Abstracts
Résumé
Le problème de la place envahissante de l’imaginaire au sein même de l’existence est l’un des axes directeurs de la philosophie de Sartre. Peut-on parler de vie imaginaire ou bien les images sont-elles trop pauvres pour cela ? Si la conscience est néant et si toute existence comprend une dimension irréductible de comédie, la vie même n’est-elle pas imaginaire ? Mais alors, si tel est le cas, cette vie est-elle vaine quête d’être, « passion inutile », liberté flamboyante ou difficile libération luttant et coopérant avec un imaginaire ambigu ? Nous nous proposons dans cet article de poser les jalons d’une réflexion sur ce problème, parcourons l’œuvre de Sartre selon ce fil directeur et analysons quelques moments clefs de la réflexion sartrienne sur l’imagination : le quatrième chapitre de L’imaginaire, intitulé « la vie imaginaire », l’étude de l’existence comme néant et comédie dans L’être et le néant, la morale du jeu et, enfin, l’instruction, dans L’idiot de la famille, du « cas » Flaubert, néanmoins archétypal, choisi par Sartre précisément parce que cet auteur a voué sa vie à l’imaginaire.
Mots-clés :
- Sartre,
- Flaubert,
- imaginaire,
- imagination,
- image,
- morale,
- comédie,
- jeu,
- passivité,
- bêtise
Abstract
The problem of the invasion of life by the imaginary is one of the main avenues in Sartre’s philosophy. Does Sartre’s conception of images as essential paucity mean that genuine imaginary life is impossible? Nonetheless if, according to Sartre, consciousness “is” nothingness and to exist is essentially play-acting, real life itself may be imaginary. In that case is life a vain quest for being, a useless passion, bold freedom or painful liberation which struggles against and cooperates with an ambiguous imaginary ? As a tentative examination of such a problem, our article maps a journey through Sartre’s works and lays stress on some key-moments of Sartre’s thought about imagination, such as the 4th chapter, entitled “the imaginary life”, in The Imaginary; the definition of existence as nothingness and comedy in Being and Nothingness; the conception of game as a principle of authentic life, and, in the end, the study of the singular but archetypal choice of Flaubert’s devoting his life to imagination, in The Family Idiot.
Article body
« La vie imaginaire » est d’abord le titre de la quatrième partie de L’imaginaire, mais on peut également considérer qu’est désigné par cette formule un problème constituant l’un des axes directeurs de la philosophie sartrienne : la vie imaginaire est-elle l’autre de la vie réelle ou bien la vie réelle comporte-t-elle une irréductible dimension imaginaire ? Dans le chapitre intitulé « la vie imaginaire », Sartre oppose la richesse inépuisable du monde perçu à la pauvreté essentielle de l’imaginaire et établit par là une distinction semble-t-il absolue entre « deux classes irréductibles de sentiments : les sentiments vrais et les sentiments imaginaires »[1], entre « deux personnalités tranchées : le moi imaginaire et le moi réel »[2] et, enfin, entre « deux grandes catégories d’individus : suivant qu’ils préfèreront mener une vie imaginaire ou une vie réelle »[3]. La vie imaginaire apparaît alors comme une fuite du réel, elle est définie comme « une vie factice, figée, ralentie »[4] et le choix de ceux qui la préfèrent est interprété par Sartre comme un refus de se confronter à toute forme de transcendance, de résistance, comme un repli stérile sur leurs propres représentations. Cependant il faut contrebalancer ces thèses par celles avancées dans la conclusion de L’imaginaire : « il ne saurait y avoir de conscience réalisante sans conscience imageante et réciproquement »[5] et « l’imagination n’est pas un pouvoir empirique surajouté à la conscience, c’est la conscience tout entière en tant qu’elle réalise sa liberté »[6]. D’autre part L’être et le néant montre que l’existence a partie liée avec l’art de la comédie et qu’elle est constituée dans sa chair même par une certaine absence, un jeu incessant de reflets et de symboles. La réflexion sartrienne nous conduit donc à envisager cette thèse insolite selon laquelle la vie imaginaire pourrait bien être la vie même. Notre existence et l’existence du monde sont-elles fondamentalement une réalité à laquelle nous devrions nous rapporter avec réalisme, un ensemble de faits bruts s’imposant à nous de manière absurde ? Ou bien ne sont-elles pas plus justement comprises si l’on prend pour archétype le mode d’être imaginaire, c’est-à-dire un mode d’être inachevé, non substantiel, non positif, et sollicitant sans cesse notre propre invention ? Mais surgit alors un nouvel aspect du problème initialement posé : si la vie imaginaire est la vie même, celle-ci n’est-elle pas condamnée à l’illusion ainsi qu’à la quête incessante et vaine de consistance, de substance ? La vie imaginaire est-elle l’échec – peut-être nécessaire – de la vie ?
La même ambiguïté concernant le statut de la vie imaginaire court tout au long de L’idiot de la famille que Sartre présente d’ailleurs comme étant, dans une certaine mesure, le prolongement mais aussi le pendant de L’imaginaire[7]. Les analyses de Sartre révèlent que Flaubert décide de vouer son existence à l’imaginaire et de convaincre ses lecteurs du caractère illusoire de toute réalité. Sartre montre même que, plus originairement, Flaubert semble, dès son enfance, condamné à l’imaginaire : il est incapable de croire en une quelconque réalité, tout lui semble risible et inconsistant, toute existence se réduit à ses yeux à un pur et simple rêve. A de nombreuses reprises Sartre insiste sur « l’idiosyncrasie » du « cas Flaubert » et sur « l’échec »[8] que constitue cette vie imaginaire dans laquelle Flaubert s’est enfermé, vie imaginaire qui est ainsi, une fois encore, comme dans L’imaginaire, définie comme une fuite, un refuge[9], le symptôme d’une pathologie. On peut en effet appuyer cette interprétation sur le témoignage même de Flaubert, son sentiment d’échec, son insatisfaction permanente, mais également sur ce que l’on peut appeler sans exagération sa névrose. Cependant Sartre affirme d’autre part que Mme Bovary, comme tout livre, « n’est pas seulement une défaite, c’est aussi une victoire »[10]. Flaubert, l’idiot de la famille empêtré dans ses stupeurs, ses extases, ses comédies et son rapport confus et passif au langage parvient à créer une œuvre qui surmonte – ou, plus précisément, sublime – cette bêtise et son sentiment d’impuissance. De plus Flaubert ne demeure pas enfermé dans sa singularité : il écrit un ouvrage que ses contemporains célèbrent. Sartre montre ainsi que le choix flaubertien de l’imaginaire est celui de toute une époque et, plus radicalement encore, que l’étude du « cas Flaubert » a pour enjeu premier de nous éclairer sur l’existence de tout homme. Sartre l’affirme clairement dans Situations X : la dimension imaginaire qui surgit dans la vie de Flaubert, très tôt et malgré lui, s’impose avec la même nécessité à toute existence, dans des proportions variables néanmoins.
« Je ne présente pas la constitution de la personne comme spécifique à Flaubert, il s’agit bien en vérité de nous tous. Et la constitution consiste en effet à créer une personne avec des rôles, des comportements attendus, à partir de ce que j’appelle l’être constitué »[11].
« Dans L’imaginaire j’ai essayé de prouver que les objets imaginaires – les images – étaient une absence. Dans mon livre sur Flaubert j’étudie des personnages imaginaires, des gens qui comme Flaubert jouent des rôles. Tout homme est une fuite de gaz par laquelle il s’échappe dans l’imaginaire. Flaubert était constamment cela »[12].
Ainsi la distinction très nette et prétendument fondamentale entre perception et imaginaire que Sartre s’emploie à établir méthodiquement dans l’ouvrage qu’il consacre précisément à ce problème en 1940 doit en fait être comprise comme un découpage encore artificiel et voué à être surmonté, même si un tel dépassement s’avèrera extrêmement problématique. Mais il s’agira pour Sartre de saisir et de développer complètement les tenants et aboutissants d’une conception de l’existence qui est déjà exposée dans La nausée, ouvrage à la lumière duquel on peut prévoir la nécessaire subversion des premières thèses de L’imaginaire. Sartre décrivait alors la manière dont l’affleurement de la contingence suscite une lente mais inexorable dissolution de la réalité, de toute réalité : plus rien n’est solide ni sérieux, tout être se trouve ironisé, transformé en fantôme et acquiert la quasi- ou pseudo- présence de l’imaginaire, cette présence « molle » qui semble se détacher de nous, enfler de sa chair propre mais s’évanouit ou se métamorphose bientôt et tire sa « substance » de notre existence dont elle renvoie le reflet déformé et étrange[13]. Ainsi il apparaît dès 1938 que la maladie déréalisante qui sera décrite dans L’idiot de la famille comme étant particulièrement celle de Flaubert menace fondamentalement tout existence et demeure sous-jacente dans toute vie « réelle », mais, après L’imaginaire, c’est au cours des ouvrages successifs que Sartre élaborera les concepts nécessaires à sa thématisation (tels que ceux de reflet[14], de circuit de l’ipséité[15], d’En-soi-Pour-soi[16], de pratico-inerte[17], de constitution passive[18] et d’activité passive[19] par exemple) en même temps qu’il s’interrogera sur la possibilité d’une issue permettant de dépasser le désespoir qu’elle entraîne.
