Abstracts
Résumé
L’ironie peut-elle prendre à cœur ses cibles ? Dans la nouvelle « Schiave » de Clelia Pellicano, jouée en présence de l’autre l'ironie est un art du conflit, parfumé de complicité, de légèreté, d’ambiguïté. Le texte vibre d’oscillations entre empathie et distanciation. Il nous emporte dans un corps à corps différé par le sourire avec le système dominant dans l’Italie du sud au début du 20e siècle, sa langue et ses valeurs, le canon vériste, la critique littéraire, mais aussi la stigmatisation – l'interdit de l’ironie des femmes. Un tel art requiert un dispositif interprétatif interdisciplinaire et excentrique, une approche en biais, au croisement des études de genres et des études sur l’humour. Il permet d’explorer avec pudeur les interstices entre espace public et privé, de mettre en mouvement des catégories cristallisées et liées à la représentation des genres et de leur relation.
Mots-clés :
- études féminines et études de genre,
- Clelia Pellicano,
- ironie,
- ironie féminine,
- conflit,
- différence sexuelle,
- rire et sourire,
- bizarre,
- pseudonyme
Riassunto
Può l’ironia avere a cuore i propri bersagli ? Nella novella « Schiave » di Clelia Pellicano essa è giocata in presenza dell’altro/a, è arte del conflitto profumata di complicità, leggerezza, ambiguità. Il testo vibra di oscillazioni tra empatia e presa di distanza. Ci trasporta in un corpo a corpo differito dal sorriso con il sistema dominante agli inizi del XX secolo nel sud Italia, la sua lingua e i suoi valori, il canone verista, la critica letteraria, la stigmatizzazione – l’interdetto dell’ironia delle donne. Tale arte richiede un dispositivo d’interpretazione interdisciplinare ed eccentrico, un approccio obliquo, all’intersezione tra gli studi di genere e gli studi sul’umorismo. Permette di stare sulla soglia, di esplorare con pudore gli interstizi tra spazio pubblico e privato, di mettere in movimento categorie cristallizzate legate alla rappresentazione dei generi e della loro relazione.
Article body
La stratégie de l’oblique (un regard de biais, une position excentrique)
« Le rire est un stratagème qui n’est pas une fuite, mais un moyen oblique par lequel à la fois on n’affronte pas de face le puits ou le trou du vrai et dont pourtant on sort. »[1]
Dans la relation avec l’autre (y compris soi-même), on peut choisir de confier le secret, au lieu de le révéler, d’utiliser un tisonnier pour manier l’incandescence, de parcourir une voie oblique et retorse « pour ne pas mourir de sincérité »[2] ou d’un excès d’émotion. Et l’on se surprend à adopter une approche de biais, en traçant un chemin latéral comme esquive au regard frontal qui méduse et anéantit. Voilà ce qui conduit, entre autre, à s’occuper de l’ironie.
Ou c’est elle, peut être, qui prend soin de nous, en ouvrant une fente dans la prétention de l’univocité du sens, ou dans la présomption d’être « en prise directe » sur l’autre, et en nous détournant de toute recherche de « fidélité à la réalité » que l’on attribue au langage : au-delà de toute bonne foi, profiter de champs de tension dans l’espace littéraire et de la stratégie raffinée du regard transversal qui défait le monolithe du monolinguisme, en suivant la trace, (d’)une piste différente, (d’)une pratique du conflit parfumée d’ambiguïté, de complicité, de légèreté foudroyante.
Je vais examiner ici l’ironie qui caractérise « Schiave » (« Esclaves »), première nouvelle du recueil Novelle calabresi (Nouvelles calabraises) de Clelia Pellicano publié en 1908. Je l’apprécierai sous l’angle de la performativité langagière de l’ironie « féminine » considérée en tant qu’opérativité poétique[3] – politique.
Par le biais d’un double strabisme j’essaierai d’une part de croiser une analyse textuelle littéraire qui « déconstruit » la langue avec une perspective d’étude historico-culturelle ; et d’autre part de positionner ma recherche au croisement des études sur l’humour et l’ironie avec les études féminines et de genres. Ceci me semble important compte tenu de la spécificité que les concepts de « genres » et de différence sexuelle partagent avec celui d’ironie, en termes d’indécidabilité et d’excentricité pluridisciplinaire, d’engagement du rapport entre pratique discursive, représentation, corps et gestes, nomination de l’expérience et mise en jeu particulière du contexte.
Dans le but de réaliser un dispositif d’analyse complexe, qui maintienne liés différents niveaux de réflexion, comme le sujet le requiert, je prendrai parfois le risque d’esquisser simplement certaines pistes et liens, ou bien de souligner à peine certains enjeux... Lorsque l’on cherche à étudier l’ironie, elle s’esquive comme une anguille, d’autant plus si l’on tente de la saisir et de la définir : en glissant, elle nous fait glisser sur une pente oblique ; en se défilant à toute prise, elle nous invite à lâcher prise, ou bien à lui rendre hommage en tentant de mettre en place un dispositif excentrique pour l’aborder. Elle nous mène à nous positionner le long des lignes de fuite de la polyvalence et de la complexité qu’elle active. Elle requiert une approche transdisciplinaire. En ce qui concerne précisément l’ironie dans « Schiave », il convient d’emprunter les outils de multiples domaines, comme l’historiographie et la critique littéraires, l’histoire des idées, la linguistique, la philosophie, l’anthropologie, la sociologie. On avance sur un plan à la fois synchronique et diachronique, étant donné que l’ironie, d’avantage que d’autres figures et pratiques discursives, a lieu au sein du texte et du contexte. Particulièrement sujette au vieillissement, elle est « étroitement » liée à une époque, à ses systèmes de valeurs, ses conflits et rapports de force, aux relations entre ses acteurs, à l’interaction entre les pratiques de production-création et celles de réception-décodage-fruition.
Le (con)texte et le para-texte de « Schiave » sont donc ici points de départ et « corps » d’une traversée accomplie en ancrant l’analyse textuelle dans le cadre culturel du début du 20e siècle en Italie. J’explore en particulier l’ironie qui caractérise cette nouvelle dans ses rapports avec le canon littéraire et l’évaluation de la critique, et je réfléchis sur les circonstances de sa première parution, y compris le choix de la part de son auteure[4] d’adopter un pseudonyme. Ce faisant je me dois de prendre en compte le débat de l’époque sur l’écriture féminine, la stigmatisation de l’ironie des femmes écrivaines, ainsi que l’interdiction aux femmes de rire et de sourire.
Je m’interroge également sur la relation entre le sourire du texte et le (sou)rire dans le texte « réaliste » ironique d’une femme écrivaine telle que Clelia Pellicano, et sur la possibilité de considérer sa « gesticulation » typographique en tant que trace, inscription de la nostalgie et de la mémoire du « corps absent » de l’auteure qui (sou)rit.
Je considère « Schiave » comme l’expression d’une subjectivité incarnée-sexuée, et je tiens que sa dimension artistique et politique provient de l’élaboration du lien et des interstices entre la dimension privée et la dimension publique historiquement connotées.
Dans ce cadre de réflexion, je cherche à esquiver la tentation et l’impasse d’une tentative de définition générale des caractéristiques de l’ironie féminine[5]. Je vise plutôt à mettre à l’épreuve du texte analysé certaines des théories les plus intrigantes sur la women comedy et sur l’ironie des femmes écrivaines[6], ainsi que des théories issues de l’épistémologie et des recherches féministes.
À contre-pied et en contrepoint, des grimaces du texte (on dévoile différemment le patriarcat ?)
« Pan ! Boum !! badaboum !!! Deux coups secs, un bruit sourd, un cri : "Sainte Vierge Mère, il m’assassine !" et tout retomba à nouveau dans un silence effrayant. Aux coups, au bruit sourd, au cri, suivit comme un remuement dans les maisonnettes voisines. Les commères s’éveillaient, se redressant effarouchées sur leurs lits, hauts comme des tours, et tendaient l’oreille. Une d’entre elles se pencha vers son mari qui ronflait à côté, en appelant : "Cicciarèjo ! Oh, Cicciaré, Nicoluzzo bat l’Olive !" Mais le paysan se retournait dans un grognement, après avoir donné un coup de pied à la couverture, et son épouse finissait par se rendormir elle aussi après avoir adressé à l’icône de Saint Roch le protecteur un : Santu Roccu mio, laisse-la respirer un peu ! »[7]
Ainsi commence la nouvelle « Schiave ». Au début du récit, comme c’est souvent le cas dans les ouvrages de Pellicano, on se trouve subitement plongés au cœur d’événements dramatiques. De plus, différents éléments jouent en contrepoint du drame. On y trouve des comparaisons entre des termes éloignés sur le plan sémantique, des rapprochements entre des personnages et des choses qui appartiennent à des mondes distants : punctum contre punctum. Le secret se trouve dans la (dé)mesure du rapport entre ces puncta, ces diversités[8], dans le conflit activé par ce que Foucault appelle « les connexions possibles entre des termes disparates »[9]. Il peut également s’agir d’un jeu spécial que l’on pourrait reconduire au trait propre, d’après Behler, à l’ironie, c’est-à-dire le fait de « faire jouer les vocabulaires les uns contre les autres »[10]. La mise en œuvre de la tension textuelle « lexicale » se combine avec les tensions entre signifiants et signifiés, et aussi entre différents niveaux de signification.
Il s’agit aussi de ton et de pudeur, comme le dit bien Anaïs Frantz : « rire de dessous les mots, profiter du voile du langage pour débaucher la langue et jouir de sa réserve sur la page. L’ironie déplace la lecture du fond vers la forme du récit, autrement dit vers le ton, la tension, le rapport textuel. Elle saigne la bourse métaphorique des phrases »[11].
Dans l’incipit de la nouvelle « Schiave », Pellicano parle des commères comme si elles étaient des animaux (« effaroucher le gibier »), pour les présenter plus tard sous les traits de châtelaines juchées sur les hauteurs de leurs tours. Par le biais de ces associations suggestives, aux côtés de l’univers villageois, référent concret et dominant dans le contexte fictionnel, sont évoqués aussi bien un monde animal, hyper-réel et physique, qu’un monde plus fabuleux et imaginaire. La contiguïté entre ces mondes divers crée un effet de « dénivelé » et la violation des séparations référentielles nous prend à contre-pied.
Mais les éléments qui contribuent à nous désorienter sont multiples, comme en témoigne l’énoncé suivant : « Nicoluzzo bat l’Olive »[12]. L’ambiguïté de cette phrase, véritable champ de tension sémantique, naît du jeu de mots obtenu par le rapprochement du nom « Olive », prénom féminin mais aussi nom commun du fruit de l’olivier, et du verbe « battre », qui à son tour peut signifier « frapper quelqu’un » et « battre », « gauler » les branches des oliviers à fin d’en faire tomber les fruits à terre (il peut également y avoir une troisième connotation, vulgaire, de référence à l’acte sexuel). Le sens littéral et l’autre sens, figuré-métaphorique, nous sont donnés conjointement, et l’un semble fonctionner à exclusion de l’autre. D’une part, la majuscule au mot « Olive » nous renvoie aux personnages et aux événements fictionnels et la signification de la phrase nous parvient par le biais du contexte de la narration. D’autre part, le champ sémantique lié à l’activité agricole reste là, présent comme en contre-jour, décodage plus immédiat et plus « simple », se référant à la nature. Mais en réalité, à mesure que la lecture suit son cours, ce dernier sens prend corps avec la réactivation de l’autre : Nicoluzzo bat son épouse, de la même façon que l’on bat les olives pour les faire tomber. De cette façon, entre l’action agricole et les coups donnés à la femme s’établit une corrélation de contiguïté sur le plan des mœurs et de la « naturalité », et donc de la « normalité », et aussi de la normalisation. La langue narrative de Pellicano les met en lien sur la page, et gauchit, dénature, courbe autour d’elles, (se) détourne (de) toute « franchise naturelle », en jouant ironiquement avec le dévoilement de la dimension littéraire du texte et la mise en évidence de ses points sensibles.
Utilisé à ces fins on trouve un système de signaux textuels performatifs que Hamon appelle « gesticulation typographique » stratégique ironique. Parmi ses éléments les plus éloquents, dans l’incipit cité de « Schiave », on peut mettre l’accent sur le choix de l’italique pour le mot « bat » (le premier d’une série d’italiques, mais je reviendrai sur la valence si singulière de ce caractère typographique), ainsi que sur la ponctuation (un des indices privilégiés de l’ironie) qui concourt, elle aussi, à créer l’effet ironique. Le son de l’action de battre, le rythme des coups frappés par le protagoniste, se donnent à entendre et à voir par la partition textuelle qui résulte de la ponctuation. On pourrait la définir comme une des inscriptions visibles et voyantes du (sou)rire de l’ironiste dans le corps sémaphorique [13] du texte, un des signaux voués à l’expression du « rire du texte »[14].
Au début de la nouvelle en question, la ponctuation marque des pauses dans les tensions textuelles dont j’ai déjà parlé, fragmente les phrases et les articule rythmiquement en courts intervalles. Les virgules, les points virgules, les points et les deux points coupent son souffle à la lecture. De plus, « Schiave » s’ouvre avec une abondance flagrante de points d’exclamation. Ils suivent, en les mettant en évidence, les mots qui reproduisent le son des coups. Le nombre de ces points décolle littéralement ; ils sont doublés, triplés : un, deux, trois fentes, fissures noires sur la toile blanche de la page, traits, lignes verticales qui tombent en précipice sur un point, en signalant un ton qui monte dans un éclat de voix qui s’arrête aussitôt, une emphase et un crescendo coupés. Ils désamorcent dans le même temps cette charge émotive par le biais d’un excès de signes, de « signalisation » : le texte (se) révèle ainsi (dans) son aspect fictionnel et « théâtral » de par sa « dramaturgie typographique ». Elle forme « sous les yeux du lecteur, comme une sorte de mimique, de pantomime, de gesticulation du signifiant sur la scène, ainsi théâtralisée, du texte, mimique destinée à remplacer celle du corps (absent) de l’ironisant.»[15]
Il s’agit d’une « gesticulation interne des figures du texte qui remplace la gestuaire et la figure de l’orateur absent».[16] Le (sou)rire du texte inscrit, donc, dans le texte même, par sa gesticulation-dramaturgie typographique, le « corps » absent de l’auteure.
