire quelque chose de brutal, mais la mort est une réalité qu’il faut accepter. » Sourires et rires gênés parcourent l’assistance de la Maison du Livre, de l’Image et du Son de Villeurbanne[1]. Cela paraît tellement évident. Mais est-ce vraiment le cas ? Par exemple, vous êtes-vous déjà demandé comment vous préféreriez mourir ? Probablement. Et la réponse est traditionnellement la même chez la plupart des gens : « dans mon sommeil, sans m’en rendre compte. » C’est que la mort nous apparaît majoritairement comme un phénomène désagréable et – du moins, nous l’espérons – lointain auquel il est aussi bien de ne pas trop penser tant que nous sommes en vie. « Erreur ! » persiste Critchley dans son livre[2]. A trop nier que nous mourrons, nous oublions de vivre, car pour être pleinement vivant, il faut avoir conscience du caractère temporaire de notre condition de mortels. La société moderne tend de plus en plus à faire de la vie non plus un fait mais une valeur. Tout ce qui lui est contraire et la menace – la souffrance, la vieillesse, la maladie – est condamné, rejeté et nié. Les personnes « en fin de vie » sont enfermées ensemble loin des regards de vivants qu’il semble falloir préserver de la contamination. Comme si nous n’allions pas tous mourir en fin de compte.
C’est pourquoi Critchley choisit d’inscrire son œuvre dans la lignée de la pensée de Montaigne qui, dans ses Essais nous invite à avoir constamment « la mort en bouche ». Il nous propose ainsi un menu-dégustation composé à partir du thème de la mort des philosophes. Cent quatre-vingt dix plats vous seront offerts sous la forme de tapas intellectuelles qui, mises côte à côte, invitent à la comparaison et à la réflexion. Pas question pour lui d’asséner au lecteur, ou au public de la rencontre, un traité métaphysique bien ficelé sur la mort. Le titre original du livre, The Book of Dead Philosophers – Le livre des philosophes morts –, annonce d’ailleurs plus fortement que sa version française qu’il se présente comme un catalogue. Il permet également à son auteur de faire écho aux Livres des morts des traditions égyptiennes et tibétaines qui fournissaient au défunt toute une série de recettes et de prières afin de préparer au mieux sa vie dans l’au-delà.
Critchley avoue sans peine ne pas croire à l’au-delà. Il semble se contenter de nous offrir des recettes pour accepter notre mortalité et nous préparer à la mort. Dans un style fin, chaque récit de ce livre est l’occasion de revisiter brièvement la doctrine d’un philosophe et de mettre sa mort à l’épreuve de sa pensée. Avec humour et intelligence, ce britannique qui enseigne à New-York en tire des réflexions, des leçons et parfois des conseils[3].
Peut-être serez-vous intrigués par les mots que j’emploie ici : il s’agit d’un ouvrage philosophique et pourtant il est question de récit, de recettes, de conseils… En effet, il est important pour Critchley de rendre à la réflexion philosophique un aspect dynamique qui était initialement sien et qu’elle a perdu – sinon complètement, du moins fortement – en devenant une matière académique. Il utilise le récit pour faire penser, pour provoquer la méditation philosophique à partir d’une mise en situation concrète et réelle car la mort est un sujet qui appelle la parole, la discussion de façon plus première que l’impératif catégorique kantien par exemple. Concevoir la mort comme un tout dépasse notre entendement mais nous pouvons la penser et mettre des mots sur ces pensées. Le rapport maître-élève sur le modèle socratique joue un rôle fondamental dans la conception philosophique de Critchley qui aime à évoquer son propre maître, le français Dominique Janicaud.
Pensons alors à l’importance, parfois excessive, que nous donnons à la parole des mourants et particulièrement à leurs « dernières paroles » et à la façon dont elles sont souvent mises en scène, travaillées – Socrate en est l’exemple absolu, lui qui a dialogué avec ses disciples jusqu’au dernier instant – pour donner lieu ensuite à de nouvelles paroles qui en feront le récit. Critchley, lui, dialogue avec les cent quatre-vingt dix philosophes de l’ouvrage comme avec les lecteurs, ou les auditeurs. Il raconte et, ensemble, nous réfléchissons.
D’ailleurs, au petit jeu de « comment Untel est-il mort ? », force est de constater que certains s’en tirent mieux que d’autres. Voltaire faisant de l’esprit sur son lit de mort ou Bergson décédé des suites d’un refroidissement contracté parce que, refusant tout traitement de faveur, il avait choisi de faire la queue comme les autres pour se déclarer comme juif aux autorités de Vichy, touchent à l’idéal de la mort philosophique. Au contraire, les suicidaires, les meurtriers, les morts des suites de longues et douloureuses maladies nous rappellent que ces grands hommes étaient avant tout, simplement cela, des hommes, qui ont dû, comme chacun de nous, affronter leur finitude.
Aux côtés des « stars » occidentales de la philosophie – de Socrate à Sartre en passant par Kant – Critchley choisit d’écrire sur des penseurs moins connus, voire inconnus, des traditions arabes, chinoises et chrétiennes, ainsi que sur des femmes. Il l’avoue bien volontiers, il n’a pas été simple pour lui de trouver les douze philosophes au féminin qui viennent donner à l’ouvrage un petit parfum de mixité. C’est pourtant la mort d’une femme qui articule l’un des tournants majeurs de l’histoire de la philosophie : « le martyre d’Hypatie perpétré par les chrétiens (curieux retournement des choses) marque la sortie du paganisme », écrit-il.
En effet, le christianisme change radicalement la conception de la mort en changeant la conception de la vie. C’est Dieu qui me fait don de la vie, je n’ai donc sur elle qu’un droit d’usage – usus – et non plus un droit total – dominium – comme c’était le cas durant l’Antiquité. La question du suicide, un des grands enjeux de ce livre, prend alors pleinement son sens. Cet acte qui apparaissait comme une modalité de la mort libre et assumée devient péché. Le suicidé n’a pas le droit au salut qui est pourtant l’objectif fondamental de la vie du chrétien. Et Critchley insiste sur ce point : la religion chrétienne prend naissance dans une exécution, celle du Christ, et fait de la préparation à la mort l’un de ses piliers fondateurs. A travers les récits de mort de quelques saints – Augustin, Thomas d’Aquin, Anselme – et de nombreux croyants – Descartes, Thoreau, Kierkegaard – Critchley interroge la vision chrétienne de la mort et pose une question fondamentale : « l’athée peut-il mourir heureux ? »
Car nous en revenons toujours à cela : « mourir heureux ». C’était pour Antisthène « le comble de la béatitude humaine » et cela demeure encore aujourd’hui le vœu de la plupart d’entre nous, mourir avec le sentiment que nous avons réussi notre vie. Quant à savoir ce que cela signifie, il faudra demander à Critchley d’écrire un autre livre.
Appendices
Notes
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[1]
« Mais où est-donc passée la mort ? » Rencontre avec Simon Crichtley animée par Lucie Maurel Petetin à la Maison du Livre, de l’Image et du Son, dans le cadre du festival Mode d’Emploi de la Villa Gillet.
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[2]
Simon Critchley, Les phillosophes meurent aussi, François Bourin Éditeur, Paris, 2010.
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