Article body

Le texte de Sartre manifeste en permanence l’impensé de l’écrivain occidental relatif à son décalage et à son ignorance de ses propres réflexes d’agent passif du système mondial de domination et de surexploitation des peuples. À partir de l’anthropologie existentielle sartrienne, nous comprenons aussi que les intellectuels nègres les plus lucides puissent sombrer dans les préjugés raciaux les plus discutables. Par exemple, Sartre rapporte les préjugés suivants de Fanon : « Nous, les Noirs, nous sommes bons, la cruauté nous fait horreur[1]. » Autrement dit, il y aurait une « nature» du Nègre, qui le prédisposerait à honnir la violence et la haine. Or, sans la dénonciation de la vanité respective de chacun, tout projet en vue de construire des relations harmonieuses entre les peuples et les cultures est compromis. C’est pour se soustraire à la loi d’airain de notre mauvaise foi constitutive – qui est en réalité la conséquence de notre embourgeoisement de fait – que chaque intellectuel devrait entreprendre l’autodérision qu’assume Sartre.

Nous devons interroger la spécificité et la portée historique de l’autodérision sartrienne. Notre réflexion s’inscrit dans le cadre d’un libre exercice de pensée. Elle vise à démontrer, entre autres, que même les auteurs les plus clairvoyants se heurtent aux obstructions que leur imposent leurs devoirs civiques et la nécessité de préserver leur intégrité physique et de ménager leur amour propre. Certes, le mérite le plus incontestable de Sartre est d’avoir compris et démontré que l’être humain quel qu’il soit est toujours susceptible d’aliénation. Mais, il ne suffit pas d’écrire « Orphée noir » pour faire l’expérience de l’« indigénat ». Sartre en était certainement conscient, aussi a-t-il entrepris en quelque sorte une herméneutique de son décentrement originel, écart qui est cependant difficile à combler. Car, il ne suffit pas de dévoiler avec subtilité les mécanismes de mystification du système colonial pour accéder à l’expérience intime du « rien » à quoi conduisent précisément l’humiliation et la déshumanisation des opprimés.

Introduction

Un jour, un impertinent s’était avisé de devenir célèbre en engageant un procès d’intention à Sartre : il l’accusait notamment d’être coupable de lui avoir fait toucher sa « merde » avec ses dix doigts[2]. En réalité, il s’essayait maladroitement à comprendre les choix de vie privés et les contours de l’engagement politique de Jean-Paul Sartre. La pauvreté de son style ainsi que ses lacunes en termes de rigueur argumentative[3] sont assez remarquables. En réalité, la tâche s’avère très ardue pour ses talents polémistes. Par exemple, il se propose de comprendre le sens de l’ « anarchisme » sartrien. Or, sitôt que le problème était énoncé, dépité de la complexité de la position de Sartre, il bifurque sur la grossièreté supposée des goûts de celui-ci.

Puisque la tâche du philosophe est d’éclairer la lanterne de Trissotin, nous devons interroger ensemble la nature, les matériaux, ainsi que la portée de la notion d’« anarchisme » chez Sartre. Et la question prioritairement qui mériterait avant tout d’être posée est la suivante : la jeunesse de Jean-Paul Sartre est-elle politisée dans ses écrits de jeunesse ou, par contre, Sartre dépolitise-t-il sa jeunesse de mauvaise foi, pour se contenter du pratico-inerte qui l’a défini comme l’écrivain n’ayant pas manifesté un quelconque intérêt pour des questions politiques avant 1939. Pour le comprendre adéquatement, nous devons interroger son premier « anarchisme », Paul Hilbert. Nous comprendrions alors qu’il faille en relativiser la portée. Car, l’une des préoccupations majeures de ce « saltimbanque » des années trente est la suivante : et si notre expérience culturelle était en réalité l’alternative à la véritable culture, la culture populaire et alternative ? Afin de répondre à ce défi sartrien, nous allons formuler l’hypothèse suivant laquelle son Érostrate n’eut guère détruit le temple dans un geste gratuit de pure fatuité, mais plutôt à cause de l’insolente beauté et de l’indécente richesse de celui-ci. À notre sens, ce qui est mis en cause ce sont avant tout les impressionnantes richesses conservées dans ce lieu : le temple d’Artémis est un dépôt des trésors les plus précieux. Mais la question qui mériterait au préalable d’être formulée est la suivante : Érostrate, ce « justicier » des ténèbres, serait-il Adolf Hitler ? Nous nous proposons d’élucider la valeur historique de cet anarchisme de Paul Hilbert et de dévoiler par le fait même la portée anthropo-existentielle de l’alternative culturelle de Sartre.

Hilbert ou Hitler ?

On comprendrait d’abord Erostrate comme un « être de l’espèce des revolvers, des pétards et des bombes[4]. » Encore faudrait-il analyser cette détonation constitutive de son humanité. Il faut au préalable analyser une singulière inversion, à savoir, la structure intime de l’éloignement de Hilbert par rapport à lui-même et à tout autre humain.

« S’il n’y avait entre nous qu’une différence de goût, je ne vous importunerais pas. Mais tout se passe comme si vous aviez la grâce et que je ne l’aie point. Je suis libre d’aimer ou non le homard à l’américaine, mais si je n’aime pas les hommes, je suis un misérable et je ne puis trouver de place au soleil. Ils ont accaparé le sens de la vie. J’espère que vous comprenez ce que je veux dire. Voilà trente-trois ans que je me heurte à des portes closes au-dessus desquelles on a écrit : "Nul n’entre ici s’il n’est humaniste." Tout ce que j’ai entrepris j’ai dû l’abandonner ; il fallait choisir : ou bien il fallait qu’elle tournât tôt ou tard à leur profit[5] ».