Ce (sou)rire, en s’appuyant sur le rythme du texte, sur sa (des)articulation par la ponctuation, sur sa polyvalence et son contrepoint sémantiques, implique ainsi la question de la relation entre geste, signe, voix et oreille, entre présence/origine et absence, entre parole écrite et parole orale, entre la dimension de l’oralité et celle de l’écriture, notamment l’écriture réaliste[17].
Le (sou)rire du texte pose aussi le problème de l’écriture en tant que prothèse du corps ou remplacement du corps (irremplaçable). Mais il s’agit là d’une fourche qui n’est qu’apparente, car la question est autre, comme le révèle l’entretien entre Mireille Calle-Gruber et Jacques Derrida :
« voir dans le texte, ce qui est dit du corps, ce qui reste du corps, ce qui symptomatise le corps ou l’inconscient. Au fond, corps est ici le mot qui vient à la place de l’irremplaçable : à la place de ce qui ne peut pas laisser la place. Le mot "corps", que je n’utilise pas par opposition à l’esprit, c’est ce qui dans la signature est inimitable, irremplaçable, singulier. Ne se laisse pas remplacer. Alors que l’écriture consiste, tout le temps, à remplacer. La question est donc celle du remplacement de l’irremplaçable. Que se passe-t-il dans la substitution de ce qui résiste à la substitution ? »[18]
On pourrait esquisser la réponse suivante : l’ironie dans la nouvelle de Pellicano se manifesterait et prendrait corps par des « grimaces » dans le corps du texte écrit, grimaces qui appellent, plus qu’elles ne rappellent ou substituent, le corps « absent » de l’auteure, et aussi des lecteurs/lectrices qui (sou)rient avec elle (le ton de la voix, la gestuelle de leur visage, etc.).
Dans la mesure où l’ironie est une pratique double et ambiguë par excellence, en ce qui concerne le (sou)rire du texte ironique de « Schiave » on peut parler d’une langue qui fourche et qui active ses « multiples niveaux » grâce aussi à une gesticulation sémantiquement prégnante au sein du texte et dont plusieurs lectures sont possibles. Son décodage implique l’activation simultanée de plusieurs sens. Pour utiliser librement le discours de Michel Leiris sur l’objet tambour-trompette et les mots « bifur » et « biffure », l’ouïe, qui donne accès à un niveau sémantique « ultérieur », est tout autant impliquée que la vue, qui capture le sens « littéral », et l’effet ironique provient à la fois de la « conjonction troublante de deux choses en une » et d’un « dédoublement mystérieux »[19]. D’une certaine manière, « comme fait la pensée, engagée quelquefois, par les rails du langage, […] entraînée dans un mouvement qui pourrait être baptisé tout aussi bien biffure, […] à l’instant qu’on se dit "c’est ma langue qui a fourché", ma langue qui s’est fourvoyée, à une fourche de routes ou croisée de chemins.»[20].
On pourrait qualifier ladite « gesticulation » typographique de trace de la nostalgie du corps « absent » de l’auteure et de ceux qui (sou)rient avec elle ; mémoire, mimesis, présence différente et différée de son corps, ainsi que de ceux des sujets qui profitent du (sou)rire du texte, mimesis dans l’espace-scène du texte littéraire des vibrations de leurs corps (sou)riants. Mais elle constitue aussi une trace, un signal de l’adoption mimétique, parodique, dialogique, du discours d’autrui.
Ironie « de citation » (comment sourire du canon littéraire réaliste tout en le mimant)
« Nicoluzzo le cocher était connu pour être le mari le plus méchant [21] qui puisse être donné à une petite fille à maman, et l’Olive comme l’épouse la plus sotte et la plus docile qui puisse être donné à un mari méchant. »[22]
Au traitement narratif ironique de la naturalité-normalité-normalisation de la violence patriarcale, que l’on a mentionné au sujet de l’incipit de « Schiave », fait écho, plus avant dans la nouvelle, la représentation de la réaction de la communauté d’appartenance du couple, familiarisée avec ce type de violence. Les définitions évaluatives citées ci-dessous sur les deux protagonistes constituent une évidente adoption mimétique – de la part de la voix qui narre – aussi bien du point de vue de la communauté villageoise que de son style communicatif. Elles sont inscrites dans un usage ad hoc du discours indirect libre qui caractérise la narration vériste, modèle littéraire à l’époque de l’auteure.
Dans la nouvelle en question la reproduction « la plus neutre possible » de la voix et de la culture du peuple, placée dans un dispositif de mise en degrés, est radicalisée, au point de déclencher le sourire. Il s’agit donc de la citation ironique de la culture villageoise calabraise mais aussi du canon littéraire vériste, réinterprété de façon tout à fait personnelle.
L’originalité et la finesse de l’artifice littéraire sont frappantes et rendent d’autant plus intéressante la question du rapport de la prose de l’auteure avec le modèle vériste, compte tenu des préjugés qui caractérisaient à son époque (début du 20e siècle) le débat concernant les œuvres des femmes écrivaines : elles étaient réputées non seulement comme surabondantes et stylistiquement mauvaises, mais elles étaient également considérées comme des imitations tardives et naïves de sujets et styles déjà abordés par les écrivains (hommes)[23]. Le fameux philosophe et critique littéraire Benedetto Croce, par exemple, louangeait « Schiave » pour la qualité de son écriture (fait assez rare pour lui qui d’ordinaire qualifiait de « bruts » les livres signés par des femmes du point de vue de la « forme »[24]), mais ne pouvait s’empêcher de définir la nouvelle de Pellicano « Colpo di Stato » (« Coup d’état ») comme l’œuvre d’une épigone attardée de Verga, le maître du vérisme[25].
Au contraire, en ce qui concerne justement le rapport de Pellicano avec le canon vériste, le rapport entre le titre de la nouvelle « Schiave » (« Esclaves ») et son contenu montre une originalité de maniement de ce canon de la part de l’écrivaine. Le titre au pluriel indique, de façon explicite et exhibée, la condition générale et généralisée de l’oppression féminine tout en mimant l’attention typiquement vériste aux aspects socio-ethnographiques de la vie des humbles dans le Sud de l’Italie ; dans le même temps la protagoniste de cette nouvelle, comme on le verra par la suite, est plutôt trop indisciplinée et assertive pour être une esclave « ordinaire ».
En outre, la narratrice raconte son histoire en nous plongeant au cœur d’une énergie et d’une intensité rurales « premières » – celles de l’Olive – voire de la terre mais aussi du terroir (la Calabre). Ce faisant elle cite la dimension primaire, animalesque et primordiale du vérisme, tout en s’en écartant cependant, en l’inscrivant dans la dimension du « culturel ». Elle utilise par exemple un procédé textuel particulier et efficace à la fois – entre prise « directe » sur la réalité et élaboration littéraire raffinée – pour citer la typicité, la couleur des expressions villageoises et du dialecte (calabrais[26]).
Dans la nouvelle en question cette « typicité » nous parvient pour ainsi dire « de travers », de par une médiation langagière singulière. Pellicano l’introduit tout en l’alternant, dans une écriture hétérogène, à des mots et des constructions syntactiques appartenant au registre de la langue italienne soutenue, précieuse et parfois même évidemment littéraire.
Les différents niveaux linguistiques entrent réciproquement en résonance, comme des notes jouées dans la linéarité de l’espace littéraire mais produisant à l’écoute un effet de simultanéité : chacune résonne quand la précédente est encore en vibration, ce qui produit, encore une fois, un effet de distanciation, un curieux dépaysement.
De plus, le lexique populaire méridional et paysan nous parvient littéralement « de travers », la narratrice nous le signalant par l’italique. On trouve, mis visiblement en relief par cet expédient typographique, des prénoms typiques locaux, ou bien des verbes et des adjectifs qui expriment des valeurs partagées caractérisant la communauté, ou encore des phrases entières, lorsqu’il s’agit d’un trait culturel fortement distinctif, ancré dans la vie quotidienne, comme l’invocation des voisines au Saint protecteur lorsque la protagoniste est battue : « Santu Roccu mio, laisse-la respirer un peu ! » [27] . L’italique, selon Philippe Hamon, vient « introduire son “biais’ sec et ténu, comme “un clin d’œil oblique’ […] adressé au lecteur […] dans des emplois qui vont de la légère distance ethnographique qui fait simplement souligner le “prélèvement’ d’un terme pittoresque, ou d’un archaïsme, ou d’un idiolecte […] jusqu’à la citation franchement ironique et critique d’une expression d’un discours social rapporté. »[28] C’est tout le système du texte qui prend « en écharpe le discours en italique, où se marque la distanciation de l’auteur vis-à-vis de ce même discours (“comme dit l’autre’, tel pourrait être le “sens ajouté’ à tout énoncé en italique). »[29] Dans « Schiave », l’italique – qui est caractère oblique, comme l’est par excellence la communication ironique – contribue à signaler la prise de distance de l’auteure vis-à-vis des codes, des valeurs et du discours de l’autre/des autres.
L’écriture de Pellicano se fait écho des voix d’autrui ; elle les mime et les cite « de biais ». L’auteure les place ainsi dans une dimension dialogique qui est en soi une des questions spécifiques de l’analyse de la pratique de l’ironie en littérature. Considérant le dialogisme bakhtinien comme la caractéristique spécifique et dominante du roman polyphonique, on peut dire que l’ironie littéraire dans « Schiave » s’exprime justement à travers l’ambivalence du récit. En effet, à l’opposé du discours direct et dénotatif de l’auteure, ou de celui univoque des personnages, cette ambivalence relativise le texte en le rendant porteur d’au moins deux significations : celle de la parole de Pellicano et celle d’autrui sous forme de citation (l’expression parole d’autrui renvoie non seulement à un discours mais aussi à un horizon de valeur, à un système idéologique, etc.).
On peut repérer dans la pratique de l’ironie deux typologies de discours ambivalent, ou manières avec lesquelles l’auteur(e) peut utiliser le discours d’autrui, illustrées par Bakhtin. Dans certains cas l’auteur(e) peut citer ou se servir du discours d’autrui (la prise de parole de l’auteure est en soi ambivalente et ambiguë, le texte étant par définition toujours citation du discours d’autrui ou du discours lui-même, chargé qu’il est des acceptions de ses précédents usages) en conservant le sens qu’il possédait au préalable, et suivre sa même direction tout en le relativisant. Il ne s’agit pas donc de se méprendre à son sujet, mais de le réutiliser à ses propres fins ; pour cela l’auteur(e) effectue une opération de citation qui est comme une insertion dans le tissu de sa propre pensée, et qui oriente différemment la citation, dans une direction nouvelle par rapport à celle de la citation même. Dans d’autres cas l’auteur(e) peut aussi citer le discours d’autrui tout en lui donnant un sens opposé, ce qui donne lieu à une parodie.
On trouve dans « Schiave » des exemples de ces deux procédés quand l’auteure cite la voix des personnages et lorsqu’elle effectue une citation métalittéraire du genre vériste, comme dans le cas du passage cité ci-dessous en début de paragraphe.
Sur le seuil, le bizarre (les interstices entre espace public et privé et la déconstruction des ontologies dichotomiques)
« La raison de la dernière altercation remontait à l’après-midi même lorsque, revenant de la rivière où elle était allée laver son linge, l’Olive avait trouvé la porte fermée, les fenêtres barricadées, et avait senti un chuchotement étouffé, un frémissement des baisers muets, venir de la maison sourde et aveugle. Elle avait appelé, frappé à la porte, inutilement ; et comme l’Olive était jalouse, et à juste titre, à ce silence obstiné la colère lui monta à la tête, un soupçon lui traversa l’esprit. Les forces redoublées par la rage, elle se mit à secouer la porte, à appeler avec tout le souffle de son corps, sans autre résultat que celui d’attirer les gens dans la ruelle solitaire. Les commères s’intéressèrent à l’histoire, quelques galopins lancèrent une pierre contre la porte, […] Et soudainement la rumeur se répandit : – Madame de Zimparì est là dedans avec Nicoluzzo. Ils se mirent tous à rire ; mais comme on ne rit pas de Nicoluzzo impunément, il fut jugé plus prudent d’aller rire de lui ailleurs, et la femme trompée resta de nouveau seule face à la porte close. Un dialogue bizarre s’établit alors entre les deux conjoints, à travers la porte : – Vattindi, et reviens plus tard ! – tonna la voix de Nicoluzzo. – Ouvre, je veux lui manger le cœur. / – Va-t-en, je te dis ! / – Non Monsieur[30] ! / – Va-t-en !! / – Pas même si le Seigneur en personne vient me chasser d’ici[31]. – Et la jalouse s’assit sur le pas de la porte, avec son fichu de travers, le menton dans la main, les yeux à terre : sombre, résolue, têtue. »[32]
« Ils se mirent tous à rire » ; la communauté réagit de manière compacte et son rire se situe dans une succession précise : premièrement un mouvement d’intérêt – curiosité – interrogation ; ensuite la nomination de la situation, figée dans la parole collective, et qui marque un temps d’arrêt ; puis l’aboutissement à une sanction exprimée par l’éclat de rire collectif, suivie pour finir du déplacement conséquent vers « un ailleurs ».
Au sujet du rire en tant que sanction, il faut rappeler que, deux ans avant la première parution de la nouvelle « Schiave », Bergson publie son ouvrage Le rire. Essai sur la signification du comique [33], proposant sa conception du rire en tant qu’action « normalisatrice », réaction collective de compensation par laquelle le groupe punit une désobéissance individuelle, un manque d’adaptation à certaines lois. A côté de l’acte de rire, dans « Schiave » on trouve le verbe « juger » : « comme on ne rit pas de Nicoluzzo impunément, il fut jugé plus prudent d’aller rire de lui ailleurs». On ne rit pas « impunément » et le rire, geste qui sanctionne, constitue à son tour une faute.
