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Dominique Desanti est décédée à Paris, le 8 avril 2011, à l’age de 91 ans. Née en 1920, elle est la fille d’un émigré russe, ami de Georges Clemenceau. Brillante étudiante, elle rencontre Jean-Toussaint Desanti, philosophe, à une garden-party de l’École normale supérieure, rue d’Ulm, deux ans avant le déclenchement de la Seconde guerre mondiale. Cet homme au large sourire et aux yeux bleus intrigants, toujours en alerte, est « l’homme de sa vie ». Ils ne seront séparés que par la mort brutale et douloureuse de « Touky » en 2002. Sa passion pour la liberté entraîne le jeune couple à s’engager dans la Résistance. Leur rencontre avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre date de cette époque. Dans la continuité de cet ardent et sincère désir de voir advenir un monde meilleur, ils militent au Parti communiste français jusqu’en 1956. Les révélations de 20e Congrès du parti communiste soviétique les délivrent de cette illusion collective.

Témoin des pires dérives totalitaires du siècle, Dominique Desanti écrit plus de trente ouvrages en hommage à ceux qui ont lutté « à la mémoire des artistes, philosophes et poètes morts pour la liberté ». Combative, fondamentalement éprise de justice et de vérité, elle interroge à travers tous ses livres la force de la détermination des femmes et des hommes qui ont su incarner un combat : biographe de Flora Tristan, Elsa Triolet-Aragon, Vladimir Nabokov, Robert Desnos, Marina Tsvetaeva, et même de « Pierre Drieu La Rochelle, du dandy au nazi », elle écrit également des romans : Un métier de chien (1971), Personne ne se ressemble (1977), Le chemin du père (1981), jusqu’au dernier – Les sorcières sont des miroirs en 2005. Elle publie aussi des essais historiques, dont 1947, l’année où le monde a tremblé (1976), et ses mémoires Ce que le siècle m’a dit (1997).

Généreuse, attachante, elle aime faire partager ses rêves, ses convictions ou ses interrogations sur l’être et les sociétés qui les dévorent. Sa frugalité dissimule mal son solide appétit pour la vie, les macarons à la violette font partie de ses friandises préférées, son décor bourré de livres et de souvenirs à craquer laisse toujours de la place pour les fleurs, que par bouquets sans cesse renouvelés lui apportent ses nombreux amis, rue des Martyrs. Martyre, elle en connut une, intimement et depuis son plus jeune âge, une sainte orthodoxe canonisée en février 2004, et à laquelle elle a voulu rendre un vibrant hommage dans un livre bouleversant, La sainte et l’incroyante, rencontre avec mère Marie (2007).

Un livre incroyable sur une croyante par une incroyante

Pour peindre le portrait d’une sainte, Dominique prend la plume d’un oiseau et traverse les ciels les plus orageux du siècle aux côtés d’Élisabeth.

Cet ouvrage est son trentième, sur ce « siècle de massacres et de merveilles ». Elle a vu « changer les lois, les frontières, les régimes » mais elle a aussi rencontré une sainte : Élisabeth Pilenko, née à Riga en 1891, devenue mère Marie de Paris, moniale orthodoxe, qui fut déportée puis gazée à Ravensbrück le 27 avril 1944. Elle a été canonisée « martyr » en février 2004, par l’Église orthodoxe.

Que dit l’incroyante, athée, sur la sainte orthodoxe ? Que cherche-t-elle ? Qu’arrive-t-elle à dévoiler ?

C’est un livre comme aime les fabriquer Dominique Desanti, avec des regards croisés. Il fourmille d’une multitude de portraits et de surgissements de hasards qui n’en sont jamais. « Écrire, c’est éprouver le besoin de communiquer ce qui vous hante. »

C’est un livre de recherche appliquée sur le sens de l’existence, c’est-à-dire sur l’âme russe, broyée dans un contexte apocalyptique où croyante et incroyante sont du même combat pour la liberté et la dignité humaine. « Incroyante mais avide de spiritualité, j’ai mis du temps à comprendre que j’avais côtoyé des mystiques. »

C’est un livre sur le basculement des vies tumultueuses d’une vie singulière, guidée par la passion, qui périra comme Christ en Croix, martyr, « ma sainte ».

Lorsque Dominique rencontre pour la première fois mère Marie, en 1935, c’est au foyer de Lourmel, dans le 15e arrondissement de Paris, « une vigoureuse silhouette féminine toute vêtue de noire. Seuls brillaient, encadrés par le voile, un grand front, des pommettes hautes, une bouche charnue, souriante » et un regard. Dominique a 15 ans, petite-fille d’émigré russe.

« Elle m’a regardé parce que j’étais la seule inconnue de l’assemblée. Ce regard m’a pris en compte m’assurant que j’existais.»

