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Ce que nous propose Milad Doueihi dans son dernier livre Pour un humanisme numérique[1] n’est pas une simple analyse des changements apportés par les nouvelles technologies. C’est une philosophie à part entière, dont les implications théoriques ne sont pas circonscrites au seul domaine des technologies de l’information, mais engendrent une véritable vision du monde. J’aimerais essayer dans ces pages de rendre compte de cet apparat théorique et de mettre en évidence ses principaux enjeux.
Pourquoi « un humanisme numérique » ? Voilà ce qu’on peut se demander en voyant la couverture de cet ouvrage sur un étalage en librairie. Pourquoi aller reprendre un concept qui a profondément influencé notre culture en concomitance avec l’invention de l’imprimerie et l’utiliser en lien avec le numérique ? C’est sur cette question que s’ouvre Pour un humanisme numérique. L’auteur explique que parler d’humanisme numérique ne signifie pas quelque envie nostalgique de rendre plus cohérente notre époque, en lui imposant les principes d’une période antique. Il ne s’agit pas de reproduire un ancien humanisme pour l’époque du numérique qui est la nôtre, ni de régler le monde des nouvelles technologies avec les valeurs de l’humanisme. L’humanisme numérique est plutôt une situation de fait : il est « le résultat d’une convergence entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent »[2]. Milad Doueihi veut éviter de penser la technique comme quelque chose qui s’oppose à l’humain, allant au-delà du cliché d’un conflit entre l’homme et la machine, pour penser au contraire une convergence entre technique et culture. Une convergence qui est donc un fait : le numérique est d’ores et déjà une culture, une civilisation. Le point de vue de l’auteur se montre par-là d’une originalité radicale : il ne faut pas traiter le numérique comme un outil, il ne faut pas en parler comme s’il pouvait être un simple objet d’étude ; le numérique est proprement sujet en ce qu’il engendre une culture, il produit une nouvelle façon de voir le monde, une nouvelle civilisation.
Cette révolution copernicienne, qui renverse le statut du numérique et le transforme d’objet en sujet, l’auteur l’avait déjà accomplie dans son précédent ouvrage, La grande conversion numérique [3] où il utilisait la métaphore religieuse pour faire comprendre que le numérique appelle une véritable conversion, d’une culture à une autre : loin d’avoir affaire simplement à une nouvelle technologie, nous sommes tous appelés à une conversion, le numérique ayant la même aspiration universelle que les religions. Le second volet que Milad Doueihi consacre à ces questions dans son dernier livre assume tous les enjeux et les implications d’une telle conversion : le numérique a transformé profondément les structures fondamentales de notre culture, il est ainsi nécessaire de prendre en compte ce nouveau contexte. Relever ce défi n’est pas facile et c’est le grand mérite du livre que d’assumer cette thèse jusqu’au bout. C’est la radicalité de la réflexion qui distingue, peut-être, cet ouvrage du précédent. Si le numérique est une nouvelle culture, il faut le penser comme une dimension de l’humain, ou mieux, il faut voir de quelle manière il change le sens même de l’humain. Voilà le pari de ce livre, pari dont la portée est beaucoup plus importante que ce qu’une analyse superficielle pourrait laisser entendre : il s’agit de repenser l’humain dans sa totalité à partir d’un changement radical de ces catégories.
Prouver la nécessité d’un humanisme numérique assume de cette façon aussi, pour l’auteur, une signification polémique par rapport à ce qu’on appelle les Digital Humanities qui tentent de traiter le monde digital comme un ensemble de technologies qu’on devrait mettre au service des sciences humaines. La rencontre entre le numérique et les humanités prônée par les Digital Humanities n’est pas une convergence, mais plutôt un assujettissement du numérique aux catégories des humanités. L’auteur montre que cette conception purement instrumentale du numérique fait négliger son aspect le plus important : il n’est pas possible d’utiliser le numérique pour les pratiques des sciences humaines dans la mesure où justement le numérique les modifie profondément. Parce qu’il façonne l’humain, le numérique crée de nouvelles humanités, d’où le sens d’un humanisme numérique.
