La capacité de penser un futur collectif et de l’imaginer en dehors de ses propres attentes privées est en train de diminuer drastiquement. L’Histoire semble désormais privée de la logique intrinsèque qui – croyait-on – la conduisait vers un objectif déterminé : que ce soit le progrès, le royaume de la liberté, ou la société sans classes. Une culture disparaît qui – aux 18e et au 19e siècle – avait porté des milliards de personnes à croire que les événements allaient de façon inéluctable dans une direction précise, annoncée ou prévisible. Nous avons été longtemps habitués à penser qu’une intervention humaine consciente était en mesure de raccourcir le temps nécessaire pour que l’inévitable se produise, en sorte d’accélérer les contractions de l’accouchement. L’idée d’une Histoire unique et orientée est dépassée, sans qu’elle ait pour autant été réfutée. Maintenant, le sens de notre façon de vivre dans le temps semble, plus que jamais, se disperser dans une multiplicité d’histoires (avec un h minuscule) non coordonnées, dans des destins personnels faiblement reliés aux événements communs. Cela implique un changement radical dans notre perception du futur ; nous sommes obligés de réfléchir à nouveau sur les outils rationnels pour affronter ce futur, reliant de façon différente les événements individuels et ceux qui regardent la collectivité. Nous ne pouvons plus nous situer dans une époque définie par un passé fait de traditions relativement stables et bien identifiées et par un futur lointain fait d’attentes déjà établies ; il paraît donc que nous retrouvons une atmosphère proche de celle décrite par Tocqueville en 1840 pour comprendre l’état d’esprit qui prévalait chez les Américains : « Dans cette fluctuation perpétuelle de la chance, le présent prend corps, grossit de façon excessive : il couvre le futur qui s’anéantit et les hommes ne veulent penser qu’au lendemain. » L’avenir retrouve sa nature de contingence absolue ou de lieu dominé par des forces qui échappent au contrôle humain (il se révèle donc essentiellement impossible à programmer, ou, à nouveau, dans les mains de Dieu). L’affirmation de John Maynard Keynes, selon qui « l’inévitable ne se produit jamais, l’inattendu toujours », semble donc se réaliser. Les contrecoups de cette situation sont multiples ; leur étude approfondie reste à faire. En termes éthico-politiques, j’en vois substantiellement trois. En premier lieu, la valeur du futur comme temps de l’attente, de la rédemption et de l’imminence du Royaume de Dieu ou de la Révolution, a changé d’orientation. La représentation de l’existence de chacun comme moment préparatoire à une autre vie, dans le sens religieux, ou comme instrument laïque de construction d’un avenir radieux – même s’il se sera connu que par nos descendants – devient difficile à concevoir et à défendre. Plusieurs situations de la vie des gens (la douleur, la maladie, la vieillesse, la mort) sont aujourd’hui jugées comme intimement irrachetables puisqu’elles n’ont plus de justification ni dans un au-delà religieux, dans une condition de béatitude céleste, ni dans un futur sur terre que caractériserait une harmonieuse recomposition des conflits. Tant la conversion « alchimique » du négatif en positif, théorisée par certaines variantes de la dialectique, que les promesses du rachat des souffrances du présent par le biais des joies de l’avenir semblent subitement devenues lettre morte. Cela produit parfois une sorte d’implosion dans l’arc de l’existence individuelle, qui est éloignée de l’espoir mais non de l’angoisse, de la résignation ou de l’indifférence. Des blocs entiers d’expérience et des vastes régions de sens – auparavant considérés dans l’optique de l’éternité ou du futur lointain – sont reformulés et transcrits en fonction de nouveaux critères de pertinence. Ce qui vaut pour …
Penser le futurOu de l’incertitude globale[Record]
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Remo Bodei
Traduction
Marcello Vitali-Rosati
Gérard Wormser