À travers sa volonté de destruction, Paul Hilbert aspire, peut-être malgré lui, à libérer les humains de la logique mercantile qui menace la fondation d’une égalité entre les hommes et qui les fait sombrer de fait dans la sauvagerie sous le prétexte de l’humanisme. Car, même s’il conteste le substantif d’« anarchiste », il faut se rendre à l’évidence que Paul Hilbert s’en prend au système sociopolitique et économique en vigueur, dans la mesure où celui-ci le destine à être un paria. Vivant un profond sentiment d’exclusion sociale, l’imagination d’Érostrate obstrue ainsi en permanence la dynamique originelle du rapport à l’autre en tant que celui-ci se donne du même coup comme ouverture à soi.

En ce qui a principalement trait à l’anarchisme de jeunesse de Sartre[6], nous remarquerons qu’il se donne avant tout comme un fantastique rêve d’héroïsme. Son anarchisme n’est pas sans rappeler la révolution vestimentaire des « Yorks », les jeunes adolescents de nos villes, qui optent pour des accoutrements à la limite de la décence. Or, l’adolescent qui libère sa hanche et rabat son caleçon au cou de ses fesses ne se contente pas de dénoncer le mensonge de la pudeur et toute l’éthique des adultes : il veut surtout y aller d’une fesse, en prescrivant le vrai rythme aux choses. Autrement dit, cet adolescent prend le contre-pied de l’accélération infernale de la société de consommation dont il profite et qu’il honnit tout à la fois.

Cela dit, lorsque nous considérons le recueil de nouvelles Le Mur, de Sartre, et plus spécifiquement la nouvelle « Érostrate », nous nous rendons à l’évidence que ce texte est antérieur à la Deuxième Guerre mondiale et la précède de peu. Dans cette nouvelle, la politisation de l’intrigue par Sartre est évidente. Paul Hilbert, le personnage principal, est un quasi-héros et un acteur ubiquitaire : bourreau et victime tout à la fois ; il est Hitler en ascension et ses victimes aussi, puisqu’il s’écroule comme eux, sous l’effet de l’idéologie qui les foudroie indistinctement – le Führer avec. Dans Le Mur en effet, le héros d’« Érostrate », Paul Hilbert, déclare : « J’étais un anarchiste, je m’étais placé sur le passage du Tsar et je portais sur moi une machine infernale[7]. » Dans la mesure où il se dédit d’être anarchiste, Paul Hilbert manifeste quand même ce projet de renversement de l’ordre établi. En effet, tout au long de la nouvelle, il argumente rigoureusement au sujet des conditions et des moyens requis en vue de détruire la race des humains. Pourtant, à la fin de son aventure terroriste, il se résout à éliminer quelques humains, faute de disposer d’assez de bras et de munitions pour éradiquer toute cette espèce de mammifères.

Présentons plus avant ce personnage iconoclaste à la fureur réformiste, Paul Hilbert, tant au niveau de son imaginaire qu’à celui de ses activités. Nous trouvons de saisissantes similitudes avec Adolf Hitler. Au niveau de son imaginaire d’abord : du balcon d’un appartement au sixième étage, Paul Hilbert regarde les passants comme des rats infectes, comme Hitler aimait à faire l’école buissonnière pour aller regarder des rats ; Hilbert est fasciné par les joyaux architecturaux tels que les tours de Notre-Dame de Paris, les plates-formes de la tour Eiffel, le Sacré-Cœur[8], tout comme Hitler raffolait d’architecture et de beaux arts ; enfin, Paul Hilbert et Hitler exigeaient de voir les hommes d’en haut. Mais le héros Hilbert s’écoulera à la simple vue d’un cadavre, sa vulnérabilité assumée, comme n’importe quelle victime de l’idéologie nazie. Hitler quant à lui va choisir de se suicider en 1945.

Notons que la très grande lucidité d’Érostrate contraste avec sa rhétorique misanthropique : il défend les droits des créateurs. Pour lui, les grands esprits, les artistes de génie et les inventeurs en général devaient bénéficier des droits d’auteur au cours de leur vie. Étant morts, ils avaient un droit inaliénable de mémoire et de reconnaissance internationale. Il faut respecter les Grands morts, surtout au détriment des minables vivants. Hitler pensait-il le contraire ? Nous nous rendons par ailleurs compte que la verve incendiaire de Paul Hilbert contraste avec sa lucidité. Sa bêtise se conjugue avec son bon sens. Quant à ses activités quotidiennes, nous réalisons, entre autres, que Sartre fait subir symboliquement à Paul Hilbert le calvaire que le Juif et le Français endurèrent dès 1933 de la part de Hitler et dont ils furent incapables de se défaire. Devant ce « fauve » plus puissant que tous réunis, ils durent se résoudre à ruminer en silence leur torture. Paul Hilbert confierait-il leurs souffrances ? Il affirme :

« Quand ils m’ont pris et qu’ils ont su qui j’étais, ils m’ont passé à tabac. Ils m’ont tapé dessus pendant deux heures, au commissariat, ils m’ont donné des gifles et des coups de poing, ils m’ont tordu les bras, ils m’ont arraché mon pantalon et puis, pour finir, ils ont jeté mon lorgnon par terre et pendant que je le cherchais, à quatre pattes, ils m’envoyaient en riant des coups de pieds dans le derrière[9]. »

