Abstracts
Résumé
Une véritable culture des objets numériques nous rapproche d'une pensée complexe attentive aux enjeux fondamentaux de notre époque. C'est ici que l'écho des réseaux sociaux peut aller au-delà du « On » et du bavardage. L'être même du bavardage est anodin, futile et inintéressant. Les blogs narcissiques et les démonstrations d'extimité (exhibition de l'intimité à des fins publiques) ne durent pas longtemps, d'autres sites peuvent monter en généralité parce qu'ils proposent des analyses originales et offrent des possibilités de communiquer sur des questions fondamentales.
Article body
Les transports en commun dans les pays dits industrialisés sont remplis d’êtres dotés de prothèses techniques : walkmans, iPads, iPods, micro-ordinateurs et instruments de toutes sortes. Les regards sont absorbés par des SMS à rédiger, les oreilles distraites écoutent des fragments de musique soigneusement enregistrés la veille sous i-Tunes pendant que des doigts pianotent nerveusement pour balbutier des tweets ou partager un sentiment sur Facebook. Une atmosphère brumeuse s’esquisse où les cerveaux peu réveillés sont déjà traversés par des échos musicaux et numériques...
Oui, l’accès à la culture numérique change nos comportements, nos regards et la vitesse à laquelle se constituent les communautés virtuelles instantanées produit une forte impression de vertige. Bernard Stiegler a montré comment la culture de la prothèse technique transforme en profondeur notre rapport au temps[1]. La prothèse prolonge les possibilités humaines, mais elle subvertit notre relation au monde tout en l’enrichissant. En d’autres termes, la culture des prothèses techniques n’a rien de prothétique pour paraphraser Heidegger et si la culture numérique par bien des côtés améliore notre sens critique, elle peut devenir aliénante si nous n’interrogeons pas son fondement. Elle prend les masques de l’individualisme libéré avec ces possibilités de choisir son réseau, ses amis, ses préférences, ses musiques, ses loisirs. Les opérateurs de ces réseaux sociaux, devenus des multinationales soucieuses d’encourager cette consommation, ne sont pas étrangers à ce culte individualiste. Le « On » dénoncé jadis par Heidegger dans Sein und Zeit s’épuise à travers les échos des réseaux sociaux se compliquant et titillant la production d’informations.
Et pourtant, au-delà de ce bourdonnement, une véritable culture des objets numériques nous rapproche d’une pensée complexe attentive aux enjeux fondamentaux de notre époque. C’est ici que l’écho des réseaux sociaux peut aller au-delà du « On » et du bavardage. L’être même du bavardage est anodin, futile et inintéressant. Les blogs narcissiques et les démonstrations d’extimité (exhibition de l’intimité à des fins publiques) ne durent pas longtemps, d’autres sites peuvent monter en généralité parce qu’ils proposent des analyses originales et offrent des possibilités de communiquer sur des questions fondamentales. La culture des objets numériques est nécessaire à notre culture technique pour reprendre la formulation éclairante de Gilbert Simondon[2]. La culture des objets numériques est puissance d’individuation plutôt qu’individualisation car elle relie des sphères sociales désorganisées et contribue à renforcer la créativité sociale. Si ces objets numériques sont soutenus par une logique de marché, ils perturbent d’autres medias traditionnels. Un blog indépendant peut être plus efficace et plus critique qu’un journal traditionnel qui ne peut assumer ses ventes qu’au risque d’une recherche effrénée de financements et une logique de dépendance problématique. La communication est un mode d’existence planétaire, au-delà des inégalités sociales. Les téléphones portables ont par exemple progressé de manière significative en Afrique qui prend sa part dans l’émission de flux planétaires. Les distances sont effacées, de nouvelles rencontres sont organisées, des points de vue se partagent et des mouvements sociaux émergent provisoirement.
Il y a une forme d’universalisation inachevée de la prothèse que nous devons penser de manière exigeante en définissant les principes d’une culture des objets numériques. « La catastrophe, si ce qui se profile mérite ce nom, n’est ni un ensemble de faits, ni une pure fiction. Son énigme, insolite, n’est pas dépourvue de ruse. Nous, dans la proximité et dans la distance, rythmés, tout à la fois, par la clôture et l’ouverture, nous avons à effectuer une percée »[3], écrivait Kostas Axelos. L’ère numérique est certainement le prolongement d’un pensée technico-planétaire, elle est en même temps ce qui nous place face à l’exigence de penser nos réseaux, nos projets et les nouvelles modalités d’être-au-monde.
Une nouvelle culture numérique passe par une éducation à l’utilisation des données numérisées, la recherche de l’information et la critique des sources. Il existe de ce point de vue un défi quant à l’émergence d’une opinion publique critique à l’égard des contenus culturels mis à disposition. Le tout est de relier les divers avis pour former une conscience collective. Dans cette communauté d’êtres prothétiques, il y a certainement de nouvelles figures de solidarité à inventer, d’autres « nous » à construire pour ne pas tomber dans le « on » de l’indifférence. Nous appartenons à plusieurs communautés en même temps et notre identité aussi bien réelle que virtuelle est multiple. Le risque est de ne pas assumer cette multiplicité et de vouloir absolument retrouver dans l’écho des réseaux sociaux le semblable et de redonner forme à des homogénéités sociales transversales. En outre, nous sommes traversés par une identité narrative virtuelle et c’est pour cela que nous avons besoin de ces prothèses nous ramenant à cette multiplicité simultanée. Si Épiméthée a oublié de doter les hommes du feu, la prothèse répare illusoirement cette déficience et leur procure l’ubiquité et la possibilité de réaliser des projets multiples en s’adossant à différentes communautés virtuelles.
Les êtres prothétiques ne peuvent pas seulement s’en remettre à la puissance de la prothèse et s’extraire des relations de proximité. La prothèse permet de recréer des communautés réelles, elle provoque les rencontres, les stimule et contribue à donner une autre figuration des mondes communs. Apprendre à sélectionner, à écouter, à parler, à communiquer, tenter l’altérité et la diversité grâce à ces prothèses numériques, tel est le sens de cette nouvelle culture numérique. Il ne s’agit pas de se battre uniquement en faveur de l’accès numérique à la culture à l’instar de ce que propose le parti des pirates, mais également d’œuvrer pour le partage d’une qualité sur internet.