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« L’architecture actuelle s’occupe de la maison, de la maison ordinaire et courante pour hommes normaux et courants. Elle laisse tomber les palais. Voilà un signe des temps. »
Le Corbusier
Le temps politique actuel se reconnaît à son instabilité. On sent que le climat général se réchauffe, que les phénomènes extrêmes se multiplient et que les gouvernances (locale, nationale ou mondiale) éprouvent une période d’incertitude. La mondialisation numérique veut que les populations du globe ressentent toutes en même temps les différences de pressions entre les régimes, ce qui fait en sorte que les crises des uns affectent le temps des autres. Et si l’on doit généraliser une vérité, on dira que nous vivons tous sous le même ciel, sous le même toit, soumis aux mêmes variations du temps, c’est-à-dire que nous ne sommes plus à l’abri nulle part, qu’aucune crise ne nous épargnera, parce que nous participons tous, à différents degrés, à la fabrication du temps à partager dans la même maison politique.
Le retard de la politique face à l’évolution rapide des autres sphères de la société
Or nous reconnaissons notre temps politique dans son retard ou son déphasage par rapport aux autres sphères sociales. En effet, les entreprises, dans l’économie de marché, sont plus rapides que les États. Elles profitent de leur souplesse pour les prendre de vitesse, ce qui crée un retour des pirates dans la mondialisation (cf. « La place du marché et la mondialisation », débat avec Daniel Innerarity, Sens Public). Cette vitesse ainsi que la course au profit qui l’accompagne favorisent les scandales et la corruption, alors que les sociétés évoluent plus rapidement que les structures politiques érigées pour assurer la stabilité, la sécurité et la continuité des affaires humaines. Et plus globalement encore, l’environnement connaît une crise qui s’aggrave tous les jours et qui paralysera plusieurs pays, le réchauffement étant le nom de code d’un destin commun qui forcera les gouvernements à se transformer. Ces exemples, qui traduisent le retard de la politique et annoncent en même temps l’avenir, n’échappent pas à des citoyens de plus en plus informés, ce qui entraîne le cynisme, la méfiance, le dégoût et la désaffection envers la politique.
Comment rénover le vieil édifice de la politique ?
Si les citoyens réalisent l’impuissance politique et vivent dans le dégoût de la chose publique, cela ne veut pas dire qu’ils sont apathiques et immobiles. En fait, le temps actuel est au changement, fut-il imperceptible. L’ennui, c’est que les gens n’attendent presque plus rien des outils et des structures en place, tout se passant comme si la manière de faire de la politique était parvenue à décourager jusqu’à ceux qui voulaient la rénover. Les rêveurs ont fait place aux gestionnaires, et les pratiques dans la maison sont devenues lourdes, lentes, hypocrites, surtout trop oppositionnelles. La politique est une structure qu’il a toujours été difficile de rénover parce qu’elle est construite sur l’organisation du conflit. Le problème, c’est que cette conception ne convient plus à des hommes qui vivent dans une petite maison ouverte, fragile et ronde. Le défi de la rénovation est certes difficile mais, heureusement, il existe encore des citoyens obsédés par le progrès et décidés à œuvrer au changement, en cherchant d’autres manières de faire de la politique dans la vieille maison.
Sur quelques tentatives récentes de rénovation de la maison politique
En Europe, à l’heure d’une crise économique durable, on a vu naître des mouvements d’indignation inspirés du printemps arabe. Les manifestations en Espagne, en Grèce et dans plusieurs capitales visaient à changer l’air politique, à créer et à profiter des micro-climats de liberté et d’espoir afin d’aménager autrement le destin. Ces manifestations, qui durent encore, reposent sur un dégoût, comme le montre l’abstention record au Portugal où 41 % des gens ne se sont pas déplacés pour aller voter malgré la crise actuelle. On voulait, dirons-nous, manifester contre la vétusté des bâtiments politiques.