Remarquons que Sartre prend soin de mettre « qui » en italique pour mieux marquer l’identité indéterminée des victimes des injustices. Ce pourrait être n’importe qui : un Chinois, un Nègre, un Indien, un Arabe, un Occidental, etc. Outre la traduction littéraire du supplice des non-Aryens après l’accession au pouvoir du Führer, notons une référence expresse à la vie sexuelle d’Adolf Hitler. Paul Hilbert traite en effet une putain en bête, avec des « convenances » répréhensibles et inavouables, comme Hitler dans ses fantasmes sadomasochistes. Or, dans la nuit, Érostrate en a des cauchemars et doit s’avouer : « Que j’ai été bête ». Il admet : « Je n’ai jamais eu de commerce intime avec une femme : je me serais senti volé[10] ». C’était probablement aussi le cas d’Adolf[11]. Aussi, Paul Hilbert ne sortait jamais sans son revolver, à l’image de Hitler qui ne se promenait pas sans son fouet à manche et son berger allemand. Surtout, l’érudit d’ « Érostrate » était fasciné par Érostrate, le héros historique, comme Hitler de Otto von Bismarck ; il dit « s’occuper de sa publicité[12] », comme Hitler de sa propagande nazie ; ses yeux agrandis « d’artiste et d’assassin » rappellent curieusement ceux d’Adolf ; lorsqu’il accomplit son crime, il ne se souvient plus si c’est par conviction misanthropique ou sous la sollicitation pressante du souvenir de la faim, exactement comme lorsque Hitler organisait le massacre des Juifs ; enfin, après d’innombrables hésitations, c’est lorsque le chien arrive et flaire ses pieds qu’il passe à l’acte : il se détermine à se faire tout à fait homme, contre les chiens, comme Hitler, lorsqu’il s’était convaincu qu’il était véritablement le maître des Aryens, il lui a fallu au préalable regarder longuement Blondi.

Paul Hilbert se réservera une petite balle pour lui et, comme une prémonition, il préfigure ce que pensera et fera Adolf Hitler en 1945 : « Moi aussi, un jour, au terme de ma sombre vie, j’exploserais et j’illuminerais le monde d’une flamme violente et brève comme un éclair de magnésium[13]. » Dès lors, le récit sartrien n’est plus seulement politisé ; il devient en quelque sorte une conjuration littéraire du mal ambiant, à savoir, l’idéologie nazie en pleine expansion : Paul Hilbert jette le revolver et ouvre la porte aux forces de l’ordre, cependant que Hitler aura à se suicider. La bête ne triomphe jamais de l’homme, ni en lui, ni au dehors. Le bon sens et la solidarité interculturelle ont nécessairement le dessus. Autrement dit, avant même le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, Sartre était convaincu que s’il y avait guerre, les Alliés gagneront !

Plus tard, avec l’engagement anticolonialiste et anticapitaliste, l’anarchisme de Sartre représente une option dans la lutte. En ce temps de maturité politique, c’est-à-dire dès la séquestration de Sartre dans la prison de Hitler, l’anarchisme va revêtir une double fonction : il sera d’abord conçu comme une forme de harcèlement des bourreaux et, ensuite, avec la guerre d’Algérie et les attentats terroristes des maos tels que Ben Saddok – jugé en 1957 pour le meurtre d’Ali Checkkal, ancien vice-président de l’Assemblée algérienne et partisan de l’amitié franco-musulmane –, ce sera le choix de préserver des vies en « détruisant » les traîtres en tant qu’ils seraient indignes d’appartenir à l’espèce humaine. Le terrorisme qu’implique désormais l’anarchisme traduit la conviction sartrienne suivant laquelle l’oppression est une forme de peste ; elle réquisitionne chaque être humain à se mobiliser contre elle. Dès lors, par rapport à la cause des opprimés, les traîtres méritent la sentence capitale, la mort, peu importe la forme et les procédures qui y conduiraient.

Sartre, un saltimbanque épris de culture

Notre conviction se renforce davantage : l’anarchisme de Sartre, tant dans sa jeunesse que dans sa maturité d’écrivain et de philosophe célèbre, est la recherche chaotique d’une issue historique au chaos politique de son temps. Autrement dit, devant le risque évident de naufrage collectif inéluctable que représentent la colonisation, l’impérialisme, l’hitlérisme et son corollaire, l’humanisme abstrait, Sartre recherche une bouée de sauvetage – une alternative culturelle. Depuis ces leçons de l’histoire, les humains savent que le sang humain est délicieux à siroter et que sa chair, à la fermeté élégante et parfumée, est particulièrement appétissante : quel délice de les voir humiliés, torturés et gazés, comme des rats ! Sartre est persuadé qu’en tant que survivants de Hitler, ses contemporains, par leur cynisme, leur cruauté ou leur silence complice devant la torture coloniale, s’exercent à consommer de l’humain à satiété. Il devenait dès lors urgent de leur apprendre à nouveau à exercer leur goût empesté afin qu’ils puissent s’épargner l’infamie de prendre goût au sang et à la chair humaine. Il fallait cultiver en ces mammifères un tel dégoût de l’inhumain qu’ils fussent condamnés à privilégier spontanément les libertés individuelles ; il fallait prescrire l’option d’une alternative culturelle par rapport aux impératifs du mercantilisme grégaire du capitalisme.