Particulièrement éclairante est une thèse de Tim Bray que l’auteur s’approprie : nous ne sommes plus de simples utilisateurs, mais tout simplement des humains[4]. En d’autres termes, nous ne sommes pas des humains qui, entre autres, utilisent les nouvelles technologies, l’humain est constitué aussi par la présence de la technique numérique. Nous sommes donc des humains numériques.
Pour mieux expliquer ce point de vue l’auteur inscrit son humanisme numérique dans un discours plus large, celui de Lévi-Strauss, qui
« identifie trois humanismes : l’humanisme aristocratique de la Renaissance, ancré dans la redécouverte des textes de l’Antiquité classique ; l’humanisme bourgeois de l’exotisme, associé à la découverte de l’Orient et de l’Extrême Orient ; enfin, l’humanisme démocratique du XXe siècle, celui de l’anthropologue, qui fait appel à la totalité des activités des sociétés humaines »[5].
Chacun de ces humanismes se fonde sur la découverte d’un nouvel objet d’étude qui est en même temps la base sur laquelle doit se structurer sa recherche et son discours. L’humanisme numérique, alors le quatrième humanisme de cette liste, prend en compte la « conversion » que nous demandent les nouvelles technologies.
Une telle approche implique une question méthodologique fondamentale que Milad Doueihi se pose dans le premier chapitre de l’ouvrage. Les Digital Humanities, nous l’avons dit, essayent d’appliquer la méthode des sciences humaines à l’analyse du numérique ; or cette attitude n’est plus possible si on assume la convergence entre technique et humain : la méthode de l’humanisme numérique est « indissociable de son objet »[6], en d’autres termes, elle ne peut se faire que depuis l’intérieur de la culture numérique elle-même. Pour expliquer cette approche, l’auteur se réfère à la méthode développée par Giovanbattista Vico dans la Scienza nuova :
« Un humanisme numérique, donc, un peu à la manière de Vico dans la Scienza Nuova, pour qui la méthode de l’étude et de l’analyse s’inspire directement de leurs objets. Elle ressemble, selon lui, à la règle des Lesbiens évoquée par Aristote dans son Éthique à Nicomaque. »[7]
La règle des Lesbiens est une règle souple qui s’adapte aux objets qu’elle doit mesurer. C’est avec cette même souplesse que Milad Doueihi veut prendre en compte les objets du numérique : la méthode se façonne à partir des objets tels qu’ils sont définis à l’intérieur du monde numérique lui-même. L’auteur ne se présente pas comme un philosophe qui regarde de l’extérieur les changements apportés par les nouvelles technologies, comme si l’on pouvait les mesurer avec des règles prédéterminée, mais il se plonge à l’intérieur du monde numérique pour adapter ses outils herméneutiques à ce qu’il interprète.
C’est ainsi qu’il nous propose, dans le deuxième chapitre[8], une riche analyse de la notion d’amitié, concept fondamental de notre héritage culturel qui a été profondément modifié par les pratiques des réseaux sociaux. Il ne s’agit pas de faire une critique de l’amitié sur les réseaux sociaux en la mesurant avec les catégories de notre héritage culturel, mais plutôt de comprendre comment le monde numérique s’approprie cette notion, la façonne et en fait le fondement d’une nouvelle manière de structurer les liens sociaux. L’analyse de l’auteur se dirige toujours vers la compréhension d’une convergence et non d’une opposition. C’est la caractéristique de toute culture, et en particulier celle du numérique, que d’intégrer et redessiner les notions préexistantes pour les absorber en elle-même.
Avec un procédé semblable, l’auteur analyse dans le troisième chapitre la notion d’anthologie[9]. La culture numérique est une culture anthologique : ici aussi, elle reprend l’idée d’anthologie de notre héritage culturel et la redéfinit sur la base de la dimension sémantique et ontologique propre au monde numérique.
Grâce à ces analyses Milad Doueihi peut rendre compte de la nouvelle dimension de l’humain produite par les nouvelles technologies : de quelle manière elles modifient l’espace, le temps, les liens sociaux et, en général, la façon qu’à l’homme de se rapporter au monde.