Pourquoi exactement chez tout homme, comme chez Flaubert, l’existence est-elle essentiellement définie par une irréductible dimension imaginaire ? Pour quelle raison Flaubert peut-il à juste titre affirmer qu’aucune réalité substantielle ne surgit jamais véritablement, que rien n’est jamais parfaitement consistant et sérieux ? En quoi son choix de tout miser sur l’imaginaire lui donne-t-il le pouvoir de comprendre de manière privilégiée – et pourtant toujours indirectement, symboliquement – sa vie et la vie des hommes ? Le présent article s’efforcera de répondre à ces questions tout en esquissant une histoire des variations et des évolutions de la conception sartrienne de l’imagination et de l’imaginaire au fil des œuvres.
« La vie imaginaire » définie comme vie fausse
La conception sartrienne de la conscience, de l’imagination et de l’imaginaire
Dans L’imagination Sartre dénonce une erreur commise par le sens commun et par bon nombre de philosophes concernant la nature des images et consistant à les « chosifier », autrement dit à les concevoir comme des copies miniatures des choses représentées, des tableaux contenus dans l’esprit et manipulés par lui. Cette chosification s’efforce de comprendre le lien entre la pensée et le monde réel. Classiquement, l’image est censée servir d’intermédiaire. Aussi lui attribue-t-on un être double. L’image est, d’une part, une sorte de chose puisqu’elle doit représenter la chose à notre esprit, elle ne peut, par conséquent, lui être totalement hétérogène. Mais elle doit, d’autre part, être pensée et intérieure à l’esprit.
Sartre critique cette théorie en en montrant l’absurdité : si l’image est une sorte de tableau, la conscience devra se rapporter à elle comme elle découvre un objet. L’image pensée sur le modèle de la chose devra en avoir l’opacité, s’imposer à l’esprit comme un fait brut, étrange et à décrypter. Il manquera à nouveau un intermédiaire entre la conscience et l’objet miniature qu’elle découvre. En tant que chose, l’image ne peut être de la pensée, elle ne peut être compréhension ou représentation de quoi que ce soit, c’est « un objet du monde matériel égaré parmi les êtres psychiques »[20].
En fin de compte l’erreur fondamentale consiste à séparer l’esprit et le monde avant de chercher un intermédiaire capable de les relier. Une fois cette séparation entre esprit et monde établie, elle est irrémédiable : l’esprit et les choses demeurent côte à côte, mais sans rapport et l’image – qui est censée être au moins un outil pour la pensée – n’est qu’une chose de plus, également en soi et impénétrable. Ainsi la chosification de l’image est clairement pour Sartre le symptôme d’une maladie plus profonde. Celle consistant à figer la conscience en un être qui serait en soi, posé à côté de l’objet qu’il veut connaître. Dénoncer la chosification de l’image c’est dénoncer la chosification plus générale de la conscience, erreur que Sartre surmonte grâce à sa définition de la conscience comme néant.
Sartre distingue ainsi le mode d’être de l’objet et celui de la conscience.
- Les choses seules sont à proprement parler. Leur être est massif, déterminé, fixé. Cet être est l’être en-soi. Les choses reposent en elles-mêmes dans ces limites qui les définissent comme des êtres à part entière, mais aussi qui les enferment.
- La conscience n’a pas ce mode d’être en soi. Sartre parle de l’être pour-soi de la conscience : pour être conscience de soi, pour-soi, il faut une distance à soi qui interdit le repos en soi. C’est ce qu’exprime d’ailleurs étymologiquement le terme d’existence (existere : se tenir hors de). C’est cet être hors de soi qui fait que la conscience peut être présente non seulement à elle-même, mais aussi aux objets du monde. Deux choses, justement en tant qu’elles sont en soi, demeurent juxtaposées, étrangères l’une à l’autre. Seule la conscience, parce qu’elle n’est pas enfermée en soi, peut rencontrer les choses. Mais il faut être plus radical : être pour-soi c’est, à proprement parler, ne pas être. La conscience est arrachement à soi. Elle ne tient dans aucune limite, aucune place, elle est simplement cet écart à soi, cette liberté, qui rendent possible l’apparition des choses. Sartre peut ainsi considérer que la conscience n’est rien de plus que l’apparition, qu’elle n’a donc aucune substance et qu’elle s’exténue tout entière dans cette mise en spectacle du monde. La conscience – la liberté – n’est réductible à aucun être. Ainsi, pour Sartre la conscience n’est rien en elle-même, elle « est » un néant.
Revenons à l’image : en tant que conscience, l’image ne peut avoir un mode d’être en soi. Elle est « un acte, pas une chose »[21]. Elle n’est pas dans la conscience, qui n’a rien d’un contenant, elle est ek-stase de la conscience vers un objet. L’image est une certaine manière de viser un objet. De même les images matérielles (tableaux, photographies, schémas…) ne sont pas des images en elles-mêmes, elles ne deviennent symboliques et parlantes que par l’œuvre d’interprétation d’une conscience active et capable de les faire sortir de leur être en soi d’objets.
L’imaginaire précise cette définition de l’image, d’une façon qui lui accorde semble-t-il une place beaucoup plus modeste que celle qu’elle possédait dans la théorie des images. Il n’est plus question d’en faire l’intermédiaire constant, y compris dans la perception, entre mon esprit et le monde. L’image est un certain mode de l’acte par lequel la conscience vise un objet et se donne un objet et, selon Sartre, elle le vise d’une manière telle que sa donation, la modalité de sa présence, n’ont rien à voir avec celles caractéristiques de la perception.
Le propre de la perception est qu’elle peut indéfiniment découvrir dans son objet de nouveaux aspects, de nouvelles caractéristiques. Elle se rapporte à lui sur le mode de l’observation.
Au contraire, selon Sartre, l’imagination ne met en place qu’une quasi-observation. L’objet est visé comme objet transcendant individuel (le même objet peut être visé par la perception), « sur le terrain de l’intuition sensible »[22]. Il est caractérisé concrètement par des qualités sensibles déterminées et saisi comme ce que je pourrais toucher, voir etc., mais également comme absent et ne pouvant être perçu actuellement. L’objet imaginé est donc selon Sartre la simple concrétion sensible d’un savoir : nous faisons comme si nous observions une chose, mais une telle exploration n’a pas véritablement lieu, nous nous appuyons seulement sur ce que nous savons déjà dudit objet. Celui-ci se présente par facettes partielles et qualités sensibles, mais figées : nous ne pouvons en découvrir de nouvelles. Sartre cite, pour étayer son propos, un exemple célèbre emprunté à Alain : si je me représente le Panthéon en image et que l’on me demande de compter les colonnes qui portent le fronton, j’en suis incapable, je ne peux même pas l’essayer[23]. Par quasi-observation, il faut donc entendre pseudo-observation, parodie d’observation : les aspects sensibles présentés par l’objet en image sont projetés comme la mise en image d’un savoir déjà possédé et ne nous apprennent par conséquent absolument rien : « nous sommes en présence d’un phénomène de quasi observation c’est-à-dire qu’on ne lit sur la matière rien d’autre que ce qu’on y met »[24]. Les objets irréels « ne sont ni lourds, ni pressants, ni astreignants (…) La faible vie que nous leur insufflons vient de nous, de notre spontanéité »[25] . Ainsi le monde perçu était une richesse infinie tandis que l’imaginaire est « pauvreté essentielle »[26].
La distinction ainsi définie entre perception et imagination est directement liée au rapport existant entre être et néant : la conscience perceptive prélève son objet sur l’Être, elle se jette hors d’elle pour se livrer à la pleine présence de l’Être. Rappelons que la conscience, en tant que néant, ne saurait produire rien d’autre que du néant. Dans la perception la conscience ne produit rien, elle se rend présente au monde et est envahie par l’Être.
Dans l’imagination, au contraire, selon la définition sartrienne, la donation de l’objet est le pur produit de ma liberté, de mon néant, elle ne peut par conséquent être qu’un néant.
Quelle est dès lors la fonction de l’image ? Sartre formule cette question dans la troisième partie de L’imaginaire (« le rôle de l’image dans la vie psychique »). Quel peut être le motif d’une incarnation du savoir dans une quasi-observation, alors précisément qu’une telle incarnation est, selon le terme même de Sartre, une dégradation et fait courir le risque d’une particularisation de ce savoir ou d’une déformation ? La quasi-observation fait se focaliser sur l’objet et sa pseudo-présence concrète au lieu de se concentrer sur les traits généraux de sa structure ainsi que sur les rapports qui les lient, bref : sur la règle qu’est le concept[27]. Le savoir ainsi converti en image risque d’être mal interprété en raison d’une place trop importante accordée à telle ou telle particularité contingente de l’incarnation : ainsi, voulant « donner une brève définition de ce que j’entends par "Renaissance" »[28], je projette l’image du David de Michel-Ange et prends le risque de particulariser mon concept voire de le biaiser[29].
