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Les manuscrits et documents issus des archives de Walter Benjamin sont un mémorial pour chacun de nous[1]. Walter Benjamin fut un parisien absolu. Sous son regard, le Paris moderne du préfet Haussmann prend le relief d’un diorama où le décor suranné des passages et des magasins dit l’éphémère des vivants autant que l’artifice des modes : il nous fait accéder à ce mixte de futilité et de sentiment voilé de la perte qui caractérise les sociétés post-industrielles. « Plus l’époque est éphémère, et plus elle est dépendante de la mode[2]. » Mais le drame n’est pas loin, si tant est que cette superficialité renvoie à notre impuissance historique.
The Walter Benjamin archive and documents actually shown in Paris are a monument for all of us. As a parisian par excellence, Walter Benjamin looked at the nineteenth century city, under its hausmannian modernization, as if it was one of those old-fashioned « dioramas » where the outdated settings of the shops and passages are telling us the precarity of lhe human beings as well as the artificiality of the fashionable. He introduces us into the peculiar blend associating the feelings of the futile with those of the loss, thus characterising the post-industrial age. « The more a time is ephemereal, the more it relies on the fashion ». But the drama is never far away, if we only feel that such superficiality embodies our historical powerlessness.
La ville, comme toute existence, est un chiffre. La parcourir, c’est donner corps à l’énigme. Vivre à Paris, c’est marcher dans les pas de millions d’humains dont les émois firent le lieu qu’ils ont hanté. Il n’y a pas de grande histoire à cette aune, mais d’infinies fragmentations, d’infimes recouvrements qui tissent les générations, les habitudes, les désillusions et les espoirs, une simultanéité de bonheurs et de malheurs. Les passages parisiens sont pour Walter Benjamin la métonymie de la cité. Imaginés en un temps où leurs verrières passaient pour nouvelles, ils demeurent tandis que les flâneurs ont quitté leurs abords. La ville les a conservés alors même qu’elle s’est transformée. Boulevards, métro et réseaux les réduisirent à l’état de vestiges embryonnaires d’une vie moderne, dont ils n’étaient qu’une faible anticipation. Là se réfugièrent les commerces et les galeries offrant aux promeneurs les vestiges de moments passés, de vêtements et d’accessoires signés d’époques antérieures, qui disent le déclin du lustre ancien. Il a passé du luxe à la patine. La poésie des fêtes galantes s’est muée en grimace, l’écaille et la plume signifient le devenir-masque de tant de visages figés. Des photographies anciennes nous renvoient à un temps indistinct, fané ; elles sont comme le contrepoint de vestiges surannés, des épaves auxquelles manquent la vie, tout comme la vie manque aux voix gravées des enregistrements de gramophone. Ces reliques et ces breloques ont tout du memento mori.
Mais Walter Benjamin parcourait ces allées dans l’idée de rédiger son grand œuvre, transfigurant l’implacable devenir en symbole d’un foisonnement permanent dont la fermentation ne crée le présent qu’en rejetant dans l’obscurité le tout juste passé. Les carnets du critique, ses lettres, la qualité de ses correspondants et amis parisiens (Gisèle Freund, Adrienne Monnier...) touchent au point sensible : l’urgence de vivre et de comprendre son temps, l’effort pour égaler son époque. Tâche infinie à laquelle se prêtent les archives. Recueillir les songeries d’un siècle défait, c’est s’approcher des capacités génésiques d’où aura émergé un présent débordant. L’écriture micrologique accumule notes et réflexions en paragraphes cursifs et denses, ces motifs appellent d’amples développements. Les éditeurs de l’ouvrage parallèle à cette exposition notent qu’un seul carnet conservé par Gershom Scholem « contient sur soixante-trois pages les ébauches ou les rédactions complètes de plus de vingt travaux, dont l’essai ancien sur Hölderlin, celui sur le surréalisme, et la critique de la première de la Mère, la pièce de Brecht[3] ». Benjamin déposa une part de sa bibliothèque chez son ami Brecht, et il adressait ses carnets à Scholem et à d’autres, afin qu’ils soient en lieu sûr tandis qu’il voyageait autant qu’il pouvait dans toute l’Europe. Son écriture nomade se condense en dizaines de lignes finement tracées aux limites de la lisibilité. Ces papiers faits pour tenir dans les poches, chroniques d’un esprit en éveil affairé à retenir le temps, deviennent directement des objets à collecter, qui appellent d’autres lecteurs capables.
