Abstracts
Résumé
« L'idée est plus réelle que le réel », voilà la constatation que fait Edgar Morin face à la sacralisation du sens et de la raison de notre univers contemporain, qui a tant de mal à regarder la complexité de la réalité telle qu'elle est. La réussite technologique, même remise en cause, continue d'exalter la magie de la raison beaucoup plus adorée qu'on ne le croit, au point qu'elle est mise à toutes les sauces et justifie tout. Puisqu'il faut absolument avoir des certitudes ! Tant pis si la vie psychique est laminée par cette logique infernale et n'a souvent d'autre issue que d'emboîter le pas de cette religion implicite. A moins d'esquisser une révolte plus ou moins maladroite (hystérie) que seuls les meilleurs artistes arrivent à transcender pour nous ouvrir à d'autres mondes.
Mots-clés :
- Edgar Morin,
- sens et présence,
- pulsion insatiable,
- pensée magique,
- raison, folie de la raison,
- société toxicomane,
- moi inexistant,
- hystérie,
- zouc
Article body
1ère partie
Introduction
J’ai rencontré Edgar Morin en l’an 2000 dans un colloque sur la passion. Le propos d’Edgar Morin était étonnant : la raison pouvait devenir une passion folle. Je lui répondais d’instinct, sans avoir élaboré quoique ce soit, directement du moins sur le sujet : elle est toujours folle.
D’où un débat où je découvrais mes armes et à quel point je pensais pouvoir continuer d’avoir raison, sans toutefois convaincre, je le crois, mon illustre interlocuteur.
Mais quelque part nous avions pris date. Il soutenait ma pièce Caïn contre Caïn (un israélien et un palestinien enfermés dans la même prison) jouée à Lyon en 2005 et 2007.
Et comme je reprenais le thème de la folie de la raison, à partir de ce qu’Edgar Morin avait écrit lui-même dans La Méthode 4, avec des articles parus sur Sens Public qui continuaient de l’intéresser, nous avons décidé d’un commun accord d’organiser un débat qui a eu lieu à Paris le 31 octobre 2009 au Centquatre.
Edgar Morin téléphonait vingt minutes avant l’heure à son médecin… mais il restait et a tenu une véritable conférence pendant deux heures…
Nous avions décidé de poursuivre mais sa présence était moins sûre.
Le 20 février 2010, toujours au Centquatre, il n’était pas là.
J’officiais seul. Une heure de conférence, une heure de débat dont je voulais lui rendre compte dans des développements finalement plus longs que prévus.
L’étonnement de Freud
Incroyable étonnement de Freud (daté de 1932) dans les Nouvelles Conférences.
Il s’étonnait de ce que
« les hommes n’exigent pour expliquer les choses qu’un seul motif, recherchant les explications simples et aiment que les problèmes soient résolus. Avec leur besoin de certitude et leur intolérance habituelle aux lacunes d’une théorie, ils semblent ne pas demander à la psychologie un progrès de la connaissance. Mais on ne sait quelles autres satisfactions. »
Lou Andreas Salomé en avait rajouté en disant « qu’il était nécessaire de combattre ce besoin propre aux penseurs : trouver dans les choses une unité dernière. »
Vu avec les yeux du 21e siècle l’étonnement de Freud, aggravé par le combat moraliste de Lou Andreas Salomé, nous étonne à notre tour.
N’avait-il pas perçu un élément clef de la psychologie humaine, qu’il avait plusieurs fois subodorée sans la prendre jamais véritablement en compte : l’irrécusable insatiable de nos pulsions dont il a seulement, en définitive, convenu qu’il en avait sous-estimé la force (Analyse terminée, Analyse interminable) ?
Il s’était pourtant déjà trouvé dans une situation analogue ; parasitage de sa pensée par des forces inconnues qui venaient subvertir, justement, ses explications trop simples.
Nous faisons allusion à sa découverte du transfert qu’il a considéré, dans un premier temps du moins, comme un parasitage inutilisable, conseillant même à ses patientes enamourées des bains de sièges froids.
Disons qu’il n’a pas eu le temps de considérer combien ce nouveau parasitage pouvait être important et même révolutionner la psychanalyse.
Car il voit et il ne voit pas, n’osant pas s’interroger sur ces « autres satisfactions » qui auraient pourtant dû le passionner. Il en donne quelques éléments : « un seul motif, des explications simples, la totale résolution des problèmes ». Lou Andreas Salomé rajoute : « une unité dernière ».
On pourrait penser que cette double condamnation n’est pas si naïve et cache en réalité une critique bien ciblée de la pensée religieuse. Pas reconnue en tant que telle d’autant qu’elle avait eu le culot de se glisser là où on ne l’attendrait pas, dans la recherche du savoir.
Le progrès de la connaissance serait piégé par une force cachée qui, sans être religieuse, fonctionnerait en définitive de la même manière et viendrait obscurcir l’arsenal du travail de recherche par des fonctionnements infantiles si ce n’est religieux ?
La cause unique, simple, systématique et qui expliquerait tout comme le font les enfants dans la découverte du monde : « le lait fait le pipi, la viande le caca. » Ou bien « un baiser suffit à faire un bébé. » C’est en effet la logique des adultes qui fascine à ce point les enfants et, faute de pouvoir la manier avec dextérité, vont s’inventer toutes sortes de prélogiques balbutiantes qui font le délice des adultes.
Cela dit, dans le développement des sciences, et de la médecine en particulier, les adultes n’ont pas fait mieux.
La fameuse saignée qui, du temps de Molière, soignait tout, n’était-elle pas une généralisation parfaitement abusive d’un soin adéquat dans le cas des œdèmes aigus du poumon qu’on ne devait pourtant pas savoir diagnostiquer avec une grande précision, le concept n’en était même pas formé ? Mais qu’importe, la saignée pouvait soigner une fois, elle devait soigner toutes les fois.
On retrouve là le thème développé par Edgar Morin de « l’idée (qui) devient plus réelle que le réel. »
On retrouve la même erreur dans les premiers traitements des intoxications. L’idée géniale consistait à traiter logiquement l’intoxication par le produit antidote. Provoquant les effets inverses, il devait tout guérir alors qu’il n’était qu’une intoxication supplémentaire… Quant au domaine astronomique, il était évidemment beaucoup plus glorieux de penser que c’était le soleil qui tournait autour de la terre.
Triomphe de l’idée que la religion avait prise à son compte !
Finalement ce que l’on peut noter de plus évident, aussi bien chez l’enfant que dans l’histoire des sciences, c’est cette précipitation vers l’idée qui permettrait sinon la maîtrise du monde du moins la maîtrise par la pensée de ce qui pourrait se passer dans le monde. Avec un double avantage : mieux connaître le monde, soi-disant, et du coup se conforter de ce savoir pour exister : j’ai raison.
La raison naît de cette nécessité d’avoir raison qui devient mythe fondateur d’un Moi déserté.
La raison comme tête chercheuse
Du coup on a complètement oublié les moyens d’arriver à un résultat, au moins apparemment présentable, susceptible d’être considéré momentanément comme une vérité acceptable. La théorie de Lacan affirmant que « la forclusion du nom du père dans la tête de la mère » était la cause du fonctionnement psychotique, avait fait flores au point d’avoir été adoptée non seulement par les autres écoles de psychanalyse mais par la psychiatrie toute entière ou presque… L’idée était trop belle. Là encore la toute puissance de l’idée unique prévaut, a priori, sur les étiologies multifactorielles…
Erronée ou pas, la raison serait essentiellement cette tête chercheuse des causes et des conséquences dans une recherche du sens à tout prix. Tant la connaissance du monde renforce l’assurance personnelle, le savoir étant un premier pouvoir. Qui ne s’est jamais surpris à vouloir avoir absolument raison contre la terre entière ?
Difficile évaluation du rapport entre les causes et les effets. Pasteur a parfois été en difficulté pour prouver l’existence des microbes qui sont devenus une évidence. Ce qui, on s’en doute, n’était pas le cas ! N’était-ce pas scandaleux pour la logique humaine que des êtres microscopiques soient responsables de si grandes épidémies ?
Enfin le système des causes et des effets, cette tête chercheuse de la raison, est entaché d’une complication supplémentaire : c’est la réplique exacte du couple désir-satisfaction avec tous les aléas subjectifs que ce couple ne manque pas de suggérer. On conçoit, dès lors, à quel point la finalité peut obstruer la véracité d’un système. On sait comment Staline a utilisé les idées erronées de Lyssenko pour dénoncer le caractère « réactionnaire, idéaliste, métaphysique et stérile » de la théorie chromosomique de l’hérédité.
La fonction du détour dans l’appréciation du monde, qui seule apporte la distance nécessaire à la prise en compte des causes réelles des effets repérés, a décidément beaucoup de raisons d’être mise à mal : la double précipitation (maîtriser le monde et récupérer le narcissisme du savoir) cache souvent une finalité anticipée comme dans un procès où l’accusé est jugé d’avance par préjugé, facilité ou nécessité de trouver un coupable au plus vite.
Le médecin peut plus facilement à partir d’une première hypothèse, se rapprocher par élimination progressive des diagnostics différentiels de la bonne étiologie : se tromper au départ ne nuit pas car l’hypothèse initiale trace la voie de la recherche.
L’idée n’est plus alors qu’un fil conducteur qui conduit d’hypothèses en hypothèses mais reste le moteur de recherche.
La raison toute faite oublie trop combien l’idée au départ est un furet qui peut naviguer de causes en causes avant de se fixer sur un système de causalité utilisable. Même si « le savoir absolu », c’est-à-dire la coïncidence absolue entre le concept et l’expérience, visée par Hegel, reste un mythe de la raison presque banal !
La raison et les raisons
Le savoir absolu de la raison nous permet du coup de pouvoir différencier la raison et les raisons, c’est-à-dire les raisons de la raison. Ou plus exactement les échafaudages de la raison. Mais loin d’être la tête de proue de toutes les raisons de la terre la raison garde un statut à part, au-delà de toutes ses infrastructures.
Dans un au-delà des combinaisons exemplaires qui peuvent la constituer, la raison est cette divinité qui nous permet de contempler le rationnel absolu dans une connivence attendue avec le savoir absolu.
En ce sens, elle s’est élevée au rang de mythe avant même d’exister tant le rationnel absolu, lui, il n’y a jamais eu aucun doute sur son existence. Alors même que ni la physique ni les mathématiques ne peuvent le confirmer. A plus forte raison dans l’ordinaire de la vie où le rationnel n’est que relatif et vire, parfois mais pas toujours, au seul raisonnable.
Tant la raison conserve contre toute évidence l’idée que le rationnel, c’est-à-dire l’exacte vérité des rapports des causes et des effets, est possible.
Il est bien certain qu’il vaut mieux ne pas se tromper sur les causes d’une panne de voiture qui pourtant, déjà, ne sont pas toujours évidentes.
L’étiologie d’une souffrance corporelle est, quant à elle, encore plus difficile à déceler.
Pour une souffrance psychique cela devient beaucoup plus compliqué tant les étiologies se noient dans la complexité.
Quant à la cohérence esthétique d’une œuvre d’art, la rationalité rend les armes, ce qui ne veut pas dire que l’irrationnel se permette le n’importe quoi et que l’analogie esthétique puisse se passer d’une scrupuleuse précision.
La psyché navigue ainsi entre raison rationnelle et analogie irrationnelle. D’une logique qui se veut précise, on est passé au monde des correspondances beaucoup plus lâches et aléatoires que les Surréalistes ont essayé d’étirer à l’infini.
Dès lors qu’on se pose la question de ce qui peut modifier la vie psychique, on ne peut ni récuser l’idée rationnelle, ou supposée telle, qui pourrait transformer le sens, ni la présence transférentielle qui, au minimum, permet d’actualiser une pensée.
Le transfert n’existe pas sans la pensée alors que la pensée peut s’évader sous forme d’idées.
Car le monde des idées ne veut plus rien savoir de nos deux implications fondamentales :
– Le trop plein affectif[1], nos pulsions insatiables.
– L’insuffisance d’être[2], l’absence du Moi.
Si bien que les philosophies ont pu élaborer sans fin des systèmes de soi-disant vérités intellectuelles, en réalité totalement coupées du réel et qui ne survivent que dans le culte de la raison de leurs raisonnements. La raison mythique peut ainsi se permettre d’être folle à l’insu de ses utilisateurs et de ses destinataires à condition de rester en circuit fermé. N’est-ce pas, majoritairement, le fonctionnement de l’élite intellectuelle de notre pays ?
Pulsion égale Passion
Il faut dire que la psychanalyse n’a pas beaucoup aidé dans ce déchiffrage et pour cause puisque elle-même est partie sur une idée force, pratiquement unique au départ, à savoir le refoulement sexuel même s’il s’agit plus exactement du sexuel infantile. Elle n’a pas évité non plus le réflexe totalitaire qui fait qu’ayant trouvé une idée nouvelle, elle se devait de pouvoir tout expliquer, à commencer par la curiosité qui ne pouvait être qu’un déplacement de la curiosité sexuelle. Alors que le bébé explorateur commence à regarder le monde dès sa première semaine de vie.
De plus en mettant en exergue l’oral, l’anal et le génital, oubliant même, tant qu’à faire une théorie pulsionnelle orificielle, le nez, les yeux et les oreilles, elle récusait la possibilité d’un pulsionnel de la connaissance. Heureusement Bion a en quelque sorte sauvé l’honneur de la psychanalyse en développant la pulsion épistémophilique, qu’il a su dégager de la curiosité pour les contenus du ventre maternel (Mélanie Klein). Le bébé explorateur avait enfin trouvé ses lettres de noblesse, à ceci près que ni Bion ni ensuite Melzer ne parlent d’une pulsion insatiable. Sartre, privilégiant le « Pour Soi » face à un « En soi » inexistant, rejoint le thème de l’intentionnalité de Merleau-Ponty mais ni l’un ni l’autre ne développent le thème de l’insatiable : que l’existence puisse, parfois, précéder l’essence était déjà si remarquable, face aux pouvoirs des idéologies et des religions, il ne fallait pas quand même leur en demander trop !
C’est en définitif André Green qui en articulant l’équation « pulsion égale passion » a relevé le gant d’une psychanalyse qui prendrait enfin le taureau par les cornes de la pulsion.
Car il va sans dire qu’à partir du moment où la psychanalyse reconnaît enfin cette pulsion épistémophilique, malgré son handicap d’un au-delà du ventre maternel, elle présente bien évidemment, comme les autres pulsions orales et génitales, un appétit insatiable.
Si ce côté insatiable de la pulsion est une évidence pour certains, voire une tautologie, pour d’autres elle n’est qu’un excès qu’on retrouve chez les caractériels, les paranoïaques, les psychopathes, chez certains psychotiques voire chez les hystériques. Mais elle ne concerne pas l’individu normal. Comme la mégalomanie qui n’est bien évidemment que pour les enfants…
Cette cécité est d’ailleurs d’autant plus grande, malgré ce qu’en dit Lou Andreas Salomé (mais peut-être avons-nous tous les deux raison), chez les intellectuels. J’ai remarqué que plus on monte dans l’échelle culturelle de la société, plus la cécité à ce sujet était opaque. Il est peut-être difficile pour un esprit cultivé d’admettre des prétentions inadmissibles alors que justement elles deviennent de plus en plus évidentes…
L’évidence de l’insatiable pulsionnel ne serait-ce que dans le narcissisme exacerbé, aigri ou prétentieux, de tout un chacun, crève tellement les yeux dans la multiplicité des conflits humains, des plus misérables aux soi-disant les plus grandioses, qu’on arrive difficilement à comprendre cet aveuglement.
Il n’y a pourtant que l’extrême et l’extraordinaire, de l’exploit aux crimes les plus odieux, que les médias doivent resservir inlassablement au grand public. On pourrait dire que plus cet insatiable est prégnant plus la formation réactionnelle est nécessairement à la hauteur de l’enjeu qui est redoutable.
On voit d’ailleurs que derrière cet insatiable se profile les dinosaures de l’argent et du pouvoir sans parler des tyrannies beaucoup plus ordinaires qui font les délices du sadisme de la vertu.