À son insu, l’adolescente contracte une dette. Mère Marie qui a alors 44 ans, la devance par son expérience, par la force de ses convictions et de ses combats. Cette figure sanctifiée a hanté Dominique.

Gayana, amie de Dominique, l’a introduite au foyer de Lourmel créé et dirigé par sa mère « modèle inaccessible ». Le récit de cette amitié permet à Dominique d’évoquer le Paris d’avant-guerre, alternant, dans l’errance de ces deux jeunes filles, « les joies de l’art et de la gourmandise ». Mais Gayana, née à Moscou en 1913, d’Élisabeth Pilenko, déjà séparée de son premier mari, veut rompre avec « les amertumes de l’exil » et quitte Paris pour Leningrad. Elle ne survivra que seize mois en URSS. Dominique brode à points serrés autour des fragments de son histoire mouvementée. C’est à la cérémonie, célébrée à la mémoire de Gayana, par le père Gillet, dans la chapelle du foyer de Lourmel, que Dominique revoit mère Marie. « J’eus peine à reconnaître ce visage, ces mains de squelette, que semblait déserter sa vitale vigueur. » « Mais désormais, le Maître l’habitait. »

Le père Gillet demanda à Dominique d’aider mère Marie à reprendre vie, en lui racontant par le détail son amitié avec sa fille tant aimée : Gayana. « De ce jour date mon irrépressible besoin de connaître sa vie. » « J’ai cheminé sur les chemins de ma propre vie. La guerre me ramena vers elle. » Ce livre aussi, incontestablement.

Pour Élisabeth, la question de l’existence de Dieu s’impose à la mort de son père, elle a 15 ans. Or c’est à ce moment de fragilité exacerbée, qu’elle rencontre le grand poète russe Alexandre Blok, « énigmatique Narcisse, désargenté, hautain et passionné », de dix ans son aîné. Elle en tombe éperdument amoureuse. Mais éconduite, elle se perd dans « un sentiment maternel, plein d’inquiétude ». Pour Dominique, il s’agit d’une véritable « capture de son cœur ». Elle suscitera la recherche d’un impossible transfert. « Quel homme après le mythe vivant d’Alexandre Blok pourrait l’attirer, sinon un fantôme ? sinon le divin ? »

La question est posée, mais bien des épreuves l’attendent encore avant ses vœux monastiques. Dominique poursuit son enquête.

Ayant trouvé un « fantôme » convenable, elle se marie, mais surtout réussit à se faire admettre comme première femme étudiante à l’Institut de théologie de Petrograd. En 1912, elle effectue différents voyages et prend un amant, dont elle aura une fille : Gayana. Pour mère Marie, « Marie-Madeleine n’était pas une prostituée ».

Dominique connaît bien par son grand-père et ses amis russes exilés, les récits des tourmentes qui charrient des centaines de milliers d’émigrés sur les routes d’Europe centrale et occidentale. Élisabeth en fit partie.

1914 la ramène avec sa fille et sa mère à Saint-Petersbourg. Dominique s’intéresse de près à cet événement car il permet les retrouvailles avec Alexandre Blok. Elle cherche la ligne de fracture d’où jaillira la révélation et admire celle qui « ose vingt ans après décrire cet absolu de l’amour, cette brûlante passion sans chair ». Pour Dominique, cette « chercheuse d’absolu » a pu dépasser les normes humaines grâce à « l’ambiguïté de ce tragique, cruel et tendre rapport jamais résolu. »

1917 l’amène à s’engager auprès des Socialistes Révolutionnaires. Cette femme d’action connaît la prison. C’est au cours du procès, où elle risque la peine de mort, qu’elle rencontre Dimitri Kouzmine, un officier « blanc », son second mari dont elle aura deux enfants.

« Le hasard n’a pas la même logique que nous. » Cette phrase boomerang vient frapper le récit en son centre.

Élisabeth est à Paris, avec un mari chômeur, trois enfants et sa mère. Ils habitent dans un taudis lorsqu’elle rencontre Assia qui lui fait connaître l’Action chrétienne des étudiants russes. « La partie spirituelle de Lisa revit. » Mais l’extrême dénuement dans lequel ils vivent entraîne la mort de sa petite Anastasia, âgée de 5 ans. 1924 est sans conteste la date du basculement (extrait n°1). Dominique, pour s’approcher au plus près d’Élisabeth à ce moment décisif, convoque ses souvenirs, les témoignages d’amis croyants, de laïcs et même de psychanalystes. Elle apparaît dépouillée de tout. « En elle vaste comme un ciel ou un désert, s’étendait un espace sans contours » et pleine d’une grande aspiration « en apesanteur ? », prête à cheminer jusqu’au bout « sur la voie du don absolu. »

Animée par la foi, elle lutte pour faire admettre à son mari sa désunion, et à l’inverse, pour se faire admettre comme épouse légitime du Christ par l’Église orthodoxe. Le combat est rude : au sein de cette institution millénaire, il n’existait pas d’ordre pour les moniales soignantes et enseignantes. Finalement, Monseigneur Euloge consentit à la tonsure de mère Marie, en 1931. En plein cœur du récit de la cérémonie, Dominique plante un fragment de la liturgie, comme une bombe à retardement.

