Le score moins élevé obtenu par le Front de Gauche au premier tour des présidentielles par rapport aux dernières prévisions des sondeurs le rappelle d’une certaine façon : il existe diverses manières de concevoir l’opinion. Il y a bien sûr celle qui s’exprime dans les urnes : fondamentale. Il y a celle des sondages d’opinion, à laquelle on ne peut donc accorder une pleine confiance, s’il en fallait encore une preuve. Il y a, aussi, cette opinion exprimée dans et par les rassemblements collectifs : les meetings électoraux notamment, dont cette campagne aura vu la renaissance. Si l’on s’était basé sur eux pour fonder les pronostics de vote, Jean-Luc Mélenchon aurait été donné vainqueur ou se serait vu attribuer un score plus élevé, tant les rassemblements du Front de Gauche ont marqué la campagne. Idée de prévoir ce qui va sortir des urnes en fonction des assemblées, qui semble aujourd’hui farfelue. Elle ne l’était pas il y a un peu plus d’un siècle, quand les sondages modernes n’existaient pas. Dans les États-Unis du 19e siècle, a montré Susan Herbst, l’affluence aux meetings fait l’objet d’une attention soutenue de la presse. Un public nombreux est vu comme signe annonciateur de victoire d’un candidat (Numbered voices. How opinion polling has shaped American politics, Chicago UP, 1993). En France, dans le dernier tiers du 19e siècle, ce n’est pas la taille des meetings qui occupe les observateurs, journalistes ou policiers, car les réunions sont généralement contradictoires, rassemblant des participants mitigés. On pense malgré tout pouvoir y anticiper le résultat du vote : en fonction de l’observation et interprétation des soutiens manifestés aux orateurs (applaudissements, cris, votes d’ordres du jour de confiance, etc.). « Je crois qu’il y aura ballottage », affirme en 1876 l’auteur d’un rapport de police, suite à une réunion à Asnières lors de la campagne des législatives. De telles prévisions sont régulièrement avancées dans les comptes rendus. Aujourd’hui, la Préfecture de Police de Paris n’a pas compté les participants aux meetings de François Hollande et Nicolas Sarkozy du 15 avril : au motif que ce ne sont pas des « manifestations revendicatrices ». Mais l’essentiel n’est pas là. Cette opinion publique, qui s’exprime par les rassemblements, prend parfois une existence relativement autonome par rapport au vote. C’est le cas pour le mouvement des réunions publiques développé autour de la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Si l’objectif principal était de gagner des voix, reste qu’on est ici entre campagne électorale et lutte sociale. L’appel du candidat aux manifestations du 1er mai, dans son discours tenu le soir des résultats, en témoigne encore. On les disait enterrés les meetings. Rendus désuets par la télévision (qui avait commencé par changer leur forme) puis définitivement évincés par la quête d’un contact moins lointain entre candidats et électeurs potentiels – quand « légitimité rime avec proximité », selon l’expression de Rémi Lefebvre (Mouvements, 2004). Pourtant, difficile aujourd’hui de ne pas constater leur retour sur le devant de la scène. Les meetings, lit-on presque partout depuis quelques semaines, « transportent les foules », comme l’affirme Sylviane Agacinski dans Le Monde du 19 avril. Avec plus de prudence, on ne peut dénier qu’ils ont attiré à la fois beaucoup de participants et une attention médiatique exceptionnelle. Le détour par le passé, en filigrane ici, peut aider mettre en perspective ce phénomène. Lors de cette campagne, la plupart des médias (mais aussi plusieurs organisateurs) auront insisté sur leur caractère de démonstration de force. Les appellations y renvoyant se sont multipliées dans la presse, sur internet, à la télévision : méga-meeting, meeting géant, meeting monstre… Certaines réunions, …