La critique littéraire est dans une mauvaise passe. Comme il est loin le temps des Jean-Louis Bory, des Mathieu Galey. Les critiques sont considérés un peu partout comme de pauvres publicitaires mal payés, à qui l’on demande de collaborer dans la mesure de leurs flaibles forces à la vente trop menacée de romans et d’essais qui paraissent en trop grand nombre dans des librairies sinistrées. Il ne s’agit pas de donner leur avis. Ou pas trop. Et d’ailleurs qui s’en soucie ? Ils travaillent trop vite, mettent trop d’adjectifs, rédigent leurs notices pour trop peu d’argent ; cela aboutit à des articles trop vite écrits et encore plus vite lus. Dans une mauvaise passe, la télévision l’est aussi. Les sociologues de la vie quotidienne remarquent que les jeunes gens et les jeunes filles ne prennent souvent plus d’abonnement télévisuel. L’ordinateur et la console suffisent à leur bonheur. Quant aux dictionnaires, à l’heure de Google, ils ont du souci à se faire. La vie heureusement est friande de cette sorte de paradoxe. Vous mettez bout à bout ces quelques mots moribonds : dictionnaire – critique littéraire – séries télévisées, et vous obtenez un objet certes lourd, et peu maniable – 1042 pages grand format, plusieurs kilos sous jaquette noire – mais moderne, endiablé. Vivant. Le dictionnaire critique et exhaustif des séries télévisées qu’ont préparé pendant plus de cinq ans Nils C. Ahl et Benjamin Fau, aidés de quelques complices cinéphiles, journalistes, enseignantes ou chercheuses, est donc un ovni qui mérite qu’on lui accorde un peu de temps et d’intérêt. Premier intérêt : il fait le point sur ce domaine dont tout le monde a entendu parler, mais où beaucoup n’osent se hasarder, se sentant trop ignares, et désarmés : les séries modernes, de Dream on à The Wire, de In treatment aux Sopranos, de Six feet under à Curb your enthusiasm. 3200 – trois mille deux cent, oui ! – entrées traitent donc de ces innombrables créations, leurs créateurs, les acteurs, la production, la durée. Un résumé, une analyse, les grandes lignes, mais surtout une analyse critique, précise, formaliste parfois, universitaire souvent, humoristique toujours, c’est à dire sérieuse et profonde. Comme l’ont fait en leur temps les premiers auteurs des dictionnaires du cinéma, Ahl, Fau et leurs acolytes, donnent aux séries télévisées leur légitimité artistique, parce qu’elles le méritent, quand elles le méritent. Ainsi The Wire, Sur écoute, qui combine un art du récit qui rivalise avec les plus grands romans, une image qui dépasse quatre vingt pour cent de la production cinématographique actuelle, et des dialogues qui laissent loin derrière eux la plupart des pièces de théâtre contemporaine. Nils Ahl , Benjamin Fau et leurs comparses sont nés à la fin des années 70. L’âge de Mission Impossible, de La quatrième dimension. De Star Trek. Qu’ils regardaient avec passion quand ils avaient dix ans. C’était un univers optimiste, humaniste, progressiste qui a laissé des traces, heureusement. Ils étaient tout prêts à s’intéresser à ce qui allait naître de ce côté-là, une contre-culture décomplexée, et aux ambitions illimitées. Bientôt naissaient, sous la houlette de la société de production HBO, des objets non identifiés. Légers et cultivés, anticonformistes et de masse, à l’image des auteurs. Hostiles aux hiérarchies en tout genre, et culturelles en particulier. Humour first. Les nouvelles séries télévisées arrivèrent en France vers 1990. Il y a donc plus de vingt ans. Le temps nécessaire à faire admettre ces objets culturels nouveaux, vifs, profonds et drôles qui attirent aujourd’hui l’attention des théoriciens. Je me souviens du choc que fut Dream On. …