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Décadence, gastronomie privée et désengagement citoyen
« La gastronomie considère aussi l’action des aliments sur le moral de l’homme, sur son imagination, son esprit, son jugement, son courage et ses perceptions, soit qu’il veille, soit qu’il dorme, soit qu’il agisse, soit qu’il se repose. C’est la gastronomie qui fixe le point d’esculence de chaque substance alimentaire, car toutes ne sont pas présentables dans les mêmes circonstances. »
Brillat Savarin
L’homme entre dans la vie par le corps. Ce corps a besoin d’aliments pour se conserver, se développer et bouger. Le corps individuel se nourrit et, dans la culture, affine son goût pour les meilleurs aliments. Il sait que la diète et l’exercice sont des facteurs décisifs dans la santé individuelle et collective. La politique d’ailleurs, on ne le dit pas assez, est aussi une affaire de diète, d’exercices et de goût. Les animaux politiques humains utilisent leur flair pour se diriger et choisissent une direction en fonction de l’odeur. Quand l’odeur est repoussante, lorsque les scandales éclaboussent les administrations, les banques et les institutions par exemple, les hommes boudent cet espace et investissent dans la sécurité. Ils préfèrent alors manger rapidement et rentrer ou demeurer à la maison pour cuisiner en privé. Notre texte montrera que la politique, aujourd’hui encore, demeure une affaire de goût.
Souvenir de Rome : le spectacle de la décadence politique dans les arènes
La décadence romaine a trouvé dans les fêtes indécentes, le gaspillage et les excès son expression. On le sait : quand il n’y a plus de tâche ni de rêve pour une société – Rome, à un certain moment de son histoire, avait ressenti les vertiges de la mondialisation car elle possédait toute l’Europe, le nord de l’Afrique et se cherchait en vain un rôle – le peuple désespérait dans le désenchantement, jouissait de combats spectaculaires dans le Colisée et d’orgies privées. L’âge politique était de plus en plus barbare et de moins en moins sain et démocratique. Désabusés, épris de jeux de cirque, les Romains sentaient la fin de quelque chose. Face au déclin de l’Empire, ils se régalaient de combats et du sang et ils voulaient prendre le pouvoir par la force. C’était le temps de la décadence politique.
Une mondialisation en crise : éloge du jeu, des excès individuels et du gaspillage total
On se demandera si la génération actuelle, prenant conscience d’une mondialisation aux défis insurmontables, n’est pas aux prises avec le retour du spectre romain décadent. Pour le vérifier, on demandera qui donne les banquets et où ils sont donnés.
Si les politiques de gauche avaient en commun de viser la croissance, l’engagement et le partage, elles valorisaient, en retour de fortes mobilisations, le banquet commun. Être à gauche consistait à manifester d’abord pour inviter ensuite, lors du grand soir, le plus de monde possible à table, à commencer par ceux qui, plus pauvres, ne mangeaient pas à leur faim. Contrairement à une droite qui privatisait les ressources et valorisait la recherche individuelle du profit, la gauche aimait à se voir généreuse, égalitaire et festive, axée, comme dans un tableau de Bruegel, sur la redistribution des denrées à la « grande table ».
Or les temps ont bien changé depuis les révolutions ouvrières ! On voit moins de monde manifester et manger en commun, cela semble devenu inutile. On dirait plutôt que le goût s’est réfugié dans la vie privée et que les scandales, ceux qui ont mené au dernier krach mondial, participent à l’émergence de « gates communities ». Ces communautés fermées, qui réactualisent Épicure sans mesure ni égard à la nature, justifient le repliement d’individus riches aux limites des villes, dans leurs jardins intérieurs, occupés à la culture des plaisirs intimes qu’on ne partagent plus qu’entre amis. S’il y a bien une mode, sur la planète, des clubs de gastronomie privée, à quoi correspond-elle ?
Dans un monde où les inégalités augmentent avec la complicité des gouvernements, les citoyens ressentent la « civilisation panique », désertent la vie publique et se tournent vers la casa. Dans un monde où les médias ne rapportent plus que des scandales, beaucoup choisissent le poker, l’émission de cuisine et l’organisation de fêtes privées. Et il faut les comprendre : la vie publique n’a plus bon goût ; on n’y trouve guère d’aliments sains et les effluves qui en émanent irritent la plupart des gens, en particulier ceux qui éprouvent les transports en commun. La thèse est claire : les émissions culinaires sont à la mode partout dans le monde parce qu’il vaut mieux manger chez soi, à l’abri du battage de la vie publique. L’un des signes de la crise politique actuelle n’est pas seulement le contrôle du privé sur le public, les scandales privés et publics, mais aussi que les citoyens choisissent le refuge à la maison, l’abri contre l’extérieur, la cuisine moléculaire contre le banquet syndical.
