Depuis Machiavel, pour le moins, la question de la dialectique du secret et de la transparence, du privé et du public, de l’opacité et de la liberté, est devenue de plus en plus partie prenante du discours et de la théorie politique. L’histoire récente a porté cette question à de hauts degrés de sophistication, avec une institutionnalisation du secret d’État, une judiciarisation des règles d’accès, de l’information administrative et des pratiques de divulgation militaire, policière ou politique – c’est-à-dire de renseignement –, de plus en plus techniques et élaborées. Cependant le numérique et Internet viennent de montrer ces dernières années qu’il fallait sans doute repenser cette relation en fonction de capacités quantitatives et qualitatives de réplication, donc de duplication et de publication, sans commune mesure avec celles liées aux documents analogiques, dans leur origine comme source, comme dans leur diffusion publique. La fiabilité des sources d’information et la manipulation de celles-ci – la gestion des fuites – existent depuis au moins aussi longtemps que la presse ou d’autres médiations messagères interviennent dans la gestion du secret et des nécessaires formes de divulgation publique. Mais la dynamique du numérique impose maintenant la transitivité du verbe au lieu du substantif : on dit maintenant fuiter, sourcer. Comme si la dynamique même de ces verbes semblait interdire d’en arrêter un sens distinct, d’en séparer l’interaction. Le numérique et Internet ont modifié profondément le régime et le statut d’autorisation d’accès à l’information en approfondissant les formes de secret et de divulgation. C’est ce sur quoi je voudrais m’interroger à partir de l’événement créé par Wikileaks et Anonymous, surtout depuis 2010. En quoi cette capacité illimitée de copie, de réplication, de dissémination spatio-temporelle généralisée du numérique change-t-elle les conditions du secret, de la nature des sources et de leur protection, de l’anonymat ? En quoi la rapidité quasi instantanée et mondialisée de diffusion d’un quantum d’information numérique sans égal semble échapper à toute maîtrise ? – la fuite ayant très vite des dimensions catastrophiques, à la hauteur de l’ampleur du gisement ou de la ressource captés, un peu comme dans les problèmes de fuite de plate-forme pétrolière, gazière ou nucléaire. Plus on fore profond, plus les circuits de canalisation sont complexes, et plus la fuite est risquée. La fuite s’est considérablement socialisée, mondialisée. L’échelle de la fuite est également à la mesure de la « neutralité du Web », de l’ouverture de son protocole et de la publicité de ses normes imposant un a priori de transparence. Au fond, et historiquement à la suite de nombreux conflits contemporains, le numérique et Internet ouvrent potentiellement à de nouvelles formes de liberté publique, informationnelle et communicationnelle. Mais politiquement, quelle forme de secret d’État, au sens de la puissance publique, sommes-nous prêts à accepter pour en organiser l’épanouissement ? C’est ce nouveau « grand écart » entre transparence et secret, clés de nouvelles stratégies possibles, qu’il faut souligner à travers les exemples de Wikileaks et d’autres sites Web équivalents. Plus l’information publique est ou semble transparente et plus le secret s’approfondit avec des formes renouvelées d’opacité. On le sait, Wikileaks et son fondateur Assange se sont fait connaître d’abord par la communication d’un rapport sur la corruption d’État au Kenya, à la suite de la présidence Harap Moy, mais surtout par la diffusion d’une vidéo de l’armée américaine en Irak montrant comment un hélicoptère Apache mitraille froidement deux journalistes de Reuter et des civils irakiens. Images montées pour plus d’impacts et présentées lors d’une conférence de presse. Wikileaks c’est aussi la divulgation sur Internet de l’ensemble des comptes de la Banque Bär, banque camouflant des circuits de …
Appendices
Bibliographie
- ASSANGE, Julian, Essays on Conspiracy , Cryptome, 2006,
- BARDEAU, Frédéric, DANET Nicolas, « ANONYMOUS Peuvent-ils changer le monde ? », éd. FYP, 2011
- BEN ISRAEL, Isaac, Philosophie du renseignement, Editions de l’Eclat, 2004
- BOLTANSKY, Luc, Énigmes et complots, Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard 2012
- COHEN TANOUDJI, Laurent, « Le clair obscur d’Internet », Revue, Pouvoirs. Numéro 97, 2001/2, « Transparence et secret », p. 85-90
- DEWERPE, Alain, Espion. Une Anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994
- DOMSCHEIT-BERG, Daniel, Inside Wikileaks, Paris, Grasset, 2011
- FORCADE, Olivier, LAURENT, Sébastien, Secrets d’État, Pouvoir et renseignement dans le monde contemporain, Paris, Armand Colin, 2005
- GAILLARD, Françoise, « Quand le citoyen se complaît dans le complot », in Libération, 2 décembre 2010
- LEIGH, David, HARDING, Luke, Wikileaks la fin du secret, Original Books, 2011
- PREMAT, Christophe, « L’effet Wikileaks », in Sens Public, juin 2011
- RIVIERE, Philippe, « WikiLeaks, mort au messager »,inLe Monde Diplomatique, janvier 2011
- ROUDINESCO, Élisabeth, « La dictature de la transparence », in Libération, 2 décembre 2010
- STADLER, Félix, « Pourquoi les institutions peinent à conserver leurs secrets », in Le Monde diplomatique, Janvier 2011, « The Media World after WikiLeaks and News of the World », 16-17 February 2012
- Owni
- « La Quadrature du Net »
- Wikipedia. Article : « Fuite d’information »
- WORMSER, Gérard, « Banco !... L’espace public à l’heure du numérique », inSens Public, décembre 2010