« Capricieux, écrit-t-il, les collectionneurs le sont peut-être – mais dans le sens du français lunatique – obéissant aux humeurs de la lune. Peut-être sont-ils un jouet, mais le jouet d’une déesse – à savoir la Fortune. Mais on aura surtout à désigner la communauté des vrais collectionneurs comme des croyants du hasard, des adorateurs du hasard[4]. »
L’analogie de l’écrivain avec le chiffonnier parcourt ainsi l’œuvre de Benjamin.
Comment associer l’étude du dix-neuvième siècle aux déambulations de l’époque suivante ? Celle-ci, Benjamin ne le sut que trop, est crépusculaire. Allemand de Paris tandis que les Ligues nationalistes font le jeu d’une Europe hitlérienne qui bannit les intellectuels, connaisseur de l’histoire de la contre-révolution dont la République de Weimar faisait l’expérience un siècle après Paris, vivant la vie précaire des amis des idées dans un siècle de fer, le destin parisien de Walter Benjamin symbolise l’échec européen à maîtriser la modernité. Il y va même d’une expérience fondamentale, qui « règne objectivement au plan de l’histoire mondiale en ces temps. Tout ce qui n’est pas entière grandeur, à notre époque, est inauthentique[5] ». Benjamin en conclut qu’à proportion de sa qualité morale, chacun se taira davantage face aux profanations et aux parjures :
« le convaincu devient muet et ne rend justice à sa conviction qu’en se taisant au plus profond, donc en approuvant l’immoral, et condamne ainsi par sa façon d’approuver plus profondément que par des paroles de rejet[6]. »
L’apparent reniement pratique de sa propre conviction est ainsi le pendant d’une affirmation sans compromis de l’espérance pour l’humain, de l’attente de réconciliation, contre toute apparence. Benjamin est lecteur de Spengler dont le déclin de l’Occident est le thème majeur. Cette orientation de pensée est bien évidemment présente dans « l’entre-deux-guerres », et la thématique de la régénération n’est pas étrangère, loin s’en faut, au fascisme et à l’hitlérisme : suprême immoralité dont l’apparent consentement des individus les plus sensibles manifeste le caractère de violation extrême du respect pour l’humain.
Les boulevards haussmanniens devaient permettre aux canonniers de prendre position face aux barricades. A leur tour, les fastes lumineux de la Tour Eiffel illuminée par Citroën ne disent-ils pas, depuis l’intérieur de la ville, que la mécanique aura raison due l’esthétique ? L’exil et l’apatridie se profilent à l’ombre du Palais-Royal et de la Bibliothèque nationale où Gisèle Freund le photographie. Après Arendt ou Adorno, il sera donné à Lévinas ou à Celan de saisir ces fantômes. Le Paris d’avant juin quarante se complaisait dans la nonchalance de ses étés, le pressentiment d’un avenir tragique était soigneusement exorcisé. Pour quelques communistes avec Nizan ou Gabriel Péri[7], tous deux issus de la promotion républicaine, combien de normaliens insensibles, d’après Aron lui-même, aux prodromes des drames à venir ? Oui, vraiment, à contempler ces papiers, on se prend à rêver d’une Europe qui aurait médité les leçons des tranchées. Où Aristide Briand et ses partenaires allemands auraient inventé d’autres réponses à la crise de 1929. Mais cela n’entrait pas dans les schémas d’un temps prêt à tous les compromis. Benjamin découvre cette tendance à la lumière du langage propre à ironiser sur l’époque, sans même signaler les manipulations linguistiques opérées par les nazis. L’inutilité de se battre contre chacune des horreurs qui caractérisent l’époque se traduit dans la prévalence de l’humour sur les indignations.
« La langue a des mots qui perdent leur nature verbale au profit de l’exécution, ainsi ceux que les textes accentuent. Dans cette mesure le mot d’insulte, comme acte d’exécution à forme verbale est mis en avant contre l’humour[8] ».
L’humour ne vise personne et doit déclencher le rire par un caractère massif : « dans l’humour, on rend justice à l’objet en tant que tel[9] ». Ne faut-il par tenir pour de l’humour une phrase comme « la croissance des grandes villes s’accompagne de celle des moyens qui permettent de les raser[10] » ?
