Enfance obscure. Sombre, indiscernable, inintelligible. Pierre Péju nous conduit sur les traces de cette obscure et insaisissable enfance comme on se promène avec un enfant : lui tenant la main ou restant seulement à côté de lui, silencieux, ajustant le pas ou le pressant pour suivre notre rythme, le laissant courir devant ou traîner derrière, le portant parfois, en parlant à voix basse ou en criant et chantant avec lui… Les traces de l’enfance, ce qu’il nomme l’Enfantin, ne sont pas des empreintes mais comme des griffures d’expériences que Péju a relevées dans ses souvenirs, ses rêves, dans les textes littéraires ou philosophiques mais aussi historiques ou anthropologiques. Ce livre quelque peu palimpseste (issu d’un séminaire au collège international de philosophie), qui mêle récit, essai philosophique ou critique littéraire organise cette randonnée en enfance selon des circuits imprévus et des étapes insolites. Trois moments nous intéressent particulièrement ici : le surgissement de l’Enfantin et ses affinités avec la création, le détour par l’Infantile et ses impossibilités de penser, et la disparition ou la perte de l’enfance. Attention ! L’Enfantin est vertigineux, il est situé entre deux vides, « entre souci d’avant enfance et souci de mort », entre « possible impossibilité de son existence » et « possibilité de son inexistence » (p.85). L’Enfantin, ni un âge, ni un état, ni une situation sociale, économique ou psychologique. C’est une expérience. Une expérience unique, illisible ou indéchiffrable parce que sans texte et sans chiffre, une expérience première sans être originaire. L’Enfantin est perception. Collections de perceptions qui ne s’additionnent pas, qui ne se parlent pas. C’est une façon singulière de percevoir qui, parfois, fait retour. Chaque enfance réelle est confrontée à « des impressions toutes neuves », dissociées ou amplifiées, « visions sombres ou surexposées », « jamais séparables d’une menace, de l’expérience originelle d’une peur, d’une honte ou d’un enchantement ». « L’Enfantin est un théâtre paradoxal » : à la terne confusion d’une grande solitude répond l’éclat brutal de sensations inconnues. Le temps de l’enfance est discontinu. Ses sensations et sentiments aussi. La discontinuité de l’enfance, à la fois du temps et des sensations, forme aussi sa solitude et signe son étrangeté pour les adultes. Ce n’est pas la psychanalyse qui dit le mieux la force de l’Enfantin : La psychologie également semble le méconnaître ou le manquer alors que l’anthropologie s’en approche davantage en montrant l’enfant au seuil de la mort : « L’Enfantin revient de la mort : il nous met en communication avec un monde des morts » (p. 67). C’est sans doute pourquoi il est si difficile de saisir l’Enfantin qui « jouit d’une totale liberté d’apparaître, de demeurer un moment près de nous, puis de s’esquiver, pour des raisons qui nous échapperont toujours. C’est lui qui décide » (p. 112). Et c’est aussi pourquoi « l’Enfantin n’est présent dans les textes littéraires, romans ou récits, que sous forme de courts fragments qui pourraient sans doute être encore réduits ou, plus exactement, distillés » (p. 112). Car l’Enfantin est particulièrement lié à la création et à l’art. Situé entre deux absences, entre les deux vides d’avant et d’après la vie, l’Enfantin, petite créature et puissance de création, fait circuler cette force. Discontinuité et fragmentation, monstruosité, jeu ou fantaisie sont les tendances majeures de l’Enfantin et de sa puissance artistique. Puissance ou potentialité présente au cœur des « noyaux d’enfance » (Bachelard) ou des « constellations enfantines » que Péju se plaît à énoncer pour y déambuler : Mais c’est surtout parce que nous avons une responsabilité à l’égard de cette « vie première », « …