Arrêtons-nous à l’Espagne et à la Grèce où s’expérimentent des démocraties directes. Les manifestations ont été baptisées de diverses façons relatives aux plate-formes qui les ont promues : Democracia Real Ya [Une vraie démocratie maintenant], mouvement 15-M, #spanishrevolution, Indignados [Les indignés], acampadasol [campement de Sol], tomalaplaza [Prendslaplace], nonosvamos [Nousnepartironspas], yeswecamp, etc. Comment interpréter ces mouvements ?[1] Il s’agit, dit-on, d’un mouvement horizontal de citoyens qui ne représentent qu’eux-mêmes. Ils se sont réunis, loin de tout parti et de tout syndicat, pour protester et riposter à une classe politique qui ne les représente plus. Vivant en autarcie à la Puerta del Sol de Madrid, les indignés, tels des campeurs urbains volontaires, ont montré qu’il est temps de faire les choses autrement, de rénover la maison. La protestation visait, sous la devise « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers », à critiquer les mesures prises par le gouvernement après la crise financière. Dons son article, Botella-Ordinas explique :
« Le 17 mai, de manière spontanée un nombre plus important de personnes se concentre sur la place pour y passer la nuit, et d’autres campements surgissent dans beaucoup d’autres villes. Le mouvement s’accroît de manière exponentielle les jours suivants, sous l’impulsion de dynamiques internes et des réseaux sociaux. Des milliers de citoyens de tous milieux s’unissent aux concentrations, au sein desquelles aucun drapeau ni aucun signe politique n’est montré. Aucun leader n’apparaît parmi ces personnes, et une rotation s’instaure pour désigner les porte-parole qui répondent aux questions de la presse. »
Ces lignes montrent bien que des citoyens veulent changer les manières de faire, non pas décorer la maison, mais la revoir à partir de ses fondations.
À la Puerta del Sol, on improvisait une organisation par assemblées. Il se construisait un village autosuffisant qui subsistait grâce aux donations anonymes des citoyens. Ici, ce n’était pas l’argent qui importait. À Sol et sur les autres places, en effet, de nombreuses assemblées s’étaient organisées dans lesquelles la parole était donnée à tous. La même auteure écrit :
« Des décisions sont prises sur les étapes suivantes, ainsi que sur les manifestes et les communiqués. Le mouvement dénonce la perte de légitimité de la démocratie et réclame une régénération politique. »
Ce qui est déterminant, dans ces assemblées, c’est sans doute leur fonctionnement, qui est un retour aux sources. On veut transformer la politique.
Le mouvement du printemps a réchauffé d’autres régions du monde, car il donnait le goût de vivre un événement symbolique fort. C’est le cas en Grèce. Deux semaines après les débuts des révoltes, les médias, toutefois, ne parlaient pas vraiment de ce qui se passait. Le mouvement des indignés grecs avait fait déborder les grandes places par des foules criant leur colère. Les médias limitaient la couverture des événements, alors que le gouvernement tremblait. Ce n’était plus ni une simple protestation, mais une véritable révolte populaire par laquelle on criait son refus de payer « leur crise » et « leur dette », tout en dénonçant le néolibéralisme. La complexité du système économique fait des victimes partout et les Grecs ne veulent plus payer, en vérité ne peuvent plus payer. Ce que les indignés espagnols et grecs disent, bref, c’est que les gouvernements, y compris ceux de gauche, doivent servir dans la même maison, qui devra être plus humaine. Si ces « printemps » politiques sont tous de configurations différentes, le Syntagma grec partage avec la Place Tahrir du Caire ou la Puerta del Sol de Madrid la même colère contre l’élite qui menace une démocratie à refaire et à refonder.
