Abstracts
Résumé
Comptant aujourd’hui parmi les grands spécialistes des politiques et des programmes de population sur la scène internationale, le Belge John F. May a été Lead Demographer à la Banque mondiale de 1997 à 2012. Avant d’entamer sa carrière dans l’institution de Washington, il a travaillé pour des organismes aussi divers que l’UNPFA, l’UNICEF, l’USAID et l’Union internationale pour l’étude scientifique de la population. Il collabore désormais avec le Center for Global Development, un « think-tank » de Washington, tout en enseignant la démographie à Georgetown University. Il a récemment publié un ouvrage, {World Population Policies: "Their Origin, Evolution, and Impact"} (édition Springer, non traduit), le fruit de plus d’une décennie de réflexions, de voyages et d’expérience, qui s’est déjà imposé comme une référence dans le domaine. John May a accepté de répondre aux questions de Sens Public.
Abstract
Among the world top experts on population policies, John F. May, a Belgian citizen, has been a Lead Demographer at the World Bank from 1997 to 2012. Before joining the Washington-based institution, John has worked for various organizations such as UNFPA, UNICEF, USAID and the International Union for the Scientific Study of Population. He now collaborates with the Center for Global Development (CGD), a think-tank in Washington, while also teaching demography at Georgetown University. He has recently published a major volume, "World Population Policies: Their Origin, Evolution, and Impact" (Springer, 2012), the result of more than a decade of research, travels and experience. The book is already considered a reference in the field. John May has agreed to answer the questions of Sens Public.
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Sens Public – Avant toute chose, pouvez-vous nous expliquer ce qu’est une politique de population ? A quoi cela sert-il, et quels sont les outils dont disposent les décideurs pour la mettre en œuvre ?
John May – Une politique de population est un ensemble d’interventions menées par les pouvoirs publics pour mieux gérer les variables démographiques et essayer d’accorder les évolutions de la population (nombre, structure par âge, et répartition) avec les aspirations de développement du pays. Les politiques de population s’attachent à modifier les diverses composantes de la croissance démographique. Il peut s’agir de la mortalité, jugée trop élevée, ou de la fécondité, qu’on estime trop haute ou trop basse. Il peut s’agir aussi de réguler les flux migratoires internationaux, ou encore de favoriser les courants internes de migration comme ce fut le cas en Indonésie avec la politique de transmigration (déplacements de population dans l’archipel). On peut enfin penser à des politiques pour accompagner l’urbanisation et tenter de gérer les bidonvilles. Plus récemment, les pays développés se sont attachés également à leur problème de vieillissement démographique. Les moyens utilisés pour mettre en œuvre les politiques de population sont les « leviers politiques », soit les actions ciblées telles que les campagnes de vaccination ou encore de planning familial pour infléchir certaines variables-clés.
S.P. – Le débat sur la place publique semble osciller entre deux extrêmes, les uns affirmant que la Terre risque d’être surpeuplée d’ici peu, les autres affirmant au contraire que nous vieillissons tous rapidement et que la faible croissance démographique observée dans bien des pays ne va faire qu’empirer les choses. Où en sommes-nous réellement ?
J.M. – Comme le disait déjà Alfred Sauvy, il n’y a pas une seule population mondiale, mais des populations diverses, faisant face à des situations très contrastées et qui se répartissent dans environ 240 pays et entités géopolitiques. Actuellement, 16% de la population mondiale vit dans des pays où la fécondité est élevée (au-dessus de 4 enfants par femme) ; 38% vit dans des pays où la fécondité est comprise entre 4 et 2,1 enfants par femme ; et enfin, le reste, soit 46%, connaît une fécondité en-dessous du niveau de remplacement des générations (le fameux 2,1). On est donc en présence de deux phénomènes opposés – forte croissance démographique et vieillissement rapide, voire dépopulation – et qui se produisent simultanément dans diverses parties du monde.
S.P. – Les données dont nous disposons sur ce sujet sont-elles fiables, et les méthodes de calcul sont-elles uniformes à travers le monde ?