La transgression qui déclenche le rire, dans la nouvelle en question, relève d’une excentricité, d’un désordre, de déplacements qui sont effectués à plusieurs niveaux. Cela semble en apparence une classique « histoire de cocu » empruntée à un canevas de la Commedia dell’arte (et il n’est pas anodin que quelques pages plus tard, Pellicano associe la protagoniste à la figure de « Colombina »). Mais il s’agit en réalité d’une variation sur le thème typique du mari « cocu » qui défend son honneur en tuant son rival. Dans « Schiave » il s’agit au contraire de l’épouse trahie, Olive, qui prend une part active dans la dynamique qui conduit à la ruine de son conjoint : elle l’informe que son amante, la belle Madame de Zimparì, couche aussi avec un autre homme, et Nicoluzzo, aveuglé par la jalousie, assassinera son « rival » ; et le regret d’Olive, quant à son odieuse confession, son angoisse et sa crainte des conséquences pour Nicoluzzo, ne changeront pas le sort malheureux de son mari. Au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture de la nouvelle, on assiste ainsi à une girandole de variations : non pas de simples renversements, mais des déplacements, des superpositions, des débordements dans le rôle des personnages et des situations : l’amante pénètre dans la maison conjugale, l’épouse « sotte » proteste au lieu d’être docile et résignée, le mari adultère apprend être trompé par sa propre amante.
Dans le passage cité en début de paragraphe, il y a déjà plus d’un élément étrange, bizarre, en ce qui concerne le rôle des personnages, mais également au niveau spatio-temporel sur le plan de la fiction. La traditionnelle séparation entre l’endroit où la trahison est commise et le toit conjugal, espace symbolique du mariage, est transgressée. La « normalité » et la « normativité » de cette frontière sont dépassées par la mise en scène d’une intrusion, d’une menace pour l’institution familiale qui constitue le pilier de l’ordre social : la trahison, élément intégré dans les mœurs, change ainsi de statut, elle dévie et devient trouble. La co-présence singulière des trois sujets du triangle amoureux sous les yeux de la communauté villageoise, et le fait que la protagoniste soit une femme qui, bien que battue et trompée, ne reste pas confinée dans son rôle d’ « esclave », sont également deux éléments qui sortent de la norme de la vie paysanne. De victime elle se transforme en bourreau, ou plutôt, en conduisant Nicoluzzo à la perdition, elle vole à Madame la rivale son rôle de femme « fatale ». La question du limen – en tant que limite entre norme et transgression, entre ordre et désordre – est donc étroitement liée au « bizarre », à un écart par rapport aux conventions et aux stéréotypes, par exemple à toute idée reçue sur l’image, le rôle des femmes et la catégorie des « vaincues » ou « opprimées ».
Juxtaposée et contiguë au dit écart, on trouve une autre « difformité », qui concerne différemment la relation épouse-mari : « un dialogue bizarre s’établit alors entre les deux conjoints, à travers la porte ». Le caractère singulier de ce dialogue est souligné dans le texte par une majeure présence du dialecte : soudainement l’auteure reporte en calabraisun dialogue entier, au lieu de disséminer ponctuellement dans le texte quelques expressions dialectales[34]. Le calabrais devient ainsi une langue « autre », presque incompréhensible, qui marque la suspension de tout jugement vis-à-vis d’une étrangeté. Cette fois c’est l’intensité d’un élément humain et vibrant qui est hors norme, comme si dans et par ce dialogue « puissant » et privé, qui a lieu à travers un seuil, et qui outrepasse une porte close, avait lieu une transgression bien plus importante, différente.
La séquence dialogique en question inaugure une tout autre tonalité textuelle, plus ambiguë et « intime », qui rentre en tension et en contrepoint avec celle de la représentation « publique » et stéréotypée – bien que revisitée – de la relation de couple qui la précède. On dirait que l’auteure explore, avec et par la pudeur, le champ de tension entre intimité et spectacularisation / action de « se donner en spectacle », de (se) mettre en scène, et aussi de représenter dans et par l’écriture, sans pour autant prétendre comprendre le secret, le mystère propre à une relation amoureuse-passionnelle.
La déconstruction des rôles figés et des ontologies dichotomiques a ainsi lieu dans et par un récit ironique du rapport, voire des interstices, entre espace privé et espace public, un rapport que les réflexions féministes tiennent particulièrement à cœur.
La Women comedy et le rire carnavalesque (raideur et bonheur du masque caricatural et des moments liminaux du rite)
« Quelle procession bizarre, vraiment ! Les hommes étaient en tête, en dansant un demi pas de tarentelle qui faisait penser à un bal d’ours dressés, avec les lèvres serrées, l’expression concentrée, la sueur qui ruisselait le long du cou où les muscles se tendaient comme des cordes. On aurait dit des prêtres antiques en train de célébrer un rite sauvage, ou peut-être des sorciers occupés à rompre un maléfice. Puis venait le clergé : gros prêtres pansus aux larges visages apoplectiques qui avançaient en s’éventant avec leurs mouchoirs ; ensuite la fanfare municipale, quatre cuivres assassins qui auraient lacéré les oreilles d’un sourd, et tout de suite après le Saint, haut sur la foule et rosé dans sa barbe grise, avec le classique bâton, le classique chien et la classique plaie. Vingt porteurs s’étaient disputés aux enchères l’honneur de soulever le socle doré, de le transporter sur le dos, de l’église Mère à celle de Saint Roch, traversant le village en pente. Pour certains cet honneur avait coûté deux boisseaux de blé, et pour d’autres quatre cafisi [35] d’huile fin. Mais qui regardait à la dépense ? Fatigués, superbes, heureux, les vingt jeunes hommes recueillaient leurs forces pour élever le Saint, haut, le plus haut possible, comme s’ils voulaient placer le simulacre au Ciel, aux côtés de l’original. […] Les porteurs soulevèrent le Saint jusqu’à la hauteur du fronton de l’église ; la statue resta un bon moment en l’air oscillante, se pencha en avant comme pour saluer son église, se redressa comme pour la bénir, et après avoir avancé et reculé plusieurs fois, sous le coup d’une dernière poussée plus vigoureuse, passa triomphalement le seuil, s’arrêta sous un baldaquin rouge à franges dorées. Les vingt porteurs se resserrèrent autour d’elle comme des gardes du corps. Et soudain la fanfare souffla dans les cuivres, la petite église résonna d’un horrible vacarme. Dehors, les deux franges de peuple s’étaient resserrées au dos du thaumaturge, une longue vague humaine se renversa derrière lui, à flots. »[36]
On se trouve de nouveau devant le récit d’un événement qualifiée de « bizarre » : une procession religieuse qui ressemble plutôt à une parade militaire, à une cérémonie tribale, et au cortège d’un cirque. Comme le rappelle Hamon, la description d’un cortège est un signal privilégié de l’ironie, un procédé « voyant », une mise en série qui comporte l’accélération du rythme narratif et qui rompt, par la parataxe, la grande syntagmatique du récit. « Forme majeure de certains grands genres comme l’épopée, elle constituera donc l’un des procédés majeurs de tous les genres parodiques qui relèvent de l’héroï-comique […]. Le quantitatif de l’entassement est là au service du qualitatif des valeurs que veut promouvoir l’ironiste »[37].
De par ce procédé Pellicano réalise une fresque des diverses composantes de la communauté villageoise et la mise en liste des traits qui les caractérisent est glosée de façon à les connoter comme risibles par un ton à la fois épique, solennel et parodique. Le passé simple donne une certaine gravité au récit du passage de la statue du saint, portée en triomphe comme un empereur, ou bien qui avance telle un Pape en train de donner la bénédiction, ou un thaumaturge dans un bain de foule. Dans le même temps, le contrepoint parodico-ironique se fait entendre au fur et à mesure qu’a lieu la présentation des groupes protagonistes, par exemple lors de la connotation de l’effort des porteurs de la statue : démesuré, héroïque et aussi prétentieux, presque blasphématoire puisque visant à « placer le simulacre au Ciel, aux côtés de l’original ». Mais l’acmé du (sou)rire du texte est atteint lors de la caractérisation de la fanfare : « quatre cuivres assassins », dont l’effet est souligné par la narratrice quelques lignes plus tard, par le biais d’une deuxième hyperbole : « l’horrible vacarme », expression dans laquelle l’adjectif, en évoquant une dimension grandiose et « sublime », entre en tension avec un substantif pertinent à une dimension « quotidienne » et « basse ». Dans ce cas le contrepoint parodico-ironique naît du décalage entre le coté rustique de la dimension paysanne et l’aspect épique du rite.
Une lecture attentive permet de remarquer que le récit descend en piqué sur la représentation d’un excès, dans un « paroxysme » théâtral du rite : le ton parodico-ironique en révèle la nature « para » (presque, comme) et « oxys » (aigüe, pointue), et dévoile la fonction de sa mise en scène cathartique et régulatrice de la vie villageoise. Les « pointes » de la narration se situent là où Pellicano force sur le registre du comique par le biais d’une forte théâtralisation. L’auteure manipule narrativement le rite de la fête patronale en tant que moment de « polarisation » des rapports sociaux, parade de figures figées, stéréotypées, parmi lesquelles on retrouve l’incarnation des représentants d’un des pouvoirs par excellence, une institution particulièrement dominante dans l’Italie du Sud : l’Église. Le (sou)rire du texte devient plus évident, ainsi que le trait caricatural, lorsqu’il cible de tels personnages dont la représentation s’inscrit dans le contexte d’une situation officielle comme le rite en question, rite sacré, « fondateur », que l’on pourrait rapprocher aux rites de passage qui constituent, selon Van Gennep, des situations de « marge », de suspension et d’ambiguïté pour le sujet[38]. D’après Judith Little, la narration de tels moments de « liminalité » constituerait dans les ouvrages de femmes écrivaines des exemples de women comedy bien réussie, radicale, audacieuse, efficace et subversive, qui investit les structures portantes, culturelles et idéologiques de la société, remettant en question l’ordre établi, en le repensant par le biais de figurations inédites[39]. En outre, selon les théories contestées de Barreca, la female comedy s’attaquerait avec prédilection aux piliers, aux fondements de la société, comme par exemple dans le cas de la réélaboration littéraire du thème du mariage parfait[40].
Dans « Schiave » l’autorité propre aux Autorités est remise en question par un ton dérisoire et grâce à la caricature, un des procédés humoristiques les plus voyants et parmi les plus répandus à l’époque de Pellicano, tant en littérature que dans les revues humoristiques. Au 19e et au début du 20e siècle, elle représentait justement un des éléments en commun entre les ouvrages littéraires et les dessins, en Italie et en France, étant liée à la diffusion de la charge, du portrait-charge, de l’esquisse, et de la définition de « types », et tirant ses origines des effets du romantisme, notamment de son dogme du sublime et du grotesque qui avait permis l’affirmation du réalisme[41].
Pellicano l’utilise pour dévoiler dans plusieurs de ses nouvelles les défaillances de la gestion du bien commun et de l’administration de la justice[42], et pour dénoncer l’instrumentalisation de la foi ainsi que la corruption du clergé[43]. Il faut rappeler qu’en tant que « discours moral et ironique » la caricature est « doublement » double : comme l’ironie, « elle est un discours double, où le sous-entendu permet d’éviter la censure et le procès en diffamation ; en tant que discours moral, elle est un discours qui s’attachera à dénoncer la duplicité de la société où l’être ne coïncide jamais avec le paraître. » [44]
Dans « Schiave » on retrouve des « prêtres en cape d’apparat qui s’égosillaient derrière l’autel »[45], de « gros prêtres pansus aux larges visages apoplectiques », ou, comme nous le verrons dans le prochain paragraphe, le procureur et le maire don Pasquale Jirinò qui n’est pas à son poste comme il le devrait et qui arrive « peu après, les yeux exorbités, le crâne pelé et lustré, rouge comme le globe d’une lampe allumée. »[46] Il s’agit d’exemples bien réussis d’une caricature qui s’attaque « avec prédilection au visage […] l’attaquant par la dissymétrie […] incarnant et illustrant bien cette "raideur plus que laideur" dont parle Bergson comme source privilégiée du risible, cette "mortification" du corps vivant de l’autre qui transforme l’autre en pré – cadavre, en corps "mécanisé" (Bergson), réduit à une ligne, ou à une silhouette plate, ou à un pantin, ou à un masque », « avatars langagiers de la raideur et du mécanique […]. Raideur du corps et raideur du langage sont alors les moyens de critiquer toute raideur d’esprit ou orthodoxie excessive. »[47].
La raideur, l’aspect mécanique propres aux masques deviennent d’autant plus drôles et risibles par contraste, lorsqu’ils sont insérés dans le mouvement[48], dans le flux du cortège formé par ces masques dans la procession qui coule en entraînant dans les rues du village, jusqu’à l’Église, la statue du Saint.
La valeur tragique et ancestrale de la dimension sacrée et classique du rite, dont le symbole est le simulacre du Saint décrit selon l’iconographie traditionnelle et par la réitération de l’adjectif « classique » (faisant référence au bâton, au chien et à la plaie), entre en tension avec la légèreté carnavalesque de la mascarade des humains qui accompagnent la statue, et qui semblent devenus les masques d’eux-mêmes dansant dans un bal costumé.
Une fois de plus on entend le rire du carnaval[49]. Comme l’explique Kristeva, il « n’est pas simplement parodique ; il n’est pas plus comique que tragique ; il est les deux à la fois, il est, si l’on veut sérieux et ce n’est ainsi que sa scène n’est ni celle de la loi, ni celle de sa parodie, mais son autre »[50]. Ce rire est aussi déclenché par un autre procédé typiquement carnavalesque : l’inversion. Dans le « spectacle » de la fête patronale, les représentants du clergé sont décrits comme étant en difficulté et inadéquats vis-à-vis de leur fonction, alors que les porteurs du Saint qui font partie du « peuple » apparaissent fiers, engagés, efficaces « porteurs de solennité », tout comme les fidèles qui dansent. Ces derniers, même si caractérisés par des traits animalesques, sont positionnés devant le clergé dans l’ordre de la procession, et ils sont comparés à des « prêtres antiques ». Loin de proposer le mythe du bon sauvage, Pellicano raconte ainsi la contiguïté (et le contrepoint) entre la dimension du ridicule[51] et une sacralité grave bien que particulière, primitive, profan(é)e et déplacée.
Les catégories du « carnavalesque », ainsi que de la « liminalité », ont en commun avec l’ironie et l’humour certaines figures du discours et la co-présence d’une prise de distance et d’un sentiment de proximité[52]. Par le biais du rire carnavalesque l’auteure s’en prend à la culture populaire, dont les potentialités dialogiques trouvent pleine expression dans une représentation, une super exposition, théâtrale et théâtralisée[53]. Dans un horizon sémiotique du texte et de l’écriture, la littérature et les genres carnavalesques sont des lieux privilégiés de manifestation de l’altérité et du dialogisme[54]. Dans « Schiave », tout comme dans d’autres nouvelles de l’auteure, la parodie du rite exprime de façon accentuée et « coagulée » un regard critique amusé et amusant, mais aussi, une fois de plus, une oscillation de la part de la narratrice, entre gêne et fascination envers les traditions et la culture paysanne calabraise[55].
