Peu de Français, d’Européens, y compris d’Espagnols des nouvelles générations, savent que la Guerre Civile déclenchée par l’assaut de Franco contre la République en 1936 ne s’arrêta pas après la bataille de l’Ebro et la débâcle de l’armée républicaine en Catalogne en 1939, mais beaucoup plus tard, au début des années 50. En effet, la fin de la guerre entre les armées régulières fut suivie de la « guerre des maquisards », aussi cruelle que souterraine et ténébreuse. Ce sont ces ténèbres que José Giménez Corbatón (Saragosse, 1952) contribue à dissiper avec son recueil de nouvelles écrites dans une prose à la fois poétique et d’une belle transparence narrative. « La clameur de l’eau » rappelle cette clameur qui monte des rivières de la province aragonaise de Teruel comme des gémissements et des sanglots d’une nature superbe de beauté, piétinée par la brutalité humaine. Mais le narrateur ne nous raconte pas directement des faits d’armes, des tactiques et des stratégies guerrières comme tant de romanciers espagnols qui se sont penchés sur l’histoire de leur pays. Giménez Corbatón fait le choix de faire revivre par la fiction les lieux et les habitants d’une région déchirée entre le franquisme et la résistance des maquisards à la Guardia Civil, nous ouvrant la porte des « masías », ces mas bâtis pierre à pierre par les paysans montagnards pour y demeurer entourés de leurs potagers et de leurs troupeaux. D’après les dispositions de Franco, les paysans ne pouvaient plus rester la nuit dans leurs abris et ils étaient obligés de descendre chaque soir au village le plus proche pour se faire recenser par la police, dont la mission était d’empêcher toute entraide entre les guérilleros et la population. La vie des paysans déjà très appauvris par la guerre, devint ainsi presque insupportable et peu à peu ils émigrèrent vers les grandes villes à la recherche hasardeuse d’un travail stable et d’un toit sûr. Entre-temps, les mas abandonnés commencèrent à dépérir et à tomber en ruines, gardant souvent dans leurs pièces désertes des objets de tout ordre – tables, chaises, marmites, images pieuses, poêles, jouets, miroirs et verres cassés, etc. –, témoins d’une vie passée aussi austère que digne et désormais offerts, dans leur nudité poussiéreuse et mélancolique, à la curiosité des randonneurs, des photographes et des écrivains. José Giménez Corbatón est un écrivain du terroir, un homme qui a découvert ces lieux dans son enfance et son adolescence, découverte riche de surprises, d’interrogations et d’extases esthétiques au milieu de paysages d’une infinie pureté, mais aussi expérience traversée par la douleur et la perplexité provoquées par ces traces d’une humanité meurtrie. Nous sommes donc loin des douceurs de la madeleine de Proust chez sa tante Léonie, loin des charmes discrets de la bourgeoisie filmés par un autre enfant du terroir d’Aragon, Luis Buñuel. Dans une certaine mesure, La Clameur de l’eau rappelle, par sa composition en forme de nouvelles tressées entre elles, le Yoknapatawpha imaginaire de William Faulkner. On trouve, comme dans l’œuvre de l’écrivain américain, des personnages et des situations qui passent d’une nouvelle à l’autre, d’un coin à l’autre d’un territoire fictif – le Crespol – inspiré par les paysages de la région du Maestrazgo de la province de Teruel. La narration se fait progressivement multitextuelle, accueillant dans sa prose souple et « castiza » à la manière de Valle Inclán, le grand maître des lettres espagnoles de la génération 98, les différents et multiples aspects d’un univers qui se structure, à la façon d’un meccano fictionnel, dans l’imagination du lecteur. Celui-ci pourra suivre dans la première des sept nouvelles qui composent le …