À ce sujet, la question que pose Paul Hilbert – « Et comment s’appelle l’architecte de ce temple ?[14] » – est fondamentale pour soutenir la thèse suivant laquelle Sartre a défendu des positions alternatives dès ses premiers écrits. Cette question traduit toute la préoccupation personnelle de Sartre de devoir fabriquer des ouvrages, produits dont le capitalisme – à travers le monopole de l’édition par de grands investisseurs – n’allait pas manquer d’accumuler d’énormes profits susceptibles de lui permettre d’entretenir son insatiable boulimie. « Vous êtes célèbres et vos ouvrages tirent à trente mille. […] Les gens se jettent sur vos livres avec gourmandise […] », s’indigne Paul Hilbert. Car, les moyens de production étant sous le contrôle d’une minorité de patrons capitalistes, le créateur contribue malgré lui au renforcement ainsi qu’à la fortification du système capitaliste. Or, estime Sartre, la science, l’art et le génie ne devraient guère se soumettre au système ; le créateur et le scientifique devraient, par exemple, se libérer de l’emprise des lobbies militaro-industriels et des pouvoirs politiques. Pour lui, la vraie culture serait celle qui échappe à l’ordre économique inéquitable établi. Par probité, Érostrate serait-il paradoxalement un anarchiste continent ? En tout cas son attitude traduit ceci : il ne faut pas d’abord se préoccuper des richesses matérielles, mais se soucier prioritairement des libertés individuelles.

Par rapport au projet sartrien de défendre les libertés individuelles, notamment la liberté d’expression, observons que la sortie de la revue Les Temps modernes, par exemple, représentait une alternative sérieuse dans le paysage de l’édition en France. Pour Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, il s’agissait de confondre les valeurs culturelles dont le système économique et socio-politique ambiant était assorti en vue de proposer une alternative crédible à tous ceux qui avaient survécu à l’époque de la drôle de guerre. Évoquant Les Temps modernes, Bernard Poirot-Delpech remarque très justement :

« C’en était fini des mignardises gendelettres enfermés dans la poussière et les politesses des anciennes revues. Des signatures bousculantes apparaissaient : Ponge, Beckett, Blanchot, Vian, Queneau, Leiris, Nathalie Sarraute, Genet. L’hexagone montrait ses usures. L’Amérique du jazz et du cinéma nous sautait au visage (un numéro spécial de l’été 1946, je me trompe ?)[15]. »

L’engagement politique de Sartre se structure d’une exigence fondamentale d’interculturalité. C’est cela précisément qui sous-tend la démarche diachronique de la compréhension historique développée dans la Critique de la raison dialectique. C’est la culture fondamentale, celle de la compréhension interpersonnelle et interraciale, celle de la créativité humaine en somme, à l’opposé de toute autre option existentielle. En l’occurrence, le système archaïque et primitif qu’est l’exploitation capitaliste se situe aux antipodes de cette saine exigence de modernité. En effet, dans la mesure où les bourgeois et les grands intérêts privés en général « privatisent » la création artistique, scientifique et littéraire par le monopole des outils de production, le système usurpe du même coup le rôle de défenseur de la culture et entreprend de mystifier les vrais créateurs, les amateurs, les indifférents et les consommateurs des œuvres du génie humain.

À travers les « producteurs » et autres mécènes du théâtre de la culture – nous dirions plus : ces transcripteurs du génie d’autrui –, le système capitaliste, en se présentant comme le meilleur garant de leur valorisation et de leur pérennité, en accapare les bénéfices et, en réalité, institue les droits d’auteurs pour mieux s’assurer le contrôle et la mainmise sur leur vente. La rentabilité est alors privilégiée au détriment de la vulgarisation et de l’instruction des citoyens. Il faut au contraire en tirer le maximum de bénéfices en sous-traitant la créativité suivant la demande du marché. Les artistes, les scientifiques et les créateurs deviennent ainsi, malgré eux, des prisonniers de la logique marchande, ultralibérale, et de l’appareil productif industriel des multinationales qui les parasitent plus qu’ils ne les « produisent ».

Suivant l’approche révolutionnaire du champ culturel de Sartre, il apparaît que c’est improprement qu’on parlera de « culture alternative » pour caractériser les mouvements d’émancipation culturels communautaires ou individuels – hippie, culture underground, contreculture, mouvement punk, etc. – par rapport à la culture dominante. Dans une optique sartrienne, de tels mouvements inscrivent une autre dynamique culturelle. Car, dans la mesure où, d’une part, ils se basent sur un schéma d’autogestion, non mercantile et mondialiste et, d’autre part, puisqu’ils tiennent rigoureusement compte de l’exigence de liberté totale de chacun de leur membre, ils représentent davantage un mouvement de promotion de l’espèce humaine toute entière dans ses convergences et sa diversité.

En ce sens, Sartre serait l’un des premiers théoriciens de la culture dite « alternative ». Il faudrait ajouter qu’il voulait le manifester dans son quotidien. Outre son principe du refus des distinctions et des « prix », précisons que ces convictions alternatives l’ont conduit si loin dans le refus de s’aliéner dans le système qu’il refusait même de privilégier son identité française. Mieux, il la bafouait si elle lui devenait inconfortable et dégoûtante, par exemple, lorsque la torture de l’armée française dans les colonies lui crevait le cœur. Nous connaissons des saltimbanques qui ont déchiré leurs papiers d’identité afin de lutter sans encombre contre le système capitaliste. Un génie des muscles à l’image de Mohammed Ali n’avait pas nécessairement besoin de passeport pour voyager. Ne pas s’encombrer de Passeport, c’était aussi une façon de confondre l’ordre établi qui nous a fait esclaves de ses avantages et qu’on honnit à cause précisément des inégalités révoltantes qui en constituent les fondements. Sartre, lui, génie des mots, avait choisi de n’être pas propriétaire : pas d’épouse, pas d’enfant, pas de domicile, encore moins de bibliothèque personnelle. Jouant au saltimbanque, il se constituait pourtant une situation de privilégié : il vivait à l’hôtel !