En double mouvement : la contradiction admise (distance et proximité dans un corps à corps sou-s-riant avec l’autre)
« elle fut emportée par la vague de peuple qui sortait sur le parvis et se rangeait en procession pour raccompagner le Saint dans sa petite église. Quelle procession bizarre, vraiment ! […][56] Emportée dans le tourbillon, l’Olive se retrouva à l’intérieur avec les autres. Et son premier souci fut de chercher des yeux le procureur, là, derrière la table encombrée de lithographies du Saint aux couleurs vives sur fond doré ; l’argent des offrandes allait bientôt s’accumuler dans ses multiples tiroirs. Mais don Pasquale Jirinò, procureur et maire, n’était pas encore à son poste. Il arriva peu après, les yeux exorbités, le crâne pelé et lustré, rouge comme le globe d’une lampe allumée. Et l’Olive aurait voulu bondir à sa rencontre, le presser de questions, lui crier : Comment êtes-vous venu ? et Nicoluzzo ? où est mon Nicoluzzo ? Mais trop de corps, trop de chaises lui barraient le chemin. Cependant, à force de coups de coude et de bousculades, à force de "soyez patients" et de "excusez-moi" elle réussit à se frayer un passage, à aller de l’avant, toujours de l’avant, entre les pucelles propres sur elles et pudiques, les yeux baissés et les mains sous leurs blouses, entre les épouses cancanières et les marmots hurlants, entre les jeunes hommes qui lançaient des œillades aux filles en se marchant sur les durillons et en crachant par terre ; » [57].
Comme on l’a déjà remarqué, le dépaysement et le déclenchement du sourire sont engendrés par le contrepoint entre la tension tragique du drame individuel et la représentation caricaturale des protagonistes du rite collectif qui provient du discours indirect vériste.
La protagoniste est emportée par un double tourbillon : d’une part par la vague émotive de sa peine personnelle pour le sort de son Nicoluzzo ; de l’autre par la vague humaine formée par les flots de peuple qui fermait la procession bizarre dont on a parlé. Tout suite après, en contre-pied, trop de corps des autres (lui) font barrage. Il s’agit d’une barrière différente de celle représentée par la porte fermée à travers laquelle les deux conjoints ont communiqué. Mais elle aussi constitue un obstacle et limen à travers lequel se frayer un passage. Tout en souriant, on plonge avec la protagoniste dans sa traversée, on est emportés avec elle « entre » (« entre les pucelles […], entre les épouses […], entre les jeunes hommes »), dans un corps à corps avec toute une communauté, des usages et des catégories.
Mais il s’agit aussi d’un corps à corps textuel, dans la langue et par la langue : traversée accomplie équipés d’ironie, de profondeur et de légèreté. Dans le texte la liminalité, sorte de fente, résulte du conflit entre des tons différents du récit et du champ de tension crée par le jeu de perspectives différentes. On est comme « bousculés » dans la fourche des positionnements et on oscille, par l’alternance des points de vue, entre : d’une part une prise de distance, de l’autre une proximité qui vient de la « prise » de la sympathie, de la complicité, de l’empathie.
Par la fourche de la langue s’active ainsi le double mouvement propre à l’ironie. Si elle est considérée comme l’« art langagier de prendre ou de garder ses distances vis-à-vis des choses et de soi-même »[58], dont les opérations fondamentales sont l’évaluation, la mise en degré et la contrariété, dans « Schiave » elle se caractérise aussi par le « sentiment du contraire » dont parle Pirandello à propos de l’humour : un « sentiment » partagé, qui nous tient en suspension – j’ajoute : en tension – entre le (sou)rire et les larmes ; qu’il nous fait ressentir ce qui nous fait rire, jusqu’à nous en faire pleurer[59].
Ce « sentiment du contraire » dans la nouvelle en question implique aussi le rapport entre l’auteure et les personnages de son texte, en particulier la protagoniste Olive : il est emblématique que là où l’on observe un crescendo du ton dramatique, une incandescence émotive, Pellicano ouvre une mise en perspective ironique, une brèche souriante afin d’obtenir une distanciation. Cette distance de sécurité obtenue par l’effet ironique, naît d’un dispositif textuel qui engage aussi un plan méta-narratif, comme dans le cas du dévoilement de la fictionnalité du texte comme artifice, et donc du mécanisme, de la mécanicité, qui meut les personnages. On dirait une écriture capable de se prendre en contre-pied, tout comme dans le cas de la comparaison, dans un passage précédent de la nouvelle, entre la protagoniste et la figure de Colombina : « L’Olive, frappée à la tête, s’effondra, disparut entre ses jupons comme Colombine dans les coulisses, et de ce tas informe s’éleva un pleur retentissant coupé de sanglots et de gémissements. [60] Le masque de la Commedia dell’arte est transformé en pantin, en corps mécanisé : décharné juste au moment où le personnage, Olive battue par son mari, est particulièrement corps, presque réduite seulement à cela, corps qui tombe, sanglote et gémit.
Il s’agit dans le même temps du rapport entre l’auteure et tout un village et ses usages. Pellicano, narratrice cultivée, marquise raffinée et féministe engagée s’étant transférée depuis Rome jusqu’à la ville calabraise de Gioiosa Jonica pour suivre son mari, se retrouve – et se place d’elle même – au beau milieu d’une étrangeté qui la perturbe, qui lui fait obstacle et en même temps la fascine[61]. Sa nouvelle est un corps à corps différé avec toute une tradition villageoise séculaire. Elle l’explore et l’interroge en cherchant à se frayer, à inventer un passage vers la sortie : l’ironie est pour Pellicano le moyen d’atteindre la sortie.
L’auteure, comme le personnage d’Olive, se laisse emporter et bousculer par l’imprévu de l’événement de la rencontre avec les « corps » des autres. Mais la femme écrivaine parvient à (s’) ouvrir un chemin dans ce contact en profitant de la « crise », en créant ladite « liminalité » par le contrepoint ironique. On pourrait dire qu’elle (et qui lit la nouvelle) arrive ainsi à se mêler, avec pudeur et gêne, au corps étrange – étranger à soi – de l’autre.
Par le sou(s)-rire du texte, du latin sub-ridere, « rire sous », rire à un autre niveau, mot qui renvoie aussi à la signification d’ « affection »[62], il est possible d’accueillir et laisser intactes les dissonances, ce quelque chose qui cloche, par une écriture qui « bute », due aussi à la syntaxe de la nouvelle.
Tout comme Olive, l’auteure est sujet, par son écriture, d’un geste insolent, in-solite, d’un texte bizarre. Par le double mouvement de distance et de proximité dans/de la relation, elle en évoque le mystère tout en le respectant. La narration conserve l’aporie : Pellicano en fait un seuil, un passage, une fente, limen où accueillir les contradictions. Le récit porte trace du conflit : il explore l’ouverture de la crise par l’ironie qui est, pour citer le titre significatif d’un ouvrage de la linguiste Marina Mizzau, la contradiction admise [63].
Il s’agit d’un véritable art de la tension et du conflit, qui prend stratégiquement la forme textuelle d’un montage et d’une mise en degré ironique globale.
L’ironie « cadre » et le fil caché (montage habile et dissimulation de la texture)
Dans la nouvelle de Clelia Pellicano, on rit et l’on sourit, grâce à l’orchestration originale des divers procédés humoristiques. Ils se surprennent les uns les autres, tout au long du récit, et la narratrice les orchestre adroitement selon les cibles.
Elle utilise l’hyperbole et la mise en liste de plusieurs éléments théâtralisés, aussi bien la caricature que la parodie, lorsqu’il s’agit de porter un regard amusé et amusant sur les institutions, sur l’exposition – exhibition publique des représentants du pouvoir et sur les rites de passage qui régulent la vie de la société patriarcale populaire. Dans le même temps, les relations entre femme et homme, en particulier la jalousie et la violence patriarcale, sont explorées et remises en question grâce à des éléments empruntés à la Commedia dell’arte, mais aussi avec pudeur et une fine écoute, en employant un mélange de distance et d’empathie, proche de ce sentiment du contraire dont parle Pirandello à propos de la double face de l’ umorismo. Les zones d’intersection entre l’espace privé et la dimension publique sont racontées et sondées, comme on l’a déjà expliqué, d’une part par le contrepoint (coprésence – coopération) entre le sourire « du » texte (le sourire ironique de la narratrice) et le rire « dans » le texte (la mention du geste de rire de la part des personnages) ; de l’autre, par le récit souriant de la composante « bizarre » qui émerge là où les traditions séculaires et les événements collectifs se croisent avec la dimension amoureuse et familiale. De plus, grâce à une ironie de citation, ironie comme mention, Pellicano explore la culture et les traditions paysannes du sud de l’Italie et parvient à réinterpréter, de façon bien originale, le canon littéraire naturaliste – vériste de son époque.
Ce montage précis et habile de divers procédés humoristiques constitue l’une des clés principales qui permettent à l’auteure d’ « ouvrir » cette interférence interstitielle, de toucher, au delà du « politiquement correct », à des sujets délicats, à des points sensibles de la vie d’un village et de la vie de couple. C’est ce montage qui donne le résultat général de l’effet ironique, la résonance réciproque des autres procédés faisant partie de la famille du comique, mais aussi leur mise en valeur, les rendant particulièrement efficaces. Le rire carnavalesque et parodique, par exemple, résonne d’autant plus distinctement qu’il est en relief sur la toile de fond d’un contexte narratif ironique. La caricature concerne les composantes de la procession, tandis que tout le rite est parodié et enchâssé dans le dispositif ironique de la nouvelle dans son ensemble.
Bien qu’il s’agisse de procédés divers, il faut rappeler que la structure carnavalesque partage avec la mise en scène ironique certaines figures typiques telles que les réitérations, les dyades structurales, avec leurs conséquences de co-présence, conjonctions, contradiction et relativisation des contraires ; elles partagent la cohabitation entre prise de distance et proximité.
Si l’on envisage la nouvelle « Schiave » dans sa globalité, on peut affirmer que l’ironie se fait cadre des divers procédés mentionnés. Autrement dit, c’est le texte entier qui exprime le (sou)rire de l’auteure et qui assume la valeur d’une périphrase allusive ironique. Pour citer encore une fois Hamon : « C’est le texte tout entier qui est l’opérateur général de l’effet d’ironie, et c’est la convergence de certains signaux en certains points privilégiés du texte […] carrefours normatifs […] qui attirent l’attention du lecteur. Dans tous les cas il y a tension, ou décalage, ou distance, entre le texte et un autre texte, entre deux parties du même texte, entre le texte et son énonciateur.»[64]
Ainsi la nouvelle en question, qui se présente en apparence comme un espace narratif fermé, sous une forme et une « texture » textuelles traditionnelles, se révèle, au final, un texte hybride, riche en intervalles et en ouvertures.
En effet, la spécificité de l’ironie littéraire relève de la notion d’espace littéraire en tant que système complexe : « un texte ironique n’est pas une succession de calembours ou des traits d’esprit juxtaposés et isolables ». La spécificité « pragmatique » de l’ironie est qu’elle fait parti du discours, elle est contextualisée en son sein, c’est une forme qui lui est homologue[65].
C’est le rapport entre l’artifice littéraire (propre aux textes/auteurs ironiques), la mise en cause du statut de l’auteure et la dissimulation ironique de la texture qui est en jeu. Les textes naturalistes et véristes se caractérisent par une conception originale du statut et du rôle du sujet du récit littéraire, par la tension entre d’une part la poétique de la régression-disparition de l’auteur, dans le but d’atteindre l’objectivité et un récit en prise « directe » sur le réel, et d’autre part le surplus d’artifice littéraire nécessaire à cette fin, c’est à dire employé dans le texte pour en dissimuler la texture[66]. L’ironie se nourrit de cette dissimulation, du fil du texte « caché »[67]. Elle profite du positionnement excentrique de l’auteur(e) qui, s’il/elle prend parti de par sa posture d’énonciation, il/elle décuple dans le même temps les issues par un jeu de multiples mises en abyme et mises en perspective.
En analysant « Schiave », les questions d’artifice littéraire, d’intentionnalité du sujet du récit et de finesse de l’ironie du texte assument une connotation particulière si on les prend en considération dans le contexte du débat consacré en Italie, pendant la Belle Époque, à la disqualification des œuvres littéraires de femmes écrivaines[68].
Le manque, l’indécence et le fruit défendu (la Femme et l’ironie : incompatibilité physio – symbolique et interdiction à sou-rire et faire sou-rire)
« Il doit exister dans le cerveau féminin une lacune, ou disons que l’espace occupé dans le cerveau masculin par les cellules générant l’humour doit être pris par des cellules productrices d’autres facultés. » [69]
L’affirmation de l’incompatibilité entre la Femme et le (sou)rire est un phénomène géographiquement transversal et persistant dans le temps. Il a été articulé dans différents « discours » de la tradition occidentale, en se nourrissant de la permanence de préjugés profondément ancrés dans les esprits quant à cette présumée incapacité féminine.
La thèse d’un manque structurel, « naturel » et congénital de sens de l’humour chez les femmes, qui en seraient donc totalement dépourvues, résulte d’une longue tradition, ayant ses racines dans la théorie grecque des humeurs de Galien, selon laquelle le corps de la femme est plus froid, pâle, humide et fragile et de ce fait peu prédisposé à l’humour.