« Tu souffriras, tu auras faim, tu auras soif, tu seras dépouillée de tes vêtements, tu seras injuriée, raillée, outragée : tu seras persécutée et tu subiras de nombreuses épreuves amères ; ce sont là les marques d’une vie donnée à Dieu. »

Rusée, Dominique nous laisse, sans commentaire, découvrir que nos voix se taisent. Et l’incroyante fait entendre le doute dans une phrase courte et sans appel : « L’Écriture dit : Réjouis-toi car grande sera ta récompense dans les cieux. »

La première maison d’accueil pour les émigrés orthodoxes russes de Paris villa de Saxe est vite trop petite ; la seconde, rue de Lourmel, permet la distribution de plus d’une centaine de repas par jour et l’hébergement de quelques familles, financés par des dons et beaucoup de travail bénévole. « C’est une nécessité. Donc, j’y arriverai. » La truculence du style de Dominique nous entraîne dans les désordres du foyer, « la bohème évangélique », avant de nous emporter une dernière fois dans l’œil du cyclone de l’Histoire majuscule.

À Lourmel, en 1938, on savait pour les procès de Moscou et pour Dachau. « On peut tenir pour criminel un gouvernement, mais pas un pays et encore moins un peuple, même quand il se trompe. »

Que ce soit en 1939 ou en 1941 la question du pacte germano-soviétique divise l’émigration russe accablée et déboussolée. « Marie ne savait refuser son aide à personne. » Dans l’horreur de la guerre qui ordonne de tuer son prochain, Marie voyait le temps « comme une horizontale que coupe la verticale de la Foi, ce qui donne la croix ». Le temps de Marie crucifiée se rapproche.

La clandestinité rapproche les Desanti et mère Marie. Dominique, qui est devenue « la reine des piques-tampons », va chercher de faux certificats de baptême à Lourmel, véritable plaque tournante d’aide aux juifs. « À chaque tempête, le roseau ignore s’il ne rompra pas et, parfois, par grand orage, il rompt. » Au delà du parjure, mère Marie et le père Dimitri Klepinine « portaient en eux la certitude que leur Dieu juge l’intention au-delà des lois quand elles sont iniques ». Lourmel était surveillé, espionné, dénoncé, mais protégé par le Diocèse. On voyait de plus en plus souvent mère Marie, « mère des souffrants », surmenée, à la chapelle, « à terre, les bras en croix. Offerte. Sa vie donnée » : « Le moment mystique, cette prise de large.»

« La conviction est une foi et suscite une force inconnue. » Après leur arrestation par la Gestapo, le 8 février 1943, elle accompagne mère Marie, son fils Youri, le père Klépinine, puis tout au long du calvaire de leur déportation, ne les abandonne jamais. Le matricule 19263, plongée dans l’horreur indicible de Ravensbrück « s’absorbait dans une prière invisible. » Marie dans la multitude des déportés doit « la soulever au-dessus du désespoir et de la démence. »

Dominique Desanti rassemble et recoupe tous les témoignages, « elle vécut la Passion étirée sur deux ans moins vingt-sept jours ». « L’épreuve la portait vers la plus haute contemplation. » Apprenant dans cet enfer, la mort de son fils Youri, gazé « Marie est devenue Marie ».

« Elle avait, jour après jour, inventé de quoi faire sourire, ou seulement d’accepter l’horreur en tentant de la survoler, de se concentrer sur le privilège qu’est la vie. Donner des mots pour être humain, c’était pour elle remercier d’être. Et puis, un jour, elle ne trouva plus la force de continuer. »

Dominique a tout dit de « sa sainte » lorsqu’elle ajoute : « Vivre a été pour elle de donner du soi à l’autre. » Mais c’est un point d’interrogation qui termine l’ouvrage : « Que dire de plus ? »

Alors que Dominique n’est plus parmi nous, il nous apparaît clairement et il nous incombe de dire qu’incontestablement « donner du soi à l’autre » par leur générosité d’être et la qualité de leurs travaux, était bien, et jusqu’à leur dernier souffle, le sens de l’existence et du travail de Dominique et de Jean-Toussaint Desanti. Ils nous lèguent la redoutable tâche d’être à notre tour les dépositaires et les passeurs de cet esprit de liberté, celle qui lutte avec dignité contre toute forme d’oppression ou d’avilissement des qualités humaines.