Ces mouvements rencontrent cependant des limites car ils sont face à un dilemme, estime Daniel Innerarity dans un entretien[2]. Il disait :
« Soit ils restent en dehors du système politique et ils se confortent dans les belles paroles sans être efficace, ou alors ils rentrent dans le jeu politique. Si les indignés choisissent cette solution, ils devront alors prendre des positions et avancer vers une certaine efficacité par la compromission. »
La politique est toujours obsédée par la gestion du présent. La « démocratie réelle maintenant », le nom du collectif à l’origine de la mobilisation, prend en compte cette même logique de l’immédiat. Autrement dit, les indignés s’expriment au présent, comme les gouvernements, alors que la rénovation devrait viser le futur. Si ces mouvements se situent dans cet espace d’immédiateté, ils rentrent dans la logique des partis politiques. Toujours selon Innerarity :
« Si l’indignation reste en marge de la politique et de ses décisions, elle ne permet pas le changement auquel elle aspire et devient une posture conservatrice. »[3]
La politique est en retard, mais elle demeure l’espace de configuration du pouvoir. Les mouvements peuvent se transformer en immobilisme s’ils n’intègrent pas l’espace politique à rénover. Que la politique peine à entendre les indignés est une chose, mais que ces indignés, de leur côté, comprennent mieux la structure du pouvoir afin de la transformer ensuite, voilà qui en est une autre.
Or, puisque la terre tourne, les effets peuvent se manifester ailleurs. Et si les sociétés ne changent que par imitation, on ne surprendra personne en disant que ces printemps ont eu des effets jusqu’au Québec et au Canada. Les récentes élections fédérales se sont soldées, en effet, par une « vague orange », c’est-à-dire un vote de gauche et de protestation contre le parti au pouvoir[4]. Mais comme ce qui se passe au Canada a des répercussions au Québec, la vague a modifié le paysage politique québécois. Le vent de protestation peut souffler sur les pays, sur les partis et à l’intérieur de ceux-ci. Il y a deux semaines, trois députés claquaient le porte du Parti québécois, déçus par la ligne imposée par la chef Pauline Marois, elle qui venait d’obtenir, quelques semaines plus tôt, un vote de confiance de 93 % ! Cette semaine, six députés avaient quitté le parti… Pour justifier son départ, Louise Beaudoin dénonçait la « partisannerie aveugle » qui nuit à la politique. La politique doit se rénover, car les gens veulent du changement rapidement, plus rapidement que ne le permet la structure.
Toujours au Québec, le politicien de l’heure est un indépendantiste du nom de Amir Khadir. Il s’agit de l’un des deux chefs d’un parti de gauche. Khadir est le seul député élu de sa formation, Québec Solidaire, à siéger à l’Assemblée nationale. Or Khadir fait beaucoup parler de lui car il incarne à lui seul l’une des nouvelles manières de faire de la politique : le franc parler[5]. Dans son cas, il s’agit de la politique du courage de la vérité.
Khadir s’est fait entendre depuis qu’il s’est placé au service de la vérité. Tel Diogène face à Alexandre le Grand, il s’est opposé, lors d’une commission parlementaire, à l’ancien premier ministre Lucien Bouchard. Pour peu que l’on puisse interpréter les événements, Bouchard a exigé, en raison de la révocation par le gouvernement des permis d’exploration de l’estuaire du Saint-Laurent, un processus d’indemnisation pour l’industrie du gaz de schiste. Le plaidoyer du porte-parole de l’Association pétrolière et gazière du Québec a été ponctué d’un accrochage avec Khadir. Tel un parrhêsiaste, Khadir l’a accusé, alors que le président de l’Association témoignait devant la commission sur le projet de loi 18 qui annule tous les permis d’exploitation dans l’estuaire du Saint-Laurent, de ne pas avoir défendu les intérêts du Québec en travaillant à protéger des multinationales qui cherchent, a-t-il précisé, à « spolier nos ressources naturelles ».
Lors d’une conférence de presse, Khadir, le nouveau chien de garde québécois, s’en est pris au couple princier britannique, Kate et William, qu’il a qualifié de « parasite », mais aussi au gouvernement du Québec, qui payera les frais de la visite royale annoncée pour l’été. Ce courage de la vérité, pour parler comme Foucault[6], a cependant un prix : cela peut séduire, mais aussi repousser des électeurs, comme l’indique un sondage récent montrant que ses dernières prises de position l’ont fait reculer dans le palmarès des personnalités politiques les plus populaires, Khadir passant de la première à la septième place[7]. La liberté, l’indépendance d’esprit et le courage de la vérité réapparaissent dans le paysage politique du Québec, et ces valeurs ont un prix, comme on peut le voir partout ailleurs.