Dans quel but, dès lors, l’imagination dégrade-t-elle le savoir ? La réponse de Sartre est la suivante : l’intentionnalité imageante est une première étape spontanée qui surgit souvent lors de l’effort de compréhension : le savoir n’est pas enrichi par l’image, il tente simplement de se rejoindre lui-même par une voie facile d’accès mais bien imparfaite puisqu’elle consiste en un détour par un objet particulier (éventuellement un schéma) et se laisse absorber par celui-ci alors qu’une compréhension adéquate devrait consister en une saisie directe du savoir par réflexion. L’imagination demeure une forme naïve et irréfléchie de la compréhension, « le premier tâtonnement d’une pensée inférieure »[30], « l’aspect le plus superficiel et le plus trompeur de la pensée »[31]. Il ne faut pas s’y arrêter mais saisir, à travers images et schémas, au-delà d’eux, la règle opérante qui permet de passer d’une image à l’autre et des images aux schémas : la compréhension finale devra, selon Sartre, renoncer à toute imagination pour ne viser réflexivement que la règle[32].
Il semble dès lors que l’imaginaire doive être relégué à une place tout à fait limitée et périphérique dans notre vie. Une telle pauvreté, une fonction aussi superficielle et approximative dans le registre de la compréhension semblent rendre inepte la notion de « vie imaginaire », même en marge de ma vie réelle : où l’imaginaire trouverait-il suffisamment de consistance pour former ce complexe à part entière d’actes mais aussi d’expériences, d’émotions et de rencontres constituant ce qu’on appelle une vie ?
L’imaginaire, Quatrième partie : « la vie imaginaire »
Par l’expression « vie imaginaire » Sartre affirme désigner notre conduite en face de l’irréel[33]. Mais le choix du terme de vie est plus riche que cela. La vie est un enchaînement temporel d’actes et d’événements advenant à un individu concret, ainsi que l’expérience qui en est indissociable. La vie est conscience mais également rapport dialectique à soi à travers l’autre : multiplicité temporelle, multiplicité de facettes. Ainsi des idées, des théories vivantes ne sont pas immuables, figées pour l’éternité, mais saisies à un moment précis, dans un contexte donné, sous un aspect particulier de leur sens et vouées à évoluer avec le temps. La vie va de pair avec l’incarnation, la situation dans des limites spatiales et temporelles données, ainsi qu’avec un point de vue déterminé susceptible de changer. Elle ne peut donc être un simple rapport limpide à soi : une telle coïncidence à soi serait sans passé et sans avenir, bref sans vie[34].
Parler sérieusement de vie imaginaire reviendrait par conséquent à admettre que l’imaginaire n’est pas purement transparent à la conscience et que notre rapport à lui intègre une part de passivité. Précisément ce qui motive le questionnement sartrien à propos de la vie imaginaire est que l’imagination définie comme compréhension naïve dans la troisième partie de L’imaginaire passe par une objectivation du savoir et, plus radicalement encore, par une tendance de la conscience à s’absorber dans son objet. Il y a bien, reconnaît Sartre, au moins une apparence d’autonomisation de l’imaginaire à l’égard de la conscience puisque, en visant cet objet en image, elle tend à se perdre elle-même de vue.
La quatrième partie de L’imaginaire va ainsi s’interroger sur les réactions émotionnelles et même physiologiques qui semblent être déclenchées par les objets imaginaires (excitation, dilation des pupilles, sensation de nausée…) ainsi que sur les cas de croyance accordant aux objets imaginaires une consistance et une réalité propres. Dans le cas extrême du rêve nous semblons même être emportés dans un monde à part entière et notre vie en son intégralité, enveloppant une vaste dimension de passivité, semble prendre place dans ce pseudo-monde.
Une telle part de passivité est problématique car elle paraît révéler une certaine une opacité, une presque-réalité des objets imaginaires.
La question de la vie imaginaire est ainsi particulièrement importante et épineuse chez Sartre qui définit l’imagination comme l’expression la plus pure de notre liberté, c’est-à-dire, dans le cadre de sa doctrine, de notre néant, concluant ainsi à sa pauvreté absolue.
Précisément Sartre va réfuter ce qui se présente comme une objection sérieuse à sa théorie : selon lui la "vie" imaginaire est une illusion dangereuse consistant à vouloir combler le manque d’être non par le retour à l’Être même et au réel, mais par la création d’un pseudo-monde sans épaisseur, modelé par notre seul désir, distinct du monde réel et d’une tout autre nature que lui. Les deux grandes thèses auxquelles aboutit Sartre dans « la vie imaginaire » sont ainsi, d’une part, que l’imaginaire est un irréel pur, qu’il n’y a pas de monde imaginaire, de sorte que toute impression d’être en quelque façon affecté par l’imaginaire est illusoire, et, d’autre part, que la vie imaginaire est une fuite et que ceux qui la préfèrent le font par haine du réel, par peur d’affronter les résistances d’une transcendance véritable, voire par incapacité à s’adapter à cette dernière.
Afin de justifier de telles conclusions, Sartre développe une argumentation minutieuse dont nous exposerons quelques points clefs :
(1) Sartre montre d’abord que les objets imaginaires ne sont pas parfaitement individués, ils sont sans place déterminée dans le temps et l’espace objectifs. Il n’existe pas de chemin continu pour les rejoindre. Ils n’appartiennent pas à notre monde, c’est pourquoi ils ne peuvent réellement agir sur nous.
En effet on n’imagine pas Pierre tel qu’il était effectivement hier lorsqu’on l’a rencontré : le verbe approprié dans ce cas est se souvenir. Si l’on décide d’imaginer Pierre cela peut être pour lui ajouter des caractéristiques qu’il n’a jamais présentées réellement (« imagine Pierre en costume de pirate »). Survient ainsi une première manière de déborder l’incarnation individualisante de Pierre dans l’espace et le temps objectifs : ce Pierre imaginaire en costume de pirate n’est pas situable. Quant au sens de l’intention visant à imaginer Pierre sans plus de précision, il est le suivant : il s’agit de donner une présentation sensible de Pierre en général. L’image est alors traversée par une certaine tension entre la manifestation sensible intuitive de Pierre sous des aspects particuliers et une tendance à la généralité dont témoigne l’agrégation de facettes non compatibles renvoyant à des moments différents[35]. Les objets imaginaires ne sont donc « jamais parfaitement eux-mêmes »[36], ils sont les supports de qualités contradictoires (Pierre souriant et pleurant), aussi est-il impossible de les situer et de les incarner dans notre monde.
C’est d’ailleurs, selon Sartre, tout au plus cette ambiguïté qui peut donner à l’imaginaire un semblant de profondeur, d’opacité, de réalité, mais il ne s’agit là que d’une illusion[37].
Ainsi l’objet imaginaire est-il donné sans détermination temporelle précise (Pierre en général ou le centaure ne sont ni passés, ni futurs, ni présents), il apporte avec lui son propre temps, sa durée qui s’écoule avec son rythme propre : je peux imaginer en quelques minutes un processus qui, en réalité, durera une heure.
De même l’objet imaginaire n’a pas sa place particulière dans le même espace que celui où je me situe[38]. Les autres points de cet espace objectif me sont accessibles mais exigent que soit franchie une certaine distance et que soit accompli un certain cheminement. L’objet imaginaire est au contraire tout au plus dans une fausse distance : absent et inaccessible comme corps, il est en fait immédiatement donné comme signification. Il est tout au plus visé avec le sentiment d’une vague direction, qui disparaît dans le cas de l’objet fictif. Il est hors de portée pour moi, aussi suis-je, réciproquement, hors d’atteinte pour lui. Il est, dit Sartre, « inagissant »[39].
Certes nous pouvons transformer l’objet imaginaire brusquement, mais c’est le signe même de sa nature de strict produit de notre imagination : sans poids, sans épaisseur, sans chair propre.
(2) Mais alors comment expliquer que, face à certaines images particulièrement saisissantes, je puisse éprouver des émotions et des réactions physiologiques se donnant comme l’effet de l’action des objets imaginés sur moi ?
Sartre l’explique en grande partie par sa théorie de l’analogon.
L’analogon est, selon la définition qu’il en donne, une réalité présente, « une certaine matière »[40], qui pourrait être perçue, mais qui joue dans l’imagination le rôle de support de la visée donnant à l’objet imaginaire un semblant de présence. L’analogon est pris comme un représentant, différent de l’objet, éventuellement lui ressemblant, et au travers duquel on vise celui-ci. Ainsi par exemple : les couleurs et les formes sur la toile, les gestes de l’imitateur, les sonorités et la physionomie des mots, mais aussi un nuage ou encore nos états affectifs ou des attitudes et les mouvements de notre corps.
Dans le cas de l’image mentale la notion d’analogon est plus problématique puisque ce support prétendument présent n’est pas alors clairement saisissable perceptivement en dehors de l’image. Il est néanmoins nécessaire, selon Sartre, de supposer que l’image ne va jamais sans analogon car elle n’est pas un signe, elle ne vise pas son objet complètement à vide, celui-ci est quasi-présent et l’imagination est toujours une intuition[41].