Ces pensées datent de la fin des années 1920, ce qui signifie que son pessimisme se nourrissait tant de ses lectures que de ses observations. Longtemps après son suicide à la frontière de l’Espagne en septembre 1940, on a intitulé un livre L’ère du témoin[11] pour caractériser l’impuissance de nombreux Européens qui assistèrent au déferlement de violences politiques. Walter Benjamin était hautement conscient de l’irréversible du temps, il fut parmi les premiers à faire le lien entre les logiques de concurrence industrielle et le dénuement existentiel de nombre de ses contemporains. C’est en quoi son esthétique recèle une puissante critique du contemporain. Il convient presque, selon lui, de réhabiliter l’ennui, sentiment d’enfance dans le gris de la pluie[12], pour témoigner de la tendresse de moments sans enjeu qui disent le cours du temps. Benjamin a écrit sur Proust comme sur Baudelaire et sur Kafka, dont il se plaît à rappeler le Rapport pour une Académie rédigé par un singe et la relation à une dimension de comédie qu’on trouve aussi chez Pirandello.
« K. semble avoir soudain un pressentiment (…) et leur demande : "Quel est le théâtre où vous jouez ?" – "Un théâtre ?" fit l’un des messieurs pour consulter l’autre, avec un tressaillement aux commissures des lèvres. Le second gesticule comme un muet qui lutte avec l’organisme récalcitrant. Ils ne répondent pas à la question, mais plus d’un signe indique qu’elle les a frappés[13]. »
Un tel passage illustre la manière dont l’humoriste recherche, même au sein d’une existence tragique, ce qui rompt l’évidence du quotidien, et crée le court-circuit qui suspend le jugement. Recréer le doute au sein du monde dogmatique, c’est ce que peut la critique en une époque dont les bouleversements ne répondent certes pas à une logique qui accroisse notre une capacité d’agir. Bien plutôt, écrivait Benjamin :
« on peut formuler exactement ainsi le problème formel de l’art moderne : quand et comment les univers de formes qui ont surgi indépendamment de nous dans la mécanique, dans la construction des machines, sans que nous le pressentions, et qui se sont rendus maîtres de nous, vont-ils rendre préhistorique la part de nature qui est en eux ? Quand la société parviendra-t-elle au stade où ces formes ou celles qui en seront nées apparaîtront comme des formes de la nature ?[14] »
De telles questions engagent, par delà les convictions idéologiques, une orientation historique dont le destin de Walter Benjamin n’illustre que trop les effets sur la culture. Aussi, pour nous tous, ces papiers témoignent d’une probité morale qui ne s’attache plus à faire des systèmes, mais à décrire l’errance des témoins. On se prendrait à espérer que certains de ces documents restent visibles en un des lieux parisiens que fréquenta l’auteur, symboles de honte en nos époques de glorieuse bassesse. En 1940, tandis qu’il vivait dans l’angoisse de tomber aux mains des Allemands, il écrivit ces mots :
« Marx dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire. Mais peut-être en va-t-il tout autrement. Peut-être les révolutions sont-elles le geste de l’espèce humaine voyageant dans ce train pour saisir le signal d’alarme[15] ».
Tout est dit.
Appendices
Notes
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[1]
L’exposition de ces documents au Musée d’art et d’histoire du judaïsme est ouverte jusqu’au 5 février 2012. Voir en ligne.
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[2]
Walter Benjamin, Paris capitale du 19e siècle, Paris, Le Cerf, 1989, p. 105.
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[3]
Walter Benjamin. Archives, Paris, MAHJ, Klincksieck, 2011, p. 150.
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[4]
Ibid. p. 34.
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[5]
Ibid. p. 216.
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[6]
Ibid., p. 217.
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[7]
Courban, Alexandre, Gabriel Péri, Paris, la Dispute, 2011. Tout comme Nizan, Péri, journaliste et député communiste, devait s’opposer à Munich. Le pacte germano-soviétique donnait motif d’inculper les députés communistes. Passé dans la clandestinité, Gabriel Péri est finalement arrêté en mai 1941. Il a été honteusement livré aux Allemands par la police de Vichy et fut exécuté le 15 décembre 1941.
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[8]
Archives, op. cit. p. 167.
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[9]
Ibid.
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[10]
Paris, op. cit., p. 122.
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[11]
Wieviorka, Annette, L’ère du témoin, Paris, Stock, 1998.
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[12]
Voir Paris, op. cit., p. 126 et suivantes.
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[13]
Archives, op. cit. p. 226.
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[14]
Paris, op. cit., p. 856.
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[15]
Archives, op. cit., p. 40.