Les manuscrits et documents issus des archives de Walter Benjamin sont un mémorial pour chacun de nous. Walter Benjamin fut un parisien absolu. Sous son regard, le Paris moderne du préfet Haussmann prend le relief d’un diorama où le décor suranné des passages et des magasins dit l’éphémère des vivants autant que l’artifice des modes : il nous fait accéder à ce mixte de futilité et de sentiment voilé de la perte qui caractérise les sociétés post-industrielles. « Plus l’époque est éphémère, et plus elle est dépendante de la mode. » Mais le drame n’est pas loin, si tant est que cette superficialité renvoie à notre impuissance historique. La ville, comme toute existence, est un chiffre. La parcourir, c’est donner corps à l’énigme. Vivre à Paris, c’est marcher dans les pas de millions d’humains dont les émois firent le lieu qu’ils ont hanté. Il n’y a pas de grande histoire à cette aune, mais d’infinies fragmentations, d’infimes recouvrements qui tissent les générations, les habitudes, les désillusions et les espoirs, une simultanéité de bonheurs et de malheurs. Les passages parisiens sont pour Walter Benjamin la métonymie de la cité. Imaginés en un temps où leurs verrières passaient pour nouvelles, ils demeurent tandis que les flâneurs ont quitté leurs abords. La ville les a conservés alors même qu’elle s’est transformée. Boulevards, métro et réseaux les réduisirent à l’état de vestiges embryonnaires d’une vie moderne, dont ils n’étaient qu’une faible anticipation. Là se réfugièrent les commerces et les galeries offrant aux promeneurs les vestiges de moments passés, de vêtements et d’accessoires signés d’époques antérieures, qui disent le déclin du lustre ancien. Il a passé du luxe à la patine. La poésie des fêtes galantes s’est muée en grimace, l’écaille et la plume signifient le devenir-masque de tant de visages figés. Des photographies anciennes nous renvoient à un temps indistinct, fané ; elles sont comme le contrepoint de vestiges surannés, des épaves auxquelles manquent la vie, tout comme la vie manque aux voix gravées des enregistrements de gramophone. Ces reliques et ces breloques ont tout du memento mori. Mais Walter Benjamin parcourait ces allées dans l’idée de rédiger son grand œuvre, transfigurant l’implacable devenir en symbole d’un foisonnement permanent dont la fermentation ne crée le présent qu’en rejetant dans l’obscurité le tout juste passé. Les carnets du critique, ses lettres, la qualité de ses correspondants et amis parisiens (Gisèle Freund, Adrienne Monnier...) touchent au point sensible : l’urgence de vivre et de comprendre son temps, l’effort pour égaler son époque. Tâche infinie à laquelle se prêtent les archives. Recueillir les songeries d’un siècle défait, c’est s’approcher des capacités génésiques d’où aura émergé un présent débordant. L’écriture micrologique accumule notes et réflexions en paragraphes cursifs et denses, ces motifs appellent d’amples développements. Les éditeurs de l’ouvrage parallèle à cette exposition notent qu’un seul carnet conservé par Gershom Scholem « contient sur soixante-trois pages les ébauches ou les rédactions complètes de plus de vingt travaux, dont l’essai ancien sur Hölderlin, celui sur le surréalisme, et la critique de la première de la Mère, la pièce de Brecht ». Benjamin déposa une part de sa bibliothèque chez son ami Brecht, et il adressait ses carnets à Scholem et à d’autres, afin qu’ils soient en lieu sûr tandis qu’il voyageait autant qu’il pouvait dans toute l’Europe. Son écriture nomade se condense en dizaines de lignes finement tracées aux limites de la lisibilité. Ces papiers faits pour tenir dans les poches, chroniques d’un esprit en éveil affairé à retenir le temps, deviennent directement des objets à collecter, qui appellent d’autres lecteurs capables. L’analogie de l’écrivain avec le chiffonnier …