Les prétentions de l’insatiable du savoir, du pouvoir et de l’argent sont telles qu’elles subissent inévitablement un refoulement équivalent au désir sexuel. Le refoulement ne concerne pas que le sexuel même s’il reste le plus souvent, ici, au niveau du déni. Sur un point, par contre, je me différencie d’Edgar Morin. C’est justement à propos de l’origine de l’insatiable qui conduit à percevoir combien, derrière notre monde apparemment rationnel, on peut voir un monde animiste dont l’astrologie n’est qu’un épiphénomène absolument dérisoire. Pour lui « La Providence s’est introduite en catimini dans la Raison du siècle des Lumières, qui est devenue Déesse, puis elle s’est introduite dans l’idée de science à la fin du 19e siècle ». Et de conclure, toujours dans la Méthode IV : « Nos mythes sont encapsulés dans les idées abstraites, y compris dans l’idée démystificatrice de la Raison »[3].
Ma différence ne concerne pas le fond de sa conclusion. Naturellement, la raison initialement porteuse de l’insatiable, deviendra mythe. Pour moi, la raison n’est pas contaminée secondairement par la nécessité religieuse d’un sens à tout prix. Elle l’est dès le départ. Même si certaines nécessités idéologiques fanatiques peuvent donner l’impression d’une sujétion secondaire, par une conversion subite par exemple. Le terrain préparé était là, offert, à la prégnance d’une croyance totalitaire.
Un Moi inexistant
C’est la nécessité de cette recherche d’une « unité dernière » comme le dit Lou Andreas Salomé, qui doit maintenant nous arrêter plus avant. Dès lors que l’on pourrait considérer le concept de « pulsion insatiable » définitivement acquit ! Nous avions repéré deux éléments : maîtriser le monde mais également récupérer un savoir narcissique suffisant pour se faire une place honorable dans la société.
On voit qu’on n’est plus ici dans l’excès mais dans le manque de consistance d’un Moi que ni Sartre ni Merleau-Ponty n’arrivent à prendre au sérieux même s’ils n’utilisent pas exactement ce mot.
Autre analogie éloquente, celle de Heidegger dont Sartre s’est peut-être inspiré. Tant pour lui le fondement de l’être est le néant. Sans doute le néant « de cet être qui pourrait ne pas être et ne sera bientôt plus » n’est pas tout à fait de l’ordre de la préoccupation d’un Moi qui gérerait comme il pourrait ses différents « étants ». Mais il met en cause un Moi qui irait de soi, ne serait-ce que par son existence corporelle.
De même réduire l’Étant à une intentionnalité serait abusif mais un de ses caractères essentiels consiste à être constamment « en avant de lui-même » sans arriver jamais à combler le vide de l’être.
Ultime possibilité la langue deviendrait « la maison de l’être », thème reprit par Lacan : « Nous naissons dans le langage. »
C’est la raison pour laquelle ce dernier était très septique vis-à-vis du Moi et d’ailleurs de la 2e topique freudienne dans son ensemble (Moi, Ça, Surmoi). Il essaya néanmoins de remplacer le Moi freudien par un nouveau concept qu’il ne saura pas mieux définir que comme « une parole vraie » : le Symbolique.
C’est dire l’état misérable du Moi qu’il faudrait se décider à considérer une fois pour toute comme inexistant, du moins au départ. Si l’on regarde d’ailleurs le fondement du Moi chez Freud et dans la psychanalyse classique on fait une très curieuse découverte. Regardons d’un peu plus près le curieux attelage de l’Oral, de l’Anal et du Génital, et cette volonté de mettre en exergue les orifices essentiels de notre animalité. En opposition avec les orifices de la connaissance et de la raison puisque par définition chacun sait combien cette dernière est raisonnable ! L’animalité refoulée et le primat du sexuel. Soit ! Mais alors qu’en est-il de l’appétit anal ? Puisque le désir de pénétration anal n’est pas anal mais sexuel. Les psychanalystes d’ailleurs ne s’y sont pas trompés, de Karl Abraham à Grünberger (« le Narcissisme »). Ce n’est pas l’appétit anal (dont ils ne parlent pas) qui les intéresse, mais le sphincter anal dont ils n’osent pas dire que la maîtrise est le seul prototype corporel de l’existence d’un Moi qui parviendrait à contrôler ses pulsions. Pourquoi pas le sphincter urinaire ? Le pauvre a eu moins de succès comme prédécesseur du Moi. Encore qu’il a pu être considéré, dans l’énurésie froide, comme symbole d’un Moi en état d’abandon et par conséquent défectueux (René Diatkine). Pourquoi ce silence et pourquoi ces confusions ? Ce n’est pourtant pas la phraséologie du manque qui fait défaut dans le monde de la psychologie et de la psychanalyse depuis la blessure, la perte, le deuil tous ces éléments sont considérés peu ou prou comme des traumatismes du Moi qu’il faut consolider et cela de la psychanalyse américaine (Hartman) aux thérapies comportementalistes et soi-disant cognitives.
Toutes sortes de méthodes (EMDR, etc.) sont présentées pour délivrer le Moi de ses traumatismes sans plus jamais avoir l’idée qu’il pourrait s’agir d’une problématique autrement plus subtile et plus complexe que cette participation volontaire-involontaire à la toxicomanie du monde.
Lacan en posant les problèmes ontologiques de la castration et de la structure du Moi avait du moins élevé le débat. Mais il faut bien savoir néanmoins que son idée fixe était de faire de la psychiatrie et de la psychanalyse une science aussi exacte que la physique ! Cette prétention exorbitante ne nous est peut-être pas complètement étrangère : une logique mathématico-langagière qui arriverait à expliquer l’ensemble de nos comportements, fût-ce à partir d’équations mathématiques (les mathèmes) dont le moindre bon sens aurait pu, malgré tout, flairer la fumisterie. Sokal et Bricmont ont pu ainsi mettre en évidence (dans leur livre Les impostures intellectuelles) combien un grand nombre d’intellectuels français ont pu utiliser à tort et à travers les mathématiques pour conforter leurs thèses. Cette onction mathématique erronée nous paraît être de l’ordre de la nouvelle distribution du sacré dans notre société animiste. Ce ne sont plus les évêques qui tiennent le goupillon mais les mathématiciens (malgré « l’incomplétude » du théorème de Gödel : il n’y a pas de logique absolue. Une déception qui devrait poser problème).
Cela dit Lacan aura eu le mérite, entre autres, d’avouer à la fin de sa vie qu’il avait échoué et que la psychanalyse n’est pas une science mais une pratique.
Deux options peuvent être tirées de son incroyable aventure intellectuelle, frisant la paranoïa, mais qui, justement, en ce sens, nous ressemble :
– d’une part une sorte de morale du renoncement. « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Voire une conception mortifère de la psychanalyse : « Aussi bien le sujet qui entre dans l’analyse sur le motif d’une problématique sexuelle en sort-il par l’accession à la pulsion de mort. » (Pierre Kaufmann).
La pulsion de mort qui n’en finit pas de mourir (Bergeret) a une fois de plus bon dos. Dès qu’une explication manque, la pulsion de mort est là pour suppléer à l’absence d’élaboration. Voilà l’exemple d’une idée médiatisée (Mesrine) qui est très pratique et a réponse à tout. Avec l’instinct de mort le triomphe de l’idée est total !
– d’autre part une ouverture beaucoup plus intéressante, quoique cachée ou fossilisée par ses successeurs. Ne serait-ce déjà que par le Phallus qui manque à sa place, symbole de la toute puissance et du manque qui n’est pas seulement la case vide qui permet la mobilité d’un système.
Ne pourrait-on pas y voir le « paradoxe de la finitude » qui caractérise à la fois le vide du Moi et l’incroyable créativité de nos pulsions insatiables dans la mesure où plus une œuvre (ou une personne) développe les tenants et les aboutissants de son enracinement dans un lieu et un temps finis, plus elle peut devenir universelle. Tel le poète Rainer Maria Rilke qui a fait inscrire sur sa tombe l’épitaphe suivante : « Roses, oh pures contradictions, joies de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières ».
L’universel s’incruste dans un destin qui échappe à la facticité et à l’apparence pour mieux ressurgir comme défi au temps et au monde. Pascal avait dit quelque chose d’analogue.
Lacan a même pu broder, au-delà de la facticité de ses théories, l’ébauche d’un monde proche d’une utopie hystérique. Ne serait-ce déjà que par sa définition parfaitement ludique : « Le réel c’est l’impossible ! » Qu’on peut prendre aussi bien du côté de la pulsion, dont il ne voulait pas entendre parler, que de l’inexistence du Moi. Ses interprétations en jeu de mots vivants (et non pas systématiquement plaqués comme ses successeurs les utilisent le plus souvent) qu’il a caractérisé par le concept du « mi-dit » paraissent aller dans le sens d’une psychanalyse qui permettrait au patient de récupérer son hystérie et non plus son instinct de mort ! Que n’a-t-il développé le thème !
Le Moi-pulsion
Une nouvelle définition de la névrose va donc bien au-delà des conflits intérieurs puisqu’il faut se débrouiller avec une situation intordable. Des pulsions insatiables d’un côté et un Moi inexistant de l’autre. Comment arriver à s’en sortir ?
Les enfants n’y vont pas par quatre chemins. Ils utilisent inévitablement les deux seules voies qui leur sont possibles.
La première trop évidente, l’utilisation des parents ou de leurs substituts comme Moi substitutif. Tellement évidente que sa vérité en a été oubliée avec une conséquence qui n’est souvent plus prise en compte, à savoir que si les parents ne sont plus capables de jouer ce rôle-là, il faut que d’autres adultes puissent jouer le rôle impérativement. Le rétablissement des relations parents-enfants devrait cesser d’être le nec plus ultra de l’idéologie explicite de l’enfance inadaptée (Maurice Berger) comme c’est trop souvent le cas qui plus est à des fins d’économies qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez…
La deuxième est beaucoup moins évidente. A vrai dire, l’enfant n’a pas d’autre solution pour essayer d’exister : seules ses pulsions peuvent devenir son autre Moi possible, avec l’avantage supplémentaire qu’au moins elles lui appartiennent, même si elles sont folles. Tels les cris des bébés qui, de l’excitation primitive, deviennent de véritables entreprises de manipulation. Mais qui ont très peu, voire pas du tout intéressé les psychanalystes : difficile d’y trouver quelque chose de sexuel !
Bien évidemment c’est dans la confrontation avec l’adulte que l’enfant utilise son potentiel d’opposition (du « non » aux caprices en tout genre) pour essayer de s’affirmer. Et là, il est important de repérer le passage de l’opposition dans une situation donnée au bugne à bugne narcissique, le motif du caprice n’ayant plus d’importance, la seule chose qui compte étant d’être le plus fort et d’avoir raison : le narcissisme de la raison pointe son nez. De la mégalomanie libidinale on est passé à la mégalomanie narcissique. L’ébauche du Moi est un « Moi-pulsion » qui ne veut pas s’en laisser compter.
Inutile de dire que ce concept paradoxal du « Moi-pulsion » n’a pas fini de faire des siennes. Une psychanalyse doctrinale pourrait même dire que le but de la psychanalyse devrait être d’opérer le désajustement de ce curieux attelage pour aboutir à la sagesse et la sublimation… Mais que serait un Moi sans pulsion et une pulsion sans Moi ?
Il ne fait pas de doute qu’une théorie de la conscience, proche de la réduction phénoménologique de Husserl, pourrait permettre la saisie des essences fondamentales par l’intuition d’un Moi transcendantal c’est à dire dégagé des passions trop ordinaires. C’est un mythe caressé par les sages qui voudraient à tout prix nous libérer de l’asservissement des désirs.
L’ennui est qu’il ne faut pas trop s’interroger sur l’énergie qui nécessairement doit alimenter cette conscience surhumaine.
On peut donc dénombrer toutes sortes de « Moi-pulsion » :
– le Moi-pulsion dépendant de l’amour et de la prise en charge parentale qui lui-même, très rapidement, joue à prendre en charge les parents ;
– le Moi-pulsion omnipotent qui ne veut accepter, élaborer, digérer (les identifications) que ce qui lui convient ;
– le Moi-pulsion rationnel, à savoir « la raison » qui se fabrique sa prélogique puis sa logique portative pour comprendre le monde et développer sa maîtrise par le développement de son réseau de connaissances.
La dualité du « Moi pulsion » de la raison se révèle dans toute sa splendeur par un paradoxe permanent.
D’un côté, ce « Moi-pulsion » se considère comme le prototype même du rationnel en tant que fondement de l’organisation de la pensée et par conséquent du Moi.
De l’autre, il reste une tête chercheuse insatiable dans sa dévoration de la compréhension du monde, accumulant les nouveaux raids de connaissance et bien évidemment de la connaissance de la connaissance (l’épistémologie dont on pourrait dire que son rôle ultime consisterait à déterminer les limites de la rationalité des connaissances !).
Le jeu des lois et de la jurisprudence peut donner une image approximative de ce « Moi-pulsion » qui se veut à la fois fondement et recherche en action.
Aussi toutes sortes de positionnement extrêmes peuvent se voir :
– tantôt la raison s’abrite derrière sa rationalité éthique, politique, administrative pour mieux exercer sa tyrannie et son sadisme, cessant d’être une tête chercheuse et la récusant ;
– tantôt la tête chercheuse n’en finit pas de remettre en question la pensée unique, soit disant rationnelle d’un système.
Toute la question étant alors de savoir si cette remise en cause se fait au nom d’une analyse réelle de ce qui se produit dans le monde ou à partir d’une nouvelle rationalité explicite (révolutionnaire) ou implicite qui utilise les possibilités de la tête chercheuse pour imposer un nouveau système de pensée.
En sachant que tout système de pensée (prenons le marxisme ou la psychanalyse) à la fois ouvre de nouvelles manières de voir le monde et en même temps nous empêche de penser autrement c’est-à-dire nous empêche de penser tout court ! Paradoxe étonnant qui devrait au moins nous interroger…
Mais pire encore, Wittgenstein en insistant sur le fait qu’une pensée magique ne peut être remplacée que par une autre pensée magique, nous donne à penser que, par définition, l’analyse réaliste d’une situation est quasiment impossible à atteindre !
Serait-ce à dire que la raison dans sa recherche d’une rationalité absolue serait une pensée magique ?
Il n’y a qu’un pas que nous franchissons allègrement, vu l’étendue des nécessités tyranniques qu’exerce la toute puissance de la raison dans sa recherche du sens à tout prix.
On comprend, dès lors, beaucoup mieux les réticences vis-à-vis de la folie de la raison. Puisque la tête chercheuse de toutes les nouvelles relations de compréhension du monde se cache derrière les remparts d’une organisation de la pensée. Elle est en même temps quelque chose qui me dépasse, que j’ai pu faire mien et qui fonde ma vie. Cette recherche effrénée du sens n’est pas loin d’une position religieuse, en soi, même si les identifications inconscientes y sont, aussi, indubitablement pour quelque chose.
L’étude de la folie de la raison traite d’un nouvel inconscient très particulier, proche de l’inconscient de la première topique freudienne à propos de la sexualité dans la mesure où elle s’inflige un refoulement important. Mais proche également de la folie du Ça de la 2e topique dans la mesure où nous n’en finissons pas d’essayer de comprendre ce qu’en définitive nous ne comprendrons pas. L’énigme de notre venue sur terre : ce jeté dans le monde qui nous reprendra quand il voudra. La raison est, ainsi, beaucoup moins raisonnable qu’on aurait pu le croire, surtout face à son mythe. Sans parler de présupposés plus ou moins inattendus…
L’incroyable toute puissance de la raison et du sens à tout prix
La folie idéologique de la raison communiste allait très loin : jusqu’à légitimer sa barbarie sous prétexte qu’il s’agissait de stades nécessaires et inévitables pour sauver l’humanité de la barbarie future. Les idées déconnectées de la réalité peuvent décidément tout se permettre et même devenir force de loi. On pourra dire que la conviction mène l’idée par le bout du nez mais l’idée n’existerait pas sans la conviction.
On croit toujours que les idées sont mortes sous prétexte qu’elles sont devenues dogmatiques, du coup on a de la peine à voir ce que cache la nécessité de ce dogmatisme qui n’est jamais gratuit.
