Abstracts
Résumé
Le livre est un atlas où le narrateur esquisse de nouveaux croquis, des schémas et des dessins. Images dérobées, découverte improbable d'un Autre qui ramène le narrateur à une quête avortée des origines, le roman est un vrai régal pour le lecteur : les sensations visuelles sont tellement exaltées par la toponymie (géographie des noms, des lieux, dessins en tout genre, croquis) que le roman se transforme en véritable paysage.
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« L’histoire ne peut pas être seulement ces grandes pentes déclives du temps, consommatrices de masses humaines et de siècles, ces réalités collectives lentes à nouer ou dénouer leurs rapports. L’histoire est aussi cette poussière d’actes, de vies individuelles attachées les unes aux autres, parfois un instant libérées comme si les grandes chaînes se rompaient. L’histoire est l’image de la vie sous toutes ses formes. Elle n’est pas choix »[1].
Le roman d’Emmanuel Ruben donne une coloration particulière à cette citation de Fernand Braudel. En faisant entrer presque par effraction le lecteur dans un récit à croquis, ce roman l’oriente en lui donnant le vertige. Nous sommes face à une savante composition géographique qui vient questionner le lecteur sur les idées de frontières, de zones, de villes, de peuples. Halte à Yalta est un atlas où le narrateur esquisse de nouveaux croquis, des schémas et des dessins. Images dérobées, découverte improbable d’un Autre qui ramène le narrateur à une quête avortée des origines, le roman est un vrai régal pour le lecteur : les sensations visuelles sont tellement exaltées par la toponymie (géographie des noms, des lieux, dessins en tout genre, croquis) que le roman se transforme en véritable paysage.
La Méditerranée orientale ?
Où nous situons-nous ? À l’Est, dans un Orient proche, dans le Transsibérien qui joint deux univers métaphysiques (Occident et Orient), ou tout simplement dans une zone familière qui nous rappelle quelque chose de nous-mêmes ?
« Je l’ai dit, je le répète, j’en avais marre de la Méditerranée. D’être né dans l’hémisphère sud n’a rien tempéré de ce que le français, très juste ici, appelle un tempérament : le nord, le froid, la neige, le dégoût pour la chaleur méridionale, pour ces gens qui vous touchent pour un oui ou pour un non, c’est dans les veines qu’ils me coulent. Mais entendons-nous bien : je n’ai rien contre le climat méditerranéen, non rien contre el clima de tipo mediterráneo comme on l’apprenait à l’école ; j’aime encore moins la Méditerranée sous la pluie, et mon expérience italienne m’a rassasié des désirs d’automne sur la côte »[2].
La géographie physique imprègne le livre et la mémoire évolue entre les rives d’une Méditerranée vue de Crimée.
« Il n’y avait que dans ces refuges d’ombre, de fraîcheur, d’humidité, où gazouillait soudain, entre des racines de myrte ou d’eucalyptus, une source, un torrent, que tout l’âpre du mot Méditerranée s’effaçait pour moi – la terre redevenue d’un seul coup respirable, habitable, un nid. S’emparait alors de moi le désir de planter ma tente – un jour c’était en Sardaigne, un autre au cœur du massif des Baronnies, au pied d’une petite chapelle romane, élevée, disait un écriteau, sur le site d’un ancien sanctuaire : les Grecs y auraient consacré un temple à leurs divinités aquatiques. D’où le nom, magique, qui se lit sur les cartes, de Val des Nymphes »[3].
Le narrateur évoque à plusieurs reprises sa relation avec la Méditerranée, celle qui l’a façonné et qui travaille sa quête identitaire lorsqu’il se trouve sur le chemin de Yalta. La Baltique fut par exemple un havre de paix et de bonheur pour un narrateur qui négocie en permanence sa part méditerranéenne :
« jamais, sur une côte méditerranéenne, en France, en Espagne, en Italie, en Croatie, en Grèce, à Malte, à Chypre, je n’ai retrouvé nos grandes plages de la Baltique, les jours heureux que j’y ai passés, dans l’écume, sur le sable »[4].
Nous avons en réalité un roman expérimental où la géographie physique, cette science des espaces, influe fortement sur l’histoire des hommes. Oui, il existe indéniablement une revanche de Braudel qui avait proposé de faire de la Méditerranée le sujet central de l’histoire avec une tessiture à trois niveaux : la Méditerranée comme substrat géologique et géographique dont les mouvements imperceptibles et les transformations enveloppent le cours des civilisations, l’histoire des peuples et enfin l’événementiel des personnages historiques. Yalta résonne comme un nom historique, celui des fameux accords de 1945, mais le narrateur s’intéresse à ce qui détermine Yalta, à savoir la khôra géographique, ce réceptacle qui détermine tout autant qu’il est déterminé.