Sartre au balcon d’hôtel

Nous savons que lorsqu’il rentre d’Allemagne en 1934, Sartre s’installe à l’Hôtel de V.R.P., près de la gare du Havre. Essayons de renverser les positions. Que se passerait-il si, par la ruse persuasive qu’exige la conjecture scientifique, nous contraignions Sartre à revêtir la carapace de Paul Hilbert ? Que se produirait-il si nous le suivions dans cette caverne ténébreuse de l’imaginaire pathologique du misanthrope ? Autrement dit, si nous surprenions Sartre entrain d’observer les passants avec l’avantage de la « perspective plongeante », que nous confierait-il ? Réservons-lui le sort qu’il fit subir à Paul Hilbert et voyons s’il s’en sortirait mieux que son personnage. Posons-lui deux questions. Que faites-vous ? À quoi pensez-vous ?

« Des Chiens, nous sommes tous des chiens ! » Telle serait la première réaction de Sartre. Plus respectueux de notre visite, il avouerait l’évidence : il regardait la foule. Il expliquera : « Comme Ève observant son géniteur vaniteux et haineux, M. Darbédat, la plupart de ces gens ne se regardent pas et ne se voient pas : il faut apprendre à regarder » insisterait-il probablement. Car, dans son exigence esthétique, l’anthropologie existentielle est une remise en question de nos intérêts, de nos priorités, de nos critères de goût artistiques ou idéologiques et de notre attention. Regarder, c’est manifester et solliciter l’attention. Dans un monde miné par l’humanisme abstrait, c’est-à-dire où, d’une part, les libertés individuelles des citoyens et des peuples sont en permanence menacées de naufrage à cause des projets inhumains de surexploitation et de surconsommation des ressources et des êtres vivants, l’homme y compris ; et, d’autre part, dans cet univers où, parmi les inégalités et des crimes répugnants, on entretient en permanence la rhétorique de l’amour, la vigilance idéologique est requise. Il faut être toujours à l’affût, prêts à dénoncer l’imposture humanitaire. Lorsque nous exigerons de Sartre des précisions sur son exigence esthétique qu’est « regarder », qui nous soustrairait d’après lui au ridicule de bêtifier à longueur du jour en faisant les anges, il fera lire l’argumentaire suivant qu’un de ses pairs chiens, un Nègre d’Afrique, a écrit à son sujet.

Apprendre à regarder

Les corps de même nature se repoussent ; les contraires s’attirent. On tient cette certitude de la science physique. Remarquons que le chien d’Adolf Hitler, Blondi, distinguait nettement un regard terrible dans les yeux de son maître. Blondi découvre, stupéfaite, l’inimaginable, sa férocité canine se faisant chair dans le regard amplement vide de ce grand carnassier, son maître Hitler. Pour mieux marquer le traumatisme de Blondi, il faut extrapoler et évoquer, par exemple, une autre expérience de Chien en face de l’humain. Évoquons une photographie[16] de Gyula Halász, dit Brassaï, où l’on admire l’intelligentsia parisienne poser dans le salon de Picasso. Elle date de 1944 et est contemporaine de la pièce Le Désir rattrapé par la queue, de Picasso.

Une scène presque surréaliste se joue au sein de cette photographie. L’on y identifie en effet deux mammifères assis l’un en face de l’autre : Jean-Paul Sartre est assis à même le plancher ; il regarde le photographe et ignore le regard d’un chien qui, lui aussi assis sur le même plancher par ses pattes arrières et tournant le dos au photographe, se préoccupe d’identifier ce maître si distant et à la vue si déroutante. Dans cette photographie, le chien en face de Sartre, qui ne se soucie pas des regards qui le sollicitent, ceux d’Albert Camus en l’occurrence, entreprend de comprendre si Sartre le voit vraiment, c’est-à-dire, s’il regarde comme un « animal politique » ou comme une bête classique, comme lui. Le chien veut donc décider si Sartre peut être un maître, c’est-à-dire son compagnon. Plus radicalement, le chien qui regarde Sartre pourrait s’interroger : cet inconnu est-il un Humain ou un autre chien, au même titre que moi ? Au quel cas, il s’octroierait alors le droit de lui lécher le museau et de humer l’air de la bêtise que dégagerait logiquement son derrière de chien, comme il en a développé les réflexes avec ses pairs.