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Un exemple plus récent, du coup plus controversé, de stalinisme dans la politique française concerne bien évidemment les fameuses 35 heures. Cet exemple est très intéressant car l’idée du partage du travail était une idée vivante et réalisable tant qu’elle se situait dans un temps et un lieu donné. La généraliser à toutes les entreprises, systématiquement, était de l’avis même d’Edmond Maire (ex-secrétaire de la CFDT) abusif et inadapté. Les conséquences ont été beaucoup plus importantes qu’on ne le croit, non seulement parce qu’elles rendaient les entreprises françaises beaucoup moins compétitives mais parce qu’elles semblaient ouvrir les perspectives d’une société qui pourrait ne plus investir que ses loisirs. Et c’est, là, d’ailleurs où l’on peut saisir l’erreur fondamentale : un pays en difficulté, ce n’est pas le moment de lui demander de travailler moins, il fallait au contraire lui demander de travailler plus.
On voit, là, la force de l’idée magique qui rendrait le monde enfin agréable et nous libèrerait au moins des taches insupportables.
Les politiques qui ont initié les 35 heures sont-ils suffisamment imprégnés de l’aura magique de cette décision pour oser revenir ou sont-ils complètement discrédités pour avoir fait rêvé pour rien ?
On voit qu’il ne faut pas grand chose pour que l’opinion publique bascule d’un côté ou de l’autre. Mais dans les deux cas, ce ne sera pas les arguments raisonnables qui l’emporteront. C’est la manière d’envisager la magie du monde…
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Mais la folie de la rationalisation à tout prix n’en est pas restée là et a pris la forme de l’idéologie de la gestion. « Le gestionnaire » a ainsi envahi le monde de la politique et du management en général tant dans les administrations que dans les entreprises ce qui a entraîné les désastres que l’on connaît. Et pas seulement à France Télécom. Si l’on regarde de plus près la technique de cette rationalisation qui tue, le procédé en est très simple. Il consiste à tout transformer en recettes applicables à tout le monde d’une manière indifférenciée. Pour donner un exemple patent, des responsables de l’enfance inadaptée ont demandé à une institution de lui fournir les préceptes d’une théorie de la sanction vis-à-vis des enfants. Il leur a été répondu que cela ne pouvait pas être une pratique spécifique tant elle mettait en cause toutes les articulations c’est-à-dire toutes les strates d’échanges d’une institution : entre enfants, entre enfants et éducateurs, entre éducateurs, et entre les éducateurs et la direction.
Ce n’était évidemment pas du tout ce qui était demandé : un système clair net et précis applicable à tout le monde. Et qui, soi-disant, restaurerait l’autorité perdue des adultes !
La systématisation des évaluations théoriques et écrites, qui font perdre leur temps à tout le monde pour être mises dans un tiroir, est l’autre aspect de cette folie de la rationalisation qui pourrait apparemment donner raison à la société de contrôle décrite par Michel Foucault. A ceci près que l’évaluation concrète qui sert de valeur d’échange, en temps réel, est au contraire le pari quotidien du fonctionnement de toute collectivité humaine. Mais à ce moment-là on est loin des rationalisations abusives et irrespirables qui ne font que conforter l’aspiration au défoulement généralisé d’une société toxicomane.
L’opératoire de l’idéologie de la gestion a pour contrepoint la gamme de toutes les toxicomanies possibles et imaginables à commencer par la toxicomanie du travail.
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Moins évidente mais toute aussi efficace se situe la rationalisation des morales religieuses. On rentre là dans le monde de la tyrannie et du sadisme de la vertu. L’idée rationnelle et impitoyable se confond d’une part avec la croyance qui, au lieu d’ouvrir un monde imaginaire, devient dogme, d’autre part avec la nécessité pour les potentats religieux d’asservir les fidèles dont la forme extrême s’est manifestée par la prise de pouvoir des Ayatollahs en Iran. Mais dans un pays laïque comme la France, il ne faudrait pas croire que la systématique de cette rationalisation dogmatique nous soit épargnée, ne serait-ce que dans les vestiges du pouvoir ecclésiastique comme c’est souvent (mais pas toujours) le cas dans l’enseignement catholique. Il est bien évident que si des systèmes de tyrannie idéologique religieux ont pu ou continuent d’asservir les croyants, c’est qu’eux-mêmes sont complices d’un tel embrigadement qu’ils ne se résignent pas à quitter au profit d’une individualisation des conduites immédiatement décriée comme égocentrique. Alors qu’en réalité, elles demandent un travail d’élaboration et d’autonomie personnelle qui ne peut que s’ouvrir à l’altruisme. Le rêve de l’égalité cache ainsi une volonté de persévération des tyrannies dogmatiques sur l’autel sacrificiel des certitudes religieuses. Offrir aux populations des certitudes a été et est encore le fer de lance des religions.
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C’est en ce sens que le philosophe Claude Lefort a tout à fait raison d’insister sur le fait que la démocratie porte en elle « la dissolution des repères de certitude ». Et que c’est en cela qu’elle est combattue en permanence par le retour incessant de la nécessité de ces certitudes. Qu’il s’agisse :
– du néolibéralisme du capitalisme ;
– du manichéisme de la guerre des civilisations ;
– de l’état Entreprise aux tentacules gestionnaires ;
– d’un retour du sens de la démocratie qui, derrière le paravent de la démocratie directe, réintroduit en catimini le sens de l’histoire (Cornelius Castoriadis).
Mais il est vrai aussi que pour que la démocratie libérale puisse fonctionner ,il lui faut un certain degré de manichéisme et de haine entre la droite et la gauche pour pouvoir fonctionner. D’où le désintérêt des électeurs dès qu’il s’agit d’élections des responsables territoriaux qui gèrent les réalités inextricables du quotidien.
Les idées sont toujours plus jouissives que la prise en compte des complications du monde.
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Cette recherche et cette volonté de certitude se voit également dans les neurosciences qui imaginent pouvoir progressivement dénicher la pensée du cerveau dans une volonté totalitaire non dissimulée.
L’écran de toute connaissance psychique, du plan d’une ville à une démonstration mathématique, se situe-t-il dans la virtualité de l’imaginaire ou est-il incrusté dans le cerveau ? Monisme ou dualisme ? Le dualisme est insupportable car il oblige les idées à sortir des certitudes. Einstein ne supportait pas la dualité des énergies entre la gravitation universelle et l’électromagnétisme…
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L’art qui se dit contemporain, lui, cache ses convictions de retour au sens par des rodomontades dérisoires telles les performances éphémères, les accumulations, le morbide, l’obsessionnel et un humour soi-disant dévastateur qui a besoin de beaucoup trop d’explications pour pouvoir nous faire rire.
Le débat autour de l’art qui se dit contemporain a au moins le mérite de mettre en évidence le véritable dilemme c’est-à-dire l’alternative possible face aux certitudes du sens et des explications en tout genre (sociologiques, politiques et surtout technologiques : cet art est beaucoup plus fasciné par la technologie que par l’esthétique qu’il répudie.)
L’art moderne avait développé l’inouïe de la présence de l’œuvre sur laquelle on peut broder indéfiniment mais qui se suffit à elle-même et s’impose comme « être au monde » dans toutes les ambiguïtés même de la vie. L’art qui se dit contemporain est un incroyable retour au sens avec cette idée très courte : l’art c’est la vie. Il est cependant étonnant qu’avec une si mauvaise idée il ne soit encore pas arrivé à mettre au monde un seul chef-d’œuvre !
Présence contre Sens, voilà la nouvelle alternative.
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Le surréalisme a en quelque sorte essayé de prendre en compte cette contradiction qui oppose la pensée de la tête à la pensée du corps. Refusant la raison raisonnante, André Breton a plongé, au départ du moins, dans les méandres de la présence de l’inconscient avec l’écriture automatique, la prédilection pour les rêves et les délires. Et même l’hystérie dont les surréalistes ont fêté les cinquante ans en 1928. Mais la surréalité qu’André Breton appelait de ses vœux et qui n’a récupéré une existence qu’à travers l’art (et en définitive beaucoup plus avec la peinture qu’avec la poésie !) n’en comportait pas moins l’attente des signes donnant sens à notre existence. Et cela par « une logique profonde » seule apte à redonner l’unité à l’homme, une finalité mystérieuse.
D’où l’idée stupéfiante que tout devrait avoir un sens : les correspondances de Baudelaire devenaient des rapprochements qui, même et surtout les plus incongrus, auraient dû permettre de récupérer l’unité du monde. Il existe selon André Breton :
« Un point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas, cessent d’être perçus contradictoirement. »
Le surréalisme est la magie des temps nouveaux. C’est bien ainsi, du moins que ses vestiges, sont perçus actuellement. Cet exemple est très illustratif de nos comportements qui, récusant le monde des certitudes, ne peut s’empêcher d’y succomber.
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L’attitude de Sartre est toute aussi éloquente. Comment, après avoir déclaré que l’existence précède l’essence, a-t-il pu ensuite défendre l’idée que le communisme était notre horizon indépassable ? L’inlassable retour d’un horizon de certitude à défaut de la certitude…
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Même la poésie peut paradoxalement devenir un cheval de bataille des certitudes. D’aucuns parlent de « vivre poème ». Du coup la poésie deviendrait ce « réel absolu » dont il ne serait plus possible de se départir un instant. Saint-Exupéry, avec humour, rappelait qu’un poète pouvait avoir des puces…
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Le culte de l’idée et du sens qui permettrait d’acquérir enfin des certitudes, balaye tout et pétrifie tout à un tel point que le langage, lui-même, passe sous le rouleau compresseur du sens, sans même que nous nous en rendions compte.
Ainsi la plupart des métonymies et des métaphores du langage ont perdu leur valeur d’image en tant que fenêtre sur l’imaginaire pour se pétrifier dans le ragout du sens.
Qui voit encore « un enfant dans la lune » si ce n’est justement les enfants ?
Les Fleurs du Mal est le titre du livre de poèmes de Baudelaire. Qui peut encore prendre en compte l’image éculée par le sens des fleurs… du mal. Faisant ressurgir la force d’une image, clef de la modernité sans doute, mais d’abord énigmatique tant il devrait être difficile d’imaginer des fleurs acharnées à commettre des crimes. L’image est morte au profit du sens.
Dans l’affaire du Rainbow-Warrior, où un photographe de Greenpeace a été assassiné, le Canard Enchaîné titrait : « Les képis ne veulent pas porter le chapeau. »
Une métonymie et une métaphore éculées qui, dans un jeu des couvre-chefs, retrouvèrent un peu de couleur et font sourire.
Il faut continuellement que les poètes, les humoristes ou parfois, sans doute, des anonymes réinjectent des images vivantes dans le langage pour qu’il ne soit pas lessivé par le sens. On voit là à quel point la dictature du sens assassine l’inconscient du langage donnant pratiquement raison à Lacan pour lequel le langage n’était qu’une pure logique. A ceci près que justement seule l’émergence de l’affect sauve le langage d’une mort programmée, ce que Lacan a dû indirectement reconnaître avec l’hystérie du « mi-dit » (un style d’interprétation « évocateur » plus qu’explicatif pouvant aller jusqu’au jeu de mots, si du moins il reste vivant.)
L’inlassable et répétitif retour du corps, n’est-il pas sous une forme ou sous une autre, l’éternelle nouveauté. Alors qu’il s’agit seulement de sa protestation régulière face à l’ensevelissement dont il est l’objet par la tyrannie du sens. On citera pêle-mêle : l’impressionnisme, la psychanalyse, le surréalisme, l’existentialisme. Des films comme A bout de souffle de Godard ou Sueurs froides d’Hitchcock, mais également Le sacre du printemps de Stravinsky et les sacres du printemps de Cézanne, Le ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras et les deux dernières pages d’Ulysse…
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La passion amoureuse apparaît, elle, au départ du moins, comme l’antidote majeur de certitudes de la raison : des raisons que la raison ne connaît pas !
La certitude de la présence s’opposerait, ainsi, à la certitude du sens recherchée à propos de tout et de rien et en particulier de toute nouvelle perception, sans parler de la volonté irrépressible de concevoir et d’organiser le monde. Et quand les conflits surviennent on ne sera pas étonné, qu’à travers des détails, il s’agisse en réalité de différents sur la manière de voir et de maîtriser le monde. Et si le conflit prend beaucoup trop de place, on pourra dire que la passion amoureuse a cessé, au moins momentanément, d’être suffisamment vivante pour continuer d’être une certitude. A moins qu’au contraire la certitude soit si installée qu’elle puisse permettre tous les débordements. La pensée n’en est pas moins stimulée. Et même si c’est le spectre de l’amour malheureux qui motive le plus les inspirations. Mais inévitablement, le discours amoureux en arrive à se taire au profit de l’attachement qui est beaucoup moins bavard. Il n’empêche que la fantasmagorie amoureuse reste un fond de commerce incontournable de la culture en générale sans parler de l’imaginaire individuel.
Rêveries, postures, mots du corps allant de la poésie à la danse et de la musique au théâtre et à la littérature…
Il n’empêche qu’une idée fixe émerge sans cesse, comme une raison opportune et désespérée, qui remet en cause de fond en comble la certitude de la présence amoureuse : « Je ne peux pas me passer de toi. »
Or malgré l’apparence, ce n’est pas une pensée qui gouverne la situation amoureuse. C’est une constatation impuissante de la raison qui frise l’aveu d’échec et montre à quel point l’élaboration des idées est là toute prête à prendre la relève. Ce qui se produit inévitablement avec la détérioration momentanée ou définitive de la relation : « Sans toi, je ne vaux rien, je n’ai plus qu’à mourir », « quelqu’un qui ose m’abandonner doit mourir. »
Une multitude de raisonnements, explorant de préférence les extrêmes, réapparaissent dès que la certitude de la présence de l’autre est brisée.
Les certitudes de la pensée, fussent-elles folles, doivent immédiatement reprendre leur droit. C’est dire à quel point la raison raisonnable est de peu de secours tant les raisons les plus insensées foisonnent dès que le miracle de la présence amoureuse s’éteint.
Mais s’agit-il de la folie de la raison à proprement parler qui s’accroche désespérément aux branches pour essayer de continuer d’exister ou d’une dérive passionnelle allumée dans les corps et qui ne peut s’éteindre dans les esprits ? C’est poser là avec acuité la question de l’autonomie de la raison raisonnante face à d’autres raisons plus inconscientes. Certes, avec le besoin de certitude, on avait trouvé une sorte d’autonomie de fonctionnement de la raison qui peut donner l’illusion d’une superstructure existant pour son propre compte.
Le corps rattrape là sa proie. La volonté d’avoir raison à tout prix découvre les soubassements narcissiques de l’expression corporelle qui veut assurer son existence contre vents et marées et ne peut trouver de limites que dans le lien avec l’autre. C’est le combat acharné que se livrent les deux narcissismes dans une contradiction productive étonnante. Le narcissisme primaire « omnipotent » qui veut faire de l’autre son « pseudopode » (image corporelle de Freud dans l’Introduction au narcissisme de 1914).
Le narcissisme secondaire « dépendant » qui veut quasiment retourner dans le sein maternel. On voit ainsi l’enfant passer de l’un à l’autre dans des délais extrêmement courts, du caprice insolent à la dépendance absolue sur les genoux de la mère, le pouce dans la bouche. Les incessants passages de l’un à l’autre sont sans doute responsables du temps si long de la journée d’un enfant. A ceci près que le système de la raison est devenu purement et simplement l’otage de raisons beaucoup plus obscures qui constituent :
– D’une part les états caractériels où l’omnipotence s’autojustifie en ne tenant plus compte d’autrui puisque le Moi n’a pas trouvé d’autres moyens d’exister. Le monde entier en est le responsable dans un raisonnement projectif sans faille qui peut très difficilement se remettre en cause.
– D’autre part les névroses de caractère qui font du raisonnement un système totalement coupé du réel qui leur permet de donner des explications à tout. C’est une position narcissique plus élaborée et plus confortable qui met la raison raisonnante au premier plan comme cathédrale des certitudes. Leur sectarisme montre qu’il n’y a plus d’écoute possible ni du réel ni de l’autre.
Ni la position caractérielle ni la névrose de caractère ne sont aux aguets du monde, ils ont seulement besoin de se pétrifier dans leurs certitudes philosophiques, politiques, religieuses etc… sans parler d’élaborations plus personnelles qui peuvent être toutes aussi dogmatiques.
