Ce que nous propose Milad Doueihi dans son dernier livre Pour un humanisme numérique n’est pas une simple analyse des changements apportés par les nouvelles technologies. C’est une philosophie à part entière, dont les implications théoriques ne sont pas circonscrites au seul domaine des technologies de l’information, mais engendrent une véritable vision du monde. J’aimerais essayer dans ces pages de rendre compte de cet apparat théorique et de mettre en évidence ses principaux enjeux. Pourquoi « un humanisme numérique » ? Voilà ce qu’on peut se demander en voyant la couverture de cet ouvrage sur un étalage en librairie. Pourquoi aller reprendre un concept qui a profondément influencé notre culture en concomitance avec l’invention de l’imprimerie et l’utiliser en lien avec le numérique ? C’est sur cette question que s’ouvre Pour un humanisme numérique. L’auteur explique que parler d’humanisme numérique ne signifie pas quelque envie nostalgique de rendre plus cohérente notre époque, en lui imposant les principes d’une période antique. Il ne s’agit pas de reproduire un ancien humanisme pour l’époque du numérique qui est la nôtre, ni de régler le monde des nouvelles technologies avec les valeurs de l’humanisme. L’humanisme numérique est plutôt une situation de fait : il est « le résultat d’une convergence entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent ». Milad Doueihi veut éviter de penser la technique comme quelque chose qui s’oppose à l’humain, allant au-delà du cliché d’un conflit entre l’homme et la machine, pour penser au contraire une convergence entre technique et culture. Une convergence qui est donc un fait : le numérique est d’ores et déjà une culture, une civilisation. Le point de vue de l’auteur se montre par-là d’une originalité radicale : il ne faut pas traiter le numérique comme un outil, il ne faut pas en parler comme s’il pouvait être un simple objet d’étude ; le numérique est proprement sujet en ce qu’il engendre une culture, il produit une nouvelle façon de voir le monde, une nouvelle civilisation. Cette révolution copernicienne, qui renverse le statut du numérique et le transforme d’objet en sujet, l’auteur l’avait déjà accomplie dans son précédent ouvrage, La grande conversion numérique où il utilisait la métaphore religieuse pour faire comprendre que le numérique appelle une véritable conversion, d’une culture à une autre : loin d’avoir affaire simplement à une nouvelle technologie, nous sommes tous appelés à une conversion, le numérique ayant la même aspiration universelle que les religions. Le second volet que Milad Doueihi consacre à ces questions dans son dernier livre assume tous les enjeux et les implications d’une telle conversion : le numérique a transformé profondément les structures fondamentales de notre culture, il est ainsi nécessaire de prendre en compte ce nouveau contexte. Relever ce défi n’est pas facile et c’est le grand mérite du livre que d’assumer cette thèse jusqu’au bout. C’est la radicalité de la réflexion qui distingue, peut-être, cet ouvrage du précédent. Si le numérique est une nouvelle culture, il faut le penser comme une dimension de l’humain, ou mieux, il faut voir de quelle manière il change le sens même de l’humain. Voilà le pari de ce livre, pari dont la portée est beaucoup plus importante que ce qu’une analyse superficielle pourrait laisser entendre : il s’agit de repenser l’humain dans sa totalité à partir d’un changement radical de ces catégories. Prouver la nécessité d’un humanisme numérique assume de cette façon aussi, pour l’auteur, une signification polémique par rapport à ce qu’on appelle les Digital Humanities qui tentent de traiter le monde digital comme un ensemble de technologies …