J.M. – On connaît la population mondiale avec une petite marge d’erreur, grosso modo l’équivalent de la population française, en plus ou en moins. On connaît aussi les niveaux de fécondité grâce au programme des enquêtes démographiques et de santé. Quant aux projections de population préparées tous les 2 ans par la Division de la population des Nations unies, elles sont assez fiables (elles sont calculées avec une méthode identique pour l’ensemble du monde). Par contre, elles deviennent moins fiables au fur et à mesure que recule la date finale de projection. L’on sait combien de gens vivront sur terre vers 2050 : pour la plupart, tous ces gens sont déjà nés. C’est plus difficile à dire pour 2100, car les gens qui vivront en 2100, dans leur grande majorité, ne sont pas encore nés. C’est la fécondité qui est à la fois la variable-clé pour le chiffre final (projeté) de la population et le phénomène dont l’évolution est la plus difficile à prévoir. On pensait que la fécondité baisserait rapidement en Afrique sub-Saharienne ; ce ne fut pas le cas, ce qui a d’ailleurs amené la Division de la population à changer ses hypothèses de fécondité pour cette région du monde. On pensait par ailleurs que la fécondité des pays industrialisés ne tomberait jamais beaucoup en dessous de 2,1 enfants par femme (le seuil de remplacement des générations) ; on observe actuellement des taux de fécondité à peine supérieur à l’unité dans de nombreux pays et régions, par exemple Taiwan, la Corée du Sud et l’Europe de l’Est.
S.P. – Le Japon, l’Europe et, à moindre degré, les États-Unis vieillissent. Quelles vont en être les conséquences pour les dépenses publiques d’une part, pour les politiques migratoires d’autre part ?
J.M. – La boutade de Sauvy (rapport de 1962 sur la Wallonie), sur les pays « de vieilles gens ruminants de vieilles idées dans de vieilles maisons » pousse sans doute le bouchon trop loin. Il est par ailleurs difficile de mesurer la perte de vitalité qu’entraînerait, dit-on, le vieillissement démographique. Par contre, les conséquences économiques et financières du vieillissement, elles, sont là et bien réelles : paiement des retraites et des soins médicaux en croissance exponentielle, et qui gonflent les déficits publics, alors que les travailleurs censés les payer (les actifs) diminuent inexorablement par rapport aux inactifs (les dépendants). Ne nous trompons pas : la crise actuelle de l’euro a un important substrat démographique. Par ailleurs, le vieillissement rapide de la population entraînera inévitablement une remise en question des politiques migratoires actuelles.
S.P. – On ne le dit guère, mais la Chine vieillit également très vite et risque d’être « vieille avant que d’être riche ». Sa politique de l’enfant unique est-elle un échec ?
J.M. – La politique de l’enfant unique a été lancée en 1979, à un moment où la Chine avait déjà un taux de fécondité en dessous de 3 enfants par femme. Cette politique, dont le but était d’abord de poursuivre la maîtrise de la démographie chinoise, s’est ensuite attachée à « moderniser » la population, en vue de produire des citoyens mieux à même d’accélérer le développement économique et d’intégrer la Chine à l’économie mondiale. Il faut lire à ce sujet l’essai pénétrant de Susan Greenhalgh, Cultivating Global Citizens: Population in the Rise of China (2010). Cette politique de l’enfant unique a par ailleurs induit des effets pervers, essentiellement un vieillissement démographique très rapide, une contraction à terme de la population active (qui va se faire sentir dès la fin de la décennie en cours), des inégalités sociales criantes et, enfin, le problème du déséquilibre des sexes à la naissance (avortements des fœtus féminins). Pour reprendre le titre du dernier ouvrage (2011) d’Isabelle Attané, la sinologue-démographe française bien connue, la Chine est devenue le « pays des enfants rares ». Mais c’est aussi devenu un pays affligé par de profonds déséquilibres démographiques, lesquels seront très difficiles à résoudre.
S.P. – Encore combien de temps avant que l’Inde ne devienne le pays le plus populeux au monde ?
J.M. – Environ 10 ans, selon l’hypothèse moyenne des Nations unies, quand la population totale de l’Inde devrait dépasser celle de la Chine. Pourtant, il n’est pas acquis que la population de l’Inde se stabilise rapidement. En effet, si l’on applique un taux de fécondité uniforme et en forte baisse pour l’ensemble du sous-continent (projeté pour arriver finalement en-dessous du seuil de remplacement), on obtient une population indienne qui se stabiliserait à environ 1,6 milliards d’habitants. Les choses sont très différentes si l’on projette la population de chaque État indien séparément, même en faisant l’hypothèse d’une fécondité de remplacement. Les États pauvres du Nord de l’Inde, à forte fécondité, vont continuer sur leur lancée et ce mouvement sera amplifié par le momentum de population, quand une structure par âge très jeune amène un surcroît de croissance démographique. Au total, on pourrait bien imaginer l’Inde avec 2 milliards d’habitants vers 2070, si la fécondité ne baisse pas très rapidement dans les États qui connaissent encore une forte fécondité.
S.P. – Quid de l’Afrique, dont la croissance démographique, couplée à une urbanisation rapide, pose de redoutables défis au continent ? A quoi doivent s’attendre les décideurs africains, et comment doivent-ils ou peuvent-ils réagir ?