Mais avec Sartre, les chiens n’ont pas de chance[17]. Et ce n’est ni leur faute, ni celle de Sartre. Car, à cause de son regard si peu terrible, les chiens pressentent en effet que si Sartre n’est jamais véritablement un humain pareil aux autres, il est au moins autre qu’eux, c’est-à-dire, un chien qui regarde dangereusement. Sa conviction est établie : à trop aimer les chiens, « on les aime contre les hommes[18]. » Dans ces conditions, ne pouvant avoir de chien, mieux, étant réfractaire à tout projet d’aliénation des libertés individuelles – par exemple, celui qui consiste en le dressage idéologique des mammifères – que pouvait-il dès lors faire si, par la grâce des contraintes existentielles de la sociabilité humaine, il en était le compagnon d’infortune ? Par rapport aux chiens et pour avoir la paix, il lui faudrait alors se comporter en chien : ignorer ou insulter, telle est l’inflexible alternative que se donna Sartre. Son sophisme est imparable et tient en un seul mot : « Mouf ! » Même « Le Petit camarade », Raymond Aron, en fera les frais. Les rares fois que Sartre daignait répondre à ses critiques acerbes au sujet de ce qu’il identifiait comme une dialectique de la violence et un engagement communiste compromettant de Sartre, celui-ci se contentait de l’insulter. Car, d’après Sartre, celui qui trahit la cause de la décolonisation et de la lutte contre le capitalisme trahit par le fait même son capital d’humanité et se constitue en chien au service des maîtres du monde. Il mériterait par conséquent qu’on le traitât selon son statut, c’est-à-dire comme un Chien.

Regard indiscernable, Sartre serait-il inclassable parmi les mammifères ? Avec Sartre, il ne faut pas imaginer le devenir de la sociabilité canine autrement qu’en termes d’obstruction de l’humain. Ni chien ni homme, simple écume de trahison : telle est l’imperturbable tension existentielle où évolue ce non-chien. Sartre le manifeste encore dans cette photographie : assis chez Picasso, dont il ne partage pas la conception de l’art pictural, il doit jouer la comédie de la cordialité et doit penser à autre chose qu’à ces tableaux de chanceux, qui ne signifient pas la matière. Michel Sicard écrira justement :

« On saisira cette esthétique nouvelle, unitaire, mais qui peut intégrer toutes les variétés – même politique. Comment ? Pour les surréalistes (c’est aussi le débat qui oppose Sartre à Picasso), l’art est politique ou apolitique, c’est selon : on produit une structure signifiante ou une figure aberrante, ce qui revient au même, le non-sens désignant le sens comme sa limite. Contre ces chevaliers de sens, vases qui communiquent plus ou moins, Sartre est le seul à maintenir une position d’une raideur absolue : la peinture ne parle pas ; piètre discours, elle ne peut peindre, en elle-même, ni la guerre, ni la paix[19]. »

À travers ces propos, Michel Sicard marque le contraste entre la conception surréaliste de l’art et celle anthropo-existentielle du sentiment du goût chez Sartre. Celui-ci exige en effet que l’artiste exerce son goût jusqu’à la lie, c’est-à-dire, jusqu’à la pleine expérience du dégoût, en se préoccupant d’autre chose que d’une paisible et stérile réquisition du beau. L’anthropologie existentielle ne consiste pas en une épreuve de l’intelligence pure des phénomènes ; c’est un exercice du goût. Pour ce faire, il faut notamment apprendre de nouveau à voir. Comme une peinture louche, notre vue doit contenir « en elle des oppositions : cruelle, tour à tour, alanguie, pratiquant caresses ou sévices, avec les mouvements d’attirance ou de dégoût, et les sentiments d’amour ou de haine, de sympathie, antipathie, stabiliser momentanément les pulsions contradictoires[20]. » Nous devons exercer notre vue de telle sorte que nous puissions accéder à une pleine capacité de loucher, c’est-à-dire, à l’aptitude à saisir adéquatement l’intuition de la douleur ou de la joie dont sont empreintes les situations existentielles, ce qui permettrait ainsi à chaque acteur historique de devoir participer aux expériences transcendantes qui s’imposent ou se soustraient quotidiennement à son regard.

C’est ce qui justifie que le regard de Sartre apparaisse aussi confus que confondant pour les chiens. C’est en ce sens surtout que, chez Sartre, il y a mieux à faire que de se préoccuper du regard et des sollicitations des chiens : « L’indifférent, lui, se rend suspect par cette simple raison que c’est un homme appliqué[21]. » Le chien – ou, plus exactement, l’homme qui ne le comprend pas – ne pourra jamais parvenir à formuler définitivement son jugement de manière adéquate. Le chien eût été un humain lucide, il aurait compris que c’est cela le propre de celui qui a choisi de trahir son identité humaine aussi longtemps qu’elle tendait à le rapprocher d’une essence qui est le propre des chiens. 

L’écriture sartrienne : une culture interculturelle

L’anthropologie existentielle serait-elle donc une philosophie du comportement ? Cette interrogation transparaît en filigrane dans le texte suivant de Michel Sicard :

« Le véritable artiste existentiel joue du dessin, de la peinture ou de la sculpture, pour cerner une entité humaine dans un espace différent de celui de la perception et de l’imaginaire littéraire : tel Giacometti, dont l’œuvre se double d’un art du comportement, vagabond et dandy[22]. »

En ce sens, la transformation de soi de Sartre est pour le constituer en un clochard interculturel, c’est-à-dire en un clochard supérieur[23]. En fait, le comportement de défiance de Sartre par rapport aux abus et injustices sociales engage à une refonte radicale des attitudes et des agissements de chacun au point d’impliquer une irradiation esthétique inconditionnelle de toutes les sphères culturelles connues ou possibles. C’est aussi le sens de sa critique : il faut « se placer dans un endroit vitré et voir soi-même objectivement les gens qui passent, qui agissent, par rapport à sa propre œuvre et par rapport aux autres[24]. »

À Picasso, « trop chanceux, il aura préféré, tardivement, des artistes dont le nom marque une possibilité plus qu’une réalisation connue[25]», Giacometti ou le Tintoret, par exemple ; contre Maran ou Senghor, il aura reconnu ses véritables frères jumeaux nègres, les vrais traîtres, comme lui, Fanon ou Aimé Césaire. Et ce n’est pas tout : les experts en explosifs du F.N.L. algériens, ces « génies du terrorisme », qui maniaient avec élégance et la poudre infernale et leurs responsabilités conjugales, lui inspiraient davantage de respect que les idéologues humanitaires.