La raison montre là sa folie mais si elle utilise sa folie propre, son démon de la certitude, c’est pour des causes qui ne lui appartiennent plus.
Ce qui explique à quel point les débats sont biaisés et combien la communication est difficile pour ceux-là même qui utilisent la raison comme moyen d’échange !
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La tyrannie des raisons dogmatiques aussi « péremptoires que périmables » dirait Chomsky, produisent régulièrement « des pensées uniques » d’autant plus impératives qu’elles évoluent dans un milieu fermé où il est impossible d’échapper à la mentalité régnante.
A côté des réactions caractérielles plus ou moins intempestives ou paranoïaques, il faut repérer les insurrections hystériques qu’on a souvent du mal à distinguer des attitudes caractérielles d’autant que l’hystérie peut ne pas vouloir stopper les mouvements caractériels qu’elle aurait provoqué à son insu.
L’histoire des Ursulines hystériques, les possédées de Loudun, en 1634, ont défrayé la chronique d’une manière retentissante.
« Un lapsus du désir » dit un commentateur. Une insurrection de l’orgueil hystérique, dirions-nous plutôt. Même si l’on sait que, dans un premier temps du moins, l’hystérie est beaucoup moins sûre d’elle-même et que ses réactions sont effectivement beaucoup plus de l’ordre du lapsus, de l’acte manqué, de l’oubli intempestif ou de la plainte que de la rébellion. Il faut que l’hystérie, cette pulsion ludique apparemment spontanée du corps, ose prendre sa mesure dans une assurance inattendue. Tant cet orgueil insensé et hors de propos sidère l’entourage par son mouvement théâtral qui désarçonne les raisonnements de la pensée. Le théâtre n’aurait-il pas d’ailleurs cette fonction essentielle de mettre en scène des postures et des mots inattendus pour remettre en cause l’hégémonie de la raison rationnelle ou du moins raisonnable ? Ce monde raisonnable si confortable ! Alors que comme le dit Saul Bellow : « Les individus civilisés détestent la civilisation qui a rendu leur existence possible »…
Cela dit, si la différence entre la position hystérique et la position caractérielle est évidente dans le vécu, elle est beaucoup plus difficile à appréhender dans le récit rétrospectif. Aussi pourrait-on revoir la position d’Antigone qui contre le décret de Créon veut une sépulture pour son frère Polynice. Loi éthique éternelle contre une loi morale de la politique ordinaire ? Que n’a-t-on pas écrit sur les conflits des raisons éthiques qui pouvaient opposer Antigone à Créon.
Et s’il s’agissait seulement d’une insurrection hystérique qui ne supportait pas que le corps de son frère pourrisse au soleil ? Un indicible en deçà des lois et des raisons ? Car le corps parle !
L’insurrection hystérique de Lol V. Stein (Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras) est à retardement. Dix ans plus tard. L’hystérie peut être un plat qui se réchauffe quand on ne s’y attend plus. Justement. Dans le théâtre de Tchékhov il y a toujours un héros ou une héroïne (comme Macha dans Les trois sœurs, par exemple) qui tente une insurrection maladroite. Mais la mélancolie l’emporte inévitablement. Chez Pessoa même tragédie.
Un tableau du grand peintre Jean Rayne montre un personnage hilare : son hystérie danse sur le dos de sa mélancolie. Pour une fois !
Avec Zouc[4], l’itinéraire est plus contrasté. Les insurrections hystériques côtoyaient les réactions caractérielles clastiques tant elle étouffait dans son milieu de pensées closes. Mais très tôt, déjà, elle créait des sketches auxquels sa famille se prêtait avec plus ou moins de bonne volonté. Ses sketches n’épuisaient pourtant pas les tensions insupportables. Néanmoins, Zouc a su en faire un spectacle et quels spectacles ! « La réaction des spectateurs m’a révélé une chose dont je me doutais vaguement, qui est une force lointaine, violente, qu’on appelle hystérie »… « Je suis absolument consciente que certaines choses que je fais en scène, qui passent directement par mon corps, sont hystériques. » (Zouc par Zouc – Entretien avec Hervé Guibert).
Le commentaire de Zouc ouvre la piste de l’hystérie comme fondement de l’inspiration artistique. Freud l’avait d’ailleurs lui-même suggéré dans une lettre à Stéphan Zweig : « L’hystérie est une expression de la même force originelle archaïque qui se développe dans l’activité de l’artiste génial. »
On songe aux grands créateurs dont les plus hystériques ont pour noms Voltaire, Picasso, Marguerite Duras, Stefan Zweig, Schnitzler, Faulkner, Chostakovitch…
Sans parler d’Antonin Artaud dont la conjugaison, rarissime, de son hystérie avec la schizophrénie en a fait un écorché vif. La collusion de l’insurrection hystérique avec la paranoïa est beaucoup plus fréquente qu’on ne le croit. C’est même très exactement « le fanatisme » avec tous les degrés possibles et imaginables en dépendance directe du degré de paranoïa sous-jacent.
Et même si l’hystérie semble apparemment dominer la scène. N’a-t-on pas dit qu’Hitler était un hystérique ?
Mais il est un fanatisme beaucoup plus ordinaire qui peut nous habiter, tous, dès lors qu’on adhère à un groupement humain aussi dévoué soit-il à l’humanisme et à l’humanité.
C’est que, sans doute, la collusion de l’orgueil de notre hystérie et de notre paranoïa latente a trouvé dans la connivence de l’énergie et du pouvoir d’un groupe une réconciliation inattendue qui vaut bien toutes les œillères de la terre.
Cependant, le fanatisme reste cependant l’énigme d’une idée qui devient folle sans soubassement psychotique mais chez des personnalités fragiles qui ont besoin de récupérer une passion forte pour combler le vide de leur existence, quitte à mourir pour leur cause. D’où le succès, incompréhensible, de l’attrait pour le kamikaze.
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Conclusions
Le rôle statufié de la raison comme fondement des certitudes est sans doute une des folies les plus communément admises comme raisonnables. Non pas parce qu’il est raisonnable de le penser mais parce qu’il nous donne notre content de certitude.
L’assimilation des processus de logique scientifique à la maitrise de la vie courante semble aller de soi, oubliant que l’objectivation des relations réelles entre les causes et les effets est un processus permanent d’une activité intense, stimulant toutes nos pensées. A tort ou à raison, justement !
Certains philosophes comme Hegel et même comme Husserl, fût-ce par des moyens différents, ne parlent-ils pas de savoir absolu ? Pour Hegel, de tâtonnements en tâtonnements, l’idée arrive à correspondre intégralement à la situation donnée.
Cette naïveté continue lourdement d’encombrer notre vie psychique au gré de nos certitudes.
Gödel a eu beau montrer que, même en mathématiques, il n’y a pas de logique absolue, et que subsiste toujours l’incomplétude de propositions indécidables, rien n’y fait.
On pourrait, aussi, penser que les remises en cause régulières de nos certitudes, même scientifiques, devraient permettre de faire éclater l’évidence de cette folie « religieuse » de la raison dans ses connivences avouées ou inavouées avec les certitudes. Pas le moins du monde.
On pourrait malgré tout penser que l’insatiable de la raison, qui veut toujours trouver de nouvelles raisons de voir le monde autrement, pourrait constituer un antidote fondamental aux certitudes trop affichées de la raison et de ses avatars. Du sadisme de la vertu aux « vraies valeurs sur lesquelles on ne transige jamais » qui font froid dans le dos tant elles insinuent le terrorisme ordinaire des familles, des institutions, des entreprises voire des politiques. Alors même que, dans la réalité, les choses se passent tout à fait autrement.
Pourtant l’insatiable du vouloir avoir raison dans sa folie provocatrice (et capricieuse chez l’enfant) devrait avoir l’avantage de remettre en cause nos certitudes évitables ou inévitables ? N’est-ce pas d’ailleurs le rôle de chaque nouvelle génération ?
Ne pourrait-on pas dire que la raison comme tête chercheuse des causes et des effets du monde devrait en permanence nous permettre au moins de nous intéresser à l’envers des choses ?
Les jugements portés, dès l’âge de raison, justement, restent très ambivalents. D’une part dans leur rectitude ils tendent à renforcer les certitudes élémentaires de la vie mais d’autre part et dans le même temps leur curiosité s’amuse indéfiniment à les remettre en cause.
D’où la somptuosité des mots d’enfants qui mettent le doigt là où il ne faut pas. Car avec la raison, tous les excès semblent permis. Puisqu’ils permettent à la fois le développement de la vie psychique et l’apprentissage des connaissances. Même les correspondances inusitées comme le voudrait le Surréalisme, semblent trouver leurs places dans les nouveaux Panthéon du savoir.
La technique psychanalytique dans la liberté des associations libres, plus que dans l’écriture automatique, n’a-t-elle pas, elle-même, permis un jeu de rapports inattendus comme l’a fait Freud par exemple avec le pénis, le phallus et l’enfant… ce qu’on lui a par ailleurs reproché, l’accusant de phallocentrisme. Jusqu’où la raison peut-elle aller dans le jeu des analogies ? Question centrale que le poète développera à l’infini puisque avec la poésie, apparemment, tout est permis. Mais la poésie demande aussi un excès de précision comme le dit Nabokov. Et l’inspiration ne conduit pas au n’importe quoi non plus comme voudrait nous le faire croire un certain art contemporain. Brisant l’esthétique des arts plastiques, la mélodie dans la musique, il aurait bien voulu, avec le nouveau roman, casser définitivement le récit littéraire qui voudrait continuer de nous raconter des histoires.
Là ça n’a pas marché, la littérature en faisant de la nécessité du récit sa contrainte indispensable, a conservé le repère essentiel de son existence. C’était une question de vie ou de mort : avertissement sans frais aux arts plastiques et à la musique… ! On peut toujours vouloir casser le texte ou déconstruire l’esthétique, les tentations formalistes n’aboutissent à rien si elles ne se saisissent pas des ambiguïtés fondamentales de l’existence qu’on pourrait répertorier sans fin.
Aussi, pour reprendre les analogies initiées par Freud, c’est en réalité la question de la petite chose en plus qu’il pose et dont il faut récupérer le fil.
Axel Kahn arrivera ainsi à nous dire que la différence n’est pas si grande entre l’homme et les mammifères supérieurs. Simplement une petite différence des systèmes de représentation… !
Dans le langage économique, la petite chose en plus s’appelle tout simplement la croissance, seul facteur qui a pu permettre l’ascenseur social dont nous avons à peu près tous bénéficié d’une manière exponentielle. Que cette petite différence vienne à manquer et c’est la fin de la magie du monde.
Car le un plus un, plus un, plus un… c’est le début de l’infinitude… qui mène à Dieu.
En quoi l’insatiable de la petite chose en plus mène-t-il aux certitudes ou au contraire conserve son potentiel de remise en cause ? Voilà la question. Avec à ce moment-là une sorte de vertige. Car la petite chose en plus peut devenir tout à fait folle pour de très bonnes ou de très mauvaises raisons. Comme de déclarer la guerre quand il ne le faudrait pas ou de ne pas la déclarer quand il le faudrait…
Le capitalisme en devenant pour une large part financier est devenu un capitalisme sans capital (plus personne n’a de fond propre conséquent, tout le monde empruntant à tout le monde) qui a perdu le nord. Aussi les spécialistes cherchent désespérément des régulateurs qui pourraient le contenir tel Martin-Wolf qui n’arrive pas à trouver « les limites de la prudence » (Le Monde du 4 mai 2010).
D’un point de vue technologique, la voluptueuse fièvre du savoir risque de se transformer en cauchemar allant jusqu’à la destruction de la planète. On est passé insidieusement de l’excès des certitudes au manque de certitudes !
– Un exemple circonscrit peut nous permettre de mieux jauger ce qui peut se produire dès lors que la raison, tête chercheuse de « nouveaux sens » imaginables ou inimaginables refuse les contraintes inhérentes à des règles du jeu élémentaires.
Revenons au refus de la contrainte esthétique dans l’art qui se dit contemporain. Une contrainte assez lâche et indéfinissable, surtout depuis Les fleurs du mal, mais d’une exigence en réalité incommensurable, oh combien pesante !
La toute puissance de la pensée ose tout, même le sacrilège d’avoir voulu faire sauter ce verrou. Tous les sacrilèges ! A quoi assiste-t-on ? La réponse est simple : à une recherche désespérée de nouvelles certitudes.
Un culte obsessionnel de la technologie qui illustre la toxicomanie qu’elle provoque par ailleurs.
Un culte pour les sermons éthiques de tous ordres qui ne se font plus en chaire mais au musée ! Alors que paradoxalement, le spectateur est pris pour un crétin…
Un culte pour la fin du monde et le mortifère (Boltanski) qui fait que « cet art c’est la vie » passe son temps à se vautrer dans le morbide et la mort de l’art…
Sans parler de l’artiste, œuvre d’art à lui tout seul, ultime certitude… tant le discours autour d’œuvres, les plus creuses possible, ne mène qu’à lui. En quoi pourrait-on dire que ce détournement ne procède pas d’une logique en définitive irréfutable ? Et même si se prendre pour Dieu ne sert pas à grand-chose.
L’accumulation de repères tous plus oiseux les uns que les autres ne construit pas une nouvelle esthétique.
Ni même un soi-disant humour dévastateur qui pourrait se permettre de prendre tout le monde de haut de la part de gens qui recherchent essentiellement la pose avant l’heure !
La quête universelle du sens et du non-sens explore systématiquement toutes les impasses.
– L’autre exemple est évidemment technologique. Des moyens de communication aux moyens de représentations sans parler du développement exponentiel des logiciels, véritables outils d’exploration à la limite des technologies et des mathématiques.
Mais s’agit-il encore des développements de la raison dans cet exponentiel du savoir ? Les spécialistes des logiciels ne peuvent pas dire le contraire.
Que la raison frise à ce point la toxicomanie du monde, dans de nouvelles addictions montre à quel point entre la folie du besoin de certitude et la folie exponentielle de la technologie qui ne permet même plus aux enfants de s’ennuyer, il y a une rupture d’équilibre beaucoup plus importante qu’on ne l’aurait cru.
Tant que le couple certitude-remise en cause des certitudes, pouvait fonctionner tant bien que mal les folies de la raison dans leur volonté de tout comprendre pouvaient à la rigueur passer inaperçue. Les tyrannies des certitudes paraissaient tellement efficaces et restaient tellement idéalisées, fût-ce dans l’équilibre de la terreur qu’elles étaient arrivées à imposer, qu’elles pouvaient laisser libre cours à toutes les remises en cause possibles qui, au pire pédalaient dans le vide et, au mieux se fabriquaient des insurrections hystériques à la manière de Zouc et de beaucoup d’autres. Il faut bien que le théâtre s’ingénie à faire semblant de nous déranger.
Tant la scène a du moins l’avantage de pouvoir jouer avec les ambiguïtés, ne serait-ce que grâce à son obligation de faire rire !
Il n’en est pas de même au niveau des idées qui, elles, doivent se prendre au sérieux et par définition récusent leur propre envers des choses. Aussi on assiste à deux phénomènes contradictoires qui, en définitive, se complètent plus qu’ils ne s’opposent.
Une remise en cause systématique de toutes les certitudes acquises qu’il s’agisse des relativistes américains vis-à-vis des sciences, de l’art qui se dit contemporain vis-à-vis de l’esthétique, de Michel Onfray et ses homologues qui considèrent la psychanalyse comme une imposture. Sans parler de tous ceux, Michel Onfray compris, qui considèrent que les religions sont des archaïsmes qui devraient disparaître face aux évidences de la raison, sans se rendre compte une seconde que la raison est, aussi une croyance…
Le contrepoint consiste évidemment à remettre au goût du jour des certitudes éculées qui ont conduit à des catastrophes. Le marxisme qui n’en finit pas de mourir. Le pouvoir religieux qui mélange la politique et le religieux. Le nationalisme qui vote contre l’Europe…
Sans parler du pouvoir bureaucratique en général qui pense qu’il est dans son droit tant qu’il conserve le pouvoir, fût-ce d’une manière de plus en plus inadaptée et tant que les catastrophes restent invisibles.
Ces contradictions que s’inflige notre société toxicomane montrent à quel point le véritable désastre c’est la pétrification dans un présent irrespirable qui ne sait plus se nourrir de son passé sans se rendre compte qu’il abolit du même coup son avenir, l’excitation permanente étant le cache-misère indispensable et le faire-valoir exponentiel.