Le discours de Milad Doueihi se présente donc comme une véritable philosophie du numérique. Du numérique dans le sens objectif mais aussi subjectif du génitif : c’est une philosophie qui s’occupe du monde numérique mais, surtout, c’est une philosophie produite par ce monde, par ses concepts, par son imaginaire.
L’humanisme numérique est de cette manière une pensée qui se fait de l’intérieur d’une véritable culture à laquelle nous nous sommes déjà convertis.
Je ne crois pas forcer l’approche de l’auteur en affirmant que sa méthode pose implicitement la question d’une dialectique entre intérieur et extérieur : si l’humanisme numérique pense l’union de l’héritage culturel et technique de l’intérieur d’une culture numérique, comment penser l’extériorité de cette culture ? En d’autres termes, comment fonder la possibilité d’un regard critique, extérieur, sur cette culture ? C’est la question qui surgit naturellement à chaque fois qu’on accepte la dimension culturelle constitutive de tout discours. Cette dialectique entre intérieur et extérieur reste, à mon avis, toujours présente entre les lignes de l’analyse de Doueihi.
C’est en effet cette tension entre intériorité et extériorité que l’auteur prend en compte quand il décrit l’hybridation opérée par le numérique. Hybridation du réel et du virtuel, d’anciennes et nouvelles pratiques, de concepts et d’objets : « le numérique représente le triomphe de l’hybridation généralisée aux objets et aux pratiques »[10]. Mais cette hybridation consiste toujours pour le numérique en une appropriation : le numérique englobe en lui-même tout ce qui est externe à lui ; il n’y a pas de place pour quelque chose d’extérieur. Et évidemment, il n’y a pas non plus de place pour une réflexion qui lui soit extérieure. Un grand mérite du livre est d’avoir compris cette totalisation numérique qui empêche une pensée de l’extériorité en tant que pensée non-culturelle, ou super-culturelle.
Parler d’humanisme numérique signifie donc accepter la radicalité d’une instance qui se veut universelle et qui n’accepte aucune extériorité. Comme dit précédemment, parler d’humanisme numérique signifie tenter une philosophie du numérique qui accepte la valeur subjective du génitif, autrement dit le fait que ce n’est pas seulement une pensée autour des nouvelles technologies mais une réflexion dont les catégories sont elles-mêmes produites par le numérique lui-même. En ce sens la pensée de Milad Doueihi est radicale jusqu’à accepter de courir le risque de ne pas pouvoir sortir du monde et de la culture dont il entreprend l’analyse.
Je souhaiterais à présent tenter de thématiser plus avant cette dialectique entre intériorité et extériorité : l’humanisme numérique peut-il n’être pas simplement une pensée qui subit les catégories imposées par la culture numérique ? Comment sortir de ces catégories pour développer un regard critique ?
On pourrait relier ces questions à la critique que Heidegger porte sur l’idée d’humanisme : tout humanisme est hanté par le spectre métaphysique, autrement dit, tout humanisme risque de se cristalliser dans des catégories étanches définies de l’intérieur.
L’homme deviendrait alors un élément du monde numérique, défini par le numérique lui-même. Peut-on éviter cet écueil ? Comment éviter que l’humanisme numérique soit aspiré par une sorte de métaphysique numérique ? Comment percer la coque qui nous retient enfermés dans l’univers numérique ? La question de l’extériorité s’impose dès que l’on veut donner à l’humanisme numérique une capacité critique par rapport au monde dont il parle. S’il n’y a pas une possibilité de sortie, on sera obligé d’accepter les changements opérés par le numérique sans pouvoir les guider ou les orienter de façon critique.
La question de la possibilité de l’extériorité est thématisée vers la fin de l’ouvrage, dans le quatrième chapitre, L’oubli de l’oubli, ce qui confirme encore la radicalité de la pensée de Milad Doueihi.
Le constat dont part l’auteur est que le numérique met en place un dispositif de mémoire qui se veut absolu. Dans le monde numérique, le passé n’est pas oubliable. En ce sens toute possibilité de variation créative est interdite. Nietzsche pouvait affirmer que les hommes sont des « monstres d’oubli », « pour innover et changer, pour voir autrement, il faut pouvoir et savoir oublier ».[11] L’oubli humain est une force créative, c’est la capacité de penser l’altérité comme quelque chose qui s’échappe des mailles du système métaphysique. Mais la dimension humaine telle qu’elle est déterminée par le numérique n’a pas cette possibilité créative : tout est reporté dans un système rigide et autoréférentiel.