On égrène les caractéristiques des climats dans les livres de géographie physique : le climat méditerranéen avec sa végétation, ses températures et le volume des précipitations. La méditation sur les cyprès rappelle que le paysage est le cœur du climat plus que sa conséquence.
« J’ignorais que tout le génie du lieu[5], si cette expression a un sens, se tenait à la pointe de ses cyprès ; j’ignorais que les cyprès[6], c’étaient les seuls arbres de Yalta – ses hêtres, ses bouleaux. Ses hêtres, ses bouleaux : j’écris ces mots en français, je pourrais aussi bien les écrire en allemand, en espagnol, en anglais, en russe, et même en italien, mais je dois avouer qu’à cette époque-là, je m’y connaissais en botanique comme en géographie, les arbres ne m’intéressaient guère ; je ne les approchais jamais, ne tâtais jamais leurs troncs, ne regardais jamais leurs feuilles, ne savais pas faire la différence entre un érable et un platane, un saule et un peuplier, un hêtre et un charme, un chêne et un tilleul »[7].
Le narrateur se met à palper ces arbres consistants dont les racines sont profondes et rappellent cette quête de différence : ce qui intéresse le narrateur n’est pas le Même, mais l’Autre, celui qui n’est jamais ramené à de l’identique. La Crimée n’est pas analogue à la Méditerranée, elle est son autre recherché par le biais du Transsibérien.
Les langues ont un rôle primordial dans le roman car elles s’accrochent aux paysages et aux êtres rencontrés. Le récit est truffé de mots étrangers, le discours indirect libre renforce l’impression que le narrateur est en train de converser au milieu du texte. Les mots russes (koniechno, puis le nez d’oiseau de Tchékhov, s bol’chim ptitch’im nosom [8] , doucha, rissovat’sebe [9]…), persans (Saray et Baqçe pour le palais-jardin)[10], espagnols (coronel) qui aimantent les origines chiliennes du narrateur, les mots allemands (Sie sprechen kein deutsch)[11] affirment un multilinguisme essentiel pour qualifier certaines impressions saisies. Il existe une correspondance implicite entre les langues et les lieux : la langue se fait dessin et révèle comme un coup de pinceau un nouveau paysage. Le Tatar et le narrateur s’observent mutuellement : le début de phrase « dans le train, son dessin terminé, mon calepin refermé »[12] montre par une série de rimes internes l’interchangeabilité des situations. Les autres portraits (le rabbin errant[13], le colonel Kabaniouk, Irina…) jalonnent le récit avec un échange érotique entre les noms d’ex-petites amies et les noms de lieux :
« et cette flânerie se poursuit dans mes nuits qui se réveillent sous le heurtoir des lieux et des êtres fantômes. Reval, Paola, Florence, Ilona, Valdivia, Élise, Fabienne, Katerina, Volterra, Irina, Yalta : qu’importent les noms, qu’importent les images, les impressions sont là, le doute évanoui, l’écho de la vie retentissant, les veines du rêve toutes gorgées de sa sève, et nous nous réveillons fiévreux, sonnés, suants, trébuchants, le souffle martelé »[14].
La géographie humaine (galerie des portraits, tempéraments, villes) se mêle à la géographie physique (climats, paysages) et donne une saveur particulière au roman explorant les civilisations d’une Méditerranée orientée.
Le territoire des sensations
Le roman frappe par la description minutieuse des sensations et la recherche de correspondances harmoniques entre le toucher, la vue et l’ouïe. Tout se passe comme si la vue trouvait sa résolution dans l’accord tonal du toucher.
« Le Tatar, c’était à croire qu’il m’avait raffûté la vue, l’ouïe, le toucher, l’instinct, mon instinct perdu tout au fond de ma belle âme d’infirme. Il m’avait rendu aux aguets du monde, il m’avait arraché les cils à coups de canif. Et, le temps des quelques jours que nous avons passés en Crimée, toutes sortes de motifs a priori insignifiants se retrouveraient dans mon calepin : drapeaux rouges volés sur le capot d’un bus ; bananes arrachées sur le plateau d’une balance de maraîcher ; petites fleurs multicolores cueillies dans les plis d’un fichu de babouchka ; petites ancres décoratives désinscrustées de l’auvent d’un toit ; rayons de soleil mordus sur les mollets d’un baigneur ; petits pieds nus léchés en rêve, comme je vous revois, comme vous étiez mignons, petits pieds nus qui jouiez à l’éventail au-dessus d’un donjon de sable… »[15].