* * *
A partir du moment où l’on accepte de considérer que le fondement essentiel de la nature humaine, ce sont nos pulsions insatiables comme l’exprime, d’ailleurs, le mot « désir » (face à un Moi inexistant, du moins au départ) deux conclusions sont inéluctables :
– du point de vue de l’intériorité, l’assomption narcissique d’un Moi grandiose ;
– du point de vue des interactions avec le monde, la recherche effrénée d’un monde magique qui, seul, peut répondre aux aspirations inépuisables du désir.
Cette proposition n’est pas très originale. Elle peut paraître tellement évidente que parler de pulsions insatiables est pour beaucoup une tautologie. Pour beaucoup d’autres, elle reste une vue de l’esprit de personnes quasiment irresponsables.
La recherche des magies du monde s’est pourtant développée d’une manière évidente à trois niveaux facilement repérables :
1) L’animisme généralisé et pas seulement dans les sociétés dites primitives, allant des superstitions plus ou moins élaborées à l’immanence d’un dieu de la nature et au questionnement du poète : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? »…
2) Devant les tempêtes du monde et la folie des hommes, les religions ont imposé leur magie doublée d’un narcissisme grandiose qui les a conduit au fanatisme, aux guerres et à l’inquisition. Certaines continuent de vouloir étendre leur pouvoir et, malgré leurs pratiques, continuent d’obtenir une adhésion qui reste considérable et pas tout à fait inattendue.
3) Une nouvelle position magique est apparue en occident avec la philosophie des Lumières qui a fait, avec le culte de la raison, le fer de lance de la réussite scientifique et technologique.
Cette réussite de la pensée magique est ainsi passée de l’alchimie de la chimie et à la créativité technologique de notre monde moderne malgré ses conséquences redoutables sur la planète et la santé des espèces vivantes, homme compris.
La raison, système généralisé des causes et des effets, est devenue d’autant plus la clef de voûte de cette religion invisible que la raison se satisfait d’elle-même pour exister et a prouvé par l’édification des sciences que c’était du moins une magie qui pouvait tenir ses promesses. Ce qui était tout à fait nouveau. Et lui a donné un lustre incroyable : elle allait à elle seule pouvoir résoudre tous les problèmes de l’humanité.
Aussi sa folie magique qu’elle continuait indéfiniment de contenir n’a plus eu de limites et a pu se développer en toute innocuité avec l’extension systématique de toutes les rationalités possibles, écrasant l’autre partie de nous-mêmes, notre pensée animiste résiduelle, cette chair du monde habitacle de la pensée du corps : l’intelligence émotionnelle.
La raison ne pouvait, en particulier, plus justifier l’intérêt pour l’art (qui ne sert à rien !) que par le subterfuge du divertissement alors qu’il s’agit de la respiration du psychisme du corps : de l’affectivité à la sexualité, l’imaginaire et bien sûr les rêves. Pire la rationalisation allait atteindre les sommets de l’horreur avec la logique totalitaire qui n’est rien d’autre que le produit extrême de la philosophie des Lumières dans sa volonté de certitude absolue qui doit primer sur tout.
Le marxisme n’avait-il pas pour but de réaliser l’installation magique du paradis sur terre ?
Nouvel opium du peuple, la logique totalitaire a eu beau s’effondrer en URSS, elle reste vivace dans un certain nombre de pays. Mais pas seulement comme l’a très bien vu Claude Lefort, tant elle renaît en permanence dans toute communauté humaine qui tend inévitablement à la dictature du nouveau dieu « raison » et, cela, des entreprises capitalistes aux institutions les plus démocratiques…
Nous sommes donc bien au-delà d’une critique du seul capitalisme !
On pourrait même dire qu’il n’y a rien de pire qu’une religion invisible avec des croyants enfermés dans leur déni magnifique.
Quand on sait que, même face à la mort, il est impossible de renoncer à la pensée magique, on peut prendre la dimension du problème posé et se demander sérieusement comment peut-il se faire que le monde ne tourne pas plus mal. Les anciens avaient créé le culte des ancêtres. Il ne survit que très modérément dans nos sociétés soi-disant raisonnables ! Aussi faut-il regarder de très près les évolutions actuelles :
– La remise en cause des religions anciennes et modernes (marxisme).
– La prise en compte de l’excès de la pensée des Lumières en terme de pollution d’une part et de logique totalitaire de l’autre.
– La dénégation des comportements animistes persistants (superstitions) et le refoulement de la pensée du corps à la fois exaltée et en réalité malmenée.
– L’émergence depuis quelques dizaines d’années, bien au-delà de la société de consommation qui est un euphémisme, d’une société toxicomane qui n’a plus le temps de rien, dévore les apparences et le virtuel sous toutes ses formes, fascine par la rapidité de l’intelligence au détriment de la langueur de la chair du monde qui a besoin de prendre son temps. En particulier tout ce qui concerne la vie affective est considérée comme parasite.
Pour finir, l’excitation continuelle devient la seule permanence possible, face aux identifications caméléons qui n’ont par le temps de s’enraciner.
L’homme manque de racines, disait déjà Saint-Exupéry. Alors que s’enraciner dans sa singularité est le seul gage d’universalité possible.
Le souvenir des barbaries rationalisantes du 20e siècle et la mondialisation de l’économie sont des couvercles bien fragiles, déjà menacés par un fanatisme impénitent qui se cultive au nom de Dieu.
On est loin d’une revanche périodique du corps assassiné par la tyrannie du sens comme certains voudraient le prétendre. Ce sont toutes nos pensées magiques qui se renvoient leurs images dans un procédé sans fin qu’il est impensable de freiner, dans la mesure où il n’est pas question de pouvoir y renoncer alors qu’aucune ne semble désormais pouvoir s’imposer durablement.
Seul l’art pourrait être l’ultime avatar d’une pensée magique rassérénée. Mais, en écho au monde contemporain, l’art officiel se perd dans une rationalité morbide et obsessionnelle. Même la musique n’a plus le droit de s’écrire en mélodie ! La logique totalitaire n’a pas fini de faire des siennes…
On peut estimer cependant que le combat n’est pas complètement perdu, au nom même de la pensée magique, dans une immanence écologique qui redonne de la chair au monde. Une place inestimable dont l’art, ou du moins ce qu’il en reste, constitue notre horizon provisoire puisque de toute manière, il ne peut y en avoir de définitif !
Le cinéma n’est-il pas une de nos mythologies essentielles ?
La raison est décidément beaucoup plus folle qu’il n’était possible de le croire.
Merci Edgar Morin.
2e partie
Introduction
Ces développements m’ont amené à reprendre les thèmes proposés par Edgar Morin dans la visée d’une nouvelle métamorphose nécessaire et en même temps beaucoup plus roborative que les illusions toxicomanes actuelles.
Dans une vision qui pourrait même conserver la magie du monde sous peine d’en voir immédiatement ressurgir d’autres oh combien plus féroces.
Un chemin étroit, truffé de défis impossibles à résoudre et de paradoxes dont on va pouvoir vérifier qu’ils sont encore plus considérables que prévus.
Voici ces cinq propositions :
1) La première proposition de la visée d’Edgar Morin pour une nouvelle voie peut paraître beaucoup trop impossible à réaliser d’emblée, surtout comme première donne de cette métamorphose. Comment en effet arriver à échapper à la toxicomanie de l’immédiat pour promouvoir le long terme ?
Tant prendre du champ vis-à-vis d’une toxicomanie est problématique.
Sans doute l’horizon du long terme est la seule perspective à la fois réaliste et suffisamment utopique pour constituer une illusion roborative.
Mais comment dans le climat de toxicomanie presque généralisé, faite du culte du tout tout de suite, de l’apparence et de la vitesse, de la communication tout azimut permanente et du faire valoir, de l’évaluation technique broyant l’humain jusqu’aux sondages quotidiens sans parler des prises de décision qui consistent à sauter sur tout ce qui bouge…
Serait-il possible de sortir du volcan de l’excitation pour l’excitation qui ne pourrait plus produire que des accès caractériels, voire fanatiques, encore plus inexpugnables ?
Serions-nous arrivés à un point de saturation tel que le présent omnipotent récuserait à la fois les richesses du passé et du même coup l’élan du futur ?
Cette vision, extrême, ultra pessimiste mérite au moins d’être repérée pour nous permettre de réaliser à quel point elle est, non pas impossible, mais inévitablement partielle. Car la visée de l’instant comme fusion incandescente c’est Tristan et Iseut, là où l’amour ne peut se réaliser que dans la mort. Une visée toujours possible, recherchée par certains dans le suicide et la toxicomanie effrénée, tant il ne fait pas de doute que l’insatiable humain essaye toutes les issues même les plus terrifiantes et les plus destructrices.
Car si la société toxicomane conduit effectivement beaucoup d’individus à se perdre dans l’autodestruction ou dans la violence, elle ne conduit pas à l’embrasement général pour la simple bonne raison que l’insatiable explore toutes les issues et ne renonce à aucune !
* * *
Sans doute un certain nombre d’utopies ordinaires ne font plus recettes ou du moins sont considérées comme de plus en plus aléatoires alors même qu’elles pouvaient paraître indispensables !
Qu’il s’agisse du grand soir marxiste, de la vie éternelle, du paradis sur terre lié aux progrès technologiques, des résurrections exponentielles liées à l’art, à la psychanalyse voire à la médecine… ou plus simplement de l’élévation du niveau de vie, de l’avenir des retraites ou de l’amélioration du management dans les entreprises, les institutions, les collectivités territoriales… En somme, qu’il s’agisse des quêtes idéologiques ou des réalités de terrains, le moins qu’on puisse dire c’est qu’a priori nos dieux habituels sont de plus en plus incapables de nourrir nos illusions.
On comprend mieux, dès lors, que les idoles qui surnagent aient une immunité inattendue tels Foucault, Deleuze, Bourdieu et même Lacan. Sans parler du retour inlassable de Sartre et des philosophes antiques ou asiatiques. Mais aussi que la seule utopie concrète à savoir l’avenir de nos enfants prenne des formes contrastées, sans doute, mais dans l’ensemble assez incapable de cadrer nos progénitures tant il devient impossible de contraindre en quoi que ce soit nos petits monstres chéris… Ceci d’autant plus que notre société est loin de leur proposer une quantité infinie de lendemains qui chantent…
Faire des enfants n’est-ce pas d’ailleurs la passerelle incontournable entre la magnitude de l’instant et la pérennité du futur ?
Aussi, refusant de nous laisser aller à un pessimisme systématique, produit dérivé de la toxicomanie qui voudrait tout subordonner à sa loi, il nous appartient de mettre en perspective ce qui vivifie concrètement la contradiction permanente de nos vies entre l’éphémère et le durable ? Contradiction fondamentale que nous gérons sans doute tant bien que mal mais qui montre à quel point nous prenons soin, sans le prévoir tout à fait, de préserver le long terme à travers les apparences les plus trompeuses. Ne serait-ce que par la maîtrise permanente de tout ce qui nous entoure et supporte difficilement que quelque chose nous échappe. Mais à quel point également le contrepoint de l’inattendu, la richesse de l’émergence émotionnelle ou l’insight perceptif, voire créateur, ne se noie pas forcément dans l’orgie de l’excitation éphémère et de sa tyrannie toxicomane. « Le plaisir, ce bourreau sans merci » comme le disait Baudelaire.
Bien évidemment, les toxicomanies de tous ordres sont toujours là à portée de main comme excès disponibles, voire comme folies des bien-portants inexpugnables, tant elles seules semblent pouvoir répondre à l’insatiable du désir humain. A première vue.
A défaut d’avoir pu investir une passion roborative et, même dans ce cas, les à-cotés restent des tentations immédiates qui ne prennent des dimensions tragiques qu’en l’absence justement de projets plus consistants…
On pourrait même peut-être dire que notre folie des bien-portants, au-delà des pièges des satisfactions immédiates, est aux aguets de ce qui dans le court terme pourrait prendre forme dans un mot, un raccourci littéraire, une couleur ou une aspérité inattendue. La créativité ordinaire, ou plus spécifique de l’artiste, ne fait que se nourrir d’instants qui tout d’un coup se mettraient à poser pour l’éternité : telle la gloutonnerie du touriste photographe, voleur de sourire.
On trouve avec la photographie tous les aléas de ce passage abrupt de l’instant, qu’il faut savoir cliquer d’une manière instantanée, à l’éternité. Enfin une éternité à notre mesure puisque la vraie, comme le disait Camus, n’a pas d’avenir.
On comprend mieux cette nécessité religieuse du recours à l’éternité que les religions nouvelles, marxisme, nationalisme, rationalisme, mathématiques et même psychanalyse ne font que perpétrer.
Comme si la célébration de l’instant prônée par Nietzsche était arrivée à remettre en cause notre atavisme du futur, ne serait-ce que dans la persévération de chacun de nos petits « Moi » dans son être. Les performances de l’art contemporain sont trop aveugles pour se rendre compte à quel point la place de l’art éphémère était déjà prise par la performance sportive dont la beauté du geste reste inégalable. Mais toujours à recommencer tant ces exploits-là n’ont pas de lendemain.
On comprend le culte de la photographie mais à condition qu’elle apporte un ludique supplémentaire qui donne sa longévité à l’instant.
A l’inverse, le trucage photographique a essayé d’apporter l’éternité qui convenait aux idéologies…
Tant la longévité risque facilement d’être associée aux certitudes idéologiques des vérités absolues.
Du coup si l’on veut essayer de repérer l’essentiel on peut mettre en évidence deux temps irréductibles :
– la nécessité de l’élaboration comme maîtrise de la pensée ;
– en contrepoint, l’intuition comme accélérateur toujours risqué.
Mais cette double créativité se dédouble une nouvelle fois tant le corps et la tête se développent pour leur propre compte et pas toujours en synergie. Le corps peut dire autre chose que la tête ce qui est toujours un paradoxe mirobolant au théâtre.
Ainsi à l’émotivité de l’instant peut répondre la tranquillité de l’attachement et à l’élaboration peut répondre l’insight d’une présence inattendue. L’intuition a ses deux modes, corps et tête. L’élaboration aussi !
D’où l’extraordinaire complexité de nos contradictions qui se jouent inévitablement entre le long terme et l’instant, même si la toxicomanie de l’instant paraît réfuter le long terme et l’obsessionalité rationalisante, tuer l’instant.
L’émergence du doute peut devenir un poil à gratter redoutable.
Impossible quoiqu’on fasse de tarir l’énergie libre. Même si le rôle dévolu à la raison consiste justement à cadrer voire à mettre sous le boisseau la créativité de l’instant, du geste aux mots qui requalifient en permanence notre existence.
Ainsi seul un long terme très particulier, corps et âme, peut persévérer à contenir en lui le jeu des énergies libres à condition d’être aux aguets de l’ironie ludique, toujours en décalé du monde, et constituer un antidote raisonnable à la fuite dans la toxicomanie de l’instant.
L’humour devient une école de l’instant qui dure… L’absurde, dans sa rage déçue de vouloir tout comprendre, l’école d’une étonnante liberté retrouvée.
2) Bien évidemment passer du quantitatif au qualitatif est l’issue la plus favorable de la première problématique dans la mesure où le quantitatif est la charge explosive de la toxicomanie.
Or curieusement en privilégiant la force de la pulsion, au détriment des qualitatifs désuets du 19e siècle, Freud a remis les pendules à l’heure. Marx de son côté en redonnant à l’économique des infrastructures sa position dominante face aux superstructures éthiques ou métaphysiques, faisait du quantitatif au paradigme incontournable.
On pourra dire que Freud a modulé immédiatement son propos avec un qualitatif de taille le sexuel fût-il essentiellement infantile.
Pire en sous estimant la force de la pulsion comme il l’a avoué à la fin de sa vie, il est passé à côté de l’insatiable pulsionnel. Pourtant dans ses tergiversations : la pulsion est-elle due à un excès de refoulement ou à un manque de refoulement ? Il était très près de la prise en compte d’un débordement pulsionnel inévitable.