Ce qui pose problème dans cette théorie sartrienne de l’analogon – Merleau-Ponty le soulignera à maintes reprises par exemple dans les Notes de cours 1959-1961[42] – c’est que pour rendre compte d’une pseudo-présence de l’objet imaginaire, la part de présence est tout entière attribuée au représentant analogique tandis que l’objet imaginaire peut ainsi être toujours dit absent et irréel. La difficulté principale serait précisément de surmonter ce dualisme et de comprendre comment l’objet imaginaire peut s’incarner à distance dans son analogon, le hanter et acquérir à travers lui une dimension nouvelle de son être, une nouvelle modalité d’existence. Toutefois, l’importance de la matière dans l’imagination et la possibilité de la voir secréter un sens, au lieu de simplement rester un support qui serait étranger à celui-ci et le repousserait dans son absence pure, ne sont pas, très loin de là, complètement évacuées par la philosophie sartrienne. Il ne faut pas se laisser tromper par certaines des affirmations de L’imaginaire ou par les premières pages de Qu’est-ce que la littérature ? Les développements consacrés aux tableaux de Vermeer et à l’idée d’une imagination matérielle dans ce dernier ouvrage par exemple l’attestent clairement[43], de même les réflexions de Sartre sur le Tintoret notamment[44] ainsi que, nous essaierons d’en donner un aperçu dans la dernière partie de cet article, les analyses du sens indirect et de l’envers imaginaire de la praxis dans L’idiot de la famille.
La théorie de l’analogon permet à Sartre, dans la quatrième partie de L’imaginaire, de rejeter la thèse selon laquelle une véritable vie imaginaire peut advenir : Sartre attribue une éventuelle affection ressentie face à l’objet imaginaire non pas à l’efficacité de cet objet lui-même – ce qui contredirait la caractérisation de celui-ci comme néant – mais à l’analogon. Ce dernier est en effet une présence réelle tout à fait susceptible de m’affecter. L’analogon peut d’autre part consister en un sentiment, une émotion ou en des attitudes corporelles : dans ce cas ce que nous appelons la « réaction » à l’objet imaginaire serait en fait simplement le support qui permet de le viser comme quasi-présence : le sentiment rendrait possible l’imagination de l’objet bien plus qu’il ne serait causé par l’objet imaginaire.
(3) Sartre souligne d’autre part que les sentiments et attitudes relatifs à des objets fictifs tendent eux aussi à devenir imaginaires. Ainsi va-t-il pouvoir affirmer avec plus de radicalité encore l’inanité de la vie imaginaire. On reconnaît alors en effet ces sentiments à leur vanité, leur être appauvri et prévisible, leur caractère factice et joué. Sartre a montré que tout sentiment est indissociable de son objet : il n’est pas une entité simplement présente en moi, un simple état, il consiste en la visée d’un objet selon une caractéristique affective (haïssable, aimable…). Lorsque l’objet s’absente, le sentiment ne trouve plus la richesse de la présence qui l’alimentait.
« Lorsque Annie s’en va, mes sentiments pour elle changent de nature (…). Mon amour-passion était subordonné à son objet : comme tel je l’apprenais sans cesse, sans cesse il me surprenait, à chaque instant je devais le refaire, me réadapter à lui : il vivait de la vie même d’Annie. Tant qu’on a pu croire que l’image d’Annie n’était rien d’autre qu’Annie renaissante, il pouvait paraître évident que cette Annie provoquerait à peu près les mêmes réactions en moi que la vraie Annie. Mais nous savons maintenant qu’Annie en image est incomparable à Annie telle que la livre la perception. Elle a subi la modification d’irréalité et notre sentiment a subi une modification corrélative. D’abord il s’est arrêté, il ne "se fait plus", à peine peut-il traîner dans les formes qu’il a déjà prises : il est devenu scolastique en quelque sorte, on peut lui donner un nom, classer ses manifestations, elles ne déborderont plus leurs définitions, elles sont exactement limitées par le savoir que nous en avons. En même temps le sentiment s’est dégradé car sa richesse, sa profondeur inépuisable venaient de l’objet : il y avait toujours plus à aimer dans l’objet que je n’aimais en fait et je le savais »[45].
Un tel sentiment imaginaire « évolue lentement vers le vide absolu »[46]. Ainsi la « vie » imaginaire prépare très mal à affronter la réalité et, par exemple, un homme qui s’acharne en pensée sur son ennemi restera impuissant lorsqu’il se trouvera réellement en sa présence[47]. De même le narrateur de la Recherche qui a longtemps rêvé la Berma ou la Duchesse de Guermantes et aimé ces êtres imaginaires a le plus grand mal à affronter le choc de leur rencontre réelle, c’est la déception qui l’emporte d’abord : le sentiment s’évanouit tant est radicale l’hétérogénéité entre réel et imaginaire[48]. L’objet imaginaire est docile, il est selon Sartre la pure incarnation transparente du sentiment, lequel s’exerce donc à vide.
Selon Sartre la vie imaginaire est une fuite de la vie et non pas une vie à proprement parler. La préférence pour l’imaginaire témoigne selon lui d’une incapacité à vivre, à affronter le rapport à l’altérité et la multiplication des expériences surprenantes. C’est par exemple le signe d’une incapacité à aimer[49].
Mais les réflexions de L’être et le néant sur l’amour[50] et plus généralement sur l’existence même montreront que cette dimension de comédie est constitutive de tout comportement. La distinction entre une perception qui serait enrichissement permanent de l’individu par une pure présence envahissante et un imaginaire défini comme pauvreté essentielle et pur néant est dépassée par Sartre lui-même dès la conclusion de L’imaginaire, aussi serons-nous conduits à saisir un lien essentiel entre vie et imaginaire.
Comédie et existence, irréductible dimension imaginaire de la vie réelle
Au terme des analyses de L’imaginaire Sartre prend du recul et formule deux questions fondamentales, « métaphysiques »[51] : quels sont les caractères que doit posséder une conscience pour pouvoir être une conscience capable d’imaginer ? Ce pouvoir d’imagination est-il une propriété contingente de la conscience ou bien appartient-il à son essence ?
Imaginer consiste à viser un objet comme n’étant pas réel, comme exclu par le réel tel qu’il existe dans sa totalité en ce moment. Cela implique que je vise le monde réel comme totalité, par exemple comme monde-où-le-centaure-n’est-pas[52]. Une telle visée suppose la capacité à se libérer du donné strict pour le totaliser et l’aborder d’un point de vue relatif à un objet qui n’est pas. L’imagination repose sur le pouvoir d’instituer un véritable décrochage à l’égard d’un donné présent, elle requiert nécessairement la liberté. On voit également qu’elle n’est pas dissociable de la visée, en arrière-plan, du monde : la liberté, en tant que néant, ne saurait s’exercer sans un support d’être.
Ces caractéristiques de la conscience capable d’imaginer sont plus fondamentalement essentielles à toute conscience. On l’a vu, la conscience est définie par Sartre comme néant parce qu’elle doit être arrachement à l’être et à soi-même. La conscience sans liberté, sans capacité à prendre du recul et à poser le monde face à elle, ne saurait être conscience de quoi que ce soit, autrement dit ne pourrait tout simplement pas exister[53]. La présence à l’absent, à ce que j’ai mis à distance, à ce que je ne suis pas, c’est ma vie, de même ma tendance à m’absenter de tout être. La conclusion de Sartre peut donc être sans appel : « l’imagination n’est pas un pouvoir empirique et surajouté de la conscience, c’est la conscience tout entière en tant qu’elle réalise sa liberté »[54].
Ces affirmations obligent à réviser une première définition de la perception qui exagérait sa différence avec l’imagination. Certes le sujet percevant a l’impression d’être en prise directe sur l’être, celui-ci l’envahit, lui impose sa richesse, son opacité et une foule de qualités qu’il constate comme des faits bruts. Pourtant la dimension d’absence est déjà là, cachée mais absolument essentielle puisque cet objet que je perçois je ne le suis pas, je ne coïncide pas avec lui et c’est même là une condition indispensable pour que je puisse le laisser se dévoiler comme spectacle pour moi.
Il n’est pas question de dire que la perception est une pure fiction, mais simplement qu’elle est déjà distance et néantisation à l’œuvre au cœur de l’être, en train de le ronger. Ainsi, dans la perception, la conscience ne crée pas son objet de toutes pièces mais, en tant qu’elle le fait apparaître, elle accomplit bien une œuvre de mise en forme essentiellement créative. De nombreux éléments du monde perçu qui nous semblent appartenir à l’être relèvent au contraire du néant et d’une dimension d’absence qui fait le lien avec l’imaginaire. Cette mise en forme fait surgir non seulement des valeurs, une certaine structure spatiale, un premier plan et un arrière-plan, mais, beaucoup plus fondamentalement, des choses. En effet l’Être pur est massif et, de surcroît, cet Être indifférencié ne saurait être un objet pour une conscience : il n’y aurait pas de conscience de quelque chose. Seule la négativité peut découper des « ceci », lesquels ne se définissent que par leur différence relativement à ce qu’ils ne sont pas. La perception repose par conséquent sur une néantisation : partant d’un Être qui est pure plénitude et pour faire ressortir un objet particulier, il faut nier le reste du monde et le reléguer à l’arrière-plan. Les « ceci » ne sont pas à proprement parler, ils sont certes découpés dans l’Être mais un tel découpage est un néant : il demeure à la surface de l’Être et n’atteint pas véritablement celui-ci, il consiste notamment à circonscrire des objets définis par leur statut de moyen relativement à des fins qui nous intéressent. Un tel choix demeure contingent et l’outil est défini par ses liens invisibles à de nombreux absents, tels que, par exemple, la tâche à exécuter, les résultats que l’on attend, les divers objets sur lesquels cet outil peut produire un effet etc. Un tel découpage n’est que pour la conscience.