Mais Sartre comprendra finalement que tout se jouera au niveau de la praxis ou, du moins, au niveau du langage. Car, « la bêtise, en tant qu’elle est pensée-matière, mais en tant qu’elle est aussi pouvoir de négativité et de déréalisation, peut légitimement s’identifier au langage[26]. » Puisque le langage inhibe la visée idéologique réelle, aliénante, de la praxis sur les opprimés, il faut le dévoiler adéquatement. Il faut en manifester les structures intimes et en dévoyer les prétentions civilisatrices les plus assurées.

Nous sommes dès lors conduits à reconnaître qu’une psychanalyse réussie des « Chiens », quels qu’ils soient, Nègre, Occidental, Indien, Arabe, Asiatique, etc., devrait pouvoir amener chacun de nous à se dresser de toutes ses forces contre soi, de sorte que de la décomposition de tous nos privilèges, nous puissions retrouver notre sentiment du goût depuis longtemps embaumé dans notre dégoût pour tout ce qui est utile, vrai ou beau. Car, nos ascendants les plus lointains ont été tous des bêtes sauvages et des primates ; nos ancêtres ont été ou des négriers ou des esclaves ; nos grands-parents furent pour la plupart soit des élus de l’Éternel ayant charge d’en défendre la Mémoire et le Royaume, soit des infidèles et des hérétiques éternellement rivés au scalpel des croisés et des inquisiteurs ; nos parents quant à eux sont bourgeois ou impérialistes, ou par contre, pour la très grande majorité, des bêtes à l’agonie, condamnés par l’histoire, c’est-à-dire victimes de l’occupation et de l’oppression. Ainsi, de tout temps, ce qui a fait l’humanité, c’est la capacité de tous à cultiver la haine ou à obstruer l’amour ; chacun a perpétré des crimes ou empêché les autres de vivre dignement ; nous avons refusé de regarder les exécutions extrajudiciaires ou avons dénoncé les esprits hardis qui voulaient exercer notre vue. Nous avons donc tous pactisé avec la mort de l’humain par nos silences, nos fuites, nos mortifications ou notre barbarie assumée. Il nous semble que le défi actuel est celui de décider si nous sommes encore en vie.

On le sait, l’un des moyens pour savoir si un accidenté est en vie consiste à interroger la sensibilité intime et d’attendre « sa » réponse ou son indifférence mortelle. La mort, c’est l’insensibilité assumée. Il faut donc dénoncer un mensonge littéraire d’une certaine négritude, celle de Léopold Sédar Senghor et de René Maran notamment, qui laissaient entendre que le Nègre est si émotif que, même à l’agonie, il « bande » sourdement. Considérons, par exemple, cette saisissante expiation de Batouala :

« Ah ! tes yeux qui s’ouvrent, tes yeux qui se sont ouverts, et toi, toi qui, hors de tes couvertures, hideux de maigreur, te lèves ! Tu t’avances, en titubant, les bras tendus, comme un enfant qui s’apprend à marcher ! Où vas-tu ? Vers Bissibingui et Yassiguindja ? Tu seras donc jaloux jusqu’au dernier soupir ? Ne pourras-tu pas les laisser tranquilles, Batouala, puisque tu vas mourir ? Ils ne se rappellent plus où ils sont ! Ils ne te voient pas ou, plutôt, ils ne t’ont pas encore vu. Ils ne… Voilà ton œuvre ! Tu es heureux, n’est-ce pas ? de ce que, désunis, ils se soient plaqués contre le mur, les membres et les dents claquants de terreur ! Et toi, ha ! N’Gakoura, achevé par l’effort que tu viens de faire, tué par toi-même, d’une seule pièce, tu as chu sur le sol comme un grand arbre tombe…[27] »

Par ce texte, René Maran assume ses préjugés sur l’émotivité originelle du Nègre. Or, l’autodérision et le cynique sont contre-productifs au regard des exigences interculturelles à quoi nous devons aspirer. Qu’il soit Blanc, Jaune ou Nègre, un homme qui meurt n’est pas une bête qui jouit. S’il peut arriver qu’on meurt en jouissant, on ne jouit jamais de mourir. Bissibingui, un autre personnage de Batouala, manifeste bien cette évidence du bon sens. Ce personnage résiste à verser dans l’apitoiement de l’auteur. Bissibingui, ce nègre pitoyable et à l’esprit de blanc, c’est-à-dire, qui entretient la réflexion et aspire à vivre avec orgueil dans une société industrielle et de consommation, avec ses avantages et son ennui, qui avait seize ans à sa naissance dans Batouala, en 1921, tout comme le jeune petit-bourgeois Jean-Paul Charles Aymard Léon-Eugène Sartre à l’époque, refuse le conditionnement émotif de son géniteur, le romancier René Maran. S’il eût bénéficié de la chance de vivre et de mourir à environ soixante-quinze ans, à Paris, comme Sartre, il aurait certainement rendu l’âme comme ce dernier, dans une sérénité stupéfiante.