Il était donc inadmissible et impensable que les femmes puissent apprécier, et encore moins pratiquer, l’humour et l’ironie. Une telle conviction a été reprise par la suite avec des variations. À l’époque de Clelia Pellicano, au début du 20e siècle, on la retrouve dans plusieurs traités de physiologie, comme en témoigne la phrase citée en ouverture du présent paragraphe, tirée du traité d’Ughetti intitulé La femme et l’humour. Il s’agit de traités qui se caractérisent par leur déterminisme biologique positiviste et leur ton plein d’assurance quant aux définitions indiscutables puisque « scientifiques ». Ughetti affirme cette lacune du sexe féminin en formulant l’hypothèse d’une différence entre les deux sexes. Son ouvrage est porteur de la duplicité à laquelle renvoie le mot « physiologie »[70], dans son acception de « théorie scientifique » sur la nature, sur ses organismes et ses composantes, mais aussi signifiant « discours » sur la nature. En effet, il s’agit d’un véritable genre textuel, qui avait été qualifié ainsi au 19e siècle par les écrivains réalistes, experts en élaboration de « types ». On y trouve l’étude physique, mais aussi « morale », de divers caractères, des mœurs de personnages typiques, une réflexion philosophique abstraite des phénomènes, mêlée au catalogage détaillé de différentes typologies humaines réalisé en de minutieuses descriptions phénoménologiques pseudo-scientifiques. Le sujet Femme n’échappa pas à cette « vague » physiologique de l’époque, et l’on assiste à la floraison de profils féminins, comme la prostituée, ou l’intellectuelle dite « bas-bleu »[71]. À cette époque, comme le rappelle Moyosova, on considère que la Femme, au même titre que le « Peuple », exècre l’ironie : comme celui-ci elle est rangée du côté de l’impulsivité et de l’instinct, alors que l’ironie est pratiquée par les sujets « méditatifs »[72]. L’ironie se retrouve donc inscrite dans la dichotomie esprit-homme versus instinct-Femme.
L’ironie joue aussi un rôle par rapport à une autre dichotomie : celle qui oppose la femme ange à la femme fatale ou mégère cruelle, comme en témoigne le passage suivant, extrait du manuel de savoir-vivre publié en 1900 par la baronne Staffe, au chapitre intitulé « Le rire » :
« La femme doit sourire et non pas rire : le sourire est un de ses plus grand charmes ; même chez la plus jolie, le rire ne peut être qu’une convulsion ou une grimace. […] non seulement nous ne répéterions ni ne parodierions, mais nous ensevelirions dans l’oubli les mots bêtes ou inconvenants que nous entendons, les gestes absurdes […]. Et alors notre esprit resterait plus élevé, les lignes de notre visage conserveraient mieux leur noblesse, et nous garderions plus intacte notre individualité. » [73]
L’affirmation d’un manque structurel physiologique de l’ironie chez les femmes et l’interdiction pour elles de faire de l’ironie ainsi que d’en jouir constituent deux aspects d’un même discours[74]. L’interdit en question pourrait être considéré comme la conséquence « pragmatique » des théories formulées sur un plan déterministe pseudo-scientifique, comme leur répercussion, normative et normalisatrice, sur un plan stratégiquement prescriptif et modélisant.
Le croisement entre ces deux plans, leur lien étroit, a été articulé en engageant le plan moral, à savoir la définition de la « décence » et de la faute. De plus, on a eu recours à l’abstraction de l’idéalisation de la Femme réalisée, pour utiliser les mots de Sarah Kofman, par un regard masculin « opportuniste » et idéologiquement préjudiciable, le « respect pour les femmes » s’inscrivant dans une opération fonctionnelle à une « économie sexuelle » avantageuse pour les hommes[75]. Il s’agit d’une « censure » à l’enseigne de la proscription et du refoulement, puisant son origine dans la peur de l’autre (la Femme et son sou-rire)[76], et qui a généré l’exclusion des femmes du royaume du (sou)rire pendant des siècles. L’interdiction qui leur était faite de rire et de faire (sou)rire s’appuyait en effet sur l’opposition dichotomique du sourire féminin bienveillant et salvateur par rapport au rire de la Femme moqueuse et cruelle d’une part, et de l’autre celui de la Femme perverse, tentatrice et indécente, dangereuse et à réprouver sur le plan moral. La Femme en tant que créature angélisée incarnant la vertu, la grâce, le bon goût, la bonne éducation, la bonté, le sens de la mesure, la modération et la modestie, doit sourire gentiment, son rôle étant de réconforter les autres (les hommes), d’en élever les âmes et de les ramener à l’ordre grâce à son divin sourire bienveillant (comme Béatrice, la Femme « gentille et honnête » mentionnée par Dante Alighieri dans son ouvrage : La vita nova).
Face à une telle image idéalisée, l’acte de rire a été en outre perçu comme négatif puisque associé à une convulsion, une grimace qui altère, déforme, bouleverse la (juste) forme. Plus spécifiquement, dans le domaine privé de la relation entre les sexes, l’ironie féminine compromet la beauté canonique féminine, intérieure comme extérieure, l’ « appétibilité » et la désirabilité de la Femme (proie) aux yeux de l’homme.
L’acte même de rire, s’il est accomplit par les femmes, a posé problème pour la simple raison qu’il implique le fait d’être (en) mouvement, par opposition à une posture statique : il rompt/change la stagnation corporelle attribuée traditionnellement à la figure féminine. Il s’agit d’un geste décousu par rapport à l’équilibre mesuré de la représentation stéréotypée des femmes récurrente dans l’iconographie et dans l’imaginaire (il suffit de penser à l’harmonie des figures féminines – en particulier dans l’art figuratif de la Renaissance italienne – en opposition à la figure masculine impulsive et désordonnée).
Dans la sphère sociale le rire, expression bruyante, est agaçant, à plus forte raison celui de la Femme, raison de plus pour constituer un manquement aux règles de l’éducation et de l’étiquette, telles que prescrites dans les manuels de savoir-vivre.
D’autre part la Femme, si elle se donne en spectacle en riant, est critiquée parce qu’elle exerce son intelligence. Comme écrit la baronne Staffe, elle doit s’abstenir de rire de ce qui est ridicule, et tout simplement éviter à tout prix le ridicule. Ce terme n’est pas à entendre dans le sens d’« insignifiant », ni, selon la conception aristotélicienne, dans celui de défaut ou d’erreur, étant une sorte de laideur, de difformité qui, toutefois, est inoffensive ne provoquant ni douleur ni dommage[77]. Dans notre discours, l’acception du ridicule se rapproche d’avantage à une inversion du sublime, une dégradation de l’image idéale de la Femme impliquant une certaine cruauté. Faire rire, de la part d’une Femme constitue un acharnement maléfique, un comportement railleur envers les autres, un acte particulièrement cruel, incompatible avec sa fonction angélique – angélisante.
En ce qui concerne le plan de la réprobation morale, il convient également de se pencher sur le lien entre le rire de la Femme et la question du péché originel : le rire féminin, historiquement, a été considéré comme un geste du corps qui renvoie à l’acte sexuel et au plaisir qui en découle (le plaisir « corporel » par excellence), en les (pré) annonçant, en les (pré)figurant. Ce rire symbolise donc l’invitation au plaisir, à la perte de contrôle et se configure par conséquent comme acte tentateur et indécent. De cela vient le besoin, de la part des hommes, de le contrôler et dominer, d’en faire l’objet d’une interdiction et d’une normalisation discriminatoires.
L’acte de rire renvoie à une incontinence, à la perte de contrôle d’un corps qui s’ouvre, se désunit et se décompose. Pour cela un tel acte est particulièrement malvenu pour une femme, dans la mesure où cela nuit à son harmonie et à sa dignité, où cela renvoie à la transgression, au plaisir, à l’indécence, en assumant une connotation de corruption sensuelle – sexuelle.
L’ouverture des lèvres dans le rire, suivie de l’émission sonore, rappelle l’acte sexuel : le rire de la Femme serait une invitation, une séduction consistant à montrer un chemin, une prise d’initiative déjà en soi transgressive (bien que renvoyant, dans une certaine mesure, au rôle féminin traditionnel de « proie »), une ouverture qui serait déjà perdition et faute[78]. Du reste, le mot « séduire » vient du latin se-ducere, « attirer à soi » et le mot grec « kolpos », « vagin », a donné lieu au mot « culpabilité », du latin culpa, signifiant « imprudence », « négligence », « responsabilité », « cause », « action à l’encontre de la norme (éthique et religieuse) », « faute », « erreur ».
D’une part le corps féminin qui, à travers le sourire, s’ouvre comme un soupirail et s’élève au rôle de sujet décidant de s’offrir de façon autonome, agace, dérange et perturbe parce qu’il se soustrait ainsi au traditionnel « être corps » appelé à être ouvert par l’« Homme », objet des ses attentions. D’autre part l’ironie féminine représente une menace car elle élève la Femme au rang de sujet tout court. En effet au 19e siècle on acceptait que les femmes puissent (sou)rire seulement dans les salons littéraires, et à condition qu’elles dissimulent leur propre savoir, de façon à conserver leur féminité.
Plusieurs affirmations dans ce sens, comme celles des frères Goncourt (admirateurs de l’esprit de la Femme) ont la valeur de formules modélisant le comportement féminin, à travers lesquelles les femmes se voyaient concéder un certain enjouement et le droit à la plaisanterie, à condition d’être guidées et contrôlées par la modération, tant au niveau de l’acte de rire que de celui de faire rire.
La ruse et le voile du pseudonyme (les préjugés envers la littérature féminine » et la fourche du nom de plume)
Pellicano utilise pour la première fois le pseudonyme « Jane Grey » comme signature de la nouvelle « Schiave », lors de sa participation au concours littéraire lancé par le quotidien Il Mattino, en 1900. La nécessité d’adopter un nom de plume est due à la gravité de la transgression commise par l’auteure en traitant des thèmes « scabreux ». Il faut rappeler qu’au début du 20e siècle, en Italie, le code moral en vigueur « interdisait » aux femmes écrivaines de parler dans leurs œuvres de sujets sexuels, sous peine d’être retenues « indécentes ». Dans le cas de Pellicano cette « censure » venait de la part de certains de ses proches, aussi bien que d’intellectuels et critiques littéraires qui lui étaient contemporains. L’auteure, dans une lettre adressée au célèbre écrivain Fogazzaro, avoue tristement que la famille de son mari, cléricale et moraliste, en particulier sa belle-mère, Donna Cristina Riario Sforza, avait qualifié ses œuvres d’« indignes d’une femme comme il faut », affirmant qu’elles auraient fait la honte de ses enfants, et condamnant durement l’entêtement avec lequel elle voulait continuer à écrire et publier.[79].
Le critique littéraire Benedetto Croce, en qualité de président du jury du concours mentionné, en louangeant la nouvelle « Schiave » pour la qualité de l’écriture, l’avait définie comme « une lecture pas convenable au grand public » parce que « scabreuse »[80]. Le passage le plus « obscène » du texte en question relate le « chuchotement étouffé, un frémissement de baisers muets » provenant du foyer conjugal où l’adultère était en train de prendre place.
Mais en réalité, comme le relève à juste titre Anna Santoro en commentant le premier recueil de nouvelles[81] de Pellicano, ce qui leur conférait ce caractère osé était le fait que, malgré une apparente conventionalité, la perspective adoptée différait de la vision traditionnelle patriarcale des rapports entre les deux sexes[82].
C’était en effet le récit de la complexité de ces rapports à rendre la nouvelle scabreuse en tant que moderne, « raboteuse » et irrégulière par rapport à la norme.
Ses nouvelles constituaient pour Pellicano un lieu (un « ailleurs ») de liberté, où engager un conflit avec la double censure réservée aux ouvrages des femmes écrivaines relative tant à leur contenu qu’à leur ton et leur forme. La transgression des rôles et l’écart vis-à-vis de la/des tradition/s, qui caractérisent les personnages et les situations de la nouvelle « Schiave », sont également mis en œuvre par l’auteure à travers une écriture réaliste et souriante, indécente de par ses thèmes scabreux et « insupportable » de par son style ironique.
L’écrivaine menait de manière consciente un corps à corps différé avec tout un monde et une culture qui discriminait et censurait, par la forme rhétorique subtile de l’ironie, trope « gardien » du mystère de la langue qui profite de la litote socratique, disant moins pour signifier plus, qui joue de l’allusion, en (se) donnant à entendre, non pas ce qui est dit, non pas (à) la lettre, mais en nous montrant ce qu’elle « pense », entre dit et non dit. Le choix de l’auteure de pratiquer cette forme oblique assume une signification particulière si l’on considère le plan socio-historique des rapports de pouvoir. L’ironie, comme observe la linguiste Marina Mizzau, peut être employée et décodée en tant que modalité prudente de communication, et représente par conséquent une stratégie particulièrement indiquée pour les femmes en tant que sujets placés, pendant des siècles, en bas de l’échelle du pouvoir social[83]. Par ce biais, elles ont pu prendre un risque « mesuré » et, tout en évitant une lutte frontale, se permettre de déclencher obliquement un conflit avec le système dominant, patriarcal et, dans le cas des femmes écrivaines comme Pellicano, avec celui de la critique littéraire.
En tant que stratégie propre à ceux qui sont en position de désavantage, en tant que rire « minoritaire », pour utiliser les mots de Judith Stora-Sandor[84], l’humour « féminin » consisterait aussi en un positionnement excentrique par rapport au système patriarcal : une position qui offre l’opportunité de regarder les choses différemment, d’avoir un point de vue subversif et de toucher autrement aux piliers culturels et idéologiques de la société.
Il s’agit d’une excentricité, grâce à laquelle les femmes écrivaines à l’époque de Pellicano se sont soustraites à l’œil du cyclone, aux interdictions, aux préjugés et aux critères d’évaluation, en se positionnant « ailleurs ». Une des manifestations emblématiques de cette excentricité, stratagème riche en ambiguïté et en valeur symbolique, est la pratique de l’adoption du nom de plume. En signant du nom de « Jane Grey », Clelia Pellicano se légitime en tant qu’auteure, de façon efficace et prudente, et peut se soustraire, sous sa nouvelle identité, aux liens familiaux opprimants. Adopter, accueillir – faire place à – un autre nom, lui permet de prendre une distance de sécurité, de se décoloniser du patriarcat, de se décentrer par rapport au rôle lui étant attribué par la société en tant que Femme.
Pour citer librement le texte Otobiographies de Derrida, « Jane Grey », ce nom de femme, celui-là en particulier, est la « contresignature » de Clelia Romano Pellicano mais aussi de l’œuvre en bas de laquelle elle figure : « une autre “subjectivité’ vient encore signer, pour la garantir, cette production de signature »[85]. Accomplissant cet acte fondateur, la femme écrivaine prend connaissance et conscience de cette naissance à soi, de sa propre naissance en tant qu’auteure : « comment on devient ce qu’on est »[86]. La signature est un acte qui acquiert l’aspect d’une indécidabilité entre structure performative et structure constative : elle « invente le signataire. Celui-ci ne peut s’autoriser à signer qu’une fois parvenu au bout, si l’on peut dire, de sa signature et dans une sorte de rétroactivité fabuleuse. Sa première signature l’autorise à signer »[87]. Et encore : « une signature se donne un nom. Elle s’ouvre un crédit, son propre crédit, d’elle-même à elle-même. […] d’un seul coup de force, qui est aussi un coup d’écriture, comme droit à l’écriture. »[88]
La légitimation de (la signature de) son œuvre, Pellicano « l’aura déjà eue » parce qu’elle a pu/su se l’accorder. Pour reprendre les mots de Mireille Calle-Gruber : « Les projections, promesses, prophéties de la phrase au futur antérieur, relèvent des facultés inouïes de la littérature. La mère ou matrice-littérature »[89].