Sartre affirme dans L’être et le néant que le fractionnement en ceci, l’ustensilité, l’espace et le temps notamment n’appartiennent nullement à l’Être[55], ils sont, selon lui, un « rien »[56], de purs « fantômes »[57], ils « sont » un simple reflet à la surface de l’Être. « Nous affirmons qu’il n’y a en dehors de l’en-soi, rien, sinon un reflet de ce rien »[58].
Dans la perception, « tout existant, dès qu’il est posé, est dépassé par là même »[59], il doit « être dépassé vers quelque chose » et, en chaque cas, « l’imaginaire est le quelque chose concret vers quoi l’existant est dépassé »[60]. Chaque ceci perçu est dépassé vers ce qu’il n’est pas et vers une fin, un projet, qui motive tel découpage plutôt que tel autre.
Il n’en demeure pas moins que la perception manifeste au premier plan la richesse inépuisable d’une présence actuelle envahissante, celle-ci fait en quelque sorte écran, captive l’attention et occulte la dimension d’absence et de négativité qui seule peut néanmoins la rendre possible. En conséquence l’imagination est plus révélatrice du mode d’être de la conscience que la perception, laquelle, dans une certaine mesure, cache son jeu et se donne comme pure et simple présence de ce qui est. La dimension d’absence dans la présence n’est pas une spécificité que l’imagination fait surgir, elle y est simplement plus accentuée donc plus manifeste. Dans la perception « lorsque l’imaginaire n’est pas posé en fait, le dépassement et la liberté sont là mais ils ne se découvrent pas »[61]. Mieux : « toute appréhension du réel comme monde tend par elle-même à s’achever par la production d’objets irréels »[62]. Le dépassement et la liberté sont là, ils sont comme un mouvement amorcé qui demande à s’accomplir davantage. Un tel accomplissement est réalisé par l’imagination. Tout dans le monde que je perçois actuellement est dépassement et néantisation ébauchés. Imaginer n’est rien de plus que développer le geste qui fait naître ce spectacle.
Dans la conclusion de L’imaginaire, Sartre en vient ainsi à élargir sa définition de l’imaginaire. Il faut distinguer de l’imaginaire qui est effectivement posé (viser tel objet absent comme absent et non seulement en horizon) de ce même imaginaire non encore thématisé, mais qui est déjà ce vers quoi l’on dépasse l’objet perçu et qui donc est déjà là au cœur de la perception. « Toute situation concrète et réelle de la conscience dans le monde est déjà grosse d’imaginaire »[63], « toute appréhension du réel comme monde implique un dépassement caché vers l’imaginaire »[64]. L’imaginaire est « l’envers de la situation et ce par rapport à quoi la situation se définit »[65].
La distinction entre vie réelle et vie imaginaire apparaît en conséquence comme caricaturale et devant être repensée sur les bases nouvelles posées par la conclusion de L’imaginaire. Absentéisme et ancrage dans l’être s’entremêlent également dans l’imagination et dans la perception. On ne peut maintenir le référent que constituait une vie réelle définie comme confrontation directe et âpre à un être nous envahissant par sa pure présence. Ce qui faisait la vanité de la vie imaginaire telle que la décrivait alors Sartre doit maintenant entrer dans l’existence même, dans la vie réelle, comme l’une de ses composantes essentielles. Rien n’est pour nous un noyau d’irréductible présence : les choses pourraient être découpées différemment, les actes et les sentiments ne sont jamais des réalités substantielles et les personnes ek-sistent toujours à distance, en horizon de l’actuel et des faits, elles les hantent sans jamais s’y incarner et devenir parfaitement présentes. En tant que néant nous essayons sans cesse de nous ancrer dans l’Être mais nous sommes toujours en décrochage par rapport à lui et ne parvenons à nous accomplir que comme l’imaginaire dans son analogon. Sartre va ainsi penser l’existence sur le modèle de la comédie et du reflet.
Nous ne coïncidons jamais avec notre situation, que ce soit celle qui nous est donnée ou celle construite par les actes que nous avons choisi d’accomplir, lesquels sont, eux aussi, des faits déterminés et figés. En tant que conscience et liberté, nous sommes au-delà de ces faits. Néanmoins le néant a besoin d’un support d’être. Ainsi, cet être que nous ne sommes pas, nous devons le jouer faute de quoi nous nous réduirions à un néant pur et simple, c’est-à-dire cesserions d’exister. C’est ce que décrit Sartre dans le passage célèbre de L’être et le néant consacré à l’exemple du garçon de café[66]. Cet homme que nous désignons comme garçon de café ne saurait être un garçon de café au sens où nous pourrions l’enfermer dans le cadre rigide de cette fonction unique et de sa présence là, dans le café. Le garçon de café n’est pas réel, il n’est pas. Seuls sont la situation et les gestes que l’homme choisit d’accomplir, mais « le garçon de café », cet homme défini, déterminé, coïncidant avec cette situation et ces gestes est un imaginaire :
« je ne puis l’être, je ne puis que jouer à l’être, c’est-à-dire m’imaginer que je le suis. (…) J’ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l’être que sur le mode neutralisé, comme l’acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de caféimaginaire à travers ces gestes pris comme "analogon" »[67].
Ainsi, selon Sartre, le garçon de café n’est qu’« en représentation »[68] aux deux sens de l’expression. Il se réduit à une comédie et il est, pour ceux qui le côtoient ainsi que pour lui-même, une simple image.
Certes l’exemple du garçon de café manifeste plus que d’autres cette dimension de comédie : il s’agit d’un métier de cérémonie, très codifié, exigeant une attitude réglée au millimètre et toujours égale. Il est clair pour tous que la conduite de cet homme est un jeu. Mais cet exemple, plus parlant que d’autres, est néanmoins présenté comme révélateur d’une vérité générale, Sartre conclut en effet l’étude de ce cas par la généralisation suivante : « Je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites »[69], par conséquent je les joue toujours. Cela vaut pour l’activité professionnelle, mais également pour toutes nos émotions – avec lesquelles une légère distance demeure de sorte que nous nous sentons toujours aussi des spectateurs insuffisamment investis dans nos affects[70] –, ainsi que pour toute entreprise de connaissance, de transformation ou d’appropriation des objets de ce monde, consistant toujours secrètement, selon Sartre, en une vaine incantation[71] pour essayer, symboliquement seulement, de nous alourdir d’être[72]. Le pour-soi cherche nécessairement à s’accomplir en un impossible En-soi-Pour-soi qui sera à la fois substance implacable, plénitude de la coïncidence avec soi, mais également encore « moi » c’est-à-dire conscience, liberté, cause de soi et écart à soi. L’En-soi-Pour-soi est un fantôme qui nous fascine, nous obsède, motive chaque pensée et chaque acte mais demeure irréalisable, il est un « mirage »[73] et ne peut exister que comme imaginaire[74], il apparaît ainsi sous de multiples formes qui sont autant de mythes suscitant désir et déception : Dieu ou l’ens causa sui[75], la possession[76], la Beauté[77], les sentiments et les rôles sociaux hypostasiés et érigés en valeurs[78], l’idéal de l’amour[79] etc.
La « vie imaginaire » ne peut consister en une vie radicalement hétérogène à la vie réelle. Surgit par conséquent le problème de l’inauthenticité de l’existence : l’homme ne peut jamais être, se réaliser pleinement, mais son néant le condamne à souffrir d’un manque d’être et à s’investir dans ce qui ne peut dépasser le statut de fantasme, de rêve, de rôle. « L’homme est une passion inutile »[80], il passe sa vie à se sacrifier pour rien : son rêve d’incarnation, d’accomplissement de soi en un être substantiel est irréalisable, mais il n’ « est » rien d’autre que ce rêve même. Il faut dès lors examiner le deuxième problème posé par la notion de vie imaginaire : si la vie intègre une irréductible dimension imaginaire, est-elle vouée à la vanité et à l’échec ? N’avons-nous pas d’autre moyen, pour empêcher l’homme de sombrer dans le désespoir, que de le renvoyer à ses fragiles illusions ? Un point est en tout cas certain : le salut ne pourra consister en une rupture avec l’imaginaire, il s’agit là en effet d’une dimension irréductible de notre existence. L’accomplissement de l’homme[81], s’il est possible, devra passer par l’imaginaire. Il faut donc envisager diverses modalités possibles d’imagination et de rapport à l’imaginaire. La plus inauthentique est celle consistant à se laisser fasciner par ces fétiches que sont les personnages et les rôles imaginaires, mais en existe-t-il d’autres plus authentiques ? L’être et le néant et les Cahiers pour une morale élaborent une première solution centrée sur l’assomption de la libre activité créatrice de l’imagination. Par ailleurs, grâce à l’étude du cas Flaubert notamment, se dessine une autre voie plus ambiguë et pour laquelle Sartre tient peut-être davantage compte de notre passivité face à un imaginaire existentiel et social, transcendant et envahissant.
