Au-delà des hommages posthumes et des célébrations symboliques du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, nous pouvons nous appuyer sur l’auteur du Contrat Social pour penser la relation problématique entre lien social et lien communautaire. La formulation d’un pacte social doit être constamment réactualisée et l’idée d’un contrat n’est pas toujours claire pour les citoyens. La concrétisation d’un acte souverain implique de comprendre l’ensemble des valeurs, des normes et des lois qui régissent les attitudes et les actions des individus. En d’autres termes, le citoyen doit être capable de relier l’esprit des lois aux droits édictés par le contrat. Le Contrat Social demeure un idéal à atteindre, Rousseau décrit dans d’autres ouvrages des cas pratiques concrets d’institutions politiques s’en approchant. Une fois qu’un pacte a été scellé, il faut pouvoir le rediscuter et le faire évoluer pour que les nouvelles générations s’approprient ses fondamentaux. L’éducation aux valeurs démocratiques est ainsi indispensable de manière à maintenir une citoyenneté active et autonome. Il est justement difficile d’avoir à réactualiser en permanence le sens des institutions tel qu’il est énoncé dans le contrat. La volonté générale est une abstraction transcendant absolument les volontés particulières. Le citoyen doit pouvoir agir selon l’intérêt général et contredire ses propres intérêts particuliers. L’une des difficultés de Rousseau est de pouvoir forger une morale civique facilitant le renoncement à ces intérêts privés, une religion civile non fondée sur des postulats métaphysiques, mais reposant sur la mise en valeur du lien communautaire. Refaire du lien communautaire au sein d’une société qui a énoncé à un moment de son histoire les principes d’un contrat est ce qu’il y a de plus périlleux. La Révolution française est l’un des exemples où les politiques mémorielles de célébration de moments unitaires ont été édictées. Il fallait créer une tradition pour éviter de revenir aux corps intermédiaires de l’Ancien Régime. Pierre Rosanvallon a mis en relief le modèle français caractérisé par le recours systématique à la généralité de la loi. La fibre rousseauiste innerve ce modèle même si Rousseau analyse dans son œuvre des institutions politiques illustrant plutôt des formes de mandat impératif. Le principe de représentation est fondé sur une mystification que Rousseau dénonce à plusieurs reprises. Dans sa Neuvième Lettre de la Montagne, il s’adressait aux Genevois de la manière suivante : Le thème de l’occultation de l’abyme est mis en évidence ici, la représentation n’étant qu’un masque cachant les intérêts privés. Le problème de la représentation est qu’elle implique une nomination de certains représentants, appelés à gérer la chose publique. La scène politique ressemble alors à une comédie où l’espace public est nié au profit de la représentation des intérêts privés. Nous avons deux écueils, celui des liens corporatistes (corps intermédiaires) pouvant contredire les principes du Contrat Social et celui de l’individualisation marchande des rapports sociaux niant totalement l’idée d’un intérêt général. Les sociétés occidentales ne souffrent pas forcément de déliaison sociale, mais plutôt d’absence de religion civique permettant aux individus de s’épanouir et d’éprouver une passion du Contrat. Cette religion civique (à prendre au sens étymologique de re-ligere) aurait pour objectif de redonner du sens aux institutions sociales. Le risque est celui de l’aliénation à des corps intermédiaires, d’où la nécessité de pouvoir remettre constamment en cause les clauses du contrat. Nous nous approchons alors de l’auto-institution imaginaire de la société chère à Castoriadis qui réadaptait à sa manière le sens du Contrat Social fondé sur l’autonomie des individus. Cette création continuée du Contrat serait propice à développer une passion pour l’autonomie nécessaire à nos sociétés de plus en plus bureaucratisées.