Le choix de « Jane Grey », nom d’une malheureuse reine anglaise, artiste et philosophe, épouse d’Henry VIII (qui avant de mourir décapitée avait adressé à son peuple un discours passionné, passionnant et lucide), n’est pas anodin de la part de Pellicano, et il demeure porteur d’ambiguïté. Il s’agit d’un pseudonyme féminin, alors que, comme soulignait le critique littéraire vériste Capuana, contemporain à Pellicano, les auteures choisissaient de préférence des pseudonymes masculins, « à cause des bêtes préjugés sociaux qui obligeaient la femme à des hypocrisies et dissimulations dont elle pouvait se défaire seulement se déguisant en homme »[90].
De plus, le contexte de la première parution du pseudonyme, en tant que signature de « Schiave », témoigne de l’opacité du désir que ce nom de plume soit dévoilé : « L’ironiste se cache, mais pas trop, pour qu’on ait envie de le trouver »[91]. Pour participer audit concours littéraire, chaque nouvelle devait être accompagnée d’une devise, et celle de Jane Grey accompagnant « Schiave » était : « Ma faiblesse c’est ma force ». Le choix désorientant de la langue française de la devise aux côtés d’un pseudonyme anglais, en dit long sur l’ambiguïté de la part de l’auteure de (ne pas) vouloir rester « voilée » par son nom de plume.
Dans le même temps Pellicano transforme en point fort l’expédient du pseudonyme en le tournant à son avantage. En effet il lui permet aussi de détourner la règle imposant aux participants de ne présenter au concours qu’une seule nouvelle : elle en envoie deux, une signée Clelia Pellicano, et « Schiave » signée Jane Grey. C’est un geste ironique exemplaire étant donné qu’il s’agit d’une ruse habile et d’une expérience de liberté, encore plus significative à son époque, en particulier dans le cadre de sa relation complice avec ses lectrices[92].
De la gemmation dans la tension (l’art du conflit souriant dans la relation)
S’il est vrai qu’il y a toujours plus d’une langue, sur le bout de la langue ironique propre au (con)texte de « Schiave » on n’en voit pas le bout, mais une divergence ou multiplication de sens. Ils nous parviennent en contrepoint, non pas bout à bout mais simultanément, par la mise en place d’un dispositif (con)textuel complexe.
L’ironie de cette nouvelle nous porte jusqu’au bout sans fin de l’échange communicatif, s’offrant à la lecture telle une rhabdomancienne baguette fourchue, nous entraînant à la recherche d’une autre source, d’une autre voie d’accès au sens, nous entraînant dans le décalage entre différents niveaux (sémantico-linguistiques, référentiels, relationnels), nous invitant à les deviner et à les intercepter.
Il est donc question d’accueil, d’une certaine disponibilité à reconnaître l’ironie, à en profiter, à en jouir. Cette ironie s’inscrit « exponentiellement » dans l’espace textuel et aussi dans l’échange communicatif, en tant que mise à l’épreuve des potentialités et des limites de la langue et (par cela) du rapport avec l’autre : une forte prise de risque (d’échec) dans la relation. Cette ironie fait non seulement appel aux gestes « volontaires » des ses acteurs, mais elle devance et échappe aussi parfois à l’intentionnalité, advenant à leur insu. Quoi qu’il en soit, elle a lieu à condition qu’il y ait complicité, mais aussi confiance :
« L’ironie fait ensemble honneur et crédit à la sagacité divinatoire de son partenaire ; mieux encore ! Elle le traite comme le véritable partenaire d’un véritable dialogue ; l’ironiste est de plain-pied avec ses pairs, il rend hommage en eux à la dignité de l’esprit, il leur fait l’honneur de les croire capables de comprendre… »[93]
Il est donc question de relation, entre la femme écrivaine ironiste Pellicano, les cibles de l’ironie de « Schiave » et celles et ceux qui la décodent. Les lectrices et les lecteurs constituent, comme dit Roland Barthes, ce quelqu’un qui devient le « lieu » où s’assemblent des multiples traces dont le texte est fait : ils sont le « champ », où les écritures multiples, issues de plusieurs cultures, « entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation »[94], ou, comme on l’a déjà dit, en contrepoint, en tension, en conflit.
« Conflit » signifie dans notre cas processus dialectique partagé, dans et par lequel on parvient non pas à la destruction de l’autre (celui/celle qui est différent/e, ou bien soi-même, conçu/e comme ennemi/e), mais plutôt à mieux nommer et comprendre sa propre position et celle d’autrui. Dans ce sens on pourrait parler d’une ironie relationnelle par laquelle se soustraire à une confrontation mortelle et mortifère avec l’autre, et par laquelle soustraire l’ironie même des préjugés selon lesquels elle ne serait que « agressive ». Il s’agit d’une ironie qui prend des cibles, mais sans pour autant faire de « victimes », et qui résulte du geste de viser, impliquant une concentration, une attention, un soin tout à fait particuliers. Comme le souligne la philosophe Marisa Forcina, en élaborant sa théorie à partir de « la pensée de la différence sexuelle», pratiquer une telle ironie signifie bien connaître ses propres cibles et destinataires, mais aussi avoir leur sort à cœur[95].
Cette conception de l’ironie dépasse le seul niveau solidaire ou épistemico-socratique, en en mettant en valeur la capacité à produire un véritable « déplacement » en agissant en présence de l’autre, par empathie et contagion [96], en mettant autrement à l’œuvre la composante « tensive » de la relation, dans un texte dynamique, vibrant d’oscillation entre proximité empathique et distanciation, et jouissant, dans cette fourche, d’effronterie et de gêne, d’impudence et de pudeur.
Par le biais de la stratégie d’une telle ironie dans le texte de « Schiave » on parvient à amorcer un conflit avec le système dominant de l’époque, mais aussi à déconstruire certaines ontologies dichotomiques, en allant au-delà du « politiquement correct » et en dynamisant certaines catégories cristallisées liées à la représentation des genres et de leur relation.
L’ironie devient la mise en l’œuvre de l’art du conflit, en représentant une médiation dans le corps à corps avec l’autre, en le différant dans et par la fourche de la langue. À la lecture de « Schiave » on sourit, on participe aux dissonances. Ce texte est carrefour, zone sensible de / au conflit en tant que : heurt, choc (cum fligere « heurter contre », « heurter avec »)[97].
Il est donc question de rythme, là où l’ellipse de sens concourt au contraire à sa concentration, et où le fouet de la langue nous soustrait – précisément là où elle marche de plein fouet – à sa tendance à expliciter, engendrant un court-circuit avec sa signification littérale ; rythme encore, là où la rapidité de pensée de l’auteure donne lieu à d’autres vitesses internes au récit, à un dynamisme vital qui déstabilise le système sémantique en en multipliant les issues. Telle un courant électrique, une décharge fulgurante, l’ironie de Pellicano électrocute la banalité, éclate les idées reçues, dévoile des vérités inconfortables, tout en jouant cependant de l’ambiguïté dont est porteuse la langue par l’antiphrase, la litote, l’allusion, la mise en degré. Il s’agit donc de style et de perspective, mais aussi de ton, d’un travail qui ouvre de minimes brèches textuelles qui touchent et « donnent accès à » la liminalité dont on a parlé.
Cette ironie, antidote à la rigidité, se produit et s’active à condition d’une profonde écoute de l’autre : sa connaissance et un véritable intérêt à son égard sont les conditions nécessaires pour parvenir à en (sous)rire, et/ou à (sou)rire avec lui, comme nous avons eu l’occasion de voir à propos de l’ironie de mention-citation, tant du langage et du système de valeurs calabraises populaires, que du canon littéraire vériste et de la critique littéraire.
Une telle ironie engendre une gemmation dans la tension : on se rencontre et l’on conspire par un conflit sans vainqueur [98] , voire par le sourire, rendant féconde cette fente entre les lèvres.
Appendices
Notes
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[1]
Françoise Proust, « Impasse et passe », in Sarah Kofman. Les Cahiers du GRIF (Groupe de Recherche et d’Information Féministes), Paris, Descartes et Cie, 1997, p. 7 (textes rassemblés par Françoise Collin et Françoise Proust – Journée d’hommage à Sarah Kofman le 16 nov. 1996 au Centre parisien d’études critiques).
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[2]
Vladimir Jankélévitch, L’ironie ou la bonne conscience, Paris, PUF, 1950 (I éd. 1936), p. 42.
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[3]
Bien que ma conception du féminisme diverge de celle de Frédéric Regard, je trouve parlantes ses définitions derridiennes du féminin en tant qu’élément qui s’inscrit comme « opérativité poétique » qui se réalise avant tout dans l’ironie et qui « réinvente une différence : c’est un geste, un style, une figure qui balaie les fixations », « opération de l’altérité, mais une altérité non fondée sur les chocs polaires, une altérité qui admet les contraires, se rit de la contradiction, vit une différence clivée, dynamisée » (Frédéric Regard, La force du féminin. Sur trois essais de Virginia Woolf, Paris, La Fabrique, 2002, pp. 6-7).
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[4]
L’utilisation dans cet article du mot « auteure », ainsi que du mot « écrivaine », correspond à un choix linguistique réfléchi et « politique ».
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[5]
L’abondance d’essais consacrés à l’ironie des ouvrages de femmes écrivaines, comparée aux rares essais théoriques consacrés à l’ « ironie féminine » tout court, témoigne d’une résistance à l’abstraction propre à la définition de lois générales et du choix de réfléchir de manière ponctuelle. Ceci caractérise la plupart des études féministes qui se basent sur la critique de l’universalité soi-disant « neutre » du sujet. Cela peut constituer une réponse à la question posée par Stanislava Moysova quant à la possibilité d’établir une caractéristique de l’ironie au féminin, d’autant plus si l’on relève « les figures ironiques d’une et une seule écrivaine » (voir Stanislava Moysova, « L’ironie, la vertu de l’écriture féminine ? L’exemple de Jaroslava Blaukovà », Sens public, octobre 2003)
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[6]
Pour une reconstruction, dans une optique comparative, du panorama, des généalogies et des valeurs des études relatives au rapport entre ironie/humour et différence sexuelle/genres, appartenant à différentes disciplines et aires géoculturelles, voir Daniela Carpisassi, « Panorama degli studi sull’umorismo/ironia "femminile" e femminista : questioni, approcci, prospettive e genealogie » [Panorama des études sur l’humour/ironie « féminin/e » et féministe : questions, approches, perspectives et généalogies], in Bollettino della società filosofica italiana [Bulletin de la Société philosophique italienne], mai/août 2011.
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[7]
Clelia Pellicano, « Schiave » (Esclaves), in Novelle calabresi (Nouvelles calabraises), Torino, STEN, 1908, p. 3. « Cicciarjio » est un prénom masculin calabrais.
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[8]
Voir D. Carpisassi « Le contrepoint à l’œuvre : l’ironie du Vérisme italien », in L’Ironie contemporaine : littérature, philosophie, politique, médias (sous la direction de Zofia Mitosek), Les cahiers franco-polonais, n ° 4, Paris, Centre de civilisation polonaise, Université Paris IV – Sorbonne, 2010 (Actes du colloque international, organisé à la Sorbonne, 9-10 juin 2008), pp. 163-164.
-
[9]
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard, 2003, p. 44.
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[10]
Reprenant la pensée de Rorty à propos de la relation entre l’ironiste-libéral, le langage (description-narration) et la philosophie (voir Richard Rorty, Contingency, Irony and Solidarity, Cambridge, Cambridge University Press, 1989), Behler observe que l’ironie « réside dans la faculté d’intégrer l’élément cognitif de la philosophie et de considérer que l’attrait de la pensée est l’exploration constante de nouvelles descriptions d’états de fait, de faire jouer les vocabulaires les uns contre les autres, de passer habilement d’une terminologie à l’autre tout en sachant naturellement qu’aucun de ces vocabulaires n’est plus définitif, plus démontrable ou plus proche de la réalité que l’autre. » (Ernst Behler, Ironie et modernité, Paris, PUF, 1997, p. 364, traduit en français par Olivier Mannoni ; I éd en allemand : 1996).
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[11]
Anaïs Frantz, « Il (sor)riso rosso del pudore » [Le (sou)rire rouge de la pudeur], in D. Carpisassi (sous la direction de), Le donne (sor)ridono. Leggendaria [Les femmes (sou)rient. Légendaire], n° 76, Rome, sept. 2009, pp. 34-35.
-
[12]
Dans le texte original italien, cet énoncé figure sous la forme suivante, en dialecte calabrais : « Nicoluzzo pista l’Ajiva ». L’équivalent du verbe dialectal « pistare » est, en italien, « battere », et on l’a traduit ici par le verbe français « battre » pour conserver au mieux son effet évocatoire au niveau de la signification, en faisant écho à l’expression : « battre le blé ».
-
[13]
« Le corps sémaphorique » est le titre significatif, de par sa justesse, d’un paragraphe de l’ouvrage de Philippe Hamon, L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Hachette, Paris, 1996, pp. 72-79.
-
[14]
Le « rire du texte » se situe sur un autre niveau que le « rire dans le texte » qui consiste en l’énonciation, dans le récit, de l’acte de rire de la part des personnages (voir P. Hamon, Op. cit.).
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[15]
P. Hamon, Op. cit., p. 86.
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[16]
Ibidem, p. 108.
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[17]
Voir D. Carpisassi, « Le contrepoint à l’œuvre », cit., p. 173.
-
[18]
Jacques Derrida et Mireille Calle-Gruber, « Entretien avec Jacques Derrida. Où la philosophie et la poétique, indissociables, font événement d’écriture », in Cahiers de l’école des Sciences Philosophiques et Religieuses (CESPR) des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, n° 20, 1996, republié in Littérature. La différence sexuelle en tous genres (dossier coordonné par Mireille Calle-Gruber), n° 42, juin 2006, pp. 25-26. Le passage en question est cité aussi dans l’article de Joana Maso : « De l’écriture et du corps chez Jacques Derrida », in Penser les matières du corps. L’organique dans tous ses états, sous la direction de Melina Balcazar et Sarah Anaïs Crevier Goulet, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, à paraître en 2011.