Morale du jeu et absolue liberté de l’imagination
Sartre trace, dans L’Être et le Néant, l’ébauche d’une morale précisément centrée sur la légèreté absolue de la liberté et en poursuivra le développement dans les Cahiers pour une morale. L’erreur n’est pas de jouer des rôles, mais seulement de les croire réels. Il faut au contraire vouloir la liberté pour elle-même, ne pas chercher autre chose que sa fuite perpétuelle et son pouvoir de dévoilement de mondes possibles créés selon des perspectives et des projets fondamentaux nouveaux. L’authenticité consiste ainsi selon Sartre en la reconnaissance 1) de l’irréalité – du néant – de l’imaginaire qui est une dimension essentielle de notre existence et 2) de la liberté qui en est le corrélat.
Les Cahiers pour une morale définissent très clairement l’inauthenticité comme inertie jouée[82] et fascination pour l’image que nous renvoient le monde et les autres.
« L’inauthenticité = se comprendre par le monde. Naturel puisque le monde me renvoie mon image. Mais je mets mon image avant le projet qui la projette. Je me comprends par mes biens et mes œuvres et je me donne le type d’être de l’objet. Je veux être justifié »[83].
C’est mon désir fondamental d’être qui m’expose ainsi à l’envoûtement des images. Ma liberté m’interdit l’accès à quoi que ce soit de substantiel, ne se forme que l’image de l’en-soi-pour-soi et il s’agit bien de mon image puisque c’est toujours ma transcendance et mon projet qui rendent possible le monde. Mais l’image est capable de se détacher quasiment de moi et d’acquérir une pseudo-épaisseur, aussi est-elle facteur d’aliénation, laquelle n’est jamais, selon Sartre, qu’auto-aliénation, illusion, « moi-fantôme »[84].
Mon image est le monde tel que je le vois, tel que mon regard l’a découpé et structuré et tel que mon action l’a transformé. Tout monde, quel qu’il soit, n’est en fait que par ma transcendance et mon projet, mais il absorbe mon attention et ce d’autant plus que, d’une part, pour agir, il a fallu me passiviser[85] et que, d’autre part, mon appartenance au monde se traduit également par mon exposition au regard d’autrui, regard qui me fige et m’objectivise. Ma quête d’être trouve alors ce qui va l’alimenter sans néanmoins jamais pouvoir la satisfaire pleinement : l’homme inauthentique se laisse obnubiler par le monde et l’érige en essentiel, il le substantifie et crée ainsi une idole qui va pouvoir recouvrir la liberté, laquelle demeure pourtant l’origine véritable de celle-ci. Le réalisme – qui est « l’ontologie de l’esprit de sérieux »[86] – projette la fiction d’une totalité d’objets demeurant ce qu’ils sont, que je les observe ou non[87]. Cette fiction est mon image car il faut bien que je continue à voir ce monde absolu au sein duquel je me projette comme partiel et inessentiel. Le Dieu que ce monde suppose puisqu’il est le corrélat d’un regard absolu[88] est en fin de compte moi, l’existence et la liberté se rêvant elles-mêmes comme substance. Elles sont ici masquées et enfouies dans cette prétendue totalité, mais toujours secrètement à l’œuvre, la soutenant parce que trouvant en elle la satisfaction de se voir métamorphosées en être. Une telle satisfaction reste néanmoins diffuse et incomplète précisément parce que la transcendance ek-siste toujours. Je fige le monde, mais ce monde figé est un imaginaire, il ne s’agit que de moi tentant de me rêver en absolu et de m’oublier comme rêveur de ce rêve, me laissant envoûter par lui.
De la même façon et pour des motifs semblables, l’inauthenticité donne la primauté à mon être pour autrui : je me définis comme celui que voit l’autre[89]. Mes idées sont ainsi par exemple considérées comme consistant essentiellement en leur expression objective : je deviens un vecteur occasionnel de l’Idéalisme ou du Réalisme par exemple[90]. Il m’est possible, sur ce fondement, de me saisir comme une idéaliste : l’image de ma pensée comme autre devient ce à quoi je me voue, un « démon qui me possède »[91], je m’assujettis à elle, « c’est un objet installé en moi et auquel je compare mes pensées ultérieures pour les aligner sur lui »[92].
Ainsi le moi est une « idole sanglante »[93]. Le « personnage » auquel je suis « en proie »[94] a beau être un « absent »[95], sa pseudo-substance imaginaire « se nourrit de tous les projets »[96], les absorbe complètement. Son néant se dissimule, continue à creuser en moi une profonde insatisfaction[97], mais polarise à nouveau obstinément mon désir renaissant vers les figures de l’En-soi-Pour-soi.
C’est précisément dans cet imaginaire fascinant que l’oppression trouve son origine[98] : Sartre affirme ainsi que tout oppresseur transmet seulement l’oppression[99], celle-ci n’est possible que parce que règne d’abord nécessairement une atmosphère générale d’oppression liée à notre aliénation par le biais des images de nous-mêmes que nous renvoient le monde et les autres[100]. D’emblée la facticité et la dimension d’extériorité et de détotalisation qu’est l’être-pour-autrui font surgir une certaine étrangeté de mes actes à mes yeux. Le monde et plus particulièrement les outils s’ordonnent selon d’autres volontés que la mienne. L’ascendance concrète et la postérité de mon œuvre ne dépendent pas seulement de moi. Elles procèdent aussi des réactions du contexte, de la manière dont il est ordonné par d’autres ainsi que des interprétations et reprises que les autres feront de mes actes. Cette « profondeur insondable »[101] du moi est l’origine non certes d’un destin, mais d’« une ligne brisée de destins »[102], de morceaux d’aliénation en fait toujours concurrencés par d’autres et dépassés mais se reformant sans cesse. Reste que « cette existence par-derrière est encore une structure par-devant »[103]. Ce « personnage »[104], ce « dos »[105] qui me hantent ne se présenteraient pas sans ma transcendance. En conséquence, rien ne me contraint à me saisir comme autre et comme être en m’identifiant à ces objets. Toutefois le manque d’être que je « suis » fait que je demeure nécessairement très fortement tenté par cette voie inauthentique. De la fascination pour mon image naît ainsi ce qui est d’abord une oppression de moi par moi[106]. Dès lors l’oppression peut s’accomplir sous une forme différenciée – schématiquement : les uns deviennent oppresseurs, les autres opprimés – mais elle est alors une extension dont s’enrichit le vain édifice foisonnant de notre vie imaginaire : l’opprimé est complice de l’oppresseur (il peut trouver une pseudo-satisfaction dans l’oppression qu’il subit car elle réalise plus avant sa quête d’être : il vit dans un monde transformé en destin par autrui, « le monde est donc rassurant et en ordre »[107]) et l’oppresseur est lui-même opprimé par les valeurs absolues qu’il met en place, par son « esprit de sérieux »[108]. Il se fait renvoyer par l’opprimé une image de lui-même comme être implacable (ses ordres sont réalisés sans nuance et sans ajustement, ils deviennent des mécanismes[109]). En outre l’oppression fait fond sur notre fascination pour les images de l’En-soi-Pour-soi en forgeant des mythes qui hypostasient une certaine définition de l’homme et à l’égard desquels opprimés et oppresseurs se définissent également comme inessentiels. Ainsi par exemple « l’homme éternel du XVIIIe qui est en réalité l’homme bourgeois élevé à l’éternité »[110]. Sartre cite également le mythe du déterminisme économique : le système institutionnel occulte son origine contingente et devient une « réalité » opaque supposée fonctionner selon des mécanismes complexes et inflexibles, tous les hommes sont alors pensés comme soumis à ce fantôme d’en-soi (« le bourgeois se sacrifie au capital comme l’ouvrier. Abnégation »[111]) et, dans ce cadre, l’universalisme des droits permets de renforcer le mythe selon lequel l’oppression ne vient pas des hommes et du pouvoir politique mais bien des choses et d’elles seules[112]. Le mythe est par excellence l’imaginaire institutionnalisé et gonflé d’une (pseudo-)présence fascinante, opérante, il est un modèle doté d’une très grande pérennité et induisant dans une communauté des comportements normés. La capacité du mythe à se sédimenter en quasi-chose est ici exploitée sans réserve et tous les hommes peuvent ainsi être soumis à – mais également justifiés par – un imaginaire. « A travers l’oppresseur fleurit un mythe auquel l’oppresseur et l’opprimé sont également soumis. Nous retrouvons ici l’esprit de sérieux »[113].
A l’esprit de sérieux contre lequel la morale sartrienne nous met en garde dès L’être et le néant[114], il faut opposer le jeu. « Dès qu’un homme se saisit comme libre et veut user de sa liberté, quelle que puisse être d’ailleurs son angoisse, son activité est de jeu »[115]. Sartre dénonce le piège de l’imaginaire mais le contre par l’appel à l’imagination dont l’activité propre est de toujours dépasser celui-ci et de dévoiler son inessentialité. Nous ne devons pas croire que nous sommes pleinement et par nature ces personnages que nous jouons ni que le monde est en soi tel qu’il se donne actuellement, cela reviendrait à méconnaître notre liberté. Il s’agit néanmoins de continuer à créer mais sans chercher notre image dans le monde[116], sans laisser cette image cristalliser : l’activité imaginative est un pur don et s’offre de même à la liberté d’autrui, à sa capacité à créer à son tour, non à son regard objectivant[117].