Donner de l’air en rénovant la politique en largeur
Ces exemples indiquent que la politique, partout, est confrontée à sa rénovation. Que ce soit aux États-Unis, dans les pays arabes, en Afrique, en Europe, au Canada et au Québec, certaines manières de faire la politique ne passent plus. Les populations ont accès à des informations qui circulent à haute vitesse et veulent plus de transparence et de justice. Si la politique demeure l’affaire de populations qui discutent et doivent se projeter dans l’avenir, ces populations s’influencent mutuellement et plus rapidement que jamais auparavant. Dans une mondialisation qui transforme les gagnants et les perdants de jadis et qui nous force en quelque sorte à choisir une voie[8], où l’économie doit apprendre de l’environnement et la politique de ceux qui veulent la rénover, la démocratie apparaît comme un régime politique atmosphérique appelé à se transformer sur une planète qui tourne, qui surchauffe et se réchauffe globalement. Si elle parvient à ressentir les pressions émanant de plusieurs sphères différentes, elle peut revenir en force au moment même où la qualité de vie et le bien-être ne semblent plus être les priorités des gouvernements, ce qui a favorisé, non sans raison, les révoltes et les manifestations.
Si la politique doit changer, innover, l’occasion n’a jamais été aussi belle. Si elle veut accueillir ceux qui manifestent en offrant un espace nouveau, loin des anciens palais, elle retrouvera quelques partisans. Mais la tâche sera difficile car les sociétés sont complexes et le pouvoir est éclaté. Si elle veut survivre aux vagues à venir et aux volontés de changement, elle devra accepter que des individus en elle osent dire la vérité, du moins certaines vérités qui dérangent. Il faut parvenir à créer un climat favorable pour tous dans la seule véritable demeure que les hommes peuvent, tous ensemble, aménager.
Envisager la rénovation de la politique, c’est revoir les intérêts privés en fonction du bien commun. Désormais, c’est tenir compte de la plus grande fragilité. C’est construire moins en hauteur, plus en largeur, peut-être plus en rondeur même, pour reprendre, dans un autre contexte, l’intuition puissante de l’architecte Le Corbusier.
Appendices
Notes
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[1]
Pour plus de précisions, je renvoie au dossier paru en mai sur La Vie des Idées, notamment aux articles de Eva Botella-Ordinas intitulé « La démocratie directe de la Puerta del Sol » et celui de Florencia Peyrou portant le titre « La longue histoire de la démocratie espagnole ».
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[2]
Voir l’article de Yves Montuelle dans l’Express du 31 mai 2011, « Les indignés doivent rentrer dans le jeu politique », où il présente la position de Daniel Innerarity.
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[3]
Cette position se comprendra mieux à la lecture de son article « La indignación no es suficiente », publié dans El País le 21 mai 2011.
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[4]
À ce sujet, voir notre article « La "vague orange" au Québec », Sens Public, 26 mai 2011.
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[5]
Pour un complément, lire notre collaboration spéciale publiée sur Vigile, « Amir Khadir et le courage de la vérité » parue le 4 juin 2011.
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[6]
Sur le courage de la vérité, voir le travail de Foucault. Foucault a étudié le thème de la parrhêsia cynique dans l’un de ses cours au Collège de France, précisément celui du 29 février 1984, et qui a fait l’objet d’une publication intitulée Le Courage de la vérité/Le Gouvernement de soi et des autres II/Cours au Collège de France. 1984, Gallimard/Seuil (coll. « Hautes Études »), 2009.
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[7]
Voir Marco Bélair-Cirino, « Le baromètre des personnalités Léger Marketing-Le Devoir - Legault, le plus populaire de tous », in Le Devoir, lundi 13 juin 2011.
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[8]
Sur la mondialisation, ses défis et ses enjeux en Europe, lire l’article de G. Wormser, « L’Europe survivra-t-elle à la mondialisation ? », publiée sur Sens Public, 2 juin 2011.