Article body
Le printemps arabe ne fait que commencer. Après la Tunisie et l’Égypte, c’est presque toute la région qui fait écho au désir de changement profond. Chemin faisant, les spécificités locales retrouvent leur position décisive : en Libye, c’est une guerre civile sanglante qui s’annonce, au Bahrein, c’est le spectre d’un conflit sectaire à haut risque, au Yemen, c’est une forme de négociation indécise entre le pouvoir et les opposants, en Arabie Saoudite, les premiers signes d’une vraie contestation du pouvoir monarchique. En Iraq, c’est la légitimité même de la démocratie née de la guerre qui est en cause, alors qu’ailleurs, au Maroc, en Jordanie, en Syrie, les relais ne cessent de se tisser entre une population assoiffée de liberté et désireuse de vraie stabilité. Cet enchaînement fait problème et met à jour les difficultés de l’Amérique comme de l’Europe face au réveil arabe. Il suffit ici de comparer les postions officielles concernant la Libye, l’Égypte, d’une part, et le Bahrein, d’autre. On retrouve la litanie classique, celle des réformes pacifiques (pour la région du Golfe en tout cas), sortes de promesses sans fin qui ont pendant longtemps fait rêver les dictateurs et les monarques sur la sincérité de leurs bonnes volontés.
Si les révoltes sont motivées en grande partie par la misère, l’argent seul ne suffira pas à les satisfaire. On l’a déjà vu dans le cas du Bahrein et nous le verrons en Arabie Saoudite. Car la misère en cause ici est la fille non pas seulement de la pauvreté, mais surtout d’une situation politique générale : celle de l’absence de toute véritable institution autonome, de la vie sous des lois d’urgence qui ne font qu’éliminer tout processus politique et exclure toute forme de participation. C’est cette convergence entre le politique et l’économique qui fait la spécificité de la révolte arabe actuelle. Les peuples ne veulent plus et ne peuvent plus être de simples spectateurs. Que s’est-il passé ?
Un changement de regard, l’émergence d’une autre culture, insoupçonnée, et portée en grande partie par le numérique. Ces changements ont fait tomber la peur. La jeunesse a saisi pleinement les outils en les transformant en véritables armes contre le silence imposé par la censure. Plus encore, le numérique a permis et permet la formation de communautés efficaces car elles ont su décrire et défendre leur cause loin de toute surenchère et toute violence. Les principes, disons même les idéaux de cette démocratie virtuelle souvent mal comprise, ont ici fonctionner en direct. Certes, la chaîne Al Jazeera a joué elle aussi un rôle déterminant (en tout cas en Tunisie et en Égypte, et comme elle continue de le faire en Libye). Mais on voit aussi les limites de son pouvoir car elle reste réservée pour ne pas dire timide quand il s’agit de l’Arabie Saoudite ou du Bahrein. En un sens, Al Jazeera ne représente qu’un moment transitoire car elle est toujours issue du modèle ancien, celui du patronage des riches et des puissants.
Al Jazeera est un agent provocateur, en tout cas pour l’Establishment. Inaccessible aux États-Unis, car longtemps soupçonnée de sympathie avec l’ennemi, elle s’est transformée, ces deux derniers mois, en symptôme d’un autre échec : celui, en premier lieu des politiques occidentales dans le monde arabe et, en second lieu, celui de la grande majorité des experts de la région. Mais au-delà de cette constatation, les mutations actuelles du monde arabe commencent à donner lieu à un regard auto-critique en Occident, et surtout aux États-Unis. Il est trop tôt pour juger des réalités politiques de cette introspection qui ne fait que commencer, mais on peut déjà soulever quelques éléments révélateurs.
Mme Clinton a exprimé cette position nettement la semaine dernière lors de son intervention devant le Sénat à Washington. Selon elle, il est temps de se réveiller et de prendre en compte la nécessité d’une véritable communication avec les populations arabes, au-delà des messages véhiculés par les films de Hollywood et les lieux communs de la publicité. Les règles ont changé car en partie les outils sont autres et surtout les utilisateurs sont, de par la nature même des plateformes, plus avisés et inclinés à faire confiance à leur réseau et non plus exclusivement aux autorités classiques. C’est ce conflit d’autorités et de légitimés au cœur de la culture numérique qui est aussi au centre la crise générée par les révoltes arabes. Voice of America et le service arabe de la BBC ne suffisent plus : ils doivent désormais fonctionner dans un champ plus complexe et plus difficile, et peuplé par une multitude de sources et de relais. Il ne suffit plus d’énoncer et de dire, il faut dialoguer et convaincre.
Selon Mme Clinton, la position américaine est victime d’une double distorsion. La première est issue directement des séries télévisées, des films et de la culture populaire américaine, et la seconde est imputée aux chaînes pan-arabes, surtout Al Jazeera. Pour elle, il s’agit d’une nouvelle guerre froide de l’information opposant les grands du monde : les États-Unis et la Chine. C’est cette guerre qui compte pour elle, au-delà même de la situation actuelle dans le monde arabe, car, il va de soi, que la politique est la bonne et c’est la bonne transmission et compréhension du message qui font défaut. Il me semble que ce recours au cliché de la guerre froide est à la fois facile et surtout révélateur d’un aveuglement. La globalisation et le numérique changent la donne d’une manière radicale, surtout dans le domaine de l’information. On n’est plus dans un monde binaire (souvent bêtement reproduit dans les débats d’experts et de politiques sur les chaînes télévisées). C’est le triomphe de l’hybride, de la diversité et du complexe. Revenir à un schéma qui a pu fonctionner dans le siècle précédent ne fait qu’accentuer le détachement entre les politiques et les populations. Il faut accepter que le numérique nous impose d’abandonner la communication à sens unique, sans débat ni contestation. La voix unique n’est que l’héritage de ce qui a toujours fait problème dans le monde arabe, comme dans les rapports de l’Occident avec ce monde.
Les propos de Mme Clinton sont d’ailleurs très importants car ils expriment pour la première fois, et d’une manière on ne peut plus claire, l’importance de la culture dans la politique. C’est une position relativement neuve aux États-Unis où d’habitude c’est l’économie et les choix stratégiques qui sont les plus déterminants. Maintenant, grâce à ces outils et ces plateformes qui ont, à leur manière et selon les lieux, façonné les révoltes arabes, la culture retrouve sa juste position et invite un examen critique des représentations de soi-même et de l’autre dans le nouveau cadre global. La guerre de l’information ne doit pas se transformer en guerre de propagande car en face de la machine diplomatique américaine il n’y a pas d’URSS ni d’État. Il n’y a que les voix populaires circulant sur le réseau.
La situation actuelle dans le monde arabe peut paraître chaotique et surtout donner l’impression d’un échec ou du moins d’un ralentissement des changements. Mais il ne faut pas qu’elle devienne l’excuse d’une nouvelle guerre froide. Laissons le temps, malgré les difficultés, aux révoltes.