Avoir « le sens du jeu »[118] c’est savoir que toute mise en ordre, toute règle n’existent que par et pour notre projet et peuvent en conséquence être détournées ou modifiées. Notre liberté s’éprouve et s’accomplit dans le cadre d’un monde, en surgissant à l’envers d’une situation, mais elle est indissociablement découpage et structuration de ce cadre et demeure fidèle à elle-même en se jouant de ses images. L’homme authentique sait qu’il n’est pas simplement le « jardinier du monde »[119], c’est-à-dire que son activité n’est pas utilisation de matériaux et d’outils en soi et ne glisse pas à la surface des choses comme s’il s’agissait simplement d’entretenir ou d’aménager superficiellement une réalité préexistant à notre œuvre. Notre regard, nos actes, nos techniques ont le pouvoir de remodeler le monde profondément[120], mieux : d’inventer de nouveaux mondes et de nouveaux matériaux[121]. La création est toujours radicale, ainsi le jeu « enlève au réel sa réalité »[122] et renvoie donc clairement au registre de l’imagination. Mais c’est selon Sartre justement le réalisme qui est désespérant puisqu’il considère le monde comme une donnée inéluctable et lui accorde un poids absolu qui nous écrase.
« Originellement l’authenticité consiste à refuser la quête de l’être, parce que je ne suis jamais rien »[123].
« Il n’y a pas de morale de l’ordre. (…) Fête, apocalypse, Révolution permanente, générosité, création, voilà le moment de l’homme »[124].
« Le moment essentiel [de toute dialectique] » est « le moment de l’imaginaire, de l’invention (…) l’homme choisit d’éclairer ce qui est à la lumière de ce qui n’est pas »[125]. Ainsi, dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre montre que le monde doit être pensé comme une création artistique. Sartre confère même à l’artiste un rôle d’une importance éthique décisive : il me révèle que « le monde est ma tâche »[126], il le restructure, le valorise, le découpe selon sa liberté et m’oblige à effectuer cette création avec lui, lors de ma contemplation. En effet la matière de l’œuvre ne me livre aucune signification en soi : une contemplation doit toujours être active et requiert nécessairement mon imagination, ma capacité à transcender un donné vers des absents, des possibles et des fins. Je fais alors l’expérience de la création de significations – et même du monde présenté par l’œuvre – dans une interprétation qui ne peut être purement contrainte (si elle l’était, il n’y aurait plus d’ek-stase et, par conséquent, plus de sens). Nous découvrons grâce à l’artiste que le monde n’est pas substantiel, il est notre œuvre à faire et à refaire. L’artiste nous présente « un monde à imprégner toujours davantage de notre liberté »[127].
Mais une telle morale est également profondément problématique. Sartre montre ainsi que l’existence et la morale se déploient « originellement dans une atmosphère d’échec »[128], l’inauthenticité est première[129] et son retour récurrent. Le néant ne peut « être » qu’un parasite de l’être et « le mouvement spontané du pour-soi (…) est de chercher l’En-soi-Pour-soi »[130]. La passivité est l’envers indissociable de ma liberté[131]. Je n’aurais conscience de rien sans distance, sans négation, mais il est également indispensable pour être conscience de quelque chose – donc conscience tout simplement – de ne pas être négation en bloc de l’Être, d’être une négation plus particulière d’abord d’un pan de l’être que je ne suis pas, les ceci là-bas et au-delà, et, d’autre part, d’un morceau de l’être que je suis sur le mode du n’être pas, que j’étais ou que j’ai à être : seule une conscience située peut percevoir c’est-à-dire mettre en perspective un monde. De plus ma seule conversion ne saurait suffire à désubstantialiser toute réalité : si d’autres continuent à m’objectiver au lieu d’adresser leur œuvre à ma liberté, s’ils persistent à ordonner le monde selon un ordre figé et de manière à piéger ma liberté[132], ma vie imaginaire se reformera et prendra corps irrépressiblement.
« On ne peut pas faire la conversion seul. Autrement dit la morale n’est possible que si tout le monde est moral »[133].
Ainsi, dans les Cahiers pour une morale, Sartre nous définit comme étant à la fois néant et être[134]. L’apocalypse accouche toujours d’un nouvel ordre[135] lequel possède nécessairement cette viscosité qui est la substance de l’imaginaire et incarne un puissant pouvoir de fascination.
Cette étrange reconnaissance d’une atmosphère permanente d’échec pour une morale qui ne cesse d’affirmer néanmoins le devoir de se libérer n’est pas forcément aporétique : Sartre n’entend nullement définir les règles d’un salut qui nous attendrait comme un bien pré-constitué et susceptible d’être capitalisé, empreint dans l’être. L’authenticité se gagne aventureusement et précairement sur une inauthenticité qui mine toujours notre existence et a le pouvoir de proliférer rapidement et d’empâter la transcendance de l’imagination en la convertissant en un édifice imaginaire envoûtant. Néanmoins Sartre montre très clairement qu’être condamné à la liberté ne signifie pas, comme on a pu le croire et comme il le laisse parfois entendre, être détachés, tenus à distance, par notre néant, de toute facticité, mais, bien au contraire, devoir assumer des situations que nous n’avons pas choisies[136]. Dépasser celles-ci c’est aussi les assumer et la transcendance ne se projette qu’à partir d’un ici déterminé, son accomplissement concret doit tenir compte de la teneur particulière de ce dernier. « C’est parce que je dépasse cet être-ci que je suis ce dépassement-ci »[137]. Est ici mise en exergue une dimension de passivité qui double toute activité et qui va ensuite, nous essaierons de le montrer, être de plus en plus accentuée et prise en compte dans l’analyse sartrienne du long et difficile cheminement vers l’authenticité, parcours que la notion d’apocalypse risque d’occulter. L’enjeu est clairement celui des rapports entre imagination et vie imaginaire dans la quête d’authenticité.
La distinction entre authenticité et inauthenticité recoupe celle entre imagination et imaginaire. Le terme d’imagination désigne communément une activité librement créatrice, cette liberté renvoie à ce qui semble être son corrélat : une subjectivité particulière. L’imaginaire est au contraire un sens plus opaque, dont l’origine semble précéder une initiative assignable : en lui les images forment ce qui se donne comme un monde, elles se répondent, s’associent et engendrent de nouvelles images selon une spontanéité et une vie du sens qui nous dépassent. Sartre jugeait déjà cette apparente autonomie de l’imaginaire illusoire dans L’imaginaire, de même, selon sa morale du jeu, c’est bien l’activité d’imagination qui doit primer : l’objet imaginé ne doit en aucun cas être saisi comme autonome. Oreste, lorsque la liberté fond sur lui, perd jusqu’à son ombre[138]. Il ne faut pas se laisser emporter et fasciner par une vie imaginaire, mais au contraire se projeter en permanence vers l’avenir, créant ainsi une vie, un vivre, qui ne consiste en rien d’autre qu’en une imagination libre et active.
Cependant les rôles sociaux sont-ils notre pur et simple jouet ? De même le monde ? Agir signifie aussi se confronter à leur transcendance et réaliser un projet nécessite de le graver dans une matière qui nous dépasse. Certes le monde ne doit pas être pensé comme une réalité implacable, mais il n’est pas non plus une imagination changeant selon mon projet, il est, au-delà du donné actuel et de mon champ d’action directe, également un imaginaire qui me hante. Sartre donne à penser cette hantise lorsqu’il thématise la question de la passivité dans les Cahiers pour une morale. Les rôles sociaux, les outils que j’utilise sont certes des créations, des significations que je vais pouvoir infléchir, mais ils ne sont pas d’abord mes créations : on peut dire que, d’une certaine façon, ça imagine en moi. « ça » n’est pas une force aveugle qui me contraindrait, mais mon imagination, ma liberté vont devoir composer avec ce sens sensible, diffus et fluctuant qui me modèle en même temps que je m’efforce de le modeler à mon tour. C’est très exactement ce que montre l’étude de la vie imaginaire de Flaubert par Sartre et ce qui va permettre de comprendre le rôle joué par l’imaginaire – aux côtés de l’imagination – dans l’entreprise de libération.
L’idiot de la famille : difficultés et réussites de la vie imaginaire
Existence et dialectique
Une idée fondatrice de L’idiot de la famille est que toute existence se construit dans les aventures de la dialectique entre activité et passivité. Le projet de L’idiot de la famille a cristallisé à l’occasion d’un défi lancé en 1954 par Roger Garaudy : « prenons un personnage quelconque et essayons de l’expliquer, moi selon des méthodes marxistes, vous selon vos méthodes existentialistes »[139], « il croyait – ajoute Sartre – que je prendrais les choses dans le subjectif tandis que lui les prendrait dans l’objectivité »[140]. Or cette entreprise donnera également naissance à la Critique de la raison dialectique où Sartre explique justement qu’il récuse l’objectivation de la dialectique accomplie par bon nombre de communistes contemporains. « La raison devient un os »[141], la dialectique une mécanique implacable et aveugle et l’homme un rouage dont la conscience ne serait que l’expression conditionnée de sa situation de classe. C’est une aberration : non seulement parce que l’entreprise marxiste repose fondamentalement sur l’ambition de nous faire parvenir à une compréhension de ce que nous faisons, mais aussi parce que 1) cette réification de la dialectique ne peut reposer que sur un truquage et s’annule elle-même : c’est en effet affirmer que la conscience est illusoire et, néanmoins, poser cette thèse comme absolue, c’est d’autre part supposer une conscience surplombante extralucide qui connaît et comprend parfaitement les rouages de la dialectique régissant notre existence, 2) l’histoire doit consister en un sens compréhensible en droit par chacun : si tout ne formait pas d’abord une unité de sens, les individus, les choses, les événements seraient juxtaposés, extérieurs les uns aux autres et jamais une conscience même confuse de leur existence et de leur interaction ne pourrait m’advenir ; puisque je me rapporte à ce monde et à autrui, puisque je peux agir sur eux, même si c’est en faisant l’expérience d’une distance ou d’une résistance, une unité première doit nous lier.