On peut pousser encore plus loin cette analyse proposée par l’auteur et affirmer que les mailles de cette mémoire sont en effet très rigides, mais elles sont aussi assez larges. Le dispositif numérique prétend représenter totalement le passé et le systématiser, mais en réalité il s’agit d’un dispositif discret qui fait semblant d’englober complètement le continu du réel alors qu’il ne fait qu’en sélectionner des aspects. On voit ainsi la violence de ce que j’appelle métaphysique qui consiste en une opération de réduction. Le passé est réduit à ce dont le numérique conserve rigidement la mémoire. Tandis que la mémoire non-numérique (on s’aperçoit ici de toute la difficulté à sortir du système : on ne peut pas parler simplement de mémoire humaine puisque finalement la mémoire numérique est elle aussi humaine) permet l’oubli : non parce qu’elle a des mailles plus larges, au contraire, elle est moins discrète que la mémoire numérique, mais plutôt parce que ses mailles sont plus souples et laissent un espace à la créativité de l’oubli.
« L’oubli est l’impensé et l’impensable de la technique et de la culture numérique »[12] affirme l’auteur ; l’oubli est donc le point sur lequel faire pivot pour toucher à l’extériorité, pour ouvrir l’humanisme numérique et le faire sortir de la violence de la totalité.
Comment donc réinsérer cet aspect aléatoire et créatif de l’oubli dans le monde numérique ? Comment percer la métaphysique totalisante du numérique ?
La solution proposée par Milad Doueihi vient de la science-fiction – souvent prétexte de la culture numérique – et en particulier d’une nouvelle de Philip K. Dick : L’homme variable. L’homme variable est un homme capable de s’insérer dans le code pour le changer : il s’introduit dans le monde fermé du numérique « comme une variable inconnue, un facteur imprévisible et même invisible ». L’homme variable est ce qui permet la variation, la différence, l’extériorité. Il permet de faire devenir l’humanisme numérique un humanisme de l’homme variable, à savoir un humanisme qui n’accepte pas passivement les catégories produites par la culture numérique mais qui permet de les réinventer de façon toujours différente.
C’est seulement si on arrive à penser cette extériorité que la philosophie du numérique acquiert tout son sens. Il ne s’agit pas seulement de comprendre ce que le numérique implique, nous ne pouvons pas limiter la pensée à une série de constats passifs : la pensée n’a de sens que si elle est normative, d’autant plus que l’évolution du monde numérique doit manifestement beaucoup à des évènements extérieurs, impensables. L’évolution technologique est faite, surtout dans les dernières années, d’une série de petites révolutions déterminées par des idées qui ne sont pas prévisibles à l’intérieur du système parce qu’elles viennent d’ailleurs ; c’est pourquoi il est tellement difficile de prévoir le développement des nouvelles technologies et de parier sur une évolution plutôt que sur une autre. La plupart des innovations récentes ont produit des bouleversements majeurs dans le monde numérique, bouleversements imprévisibles et souvent issus d’une série de hasards. C’est le cas de Google ou de Facebook, dont le succès et l’influence sur la culture numérique ont largement dépassé les intentions de leurs concepteurs.
Cette idée créative et ouverte de « l’homme variable » de Dick pourrait alors être l’outil théorique qui nous permettrait d’avoir un regard critique sur le numérique, de penser son extériorité et de mieux comprendre, finalement, ces dynamiques.
Appendices
Notes
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[1]
Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, Paris, 2011.
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[2]
p. 9.
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[3]
Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Seuil, Paris 2008.
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[4]
L’auteur s’approprie cette thèse à p. 17, citant le billet de Tim Bray, « No more users ».
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[5]
p. 34 et suivantes.
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[6]
P. 37.
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[7]
p. 25.
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[8]
Les liens de l’amitié p. 57-104.
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[9]
Une culture anthologique, p. 105-138.
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[10]
p. 13.
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[11]
p.148.
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[12]
p. 155.