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[19]
Leiris considère le mot « bifur » non seulement dans le sens de « gauchissement », « courbure », ou de « décalages insolites qui s’opèrent dans notre esprit à l’occasion de mots ou de combinaisons de mots », mais aussi pour signifier certaines convergences ou disjonctions (et un dédoublement « mystérieux » qui met « en question les fondements mêmes de l’identité »), qui se manifestent dans des choses engageant aussi bien l’ouïe que la vue », comme par exemple une publicité représentant deux parties d’un objet côte à côte de façon « étrangement simultanée », ou encore le tambour-trompette et la carte postale disque de phonographe [Michel Leiris, Biffures, Paris, Gallimard, 1988 (I éd. 1948), pp. 280-281].
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[20]
M. Leiris, Op. Cit., p. 279.
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[21]
Le texte original italien comporte les formes dialectales calabraises « passava » et « malo » que l’on a traduit respectivement « était connu » et « méchant ».
-
[22]
C. Pellicano, « Schiave », cit., p. 3.
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[23]
Voir Luigi Capuana, « Letteratura femminile » (Littérature féminine), in Nuova Antologia, 1 gen. 1907, pp. 105-106, réédition Letteratura femminile (sous la direction de Giovana Finocchiaro Chimirri), Catania, C.U.E.C.M., 1988, pp. 20-21 ; Giuseppe Antonio Borgese, « Una scolara di Verga » (Une élève de Verga), in La vita e il libro (La vie et le livre), Torino, F.lli Bocca, 1913, vol. III, pp. 213-220 ; et Sibilla Aleramo, Andando e stando (En partant et en restant) Firenze, Bemporad, 1921, pp. 55-60, paragraphe « Apologia dello spirito femminile » (Apologie de l’esprit féminin). Luigi Capuana, reprenant les opinions de Camillo De Meis et de Borgese, en faisant la critique des nouvelles de Maria Messina, considérait la surabondance des ouvrages de femmes écrivaines comme un des effets du déclin de la littérature italienne qui puisait son origine dans la « faiblesse » spirituelle et culturelle de ses contemporaines. Sibilla Aleramo, elle aussi, associait ladite surabondance à la décadence de l’esprit de la nation italienne, mais au constat du « retard » de la littérature signée par des femmes écrivaines, elle les invitait à prendre conscience de leur propre différence et à trouver un style et une empreinte légitimants et qui leur soient propres.
-
[24]
Selon Benedetto Croce les femmes écrivaines italiennes dont il critique les œuvres (telles que M. Serao, Neera, A. Negri, A. Bonacci, V. Aganoor, E. Capecelatro, Contessa Lara, A. Vivanti) « sont toutes très peu cultivées dans le domaine littéraire, avec les désavantages que ce manque de connaissances littéraires comporte, visibles dans l’incorrection, l’imprécision et les inégalités de la forme, mais aussi avec ses avantages, démontrés par l’humanité de leur art et par la chaleur et la couleur de leur style ; ce qui fait souvent oublier et pardonner les défauts généraux de la forme, en les compensant par l’excellence de certaines parties de leur œuvre. […] de rares voix ont, dans le passé, rompu avec des accents de féminité ou des sanglots passionnels la correction scolaire et l’imitation des modèles littéraires » [B. Croce, La letteratura della nuova Italia (La littérature de la nouvelle Italie), Bari, Laterza, 1948, vol. II, p. 366 (je traduis)].
-
[25]
Voir B. Croce, « I nostri concorsi » (Nos concours), in Il Mattino (Le Matin), 30-31 déc. 1901, p. 1 (je reviendrai sur les préjugés de ce critique littéraire envers « l’écriture féminine », ainsi que sur ceux des ses contemporaines, dans le paragraphe : « La ruse et le voile du pseudonyme »).
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[26]
Tandis que dans ses œuvres Verga utilise le dialecte sicilien, Clelia « cite » en revanche le Calabrais, un autre des dialectes parlés en Italie méridionale.
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[27]
La phrase en dialecte calabrais que l’on trouve dans la nouvelle de Clelia est : « Santu Roccu mio, dunance suspiru ».
-
[28]
P. Hamon, Op. cit., p. 85.
-
[29]
Idem.
-
[30]
Dans le texte original on trouve « Gnornò » qui équivaut littéralement en français à « Non Seigneur ».
-
[31]
Dans le texte original le dialogue entre les conjoints figure en dialecte calabrais et signalé par l’italique : « – Vattindi, e torna più tardi ! – tuonò la voce di Nicoluzzo – Arapre, ca vogghiu mu ’u ci mangi ’u cori. – Vattindi, te dico ! – Gnornò ! – Vattindi !! – Manco si ’u Signuri vene ’u me caccia. »
-
[32]
C. Pellicano, « Schiave », cit., pp. 4-5.
-
[33]
Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Alcan, 1900 (I éd. 1899). La nouvelle « Schiave » fait sa première parution publique en 1901, sélectionnée dans le cadre d’un concours littéraire organisé par le quotidien Il Mattino (dont je parlerai dans le paragraphe « La ruse et le voile du pseudonyme »).
-
[34]
Voir la note n° 31.
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[35]
Il s’agit du pluriel de « cafisu », une unité de mesure utilisée pour l’huile qui correspond environs à 16-17 litres.
-
[36]
C. Pellicano, « Schiave », cit., pp. 21-22.
-
[37]
P. Hamon, Op. cit., pp. 90-91.
-
[38]
La marge, est, selon Van Gennep, une situation spéciale, idéale et matérielle, dans laquelle on flotte entre deux mondes ; cette situation « se retrouve, plus ou moins prononcée, dans toutes les cérémonies qui accompagnent le passage d’une situation magico-religieuse ou sociale à une autre. » [Arnold Van Gennep, Les rites de passage, Paris, A. et J. Picard, 1981, p. 24 (I éd. Nourry, 1909)]. Et en ce qui concerne le traitement dans la littérature ironique vériste des rites fondateurs des communautés paysannes de l’Italie du Sud, de leur théâtralité et de leur rapport avec la « conscience de la crise » dans le Sud de l’Italie à la fin du 19e siècle, voir D. Carpisassi, Le contrepoint à l’œuvre, cit., pp. 166-169.
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[39]
Little, en examinant les ouvrages de V. Woolf et M. Sparks, parvient à la reformulation du concept de ce qu’elle appelle « l’humour différent et féministe » dans les ouvrages de femmes écrivaines. Dans son analyse un rôle important est joué par la tradition des célébrations rituelles festives, en tant que « moments liminaux », moments importants de la vie sociale qui marquent un fort changement dans l’individu, au cours desquels les habituelles trames normatives se désagrègeraient pour laisser place à d’autres trames. Dans la narration de tels moments, les auteures réalisent une women comedy plus réussie, ayant ainsi une incidence sur le canon littéraire et sur le rapport entre littérature et système de valeurs : « the comedy written by Woolf, Sparks, and some other novelists mocks norms which have been considered stable values for millenia. […] in their most striking comic work, the basic comparison, or juxtaposition, which is essential in perceiving the comic, or in making the joke, is not usually the traditional one of instinct versus its civilized expression, or eccentricity versus a socially acceptable norm; instead, the deeply rooted norms themselves, are the objects of attack. The other half of the comic juxtaposition, the affermative half, varies with the author, but can be generally described as a reinterpretation of liminalty itself, a hint of new motifs, new myths, often expressed in a distinctly female imagery. » [Judith (Judy) Little, Comedy and woman writers : Woolf, Spark and feminism, Lincoln, University of Nebraska Press, 1983, pp. 2-3].
-
[40]
Voir Regina Barreca, Last laughs. Perspectives on women and comedy, New York, Gordon & Breach, 1988, pp. 9-12. Il faut remarquer que si le discours de cette auteure a le mérite de prendre en consideration l’humour des écrivaines en tant que stratégie, il a par contre la limite d’un ton « militant », particulièrement évident dans son ouvrage : They used to call me snow white... but I drifted. Women’s strategic use of humor (Viking, New York 1991), sorte de manuel conçu dans le but que les femmes comprennent la female comedy et donc leur propre humor. De manière plus générale, les théories sur la female comedy ont été remises en question par Judith Stora-Sandor : bien que reconnaissant à « la critique féministe d’outre-Atlantique » un rôle pionnier dans ce domaine (voir Stora-Sandor, ), elle en a souligné les coups de force interprétatifs, notamment une réévaluation de « toute » la littérature féminine ,visant à démontrer que l’humour des auteures « est beaucoup plus subversif que sa contrepartie masculine » [J. Stora-Sandor, « Le rire minoritaire. L’humour juif et l’humour féminin », in Autrement. Série Mutations. L’humour. Un état d’esprit (sous la direction de Gérald Cahen), n° 131, sept. 1992, p. 179]. Comme mentionné à la note n. 6, pour une reconstruction du panorama, des généalogies et des valeurs des études relatives au rapport entre ironie/humour et différence sexuelle/genres, voir D. Carpisassi, « Panorama degli studi sull’umorismo/ironia "femminile" e femminista : questioni, approcci, prospettive e genealogie », cit.
-
[41]
Selon Lucien Refort, au 19e siècle, la technique littéraire empruntait certains procédés aux arts plastiques, et particulièrement au dessin caricatural (voir Julien Refort, La caricature littéraire, Paris, A. Colin, 1932, pp. 2-3), et le « dogme du sublime et du grotesque, en permettant le développement du réalisme, semblait ouvrir grande la porte à la description caricaturale » (Ibidem, p. 13).
-
[42]
On trouve un superbe exemple de caricature du déroulement de tout un procès judiciaire et des ses protagonistes (tels que le Président du jury, les juges, le procureur, le magistrat et les avocats) dans la nouvelle « L’infanticida » (L’infanticide) [voir C. Pellicano, Nouvelles calabraises, cit, pp. 33-54].
-
[43]
Par exemple dans la nouvelle citée « Colpo di Stato » et aussi dans « La dote » (La dot) [voir C. Pellicano, Nouvelles calabraises, cit., respectivement : pp. 121-133 et pp. 83-85].
-
[44]
P. Hamon, Op. cit., pp. 75-76.
-
[45]
C. Pellicano, « Schiave », cit., p. 19.
-
[46]
Ibidem., p. 22.
-
[47]
P. Hamon, Op. cit. , pp. 75-76.
-
[48]
L’effet de mouvement résulte aussi des changements de vitesses du récit, d’une accélération du rythme qui naît du procédé d’énumération déjà mentionné, faisant partie des temps comiques « théâtraux » et qui constitue un des traits distinctifs du style de Clelia Pellicano.
-
[49]
Dans le recueil Nouvelles calabraises (cit.), Pellicano consacre une nouvelle très singulière, « La farsa di Rosetta », à la farce célébrée traditionnellement en Calabre à l’occasion du carnaval.
-
[50]
Julia Kristeva, Semeiotike. Recherches pour une Sémanalyse, Paris, Seuil, 1985 (I éd. 1969), p. 162.
-
[51]
En considérant cette dimension du « ridicule » dans le contexte culturel contemporain à Pellicano il faut rappeler que selon le goût de la Belle Époque le primitivisme et la rusticité étaient objets du risible et cibles de l’ironie, d’autant plus pour cette auteure, marquise cultivée et dame raffinée. Mais ces lignes mettent en évidence la nécessité de tenir compte de la présence inéluctable et puissante de l’autre, et de son impression profonde, de la trace qui reste de son passage.
-
[52]
Tout comme dans le « sentiment du contraire » défini par Pirandello (voir la note 59).
-
[53]
Á propos de l’inscription des événements narratifs dans la fiction théâtrale au sein de l’espace public, de la « représentativité et non représentativité » de la « scène vie », et du théâtre en tant que lieu où se déroule la scène vie (unique espace où les potentialités dialogiques du discours et de la culture populaire trouvent leur pleine expression), voir mon article « Le contrepoint à l’œuvre » (cit., pp. 167-168).
-
[54]
Tout comme le roman polyphonique, dans l’acception bakhtinienne. En effet la question de l’ironie en littérature fait appel à la théorie de Bakhtin à propos du rapport entre les mots (les mots écrits) et la catégorie du « carnavalesque », dont l’élaboration a permis de problématiser la définition du concept d’ironie sur un plan diachronique (dans l’Antiquité déjà la tradition du discours monologique et celle du dialogique coexistaient). Il s’agit d’une catégorie, selon Kristeva, liée à l’élaboration d’une théorie d’analyse dynamique des textes, radicale et révolutionnaire même, et également liée au concept de polyphonie (voir J. Kristeva, Op. cit., pp. 151-152). En outre, il faut rappeler que la plurivocité est un élément constitutionnel du système linguistique et narratif et miroir de la pluralité sociale, comme Segre, entre autres, le met en évidence [voir Cesare Segre, Intrecci di voci : la polifonia nella letteratura del Novecento (Entrelacement de voix. La polyphonie dans la littérature du 20e siècle), Torino, Einaudi, 1991, pp. 32-33].
-
[55]
Voir, par exemple, dans « La farsa di Rosetta » (La farce de Rosetta) (elle aussi parue dans le recueil Novelle calabresi) le récit d’une farce de Carnaval revisitée [in Novelle calabresi, cit., pp. 139-179] ; ou la description parodico-ironique d’une fête de mariage, avec son cortège nuptial, dans « Medioevo moderno » (Moyen Âge modern), (in Novelle calabresi, cit., pp. 209-229). Ce dernier ouvrage a été traduit en français par Albert Lécuyer sous le titre : « Le droit du seigneur » (il s’agit, malheureusement, de la seule traduction française existante à ce jour d’un texte de Pellicano) et publié in Revue politique et littéraire, Revue bleue, n ° 9, 26 août 1911 [inclus in 49e année – 2e semestre, du 1er juillet au 31 décembre 1911, Paris, Bureau de la Revue politique et littéraire (Revue bleue) et de la Revue scientifique, 1911, pp. 265-271].
-
[56]
Pour ce passage coupé, consacré à la description de la procession bizarre, voir le paragraphe précédent.