Marx en ouvrant la boite de Pandore du Capital et de la plus-value comme moteur de la lutte des classes, ne croyait pas si bien dire, tout en réfutant l’extension de cette « économique » aux superstructures, ignorant la mégalomanie des hommes que Proudhon avait si bien vue…
C’est donc l’aveuglement face à la qualité essentielle du quantitatif humain, son insatiable qui colore inévitablement tous les processus de passage du quantitatif au qualitatif quel qu’il soit.
Tout progrès qualitatif pouvant dès lors être systématiquement soupçonné de cacher les velléités d’un insatiable monstrueux tel le sadisme de la vertu.
C’est en cela d’ailleurs que la raison est folle, fût-ce dans ses cheminements apparemment les plus réalistes, tels l’éthique la plus nécessaire, l’écologie la plus indispensable. C’est la raison aussi pour laquelle si, connaissant ce monstre insatiable en nous, l’univers ne marche pas plus mal, c’est bien qu’il existe des passages du quantitatif au qualitatif qui fonctionneraient malgré tout relativement bien.
La cause en est simple : tout progrès qualitatif est une relance du quantitatif. On le voit avec le progrès indéfini des technologies. Le toujours mieux entraîne le toujours plus semblant donner raison aux prophètes de la décroissance qui n’ont à proposer pour ajuster leur crédibilité à l’insatiable que l’excès quantitatif des restrictions, soudoyant l’avarice (de la formation réactionnelle) obsessionnelle. On comprend aisément que cette piste déjà développée par les prophètes de Mai 68 tels Ivan Illich ne peut emballer qu’une partie négligeable des cerveaux humains : N’investit pas qui veut dans l’insatiable de la parcimonie !
Le désir de désir inassouvi doit d’abord se nourrir d’illusions un peu plus roboratives. Si bien qu’on peut arriver à dire que le progrès vers le qualitatif c’est le développement de l’illusion avec tous les aléas qu’il comporte. Et là encore position extrêmement frileuse de la psychanalyse en général qu’elle soit freudienne ou lacanienne au point que dans une certaine mesure la psychanalyse, fidèle à ses origines chrétiennes, est restée une éthique du renoncement. Freud par réalisme absolu, confinant au cynisme. Lacan par refus d’envisager le destin économique de la pulsion qui ne peut s’étaler que dans « la jouissance » mais ressurgira avec l’objet petit a, la petite chose en plus. Bien mijoter l’instinct de mort en soi, voilà la seule illusion possible !
Heureusement, Winnicott a sauvé la psychanalyse de ce destin nauséabond en redonnant ses lettres de noblesse à l’illusion créative.
L’hystérie, source de l’inspiration créatrice quelle qu’elle soit, continue d’être considérée non seulement dans le langage courant mais par la psychanalyse officielle, et même par la phénoménologie, comme un excès maladif inutilisable.
Jean Bergeret en considérant l’hystérie comme la seule névrose, l’air de rien, lui redonne ses lettres de noblesse. Mais c’est Edgar Morin qui dans Le vif du sujet a osé parler d’hystérie existentielle. Et c’est Zouc qui osait se révéler à elle-même que « l’hystérie m’aide à être plus entière, elle me permet d’entrer complètement dans un personnage en m’oubliant, et après je me retrouve. »
Le sexuel dans son illusion hystérique d’un paradis perdu est sans doute l’illusion la plus commune et la plus agissante dans son refoulement infantile et adulte. Sa sauvagerie est une école de l’illusion perdue même si l’attachement arrive à perpétrer malgré tout les beaux restes d’une connivence secrète. Mais l’illusion d’une sexualité mythique reste une plaie ouverte, éminemment propice à la créativité littéraire. Et pas seulement.
On comprend que des illusions moins aléatoires essayent de trouver tant bien que mal d’autres terrains de prédilection. L’art étant beaucoup plus une extension du sexuel, de l’érotisme et de l’hystérie qu’une sublimation comme une psychanalyse étriquée voudrait nous le faire croire. Si l’illusion est le moteur essentiel, dans son ambivalence même, d’une issue vers le qualitatif on connaît trop les ravages des certitudes illusoires, encore la folie de la raison, pour être rassuré. L’illusion fertile n’est pourtant pas toujours une illusion même si pour Oscar Wilde c’est le pire qui puisse arriver !
3) Aussi Edgar Morin a raison de rajouter un troisième terme essentiel au développement d’une nouvelle voie : la nécessité d’une révolution mentale afin de penser autrement. Mais comme chacun le sait, il n’y a rien de plus difficile que de changer les mentalités. Edgar Morin va même jusqu’à parler de la dévitalisation des mentalités en Europe par rapport aux pays d’Amérique latine par exemple.
Peut-être sommes-nous un peu blasés des idéologies, psychanalyse comprise, qui ont traversé le monde occidental pour le pire et rarement pour le meilleur ?
Et pourtant si l’on regarde d’un peu plus près l’évolution des mentalités en Europe, on peut repérer deux phénomènes absolument divergents, comme c’est souvent le cas.
D’une part, une mutation lente plus ou moins cachée mais inexorable. D’une idéologie théocratique molle et complexe, aux religions diverses anciennes et modernes, nous sommes passés à une individualisation des conduites qui s’est extirpé progressivement de « la grande famille ». Et n’a pas conduit à « l’individualisme » comme on le répète sans se rendre compte de la complexité du phénomène.
Sans doute cette individuation des conduites passe par des phases évolutives pas très faciles, coûteuses psychiquement, pendant lesquels l’individu, trop concentré sur ce qui se passe en lui et trop fragile pour être suffisamment rassuré par sa métamorphose, peut paraître enfermé dans un individualisme forcené, au moins momentanément.
Sans doute un certain nombre de personnes fragiles, pour des raisons personnelles mais également fragilisées par l’implacable rigueur du chômage, de managements intempestifs, d’incompétents notoires qui, quel que soit leur pouvoir dans la hiérarchie sociale, peuvent se liguer contre les îlots de compétence qui résistent à leur tyrannie… sont déstabilisés dans leur quête d’autonomie et paraissent incapables de récupérer une individualisation suffisante pour faire face à leurs difficultés. Mais ceux qui arrivent à faire le pas, dans une individuation suffisamment élaborée, démontrent que l’altruisme est la respiration de cette autonomie.
Sur un autre mode que le collage fusionnel-conflictuel des familles ou des sociétés archaïques qu’il ne faut pas vouloir trop bousculer pour autant.
Le syncrétisme religieux n’est pas qu’une école de fanatisme. L’opium du peuple a aussi des vertus de ciment social inaltérable que les éclopés de l’individualisation trop rapide essayent de retrouver par tous les moyens.
D’autre part, et cela pas seulement chez les individus trop dépendants et trop « perdus », mais même chez les plus évolués d’entre nous, il existe un résidu irréductible de la pensée magique d’autant plus intense et contraignant qu’il est peu mobilisable et constitue le socle dur de nos mentalités. D’aucuns l’appellent « le sacré ». Car l’individuation se fait dans la douleur et particulièrement dans une gestion singulière de l’illusion prise entre les deux pôles fondamentaux de la névrose, déjà repérés, l’insatiable pulsionnel et la vacuité du Moi. Que nos pulsions fondent l’horizon d’un Moi à travers les arcanes de la mégalomanie montre à quel point l’illusion de l’existence donne lieu à une élaboration acharnée et jamais comblée. L’assurance individuelle se situe toujours au bord du précipice, prise de risque inévitable dans le jeu des illusions.
Le vertige est trop grand, même pour les personnalités les plus souples qui ont renoncé à figer une fois pour toute leur Moi sur une idéologie contraignante. Aussi, bien au-delà des sempiternelles revendications d’un Sens de la vie qu’il faudrait récupérer à tout prix, il s’agit d’ancrages bien plus profonds, même si la spécificité de ces visions du monde prend l’apparence d’un tour politique. Ainsi, une grande majorité de gens votent toujours à droite ou toujours à gauche dans un regard irréductible sur le monde. Les anciens communistes restent, quelque part et du moins sur les sujets brûlants toujours communistes. L’utilisation par un certain nombre d’intellectuels français de l’onction mathématique comme rituel sacré (Les impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont) n’est que la partie immergée de l’iceberg de l’océan de certitudes affichées par les chapelles de l’intelligentsia française qui ne communiquent même pas entre elles. Interdiction implicite de toute critique qui dès qu’elle risque de s’exprimer est immédiatement assassine : « Vous avez tout lu Michel Foucault ? Non ? Alors vous n’avez pas le droit d’en parler. » Le pamphlet de Michel Onfray contre Freud a été presque une œuvre de salubrité s’il n’avait été aussi systématique, n’apportant pas du coup beaucoup d’éléments au débat sur Freud comme l’a dit très justement Boris Cyrulnik.
Yves Charles Zarka essaye depuis l’an 2000 avec sa revue Cités d’ouvrir un coin dans les bastions philosophiques. Mais quelles que soient les péripéties du petit monde de la pensée, cette partie visible n’a pas eu beaucoup d’appétence pour refréner cette référence personnelle de tout un chacun, qui prend ou ne prend pas une forme sociale précise et qu’on pourrait définir comme « le résidu inutilisable de la pensée magique de tout un chacun ».
Ce fondement, que chacun se fabrique de bric et de broc, et qui prend une place plus ou moins importante dans chaque personnalité, implique justement un « inutilisable », c’est-à-dire un invariant peu propice aux évolutions psychiques. C’est-à-dire qu’il existerait ainsi une énergie liée, « fanatique », qui, dès qu’elle n’est plus un lien social fondamental, continue néanmoins d’exister chez les personnes plus individualisées, le plus souvent à leur insu et considérée consciemment comme une position rationnelle légitime. Comment dans la mesure où le lien entre la raison et le fanatisme individuel est si profond peut-on continuer de croire que les mentalités peuvent changer ? Les grenouilles attendent toujours que leur bonheur leur vienne du nouveau Roi ou continuent de rêver au mirage du grand soir. Les bateleurs des utopies impossibles font toujours recette de même que le repliement sur soi. Le réalisme apparaît toujours trop complexe et surtout pas assez magique pour satisfaire le noyau d’illusions sacrées auquel on ne peut pas trop toucher. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas un volant d’illusions plus flexibles et plus roboratives autour de ce noyau inexpugnable.
Car dans la foire aux illusions, c’est bien la question du caractère roboratif des illusions qui est le repère fondamental. Et en ce sens, les religions n’ont guère d’égal dans leur capacité pour nourrir l’individu de sa ration ordinaire de pensée magique.
C’est ce que montre Edgar Morin en disant qu’il est quasiment impossible d’abandonner la position religieuse ne serait-ce qu’à travers la raison qui prend elle-même une mentalité religieuse. Wittgenstein va plus loin en disant qu’on ne peut abandonner une pensée magique qu’à condition de la remplacer par une autre pensée magique. On a vu combien la vague d’engouement pour la psychanalyse relevait, avec son grand gourou Jacques Lacan, d’un mysticisme magique. Les thérapies comportementales ont dû se conforter d’une nouvelle potion magique qui n’avaient rien à voir avec les sciences cognitives (essentiellement les neurosciences) à travers leur nouvelle dénomination, « cognitives », pour devenir à leur tour magique. Puisque c’est « le cognitif », c’est-à-dire la raison qui est maintenant le mot magique !
Si nous ne pouvons pas sortir de la pensée magique, que peut vouloir dire un changement voire une révolution mentale ?
Ainsi, l’arrivée d’un enfant dans une famille est à la fois un événement biologique tout à fait ordinaire et pour le psychisme humain, un évènement absolument magique…
* * *
La prise de conscience si chère à Freud et dont l’efficacité n’est que relative (le moteur de la psychanalyse, quand ça marche, semble relever d’autres mécanismes beaucoup plus inconscients) peut, là où nous en sommes, nous servir quand même un peu. A un triple niveau :
1) La prise de conscience de notre fonctionnement magique voire animiste avec ses tabous, ses idoles, ses superstitions cachées, ce noyau narcissique « sacré », son besoin d’utopies, surtout les plus folles beaucoup plus que celles qui pourraient être pertinentes, la croyance à un avenir toujours meilleur, tant sur le plan individuel que collectif, doublée de la croyance implicite en une âme éternelle… (Comment croire à notre disparition ?), tous ces éléments qui vont jusqu’à infiltrer le rempart le plus prestigieux face à l’irrationnel, à savoir la raison en personne, voilà le regard essentiel d’Edgar Morin que je développe ici.
2) Il se double d’une seconde prise de conscience : à quoi sert-il de dénoncer ce fonctionnement pour la simple et bonne raison qu’il est impossible d’en sortir ? Nous sommes des animaux qui ont besoin de se nourrir de pensée magique et donc d’illusions plus ou moins folles, les plus folles étant celles qui ont toujours le plus de succès. Et c’est là sans doute qu’une prise de conscience raisonnable (et non pas rationnelle) peut éventuellement intervenir. Mais, croire qu’on pourrait, au nom de je ne sais quel rationalisme, cesser de fonctionner sur le mode magique, malgré les prétentions hypocrites et abusives de notre société, est l’erreur fondamentale que nous dénonçons. Même si la prise de conscience de ce phénomène, si évident et si inconnu, peut peut-être nous aider à une certaine prise de distance et nous permettre d’échapper aux illusions les plus fallacieuses. Les croyances et les nécessités magiques inconscientes restent maître du jeu d’une manière absolument implacable. Nous serions crédules de ne pas vouloir être crédules !
3) C’est qu’en effet, la prise de conscience intellectuelle, si profitable qu’elle puisse être dans une prise de distance raisonnable (mais que devient un raisonnable qui gère la pensée magique ?), demande au préalable une autre prise de conscience, pas du tout intellectuelle celle-là, de l’ordre de la pensée du corps et d’une élaboration de nos perceptions charnelles beaucoup plus ancrées dans l’inconscient et en particulier dans ce noyau narcissique « sacré » que nous avons essayé de décrire.
La prise de conscience intellectuelle n’est que seconde par rapport aux phénomènes inconscients. Alors que la raison continue d’être considérée comme un repère fiable de notre vie psychique. Or elle ne l’est pas, de toute manière, ne relevant le plus souvent que d’une rationalisation secondaire et abusive : ce n’est pas le repère de la raison qui gère notre vie. Cela aurait dû nous mettre la puce à l’oreille, cela va sans dire.
Pour beaucoup de Javanais, les dieux font leur cuisine en haut des volcans. Pour beaucoup d’entre nous, les signes de l’astrologie mènent notre vie si tant est que d’autres superstitions latentes ne soient pas toutes aussi présentes. Telle la rencontre de deux prix Nobel à l’entrée de la propriété de l’un d’eux. L’invité s’insurge de la présence d’un fer à cheval porte-bonheur accroché en bonne place. Et l’autre de lui répondre : « Il paraît que ça marche, même quand on n’y croit pas. »
Nos grigris sont multiples, il n’y a qu’à voir les signes protecteurs dont se parent les athlètes à l’entrée des stades… Inavouables. Freud disait qu’il n’y croyait pas mais qu’il ne pouvait pas s’empêcher au moins d’y penser pour satisfaire des nécessités intérieures fussent-elles incongrues. Les croyances populaires sont beaucoup plus sophistiquées chez les intellectuels et sans doute beaucoup plus cachées. Le fait que plus on monte dans l’échelle de la culture moins la perception que nos pulsions sont insatiables n’est admise donne à penser.
Difficulté essentielle donc. Comment nos mentalités peuvent-elles changer avec de tels handicaps dont on peut se demander sérieusement si la psychanalyse officielle est capable de les prendre en compte et de s’y intéresser ? L’instinct de mort serait-il un cache-misère qui refuserait de prendre en compte la mégalomanie des hommes et ses avatars ?
* * *
L’autre élément, au-delà ou en deçà de la prise de conscience, est beaucoup plus concret. Il viserait à multiplier les pensées magiques pour essayer d’échapper au fanatisme tragique d’une seule pensée magique.
Mais, bien évidemment, ce n’est tout à fait dans cette stratégie qu’effectivement l’humanité diversifie sa pensée magique. Si les dieux, les ancêtres et nos progénitures restent les repères magiques essentiels, d’autres investissements créent de nouveaux champs d’investigation magiques :
– La réussite économique, technique, scientifique, ce qui a fait l’utopie du siècle des Lumières dont nous réalisons les réussites et les conséquences redoutables et inattendues. Ou tout simplement notre activité professionnelle dans la mesure où elle est suffisamment intéressante pour ou voire nous passionner.