J.M. – Dans les années 1960s et 1970s, l’Afrique subsaharienne a refusé de mettre en place des programmes organisés de planning familial. L’idée à l’époque était que le seul développement socioéconomique allait amener la baisse de la fécondité. Hélas, le développement n’a pas été aussi rapide qu’anticipé. A présent, la croissance démographique est tellement rapide que nombre de pays n’arrivent plus à former leur capital humain (éducation et santé). Trente ou quarante ans de négligence du problème de la forte croissance démographique ont laissé des traces, que l’on retrouve dans les pyramides des âges. Le problème de l’emploi des jeunes se pose avec plus d’acuité que jamais, ainsi que le souligne le dernier rapport de la Banque africaine de développement. Le Burkina Faso, par exemple, en est bien conscient et, actuellement, le gouvernement y déploie d’énormes efforts pour créer 50.000 emplois, alors qu’il conviendrait d’en créer 200.000 par an, soit 2 millions sur les 10 ans qui viennent. Face à cette situation grave, les pays commencent à se réveiller : certains ont obtenu une progression impressionnante de leur couverture contraceptive, grâce à des programmes ciblés et décentralisés comme au Rwanda ou en Éthiopie. Il n’empêche que la poursuite de la baisse de la mortalité, surtout infantile et juvénile, va accentuer la croissance démographique en Afrique en plus du surcroît de croissance causé par le momentum de population lié à la jeunesse de la structure par âge. Cette forte croissance démographique ne pourra se résorber que par une urbanisation rapide (accompagnée, hélas, d’une probable bidonvilisation) et par des flux migratoires importants. Les politiques de population auront du mal à gérer tous ces phénomènes.
S.P. – Quel est le pays qui, à vos yeux, a su mettre en œuvre une politique de population exemplaire ?
J.M. – C’est peut-être à un pays asiatique que devrait revenir la palme, je pense en particulier à la Thaïlande. Ce pays a connu une baisse spectaculaire de la fécondité, laquelle s’est produite avec l’assentiment des populations et sans coercition. En outre, le programme de planning familial y a innové, notamment en permettant la distribution de contraceptifs hormonaux par des personnels non-médicaux. Par ailleurs, les programmes de planning familial, et plus tard ceux de lutte contre le sida, ont bénéficié d’activistes de grand talent, tel que Mechai Viravaidya, connu pour son énergie, sa passion et aussi son humour (il appelait les préservatifs des « armes de protection massive »). En somme, le programme thaïlandais a réussi à combiner efficacité et respect des droits des individus.
S.P. – Face à un monde vieillissant, et donc en demande de main d’œuvre, peut-on imaginer que des pays viennent un jour à se mettre en compétition pour accueillir davantage d’immigrés ?
J.M. – Oui et non. Tout d’abord, la demande pour émigrer (les « push factors ») restera très importante et ira sans doute en augmentant. Par contre, la baisse prévue de la main-d’œuvre dans de nombreux pays à basse fécondité va inévitablement créer dans ces pays un appel pour des travailleurs. C’est le cas de l’Europe. Les pays industrialisés seront aussi à la recherche de main-d’œuvre très qualifiée et dans ce sens ils pourraient, en effet, être en compétition avec d’autres pays qui rechercheraient les mêmes catégories de travailleurs. Par ailleurs, certains pays à tradition d’immigration continueront à accueillir chez eux des personnes soit non qualifiées soit très qualifiées (c’est le cas des États-Unis actuellement). La grande question qui se posera à l’avenir est celle de l’intégration des travailleurs immigrés et de leurs familles dans les pays d’accueil.
S.P. – De combien d’années de réflexions et d’expériences votre ouvrage, aussi volumineux que détaillé, est-il le fruit ? Et comment en vient-on à s’intéresser aux problèmes de démographie ?
J.M. – Tout le projet m’a pris 17 ans de travail, de lectures, de réflexions mais aussi de voyages et de séjours à travers le monde. C’est le grand démographe français, Jean-Claude Chesnais, qui, à la Conférence du Caire en 1994, m’a persuadé de faire ce livre. Il pensait que j’étais l’une des rares personnes capables de mener à bien un tel projet, car, à ses yeux, je combinais rigueur analytique et expérience de terrain. Ayant commencé avec la démographie historique (en étudiant les épidémies de peste au 16e siècle), c’est grâce aux conseils judicieux de Guillaume Wunsch, l’un de mes maîtres à l’Université catholique de Louvain, que je me suis tourné vers la démographie pure. Par la suite, j’ai travaillé dans les pays en développement. Ce faisant, je ne pouvais évidemment ignorer les variables démographiques ainsi que les interventions des pouvoirs publics pour mieux les gérer, à savoir les politiques de population.
Propos recueillis par Niels Planel