Article body
C’est seulement deux ans après m’être installé à Sofia que je lis Mausolée[1] . Plusieurs personnes me l’avaient pourtant conseillé à mon arrivée... je m’étais dit alors : « encore un ouvrage de souvenirs ou de dénonciations ». Mais non.
J’ai lu ce livre de 330 pages en une traite. Mon imagination n’a pas besoin de beaucoup travailler car j’ai la chance de pouvoir suivre les parcours sofiotes de Sacho le Violon, de Gaby ou de Milena, je connais leurs rues et certains de leurs immeubles. Je prends des bus ou des tramways qui doivent ressembler encore à ceux d’il y a plus de vingt ans et il semble bien que de nombreuses parties de la ville ont peu changé. Mais que sais-je vraiment de leur vie d’avant ?
Comment raconter ces quotidiens des Bulgares depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ? Il y a bien sûr ce qu’on m’en dit et, justement, ce qu’on ne m’en dit pas. Des régimes politiques peuvent certainement anesthésier toute mémoire. Des passés sont alors enfouis et rejoignent le Mausolée…
Dans ce roman, il ne s’agit pas de reconstituer des souvenirs ou de (re)construire une histoire personnelle, une histoire familiale, mais d’articuler faits et sentiments, impressions et imaginaires, espoirs et désenchantements.
Rouja Lazarova a écrit un roman magnifique, unique je pense, avec un talent littéraire évident. Enfances, adolescences et vie d’adultes de trois générations sont mises en scène pendant les longues années de silence. « Mais comment raconter cette interminable litanie de jours anéantis par la peur de la parole ? » (p. 19).
Logements réquisitionnés, parents disparus, dénonciations, terreur au quotidien, tous ces éléments du totalitarisme semblent bien connus. Il faut, par exemple, lire le texte introductif de Tzvetan Todorov, dans Au nom du peuple (éditions de l’Aube, 1992) sur « la société totalitaire » (p. 13-29). On peut théoriser des systèmes et commenter des histoires, mais « les individus, eux », écrit-il, « emporteront leur blessure dans la tombe ».
Rouja Lazarova nous propose un partage rare, celui de blessures et de l’intime d’une famille qui traverse ces époques, y compris après la chute du mur de Berlin. Un intime qui compense certainement les silences et les oublis de ceux qui ne se souviennent pas. Comme cette enseignante qui « n’avait retenu que les anecdotes […] et sa haine globale du communisme. Mais du rôle qu’elle y avait joué, de la peur qui l’avait amenée à l’accepter, à finir par le prendre à cœur, elle ne se souvenait absolument pas » (p. 150). Alors qu’aujourd’hui encore, la publication de dossiers des services secrets rappelle la participation de certains à l’ancien régime, des mécanismes de protection expliquent certainement de tels « oublis ».
Le Mausolée, qui donne son titre au roman, a été érigé en face de l’ancien Palais Royal (qui abrite désormais la galerie nationale des beaux-arts) pour abriter la momie de Georges Dimitrov, « notre inoubliable guide et ami » écrit Maurice Thorez en 1949. Le bâtiment sacré est détruit fin août 1999 : « Il faudra plusieurs jours et plusieurs explosions, des excavateurs, des grues, des camions pour démanteler et évacuer l’édifice. Autant que pour sa construction » (p. 310-311). Rien, depuis, n’a été construit sur l’endroit, mais nombre de Bulgares m’en parlent… même détruit, il existe toujours, comme les souvenirs qui subsistent, même oubliés par certains… Les plus jeunes relatent des légendes sur les sous-sols, les plus vieux regardent dans sa direction... Le Mausolée est comme le régime passé, détruit mais présent.
Le roman de Rouja Lazarova n’est pas seulement intéressant pour aider à comprendre la Bulgarie et ce passé. Même si le contexte est fondamental, il s’agit aussi d’intergénérationnel, de relations mères/filles, de quête identitaire. Un livre à lire et à relire donc !
Appendices
Note
-
[1]
Rouja Lazarova, Mausolée, Paris, Flammarion, 2009.