– Le développement de l’élaboration psychique qui par ses associations crée un véritable monde intérieur que du moins nous pouvons indéfiniment cultiver, et qui produit de petits miracles associatifs qui nous émerveillent pour peu qu’on prenne la peine de nous y intéresser. C’est là le triomphe de la philosophie occidentale, née à côté de la religion, puis de la littérature et de la psychanalyse.
– La création artistique, cet horizon de nos existences, est sans doute le développement le plus recherché de nos vies psychiques, à commencer par la musique et la décoration de nos maisons. La présence magique d’une œuvre a fait dire qu’elle nous regarde. C’est dire la magie inaltérable de l’art dont le surréalisme a voulu développer les analogies sans fin. C’est « surréaliste » !. Avec ce mot le Surréalisme a au moins débusqué le besoin de pensées magiques de nos sociétés hypocrites.
– Mais c’est évidemment avec le relationnel que la magie de la rencontre donne ses lettres de noblesse à la recherche effrénée d’absolu. L’amour passion est apparu dès que la relation amoureuse est arrivée à se délivrer du poids omnipotent des relations traditionnelles véhiculées par « la grande famille ».
Soif de fusion idyllique exaltée par l’illusion d’un paradis perdu ? L’amour à l’occidental a subjugué le monde, en particulier les femmes. Le cinéma, les amours du cinéma et autour du cinéma, sont devenus nos mythologies avec ses dieux et ses déesses incomparables. Le Panthéon de nos divinités a maintenant son autel familier avec l’écran plat de nos télévisions.
4) Le quatrième thème de la métamorphose, l’illusion de la fraternité humaine est un thème extrêmement porteur. En quoi l’évolution des mentalités qui, en détruisant le syncrétisme de la grande famille, peut-il permettre d’imaginer un monde ouvert sur l’autre comme le voudrait Edgar Morin ? Il n’est par naïf pour autant et se méfie des grandes déclarations d’intention. La révolution intérieure est plus apte à changer le monde que l’autre !
Freud était beaucoup plus naïf en s’imaginant que la psychanalyse des chefs d’État allait pouvoir interdire les guerres. A la fin de sa vie, il l’était beaucoup moins. A la question : « Est-ce la dernière guerre ? » (Nous étions en 1938) Il répondait : « En tout cas ce sera ma dernière guerre. »
Même en ce qui concerne la relation transférentielle, il avait été obligé de convenir que l’amour d’analyse, « la neutralité bienveillante » pouvait se trouver en butte à « la réaction thérapeutique négative », c’est-à-dire le transfert négatif du patient. C’est même un élément qui le conduira à conceptualiser l’instinct de mort.
C’est pourtant les difficultés d’ordre affectif, familial et conjugal qui ont fait le terreau de la clientèle de la psychanalyse : là où la mégalomanie individuelle est la plus mise en question dans l’intime. Comment pouvoir imaginer une fraternité universelle alors qu’il est déjà si difficile de s’entendre à deux ? Fédor Dostoïevski en rajoutait à peine : « L’amour c’est le droit que l’on donne à l’autre de nous persécuter. »
Cette expérimentation psychanalytique met en tout cas en évidence deux phénomènes qui s’emboîtent l’un l’autre :
1) Le plus apparent est celui du pouvoir lié au savoir. Au « supposé savoir » a-t-on l’habitude de dire en ce qui concerne la psychanalyse. Cette humilité feinte me paraît de très mauvais aloi. Car si effectivement le psychanalyste est incapable d’interpréter quoi que ce soit à son patient en ce qui concerne son désir et sa mégalomanie, le patient continuera de tourner en rond. Bien évidemment, il ne s’agit pas d’interpréter d’une manière « plaquée » un savoir mais de se mettre à l’intérieur de la vie psychique du patient pour l’aider à se révéler à lui-même sa quête narcissique à travers les difficultés de sa vie affective et amoureuse.
Or on le voit trop. L’utilisation du savoir psychanalytique dans les dîners en ville devient une perversion insupportable. Mais les psychanalystes ne sont pas les seuls à pratiquer l’étrange domination du savoir, tant la norme est plutôt du côté de féodalités hermétiquement fermées sur leur savoir dont il n’est plus possible de sortir. Mais qu’ils infligent… Tant de dénis auraient-ils à cacher autant d’inadaptations inexpugnables ?
2) Mais qu’importe, car le problème est beaucoup plus général dans la mesure où l’essentiel des conflits humains qu’ils soient individuels, sociaux ou politiques sont toujours du même ordre, à notre sens : ils révèlent l’incroyable nécessité mégalomaniaque de s’affirmer coûte que coûte, au moins pour exister, si ce n’est plus ! Cette vérité très ordinaire s’étale jour après jour devant nous. Des caprices de l’enfance à toutes les zizanies misérables, des tyrannies cachées à celles qui osent sans vergogne s’étaler au grand jour dans un incroyable sans gêne, pouvant aller jusqu’aux tribunaux, voire jusqu’au crime. On a vu ça il n’y a pas très longtemps dans notre chère Europe sous nos yeux et entre des partenaires qui étaient allés en classe ensemble.
Il suffit que des raisons exceptionnelles lèvent les tabous de bonne conduite sociale habituelle pour que la férocité alliée, à la folie des grandeurs et des règlements de compte, aille jusqu’au génocide dans des sociétés apparemment civilisées.
Mais officiellement, la mégalomanie reste une maladie infantile. Il suffirait de retourner sur le divan pour s’en guérir définitivement. Cet aveuglement qui ne touche pas seulement les psychanalystes, (à quand un congrès sur la mégalomanie ?), est lui aussi de plus en plus élevé au fur et à mesure qu’on s’élève dans l’échelle sociale. Sartre disait qu’il s’étonnait de ce que les gens n’étaient pas aussi orgueilleux que lui. Aveuglement supplémentaire chez quelqu’un qui jouait la clairvoyance et la bonne foi ? La mauvaise foi, selon Edgar Morin, plonge ses racines dans l’inconscient d’une manière très complexe :
« Il n’y a pas de bonne foi pure, il n’y a pas de mauvaise foi pure. La mauvaise foi se fonde sur une bonne conscience qui elle-même s’appuie sur une mauvaise foi inconsciente… »
Il est vrai que la prise de conscience de notre mégalomanie est importante. Même si le plus souvent, quand elle se produit, elle reste latente. L’individu en tient compte sans le savoir. Ce qui ne veut pas dire qu’il y renonce mais il ne l’inflige plus à son entourage dans un bugne à bugne forcené ou dans un sans-gène sans limite. Il en joue.
Deuxième prise de conscience là aussi explicite ou implicite (et bien sûr c’est la prise de conscience implicite qui est la plus décisive), la mégalomanie est une qualité de la pulsion à laquelle il est impossible de renoncer. Il faut faire avec. D’ailleurs la pudeur, dont on peut dire qu’elle est naturellement de bon aloi, est aussi le signe généralement admis de notre orgueil incommensurable puisque nous sommes tous logés à la même enseigne. Notre animalité est une honte indicible dont les enfants témoignent dès leur plus jeune âge…
C’est dire combien l’élévation de notre âme est un produit pur sucre auquel il est absolument impossible de renoncer. D’autant que la mégalomanie est un moteur formidable qui ne conduit pas forcément à Hitler. Sans elle, nous n’oserions prétendre à aucun projet, à aucune entreprise d’envergure. Aussi on pourrait dire que l’humanité se divise au moins en deux : ceux qui infligent leur mégalomanie prétentieuse et sans objet à autrui et ceux qui n’osent pas prétendre à quoi que ce soit, sous prétexte qu’ils ne sont pas dignes d’oser pouvoir se servir de leur mégalomanie.
La troisième catégorie, implicitement ou explicitement, se sert de sa mégalomanie pour arriver à ses fins en ayant fait une autre découverte incommensurable, à savoir que leur mégalomanie n’était pas un produit qui leur était strictement réservé (certains le croient !) mais qu’elle était une vertu assez généralement partagée, ce dont il est possible de tenir compte. Et ce qui, tout compte fait, pourrait nous rendre de nombreux services… Se faufiler à travers la mégalomanie des hommes sans renoncer à la sienne, voilà le challenge…
Voilà la nouvelle fraternité possible qui demande une subtilité qui, hélas, n’est pas tout à fait à la portée de tout le monde. Même le sexuel ne cesse d’être un rapport de force dans lequel la complicité, voire l’attachement, vient contrecarrer les omnipotences trop intempestives. Mais jusqu’à quel point ? D’autant que l’attachement inhibe le désir sexuel et rend les conjoints plutôt frères et sœurs, donc chien et chat…
L’amour n’est jamais arrivé à triompher de la guerre. La belle Hélène a provoqué la guerre de Troie et elle n’est pas la seule provocatrice de l’histoire mythologique des nations.
Actuellement, heureusement, les femmes ne provoquent plus les guerres ! Ce qui tendrait à montrer que le romantisme n’aurait décidément plus voix au chapitre des décisions importantes concernant notre planète. Don’t act ! Mais faut-il s’en réjouir ? Elles prennent en tout cas une place de plus en plus étonnante, du moins dans l’économie américaine où elles sont sur le point de dominer les hommes dans beaucoup de domaines quantitativement (Sylvain Cypel – Le Monde du 18 août 2010 p. 22) mais également qualitativement. Le triomphe des hommes basé sur « le sens du commandement, le self-contrôle, la rationalité et le goût du risque » serait en passe de se faire devancer par des qualités qui seraient davantage l’apanage des femmes : « L’intelligence sociale, la capacité d’ouverture dans la communication et celle de rester concentré ». Le machisme hystérique des hommes, au mauvais sens du terme, c’est-à-dire plutôt caractériel, ne donnerait plus le change surtout de la part de ceux qui continuent de se croire tout permis.
Cette compétition entre les hommes et les femmes qui réapparaît sous un jour nouveau, déjà en France, ne manque pas de montrer combien le fondement de la fraternité familiale liée à l’entente du couple, si l’on peut dire les choses ainsi, va trouver là de nouvelles pommes de discorde qui ne vont pas cesser de défrayer la chronique…
La mégalomanie de la fraternité peut-elle l’emporter sur la mégalomanie de l’intransigeance narcissique individuelle, sociale, régionale, nationale voire religieuse ? Le dilemme reste en tout cas largement ouvert. A ceci près que la mégalomanie de la fraternité peut promouvoir des effets extrêmement pervers en érigeant une pensée unique qui refuserait toute critique, éviterait systématiquement les conflits et établirait en définitif un système de pensée dont il ne faudrait pas déroger. Comme si la fraternité devait éviter les crises et surtout de parler de ce qui fâche… Quand Edgar Morin essaye de montrer les pièges de la complexité… et que la toute puissance de la raison pervertit les meilleures intentions à des endroits inattendus…
5) Les grandes écoles de management essayeraient de promouvoir un nouveau concept le « leadership sensitif ». En opposition assez évidente avec le management rationnel, ou qui du moins se voulait l’être, à travers des prises de commandement machiste. Il y a en Occident un lien très fort entre le rationnel, le soi-disant savoir et le pouvoir.
Que le management découvre l’autre monde, celui de la sensibilité du corps est un éblouissement qui enchantera Edgar Morin. Cette cinquième voie de métamorphose, Edgar Morin l’avait en quelque sorte anticipée dans Le vif du sujet [5] en parlant de l’hystérie existentielle liée aux contradictions du désir :
« L’hystérie rendrait compte de la névrose essentielle de l’homme, son trop plein d’affectivité (je dirais ses pulsions insatiables), son insuffisance d’être (je dirais l’absence d’un Moi fondateur). »
Vision tout à fait moderne de la névrose, au-delà des traumatismes inévitables et de la culpabilité chrétienne, dont le caractère primordial est de redonner sa place à la parole du corps. Car le corps parle non pas dans la logique du « ça parle » lacanien mais dans la modulation hystérique de l’ambiguïté du corps qui veut et qui ne veut pas. Et ne veut surtout pas sortir de son dilemme qui représente l’épaisseur du monde et des personnes.
L’art moderne a fait de cette contradiction le creuset de la présence des œuvres qui leur donne cette existence dont nous n’arrivons pas à démêler l’écheveau des fils qui les constituent. Ne rentre pas qui veut dans l’œuvre parce qu’elle résiste. Ce monde de la fluctuation s’oppose point par point au monde rationnel occidental. Il existe même en chair et en os dans la pensée japonaise qui récuse l’ordre des raisons, « répugne à la généralité des concepts et privilégie la dynamique des formes et non la logique discursive » (Tokyo. Ville Flottante de François Laplantine, Stock, 2010). Une culture de la duplicité, dualité fondamentale de l’être humain qui est là exaltée alors que c’est ce que la raison occidentale répudie au nom de l’unité et de la maîtrise de la pensée. François Laplantine associe ce refus de recherche effrénée de fixité et de vérité à la saudade portugaise, privilégiant l’animisme d’un univers en perpétuelle transformation en lieu et place de la recherche des certitudes rationnelles.
Ainsi, l’orgueil de l’hystérique est-il fondamentalement différent de l’orgueil de la maîtrise intellectuelle, il se glorifie de l’ambiguïté de son existence corporelle, absence et présence au monde dans un apparaître et un disparaître qui peut à peine être dit par les mots de la tête qui risquent de les réduire à une duplicité intellectuelle et perverse.
Il faudrait parler de l’hystérie avec les mots de l’hystérie comme le fait Jacques Lacan, à son insu, quand il dit que « le réel c’est l’impossible » ou que « l’amour c’est donner quelque chose qu’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. »
Mais du coup la place de l’hystérie dans le monde occidental trouve sa justification jusque dans ses débordements intempestifs : la révolte de la dualité du corps face à la maîtrise dictatoriale de la raison qui nous rend service mais tue l’essentiel de la vie psychique : le bien-être avec ses affects et le plaisir de penser avec son corps avant de penser avec sa tête.
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas un carcan disciplinaire dans la société japonaise, peut-être encore plus implacable que dans notre société occidentale mais pas du même ordre : la loi et l’amour du groupe, « l’Amae », allant jusqu’à transformer l’individu en robot. Mais comme tout est charnel, l’animisme lui-même étant une réalité essentiellement concrète, reste-t-il, pour eux, une place à l’hystérie ? Les oppositions au conformisme se manifestent, semble-t-il, d’une manière beaucoup plus clastique dans la vie, alors que dans leur cinéma ou dans les romans, le terrible domine.
« Le chat est certainement l’animal favori du bestiaire romanesque au Japon » écrit François Laplantine. « Parce qu’il est indocile, inobéissant, égoïste », ajoute-t-il.
Serait-il une figure hystérique résiduelle comme il l’est d’ailleurs en occident mais pour une raison différente, la dualité de la dépendance et de l’indépendance qui nous fascine ?
Aussi, en opposition à la logique discursive de la raison qui a produit la civilisation technologique et a tendance à rester un modèle généralisable dans notre société, il existe un autre monde qui ne se réduit pas à un irrationnel sans cohérence, ventre mou de la pensée, ni à une logique efficace de l’inconscient, comme l’aurait voulu Lacan, mais à un univers d’élaborations latentes qui cultive les ambiguïtés du monde dans une présence qui échappe à toute récupération discursive d’où la difficulté d’en parler avec des mots qui se veulent clairs, nets et précis.
Déjà, Freud, à propos du rêve, avait parlé des transformations imposées au récit du rêve, essentiellement le déplacement et la condensation. Mais pour le rêve, la métamorphose est telle que la traduction était nécessaire. Rien de tel avec l’hystérie qui utilise des mots ordinaires rarement ubuesques. C’est la tonalité des mots, la charge affective, l’air dégagé, une présence-absence insaisissable et cette curieuse perception d’un orgueil étrange dont on se demande de quoi il peut bien s’enorgueillir si ce n’est de vous filer entre les doigts d’une manière ou d’une autre…
Tout cela n’est pas très nouveau dès lors qu’on arriverait, en forçant un peu les choses, à considérer qu’il ne s’agit somme toute que des virtualités de l’intuition, cette pensée du corps toujours un peu en avance sur celle de la tête mais concourant au même but, la recherche d’une même et unique vérité. Cette pensée unique, héritée de Bergson et souvent vérifiée dans la vie courante, doit pourtant être revue de fond en comble dès lors qu’on envisage les buts propres de la pensée du corps. De simple acolyte anticipateur, aux marges de la pensée véritable, elle prend l’allure d’une pensée qui, au-delà des mots qu’elle peut utiliser aussi, dans la poésie par exemple, est d’abord une présence. « Présence contre sens ». Ce qui au passage spécifie l’art moderne face à l’art qui se dit contemporain. C’est dire que cette pensée ne se réduit pas à l’expression hystérique de bon aloi qui donne de l’épaisseur à la réalité des personnes. Ni aux excentricités qui ont fait sa mauvaise réputation… Car la revendication de l’hystérie n’est pas seulement une insurrection face à la dictature de la pensée discursive, elle a son propre projet, une véritable destinée qui exalte son existence d’où cet orgueil incoercible, même s’il ignore de quoi il est fait.