Sur le goût des aliments et l’absence d’appétit du discours politique
Pourtant, le goût doit s’affiner en société, pas seulement dans les party d’une élite. Au printemps du calendrier, et l’histoire politique le rappelle, le goût de la fraîcheur se trouve dehors, au grand air. Si les citoyens ne participent plus à la vie politique, ce n’est pas parce qu’ils ne mangent plus, au contraire, mais parce que les aliments qu’on leur sert n’ont plus de sapidité. On le sent partout : les discours actuels, au lieu de nourrir l’espoir et de donner un sens à la vie (cum sapit, disait Augustin), visent à profiter des dernières ressources avant la fin du monde. Quand on relève le déficit démocratique et le désengagement politique, on ne mentionne pas que les individus ont le goût de la cuisine et de la rénovation de leur maison, on ne dit pas que le goût s’est déplacé. Le goût a évolué avec notre modernité : de commun, il s’est individualisé et privatisé. Loin du parlement et des espaces publics, le goût s’est réfugié dans le spectacle, sans malheur, du chacun chez soi. Le goût va donc de pair avec le moment et la présentation des aliments. Le discours de la politique ne met pas les citoyens en appétit, il ne réussit plus à faire saliver, il manque de fraîcheur. C’est pourquoi on lui préfère le sport et la cuisine. Il est possible de montrer, au moyen d’un exemple simple, que le goût de la politique est parfois douteux.
Indigestion ! Les politiciens préfèrent le goût du hockey au débat des chefs !
Au Canada, par exemple, nous vivons une campagne électorale fédérale. L’épisode durera une quarantaine de jours et le scrutin aura lieu le 2 mai prochain.
Or le temps de cette nouvelle campagne correspond – s’agit-il d’un simple hasard ? – au début des séries éliminatoires de la Ligue nationale de hockey sur glace. Pour ceux qui ne connaissent pas bien le hockey professionnel nord-américain, disons qu’il s’agit d’un sport violent, sanglant, dont les règles sont l’objet d’interprétations libres de la part des arbitres. La légendaire équipe de Montréal, qui profite de l’appui inconditionnel, complaisant voire fanatique des médias québécois, connaît une grande popularité ; ses partisans sont prêts à tout pour se faire voir et chanter des slogans en anglais. Ils confondent sport et politique.
Coup de théâtre la semaine dernière : on apprend que les chefs des partis politiques ont eux-mêmes demandé aux télédiffuseurs de devancer la présentation du débat des chefs afin qu’il ne soit ne pas présenté le même soir qu’une partie des Canadiens de Montréal ! Qui aurait pu prévoir cela ? Que dire quand les chefs insistent pour regarder une partie de hockey, en faisant passer le spectacle d’athlètes millionnaires avant les intérêts politiques de la nation ? Sinon que des « chefs » sans appétit désavouent publiquement leur cuisine et craignent l’indigestion. Ils savent que leurs discours ne « passera » pas en même temps que le hockey. Si Brillat Savarin notait que tout repas exige son temps, alors notre temps n’est plus au discours politique ! Mais à quel moment devrons-nous servir des plats politiques et goûter l’avenir ? Mieux : qui a le goût de la politique ? Telle est la question, une question qui dépasse probablement le Québec et le Canada.
L’âge de l’intoxication politique et la recette du bonheur individuelle
La réponse n’est pas facile. Sans doute que la politique, comme activité partisane, a déjà connu de meilleurs moments. Cela est triste car le corps social a besoin de marche, d’idées et d’espoir. Il doit s’alimenter. Les chefs sont là pour concocter de nouvelles recettes et essayer de nouveaux ingrédients. Ils sont là pour proposer des saveurs, des odeurs. Si les citoyens sont prêts à débourser 150 dollars pour assister à un gala de boxe, une course de Formule 1 ou à un spectacle, c’est qu’ils préfèrent se nourrir à d’autres râteliers que ceux de la politique. Sentant leurs propos indigestes et leurs « recettes » avariées pour le commun – c’est la victoire de la culture de l’image sur la rhétorique – les chefs politiciens veulent aussi profiter de ce qui est au goût du jour. Que les citoyens soient politiquement intoxiqués et qu’ils préfèrent cuisiner des recettes de bonheur personnel dans leurs vies privées – à l’instar des Épicuriens qui avaient choisi le jardin et les plaisirs contre les violences de la vie urbaine – cela, les chefs l’avouent illico : eux aussi préfèrent un débat sportif à un débat politique ! Il n’est donc pas étonnant que pour les membres de la société gastronome, il n’y ait plus de recettes collectives, que du divertissement public et de la cuisine privée.
À Rome, on se comportait en Romain.
À Rome jadis, le tyran César – qui était au moins aimé de son peuple – préférait voir des hommes destinés à mourir dans un combat sanglant et ultime… plutôt que d’organiser des débats publics. Entre deux fêtes, les partisans les plus cruels appelaient les fauves !
On l’a oublié, mais cette époque était celle de la décadence…