-
[57]
C. Pellicano, « Schiave », cit., pp. 21-22.
-
[58]
P. Hamon, Op. cit., p. 109.
-
[59]
Voir Luigi Pirandello, L’umorismo (L’humorisme), Lanciano, R. Carabba, 1908 (II éd. : Firenze, L. Battistelli, 1920). Dans cet essai consacré à l’humour, Pirandello en indique comme trait distinctif le « sentiment du contraire » et il affirme catégoriquement l’existence d’une différence profonde entre l’ironie et l’humour. Mais il faut souligner qu’on peut rapprocher la définition pirandellienne de ce dernier à la conception de l’ironie propre à des spécialistes du sujet tels que Beda Allemann, qui a utilisé les notions de « champ de tension » et mobilité-instabilité (voir B. Allemann, « De l’ironie en tant que principe littéraire », in Poétique, 36, 1978, p. 385-398), et Marina Mizzau, qui a souligné le rapport entre ironie et contradiction (voir M. Mizzau, L’ironia. La contraddizione consentita (L’ironie. La contradiction admise), Milano, Feltrinelli, 1984).
-
[60]
C. Pellicano, « Schiave », cit., p. 7.
-
[61]
Pellicano écrira explicitement de percevoir les villageois comme différents ; par exemple elle les définira « dotés d’une âme débordante de poésie » mais dépourvus d’oreille musicale tout comme de goût : leurs chansons d’amour suscitent une certaine terreur à l’écrivaine qui ne parvient pas à leur échapper (voir C. Pellicano, Introduction à la nouvelle « La farsa di Rosetta », cit., pp. 143-144, ainsi que mon commentaire dans « Le contrepoint à l’œuvre », cit., pp. 174-176).
-
[62]
Voir Dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1694.
-
[63]
M. Mizzau, L’ironia. La contraddizione consentita, cit.
-
[64]
P. Hamon, Op. cit., p. 108.
-
[65]
Voir M. Mizzau, Op. cit., p. 73.
-
[66]
En ce qui concerne la métaréflexion des auteurs véristes et naturalistes et la réaffirmation de l’importance du sujet du récit, voir D. Carpisassi « Le contrepoint à l’œuvre », cit., pp. 176-178.
-
[67]
Voir Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », in La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 80.
-
[68]
À ce propos voir les notes n° 23, 24 et 25, ainsi que le paragraphe IX (« La ruse et le voile du pseudonyme »).
-
[69]
Ugo Ughetti, L’umorismo e la donna (L’humour et la femme), Torino, Bocca, 1926, p. 64 (je traduis).
-
[70]
Le mot « physiologie », qui désigne une science englobée dans celle plus générique qu’est la biologie, vient du grec phùsis, phusio, « la nature », et logos, « l’étude, la science, le discours », donc : le « discours sur la nature».
-
[71]
Aux bas-bleus sont consacrés plusieurs essais physiologiques en France à partir des années Quarante du 19e siècle: Frédéric Soulié, Physiologie du bas-bleu (vignettes de Jules Vernier), Paris, Aubert et Cie, 1840 description phénoménologique détaillée des bas-bleus) ; Edmond Texier (Sylvius, pseudonyme), Physiologie du poète (illustrations de Daumier), Paris, J. Laisné, 1842 ; Jules Janin, « Un bas-bleu », in Léon Curmer, Les Français peints par eux-mêmes, Paris, Louis Curmer, 1842. En ce qui concerne la représentation et la stigmatisation des bas-bleus, voir D. Carpisassi : « Dalle précieuses alle bas-bleus : caricature d’intellettuali » [Des précieuses aux bas-bleus : caricatures d’intellectuelles], in B@belonline, à paraître en 2011 ; et aussi « Una questione di (dis)misura : la "donna mostro" » [Question de (dé)mesure : la « femme monstre »], in Le eterne Maddalene [Les éternelles Magdalenes], à paraître en 2011.
-
[72]
Stanislava Moysova, cit.
-
[73]
Baronne Staffe, Mes secrets pour Plaire et pour être Aimée, Les Éditions 1900, Paris 1990 (I éd. Paris, V. Havard, Paris, 1896), pp. 321-325.
-
[74]
Voir D. Carpisassi, « Un antico interdetto : il (sor)riso della Donna » [Un ancien interdit : le (sou)rire de la Femme], in Babel, mars 2011.
-
[75]
« Avec le respect des femmes entrent donc en jeu de toutes autres considérations que celles de la morale. Il y va de toute une économie sexuelle, où les bénéfices – même s’ils s’accompagnent de pertes, comme celle de la volupté – sont surtout au profit des hommes » [Sarah Kofman, Le respect des femmes, Alençon (Orne), Éditions Galilée, 1992, p. 15].
-
[76]
Mettre les femmes sur un piédestal permettrait de les tenir prudemment à distance, d’exorciser la peur que l’on en a : tenue raisonnablement à distance, il est plus difficile que la Femme puisse rire de l’Homme.
-
[77]
Voir Aristote, Poétique, V.1 (paragraphe «De la comédie, sa définition. Comparaison de la tragédie et de l’épopée »).
-
[78]
Mais aussi « responsabilité d’une action coupable », ou « action ayant un effet négatif », et « manque ». En outre, par « sentiment de culpabilité », on entend la sensation de malaise, d’affliction que l’on éprouve après avoir accompli un geste retenu interdit (à la suite duquel s’enclenche souvent pour l’individu un mécanisme d’autopunition).
-
[79]
Voir la lettre de C. Pellicano à Antonio Fogazzaro, du 24 oct. 1902, consultable à la Bibliothèque « Bertoliana » de Vicence.
-
[80]
B. Croce, « I nostri concorsi », cit.
-
[81]
C. Pellicano, Coppie (Couples), Napoli, Pierro et Veraldi, 1900 ; nouvelle édition : La vita in due (La vie à deux), Milano, Vallardi 1908, réédition 1918.
-
[82]
Anna Santoro, Il Novecento. Antologia di scrittrici italiane del primo ventennio (Le 20e siècle. Anthologie d’auteures italiennes des deux premières décennies), Roma, Bulzoni, 1997, pp. 141-142.
-
[83]
Plus largement, Mizzau porte sa réflexion sur plusieurs fonctions et valences que l’ironie assume lorsqu’elle est utilisée par des femmes [voir Marina Mizzau, « Ironia e parole delle donne » (L’ironie et les mots des femmes), in Le donne e i segni (Les femmes et les signes), sous la direction de Patrizia Magli, Bologna, Transeuropa, 1988, pp. 51-52].
-
[84]
Voir Judith Stora-Sandor, « Le rire minoritaire. L’humour juif et l’humour féminin », cit., pp. 178-179. Voir aussi de la même auteure : « A propos de l’humour féminin », in Humoresques. Armées d’humour. Rires au féminin (sous la direction de Judith Stora-Sandor et Elisabeth Pillet), n° 11, jan. 2000, pp. 15-24
-
[85]
Jacques Derrida, Otobiographies. L’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, Paris, Galilée, 1984, p. 24. Il s’agit d’un discours de Derrida à propos des signataires de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, dans un texte pensé et prononcé par lui en occasion des célébrations du bicentenaire de cette Déclaration.
-
[86]
J. Derrida, Otobiographies, cit., p. 45 (l’auteur fait référence à Ecce Homo de Nietzsche).
-
[87]
Ibidem, p. 21.
-
[88]
Ibidem, pp. 21-23.
-
[89]
Mireille Calle-Gruber, « Liminare », in Littérature. La différence sexuelle en tous genres, cit., p. 6.
-
[90]
Capuana, à partir de l’adoption de la part de l’auteure française Nancy Marie Vuille, sa contemporaine, d’un nom de plume masculin (André Gladès), après en avoir utilisé un féminin (Anna-Marie), s’interrogeait sur le choix très fréquent de la part des femmes écrivaines d’un pseudonyme masculin en trouvant la réponse dans la « coquetterie toute féminine, pleine de pudeur et de modestie », sorte de clôture à la garde de la « délicatesse féminine » et des associations de la personne des auteures avec des thèmes scabreux (L. Capuana, Op. cit., p. 106, réédition, cit., pp. 22-23). Pour une réflexion sur l’usage des pseudonymes de la part des femmes écrivaines et sur le débat sur leurs ouvrages animé par des critiques littéraires tels que Croce, Capuana et Butti voir : Clotilde Barbarulli et Luciana Brandi, L’arma di cristallo. Sui “discorsi trionfanti’, l’ironia della Marchesa Colombi (L’arme de cristal. Sur les « discours trionfants », l ’ironie de la Marquise Colombi), Ferrara, Tufani, 1998, pp. 21-31.
-
[91]
V. Jankélevitch, Op. cit., p. 66.
-
[92]
Pellicano réfléchit avec ironie sur le rôle et la culture des ses lectrices, ainsi que sur les différentes typologies, en leur adressant directement la parole [voir C. Pellicano, « Alle mie "quattro" lettrici » (À mes "quatre" lectrices), sorte d’introduction au recueil La vita in due, cit., pp. VII-XXVII). En prenant en compte la question de la « réception » des ouvrages littéraires sous l’angle des études de genres, il serait capital de considérer la spécificité de la dimension des lectrices à cette époque en Italie, notamment leur « décodage complice » des œuvres des auteures. Malheureusement je ne peux ici que me limiter à renvoyer à certains ouvrages traitant cet aspect : Antonia Arslan, Dame, galline e regine (Dames, cocottes et reines), Milano, Guerini, 1998, pp. 15-18 ; Adriana Chemello, « Le "lettrici" nella narrativa della Marchesa Colombi » (Les « lectrices » dans la prose de la Marquise Colombi), in La Marchesa Colombi : una scrittrice e il suo tempo (La Marquise Colombi : une écrivaine et son temps), sous la direction de Silvia Benatti et Roberto Cicala, Novara, Interlinea, 2001, pp. 169-186 ; Anna Santoro, Creatività ed etica della lettura di genere » (Créativité et éthique de la lecture de genre), in Quaderni d’Italia (Cahiers d’Italie), n° 6, 2001, pp. 37-52 ; Gisella Padovani et Rita Verdirame Tra letti e salotti. Norma e trasgressione nella narrativa femminile tra Otto e Novecento (Entre lits et salons. Norme et transgression dans la prose féminine entre 19e et 20e siècle), Palermo, Sellerio, 2001, pp. 10-11.
-
[93]
V. Jankélevitch, Op. cit., pp. 54-55.
-
[94]
Roland Barthes, « La mort de l’auteur », in R. Barthes, Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 69. Behler, en commentant la théorie de Barthes, observe pertinemment : « Toutes les caractéristiques historiques et structurelles de l’ironie paraissent rassemblées dans cette conception du texte et de l’écrit. » (E. Behler, Op. cit., p. 361).
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[95]
Selon Forcina, cette ironie a été pratiquée souvent par des femmes philosophes ou écrivaines, telles que Marguerite Yourcenar et Hannah Arendt (voir Marisa Forcina, Ironia e saperi femminili. Relazioni nella differenza, Milano, Franco Angeli, 1998). Sa théorie fascinante s’inscrit dans la généalogie féminine de la pensée de la différence sexuelle élaborée par les philosophes italiennes de la communauté « Diotima » de Vérone.
-
[96]
En termes d’empathie, il s’agit d’un procédé similaire à celui qui, dans le récit mythologique de la rencontre entre les des deux déesses Baubo-Iambe et Déméter, caractérise l’éclat de leur rire complice et contagieux (voir D. Carpisassi, « Les éclats de Sarah, Baubo et Méduse : figures du corps “féminin’ riant », in Penser les matière du corps : l’organique dans tous ses états, cit.).
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[97]
« Conflit » : « choc, heurt se produisant lorsque des éléments, des forces antagonistes entrent en contact et cherchent à s’évincer réciproquement » [Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XX siècle (1789-1960), sous la direction de l’Institut Paul IMBS, Paris, éditions du CNRS, 1977, tome V]. Et « Confliction » : « heurt, choc, lutte, conflit » (Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IX au XV siècle, Paris, F. Vieweg, 1883, tome II). Rappelons que le mot « conflit » vient du latin : conflictus, participe passé de confligere, cum fligere, « opposer », « confronter » (Cic., Inv. 2, 43, 126) ; et confligere cum ou confligere inters se : « (se) heurter / combattre (contre) quelqu’un », « se battre/lutter contre quelqu’un » (Caes. ; Cic.), confligere armis cum hoste ; fig. adversi […] venti confligunt (Virgile, Énéide, II, 416-417). Remarquons, en outre, les significations intéressantes de : conflictare et conflictari (actif et passif), « tourmenter », « troubler », « affliger », et aussi « être aux prises / se débattre avec », « être au pied du mur », « être aux abois » ; conflictatio, « lutte », « duel », « combat » (Gell., 15, 18, 3), « différend » (Quint., 3, 8, 9), « dispute » (Vulg.), « heurt », « convulsion » (Apul., Apol., 43, 9), tourment (Cypr.) ; conflictio, « heurt », « collision » (Quint., 3, 6,6), mais aussi « débat » (Cic. ; Quint.) ; et, pour finir, fligere, « percuter », « heurter », d’où descend probablement le mot « flagellum » (fouet).
-
[98]
On trouve le mot confligere dans le sens de « se rencontrer », « faire rencontrer », dans De rerum natura, de Lucrèce : « semina cum Veneris stimulis excita per artus / obvia conflixit conspirans mutuus ardor, / et neque utrum superavit eorum nec superatumst » (IV, 1215-1217, dans la partie consacrée à l’hérédité, qui se trouve entre celle portant sur l’amour et celle dédiée à la stérilité et à la fécondité). Voici la traduction de cet extrait couronnée par l’Académie Française : « les germes excités par les aguillons de / Vénus se sont rencontrés et mêlés avec une égale ardeur ; / il n’y a eu ni vainqueur ni vaincu. » (Lucrèce, De la nature, Introduction et notes de Henri Clouard, éd. Revue et corrigée, Paris, éditions Garnier Frères, 1954, p. 273). Il s’agit de la notion d’un conflit sans vainqueur, sans que quelqu’un ait le dessus, ou vainque sur l’autre (« conflixit […] et neque utrum superavit eorum nec superatumst »), d’une union « conflictuelle », d’une conspiration, d’une rencontre des semences de la femme et de l’homme, qui détermine, par l’accord de leur ardeur réciproque (« conspirans mutuus ardor »), le mélange des traits héréditaires de leurs descendants qui ressemblent à l’un et à l’autre.