L’existence souterraine de la vie affective s’exprime dans une profusion sans fin, relayée par la littérature et les créations artistiques qui, récusant le formalisme, veulent continuer de parler de ce qui seul peut indéfiniment nous fasciner, les contradictions de l’âme humaine.
D’où, l’importance de l’ambiguïté voire de la duplicité de la présence hystérique qui réfute de choisir une vérité pour pouvoir les conserver toutes dans un panel qui n’en finit pas de se développer à l’infini. Ainsi, l’hystérie est un monde dont les facettes sont d’une variété difficilement imaginable dès qu’on se propose de s’y intéresser, fût-ce avec les mots de l’autre monde, celui des vérités apparemment claires et distinctes. Et même si on sait qu’il n’est pas possible de prendre ces mots au pied de la lettre. Puisque seule notre existence affective, dans ses contradictions même, est capable de nous donner le repère d’existence que la recherche de rationalité ne nous procure pas.
Tant la raison tourne à vide dès lors qu’elle sort de ses domaines privilégiés. Ce n’est certes pas une nouveauté de considérer la vie affective comme essentielle dans le comportement humain. Simplement, la question que nous nous posons consiste à repérer où il est possible d’agir pour essayer de changer la vie dans une métamorphose appelée de ses vœux par Edgar Morin ?
Le positionnement de la psychanalyse peut à cet égard nous être utile.
Soit, on considère la vie psychique essentiellement liée aux conflits intérieurs entre le Surmoi et le Ça par exemple. A ce moment-là, les issues sont limitées et conduisent inévitablement à une éthique du renoncement. Et quel renoncement dès lors que l’on perçoit l’insatiable du Ça (pulsion de la 2ème topique) ! Nous ne parlerons pas de la sublimation puisque au lieu d’être une transformation du sexuel, elle n’est qu’une extension du sexuel au mieux, si ce n’est une fuite dans la spiritualité, le Nirvana et autre billevesée très prisée de tous ceux qui ne peuvent regarder en face l’incroyable énergie qui nous habite. « Cette fièvre qui t’agite c’est moi toujours », disait Dieu à Verlaine. Au moins !
Permettre au patient de récupérer son hystérie n’est guère de mise dans cette orientation qui hésite perpétuellement entre un diagnostic d’excès de refoulement et de manque de refoulement, et pour l’hystérie plus précisément entre refoulement de l’affect et refoulement de la représentation… Tribulations casuistes qui tournent à vide et peuvent même produire des cures qui tuent l’hystérie dans l’œuf au profit d’un savoir psychanalytique inopérant.
Soit, dans une visée plus moderne, on considère avec Edgar Morin que la véritable problématique affective est beaucoup plus grave : entre le cyclone pulsionnel et l’absence d’un Moi qui dès qu’il quitte la main des parents, ne peut s’essayer à prendre forme que dans l’expression pulsionnelle le plus souvent abusive et inadaptée. On comprend mieux dès lors la force et la faiblesse de l’hystérie.
Force dans la mesure où elle est la seule dans son jeu avec l’impossible (présence-absence ou désir de désir inassouvi, par exemple) à pouvoir gérer frontalement l’énormité de l’enjeu et être en même temps l’amorce de la constitution d’un Moi qui arriverait à gérer une situation difficile contrôlable.
Faiblesse dans la mesure où elle baigne dans l’incomplétude d’un Moi qui passe son temps à se contredire lui-même et cultive l’ambiguïté comme une religion d’état qu’il n’a même pas le loisir de considérer comme telle. Malgré l’extension de la popularité de Ganesh, le fils de Shiva et de Parvati, le seul dieu qui exalte l’excès du corps…
C’est la raison pour laquelle la prise de conscience d’élaborations discursives est, là, essentielle pour essayer de stabiliser, et non de réduire, la créativité hystérique. Une exception qui n’en fait pas pour autant le moteur de la cure comme Freud l’aurait voulu. D’ailleurs, cette discursivité peut jouer de vilains tours à l’hystérie dans la mesure, justement, où, au lieu de stabiliser une situation, elle peut l’exaspérer par l’introduction cachée d’une mégalomanie inavouée.
Telle la dépression utilisée comme fer de lance d’une revendication sans fin. La rationalité, une fois de plus, est prise la main dans le sac dans sa folie ordinaire. Mais, cela dit, l’hystérie a bel et bien les pieds dans l’eau de la dépression qui, tout en prenant une forme beaucoup plus discrète, peut aller jusqu’à frôler la mélancolie. Ainsi, beaucoup de diagnostics de pathologies « bipolaires » ont été posés chez des patients porteurs d’incontestables variateurs d’humeurs mais qui n’avaient rien à voir, ni avec des états maniaques, ni avec des dépressions mélancoliques vraies. On ne sait plus ce que c’est que l’hystérie qui subit de plein fouet la décote actuelle de la psychanalyse !
Il est vrai que le jeu avec l’impossible qu’on retrouve dans l’humour est assez proche de la délectation pour l’absurde d’un Albert Camus ou de l’ironie d’un Blaise Pascal pour la grandeur et la petitesse de la présence humaine. Car l’hystérie est effectivement une expression essentiellement langagière mais pas seulement, tant il s’agit d’une parole singulière qui ne se satisfait pas du tout de l’intellectualité d’un jeu de mot.
Quand Cocteau ose : « La poésie est une religion sans espoir. » On voit à quel point on est à la limite des deux mondes. On peut soit essayer de décortiquer le paradoxe de cet aphorisme, soit, se laisser aller aux évocations qui nous enchantent.
Picasso disait qu’il est très difficile de retrouver les élans de la prime enfance. Alors que l’enfant, lui, veut s’extirper au plus vite des fragilités de l’hystérie primitive au profit de la logique des adultes et du moins des prélogiques qu’il se constitue en attendant mieux. La maîtrise du monde par la pensée semble toujours plus profitable et plus solide, même si la recherche des certitudes conduit inévitablement à des échecs cuisants. Et cela même si une haute intelligence peut arriver à donner le change beaucoup trop longtemps !
Mais l’illusion de la réussite de cette entreprise, qui entretient la plupart des conversations des dîners en ville, est telle qu’il lui est difficile de convenir que « l’essentiel est invisible pour les yeux. »
Cette phrase d’une banalité écœurante est peut-être ce qui a fait le succès du Petit Prince dans une période particulièrement glauque. Mais pouvons-nous sortir du glauque ?
L’autre illusion, celle de l’hystérie, on peut la retrouver aux hasards des conversations, dans un mot d’enfant, dans quelques livres ou quelques films. Ariane de Lubitsch et bien évidemment Huit et demi de Fellini. Dans la poésie qui s’égare (pas celle d’Yvon Bonnefoy, plutôt celle de Gabriel Le Gal) où la musique lancinante des quatuors de Chostakovitch que Boulez déteste et pour cause. Mais l’hystérie est un monde qui s’infiltre partout et dont on n’a pas encore commencé de décrire véritablement les stratégies.
Est-ce à dire, dans un slogan ridicule, que l’hystérie pourrait changer le monde et hâter la métamorphose chère à Edgar Morin ?
Ce qu’il y a de consolant avec l’hystérie, c’est à quel point elle semble irrécupérable par le savoir et la folie de la raison qui veut tout comprendre et tout maîtriser. L’hystérie reste une incertitude fondamentale, ou plutôt l’incertitude fondamentale, les pieds dans la dépression, la tête dans la métaphysique, le corps dans une digestion constante des contradictions innombrables qui nous assaillent, créant notre épaisseur et nos tourments.
Nouvelle conclusion
Quand Edgar Morin parle de métamorphose, il va dans le sens de ce besoin perpétuel de nouveauté qui frise la toxicomanie. Mais qu’importe, autant prendre le train qui passe et essayer de le modifier.
L’intrication économique va obliger à gérer la démographie galopante mais la folie rationnelle des hommes va rester intacte : croire qu’on peut résoudre les problèmes du monde par des idées.
Il ne s’agit pas de s’empêcher d’avoir des idées, ce qui serait très difficile, mais d’essayer de parler des problèmes dans leur concrétude et leur chair. Une idée qui n’est pas enracinée dans le réel continuera de répondre à l’affirmation d’Edgar Morin que l’idée en soi devient plus réelle que le réel ! Et ceci pour une raison très précise : l’idéalisme est le mythe naturel de l’idée, l’idéologie est rampante.
Ainsi notre mythologie moderne est clandestine, cachée derrière notre besoin de certitude. Freud ne disait-il pas à Einstein: « Peut-être avez-vous l’impression que nos théories sont une sorte de mythologie. Mais est-ce que toute science ne se ramène pas à une telle sorte de mythologie ? »
Or, l’humanité n’est pas prête à accepter l’idée que le ver est dans le fruit et que toute raison est une idéologie cachée. Même l’art qui devrait justement être « la présence » contre le sens est vampirisé par les idées.
Ainsi, l’homme est accablé par ses idées qu’il ne peut cesser de produire ne trouvant plus de repos nulle part ! Cela ne doit pas empêcher d’essayer d’être raisonnable et de considérer que hors science et technologie, la rationalité même psychanalytique est une peste.
Mais que devient « le raisonnable » dans une société animiste où règne la pensée magique à un point qu’il est difficile d’imaginer et dont il est impossible de se défaire ?
Les solutions les plus folles peuvent parfois être considérées comme raisonnables dans la mesure où elles peuvent être des sauve-qui-peut.
Alors que la logique totalitaire de la magie ordinaire permet tous les sadismes de la vertu…
On ne sait plus à quel saint se vouer et pourtant on ne peut s’empêcher d’avoir des idées et de vouloir s’en servir.
« Voilà ce qui donne un sens, démesuré, je le reconnais, à la mission que je me suis donnée », avoue Edgar Morin. Mais bien sûr, seul l’impossible est intéressant…
Annexes
Avez-vous lu
"ENVOUTEMENTS PRECAIRES"?
Le roman de Jean-Paul Chartier
"L’anti-Houellebecq absolu"
Également un peintre… Mais…
Mis en feuilleton, il sortira chaque semaine
tout au long de l’année 2011 en 52 épisodes sur le site
www.envoutements-precaires.fr
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La révolution Edgar Morin ou le caractère religieux de la raison
Là où Edgar Morin a été, à mon sens, le plus novateur, et c’est peu dire véritablement révolutionnaire, c’est avec cette question de la Méthode IV :
« L’esprit humain peut faire mourir les dieux qu’il a créés. Mais peut-il supprimer les successeurs abstraits de dieux qui se cachent sous des philosophies et des idéologies laïques ? ».
En somme on n’en a pas fini avec le religieux dans la mesure où les idéologies qui sont censées le combattre ne sont rien d’autres que de nouvelles religions. Ainsi Edgar Morin a adhéré dans le passé au messianisme de Marx « sans prendre conscience de son caractère religieux ».
Pire, le nouveau phénomène religieux n’a pas attendu les idéologies modernes :
« La Providence s’est introduite en continuité dans la Raison du siècle des Lumières, qui est devenue Déesse, puis elle s’est introduite dans l’idée de science à la fin du XIXe siècle ».
Robespierre obtiendrait une réussite posthume inespérée !
La raison, rempart le plus solide contre l’irrationnel religieux, est manipulée de l’intérieur par la croyance : « nos mythes sont encapsulés dans les idées abstraites, y compris dans l’idée démystificatrice de la Raison ». La différence de nos sociétés avec l’animisme des sociétés dites primitives c’est la duplicité de notre pensée magique moderne qui s’est introduite clandestinement dans les garde-fous qui étaient censés s’en défendre. Et de conclure d’une manière quelque peu tragique : « La Raison majuscule instaure, ainsi, une guillotine idéologique qui devint la base de toutes les pensées totalitaires. Désormais l’idée fausse a toute latitude de vaincre l’idée vraie parce qu’elle trompe bien ».
Mais faut-il encore essayer de comprendre, avec le peu de raison raisonnable qui nous reste, pourquoi la raison s’est faite happée par le cercle implicite de la magie de la pensée ?
– Sans doute contrairement à l’alchimie, sa magie a réussi à travers la science à créer une technologie qui a transformé nos vies et a produit le monde moderne.
– Il semble cependant que ce ne soit pas une raison suffisante. Remplaçant les mythes des vérités religieuses, elle devient, elle-même, le mythe de la cohérence moderne du monde qui doit désormais s’appliquer systématiquement à tous les systèmes de pensée : qu’il s’agisse de la psychanalyse avec Lacan, de l’économie avec les mathématiques financières, sans parler du marxisme avec le sens de l’histoire.
La raison devient ainsi la déesse méconnue de la religion du monde moderne à savoir la rationalité.
Considérée comme simple garant des rapports de sens, la raison est en réalité intrinsèquement idéalisée, substitut des vérités antérieures.
Cette idéalisation n’en contraste pas moins pour autant avec les méfaits collatéraux qu’elle produit dès lors inévitablement : de l’idéologie gestionnaire qui tue l’humanisme à petit feu à la standardisation du mot « cognitif » utilisé avec profit comme mot de passe magique à toutes les sauces. Sans parler de la place laissée libre au sadisme de la vertu dans des déguisements qu’il ne trouve souvent même plus utile de revêtir.
Il s’agit bien d’une foi, comme dans une religion classique, qui ici pense pouvoir maîtriser le monde totalement même si on est de plus en plus obligé d’en douter.
Mais, qui plus est, devient également le symbole de la cohérence absolue, repère fondamental d’existence, véritable « Moi thaumaturge » qui, au passage, est chargé de réguler la folie des hommes.
Le ver est à ce point dans le fruit qu’Edgar Morin en conclut avec Wittgenstein qu’il est quasiment impossible de sortir de la pensée magique puisque l’élimination d’une pensée magique ne peut se faire qu’au profit d’une autre pensée magique.
Au mieux « la raison doit certes critiquer le mythe mais non le dissoudre. Si elle croit l’avoir dissous, c’est qu’elle est alors devenue mythe ».
Ainsi le mythe de l’Europe pourrait remplacer les mythes nationalistes même si actuellement, pour notre plus grand malheur, il n’y arrive pas.
La position d’Edgar Morin, on le voit, est inconfortable et montre en tout cas à quel point il renonce difficilement à l’idée qu’il pourrait y avoir, malgré tout, une raison raisonnable.
Levi Strauss est plus terrible encore comme le cite Edgar Morin : « Les hommes ne pensent pas les mythes, les mythes se pensent eux-mêmes », introduisant par-là la puissance d’un inconscient collectif qui nous aliène doublement. Alors que nous continuons de croire à l’autonomie de notre pensée et à son authenticité possible.
Autant rire de tous les apôtres de la démagification du monde, tel un Charles Taylor qui voudrait nous faire croire que nous pouvons passer d’un cosmos magico religieux à un monde social autosuffisant (sic)…
La démesure n’effraye personne.
Aussi peut-on se demander pourquoi Edgar Morin semble avoir oublié dans ses derniers écrits la fine fleur de son analyse du monde. Serait-ce par crainte de parachever par une logique implacable son pessimisme quant à l’évolution actuelle du monde ? Alors qu’il voudrait croire le contraire !
Il doit pourtant être possible d’échapper, au moins partiellement à cette magie irréductible puisqu’en définitive il n’est pas du tout normal, vu la folie intrinsèque de l’homme et de sa raison, que le monde n’aille pas encore plus mal !
Ce qui donnerait une fois de plus raison à Edgar Morin, parachevant le culte de la complexité…