Dans son lit de mort, Bissibingui se serait soucié – comme Sartre au moment de sa disparition – des conséquences de sa mort sur le quotidien de ses proches. Il aurait pensé à la postérité : qu’allaient faire Yassiguindja et tous les autres villageois, si vulnérables par rapport aux mœurs rétrogrades et à l’obscurantisme moyenâgeux des notables, qui aliènent les populations et tuent cyniquement ceux qui ne se plient pas à leurs fantasmes et vices ? C’est cette posture qu’avait adoptée Sartre en 1980. Chez Sartre en effet, cette disponibilité à rencontrer les aspirations et les préoccupations existentielles de l’autre vont jusqu’à l’absurde, lorsqu’il s’inquiète au sujet de son enterrement. Simone de Beauvoir confie : « Mais le lendemain, il m’a demandé : Mais comment va-t-on faire pour les frais d’enterrement ? J’ai protesté bien sûr, et bifurqué sur les frais d’hospitalisation, l’assurant que la sécurité sociale s’en chargeait. Mais j’ai compris qu’il se savait condamné et qu’il n’en était pas bouleversé.[28]»

Sartre s’attribue par anticipation les soucis à venir de Simone de Beauvoir et de ses amis relativement au paiement des frais de son inhumation. Autant dire qu’il s’immisce subrepticement dans ce « on » qui ne le concernera pas, une affaire qui ne le regarde pas. Il s’invite dans cette dimension existentielle qui lui est en principe inaccessible, comme s’il refusait, jusqu’à la mort, de devoir se dessaisir de sa liberté. Comme un acteur tragi-comique, il veut avoir le contrôle sur ses obsèques, dont il convient qu’elles représentent la situation ultime de sa liberté, mais sa liberté tout de même, celle qui lui survivra et dont il ne saura quoi faire, n’étant plus. Sartre veut « galérer » avec eux, comme pour soulager magiquement les torts que sa liberté déclinante leur causera. On comprend que dans sa perspective, la mort représente le don de soi radical à la postérité.

Vu l’essor tentaculaire de l’humanisme abstrait, les questions qui urgent sont les suivantes : que sommes-nous maintenant et qu’allons-nous devenir nous-mêmes, Blancs, Jaunes et Nègres d’aujourd’hui ? Comment allons-nous mourir ou allons-nous nous faire tuer ? Une chose est cependant sûre : nous devons apprendre à devenir orphelins. Terroristes, colons et « recolonisés », la survie et la cohérence de notre descendance respective sera proportionnelle à la lucide désinvolture que nous opposerons à tous nos géniteurs sans mérite. Et le choix de la situation d’orphelin n’est pas une simple dérobade d’idéaliste : on ne joue pas à l’orphelin lorsqu’on a des parents aussi féroces que patriotes, comme Hitler ou de Gaulle. Notre situation d’orphelin c’est, au contraire, non seulement l’expression de la plus parfaite détermination de chacun à démystifier les idéologies et les pratiques politiques racistes et misanthropes, mais aussi une « insensibilité » des désillusionnés qui représente en réalité l’arme idéologique la plus efficace susceptible de conjurer la propagation de l’humanisme abstrait contemporain. 

Conclusion

Au terme de notre visite imaginaire en Enfers, au moment des adieux, devant l’écran de télévision dont il ne voit plus les images, n’ayant pas retrouvé sa vue depuis sa mort en 1980 à cause de nos trahisons – celles des Sartriens et celles de tous les autres –, Sartre nous confierait, dépité : « Je sais désormais ce que vaut l’homme. » Et lorsque nous feindrons de nous retirer, pour le laisser se retourner dans ses cendres, nous suspectant de mauvaise foi à cause de notre apathie et de notre silence, il argumentera : 

« Nous sommes de vaillants manichéistes en pleine adolescence. Et nous ne sommes pas en paix ; nous sommes au contraire en guerre ouverte les uns contre les autres. Et ça fait au moins du bien à la science et aux affaires. Car, c’est en temps de guerre qu’on peut déterminer avec exactitude l’importance d’une vie humaine par rapport à une autre. On sait qui vaut quoi. Depuis Hitler, nous avons fait de remarquables progrès en la matière. Nous nous sommes progressivement défaits de l’absurdité » kantienne qui consistait à définir l’homme par le recours au principe abstrait de dignité. Nous nous sommes voulus davantage conséquents et pragmatiques ; il fallait désormais associer chaque individualité à sa citoyenneté et préciser, en tenant compte de la puissance économique, industrielle ou militaire de chaque pays, la valeur réelle qui sied à ses membres. Et le résultat est imparable.

On sait pertinemment ce qu’un citoyen d’une entité politique armée donnée vaut par rapport à un autre. Tenez, voici quelques parallèles évidents : après les guerres coloniales de la France dans les années cinquante, les guerres d’Irak, d’Afghanistan, du Liban, et les massacres de Gaza, nous pourrions faire des calculs simples et trouver le « prix » de chacun par rapport à un autre. Par exemple : un Français pèserait 50 Algériens réunis[29] et d’innombrables Camerounais[30] ; un citoyen d’Amérique du nord vaudrait 250 Irakiens[31] ; un Israélien égalerait très exactement 107 Palestiniens[32] mis ensemble. Avec de tels chiffres, pouvons-nous démentir Sartre, ce fantôme embêtant ? »