Le Tatar, personnage sur lequel s’appuie le narrateur tout au long du récit, est le corrélat nécessaire stimulant les sensations[16]. Au fond, le narrateur voit aussi bien à travers les yeux du Tatar qui est une illusion dont le narrateur n’est pas dupe. Dans la phrase précédemment citée, nous sentons la correspondance explicite entre les différentes sensations qui se donnent ensemble. Rien n’est gratuit, la vue devient toucher et se traduit par un coup de crayon. Le canif renvoie aussi bien aux sens démultipliés qu’au crayon qui remodèle des paysages saisis à des instants précis. Les descriptions sont même nappées d’érotisme, comme si la Crimée constituait un inconscient méditerranéen :
« Le soir, épuisé, presque aveugle à force de soleil et de mistral, ivre aussi – c’était en septembre, quand les fins d’après-midi sont du cognac – je m’étais perdu dans les ruelles qui dévalaient vers l’hôtel ; soudain, un V bleu, très net, s’était découpé au coin des marches : la mer, avec au fond le petit port de pêcheurs du vallon des Affres, ses chalutiers bariolés, flamboyants. Autant que me le permettait ma jambe, j’avais dévalé les marches, et j’étais rentré juste à temps pour prendre un verre sous la véranda de l’hôtel, un peu triste, quand même, d’être seul avec mon livre à regarder la mer, l’Estaque et l’été se saouler violemment, de conserve »[17].
Les hypallages soulignent le fait que les villes et les lieux du roman ont des sensations particulières : les éléments se déchaînent sur les lieux dans la conscience du narrateur. L’allitération en V inscrit un horizon géographique désiré et réel.
« La mer, comme à Marseille, ce jour-là, au point qu’une nouvelle fois je me demandais si tout cela n’était pas un rêve, si ce n’était pas Marseille et non Yalta qui s’étageait autour de moi, et je tâtonnais comme un aveugle dans le soleil »[18].
Le train de l’Est se charge de souvenirs méditerranéens présents dans ce dialogue irréel avec le Tatar, cet autre à moitié fantasmé, à moitié déformé, ce personnage romanesque et géographique. En réalité, chaque personnage de l’Est appelle un lieu de la Méditerranée.
Le roman d’Emmanuel Ruben, dont le titre se lit dans les deux sens, est à saluer comme un récit expérimental où le narrateur, entraîné par un Tatar imaginé et dessiné, nous livre une quête sublime de la différence. C’est indéniablement un roman géographique où le lecteur est trimbalé d’un lieu à l’autre dans cette rêverie où les descriptions sont minutieusement choisies. Cette rigueur du style est masquée en apparence par une dérive vers un Orient si proche : la Méditerranée vue de Crimée offre au lecteur une série de nouvelles sensations. Il y a indéniablement une part de Fernand Braudel dans ce roman avec quelques traces profondes de l’œuvre d’Élisée Reclus[19].
Appendices
Notes
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[1]
Fernand Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, éditions Armand Colin, 1949, p. 721.
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[2]
Emmanuel Ruben, Halte à Yalta, Paris, éditions JBz&Cie, 2010, p. 43.
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[3]
Ibid., p. 44.
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[4]
Emmanuel Ruben, Op. Cit., p. 34.
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[5]
On retrouve cette expression un peu plus loin dans le récit : « Yalta, sa lumière, ce que d’aucuns appellent le génie du lieu », Op. Cit, p. 124.
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[6]
Les cyprès réapparaissent à plusieurs reprises dans le roman: « Comment ça, ce ne sont pas des cyprès ? Je les ai dessinés plusieurs fois, je sais très bien que ce sont des cyprès », Op. cit., p. 208.
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[7]
Emmanuel Ruben, Op. Cit., p. 79.
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[8]
Ibid., p. 42.
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[9]
Ibid., p. 46.
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[10]
Ibid., p. 84.
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[11]
Ibid., p. 49.
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[12]
Ibid., p. 48.
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[13]
Ibid, p. 109.
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[14]
Ibid., p. 216.
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[15]
Ibid., pp. 36-37.
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[16]
Le Tatar joue un rôle similaire au gars de Semur du récit de Jorge Semprun dans Le Grand Voyage avec une inversion des situations : le gars de Semur représente ce personnage fictif enraciné dans la France provinciale tandis que le Tatar est cet Orient imaginé. Jorge Semprun, Le Grand Voyage, Paris, Gallimard, 1963.
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[17]
Emmanuel Ruben, Halte à Yalta, Paris, éditions JBz&Cie, 2010, pp. 121-122.
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[18]
Ibid., p. 123.
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[19]
Nous pensons en particulier à la Nouvelle Géographie Universelle d’Élisée Reclus.