De plus, si l’histoire consiste bien en un sens, alors elle doit inévitablement être ouverte, ce sens doit être ce que je fais : la dialectique est nécessairement inachevée, tout sens ne se dessine que par mise en perspective, dépassement, ek-stase, projet permettant de relier l’actuel au possible. Si le sens était clos, si les étapes de la dialectique étaient écrites de toute éternité et se résorbaient en une synthèse parfaite, tout devrait paraître absolument limpide et transparent à la conscience, laquelle pourrait à peine exister n’ayant aucun objet qui se poserait véritablement face à elle.
Pour autant ce sens de l’histoire ne saurait être ce que je fais sans effort et ce qui n’est issu que de ma liberté. Il est aussi ce qui me fait. Sartre reconnaît la part irréductible de passivité qui double toute liberté. Il n’y aurait en effet pas d’histoire, de conscience, ni de monde sans diversité. « Ce n’est pas que je ne fais pas l’histoire c’est que d’autres la font aussi avec moi et autrement que moi »[142]. La Raison dialectique est « extérieure à tous parce qu’intérieure à chacun »[143]. Je ne suis pas seul à faire l’histoire et, plus généralement, le monde et chacune des réalités de ce monde me transcendent. Pour agir il me faut incarner mon action dans ce qui est autre que moi, aussi dois-je m’aliéner, devenir matière, me « passiviser »[144]. Ma main fait pression sur la pierre et peut la pousser parce qu’elle peut aussi être écrasée par elle. Je suis capable d’agir parce que je nais à même un monde où le sens est déjà en marche, je recueille en moi, dans ma chair même, les projets, structurations, lignes de sens déjà initiés par d’autres (ainsi lorsque j’utilise un outil, lorsque je choisis un métier ou lorsque je parle par exemple ; même la révolte suppose l’ordre établi en fonction de quoi la teneur des transgressions est en partie définie) et suis modelé par ce sens préexistant. Je m’expose à voir mon action déviée par ce monde en lequel elle s’incarne, par les résistances rencontrées mais aussi par les lignes de sens déjà à l’œuvre au sein des institutions et outils sur lesquels s’appuie mon action. « L’individu est conditionné par le milieu social et se retourne sur lui pour le conditionner ; c’est cela même – et rien d’autre – qui fait sa réalité »[145].
Sartre reconnaît donc l’activité et la passivité comme jouant dans l’existence un rôle égal et dialectique, plus qu’il ne le faisait dans L’être et le néant, même s’il affirmait alors déjà qu’il ne peut y avoir de liberté sans situation.
La dialectique est la manière dont l’individu est fait par ce que d’autres ont fait et qui n’est pas un pur déterminisme mais un projet, une structure, un sens en marche et ouvre également, par conséquent, la possibilité pour l’individu ainsi modelé de reprendre et modifier ce sens, en agissant toutefois avec le risque d’être à nouveau détourné et remodelé par les moyens utilisés.
La part de nouveauté apportée par l’action de chacun oblige à considérer la dialectique comme une aventure ouverte, laquelle ne peut être étudiée qu’en cherchant à chaque fois la manière dont elle se fait concrètement à travers des situations et des libertés singulières. Mais on peut alors également découvrir que ces aventures individuelles ont un conditionnement et un rayonnement qui dépassent largement l’individu. Flaubert intéresse ainsi Sartre en tant qu’« universel singulier »[146].
La méthode permettant de comprendre, d’un même mouvement, parcours individuels et dialectique, doit par conséquent être « régressive – progressive »[147]. La démarche régressive consiste à remonter de l’individu à sa situation et de ses actes à ce qui les conditionne. La démarche progressive doit bientôt prendre le relais car une situation ne peut apparaître que pour un sujet qui est structuration du monde et du contexte selon ses fins. « Aucune détermination n’est imprimée dans un existant qu’il ne la dépasse par sa manière de la vivre »[148]. Mais l’action créatrice du sujet ne peut s’accomplir qu’en utilisant les moyens du bord et en s’exposant ainsi à être modifiée par eux : c’est pourquoi l’étude régressive doit à nouveau se substituer à la méthode progressive etc.
Dans L’idiot de la famille, l’étude du cas Flaubert est entièrement structurée selon une telle méthode. Le plan de l’ouvrage distingue ainsi une première partie consacrée plus spécialement à la constitution et dans laquelle est mise en valeur la façon dont la structure de sa famille prédessine les grands axes de la personnalité de Flaubert, ce que Sartre appelle son destin[149]. Le terme mérite d’être souligné car il montre quel poids considérable Sartre accorde ici à la dimension de passivité constitutive de l’existence. Une deuxième partie est intitulée « la personnalisation » et s’intéresse à la manière dont Flaubert reprend et dépasse – ce qui est encore une forme de conservation – cette constitution. On comprend comment il fait germer et mûrir dans ce terreau son propre projet, confusément et en étant à chaque instant repris et aveuglé par les données de sa constitution. La réflexion sur cette dernière est donc indissociable de celle sur la personnalisation et se poursuit conjointement : la résonance de la structure sociale au sein de la famille Flaubert et de l’aventure singulière du romancier est ainsi dévoilée progressivement.
Sartre veut d’une part insister sur la passivité de Flaubert, mettre en valeur le très lourd conditionnement qu’exerce sur lui la structure familiale et sociale, mais également, d’autre part, montrer la solution inattendue et unique qu’il a su inventer à tâtons, la manière dont « l’idiot de la famille » est devenu un écrivain majeur, sans d’ailleurs que ce dépassement soit, aux yeux de Sartre, un pur succès sans faille.
Flaubert : l’individu voué à la vie imaginaire
« Pourquoi avoir choisi Flaubert ? – Parce qu’il est l’imaginaire »[150].
Une telle vocation de l’imaginaire dans la vie de Flaubert se joue à deux niveaux : elle est manifeste dans ses choix mais œuvre également et plus originairement selon Sartre dans les profondeurs obscures, les synthèses passives, où se forge le destin du jeune Gustave.
Du point de vue de la personnalisation d’abord : l’imaginaire est bien l’objet d’une élection de la part de Flaubert, d’une résolution affichée, assumée et sans cesse renouvelée : « Flaubert a voulu être totalement imaginaire »[151], « contre le réel qui l’écrase », il se fait « le Prince de l’imaginaire », « vouant chaque instant de sa vie à disqualifier la réalité par la fantasmagorie »[152].
Très tôt Gustave veut être comédien. Enfant, il joue des saynètes à sa sœur, et, dès 9 ans, écrit des pièces, puis se tourne vers la composition de romans et se projette dans les personnages qu’il imagine. Devenu adolescent puis adulte Flaubert poursuit dans la même veine : Sartre montre qu’il aime jouer en société divers personnages qu’il a créés spécialement pour ses proches, ses amis et les salons qu’il fréquente : le Garçon, le Géant ou Saint Polycarpe par exemple. Dans toutes ces transpositions la part d’imaginaire semble considérable : Sartre cite en exemple le célèbre « Madame Bovary c’est moi »[153] et montre également de quelle manière, en écrivant ses premiers romans, Gustave cherche à se comprendre à travers des univers fictifs très éloignés de ce qui semble être, dans une première approche prosaïque, sa réalité. Flaubert se rêve par exemple, dans Quidquid volueris, roman écrit à seize ans, en Djalioh, l’homme singe hébété mais d’une sensibilité débordante, fruit d’une expérimentation voulue par un savant qui a fait s’unir une esclave et un orang-outang. Ces romans suggèrent que le jeune Flaubert voit sa vie comme un conflit terrible, voué inexorablement à une fin tragique en vertu d’un destin dont Satan – personnage récurrent de son œuvre – tire les ficelles.
Dans de nombreuses œuvres, Flaubert prétend ainsi restituer le regard de Satan sur le monde. C’est un procédé qu’il utilise souvent dès ses premiers romans, dans Voyage en enfer et Rêve d’enfer, puis dans Smarh et dans la Tentation de Saint Antoine. Le thème du destin maléfique est l’un des fils directeurs de toute l’œuvre de Flaubert, il est notamment l’une des clefs secrètes de Madame Bovary[154]. Cette référence au regard de Satan est, Sartre le révèle, essentiellement liée à la volonté de procéder à la néantisation du réel et de montrer que la vie est imaginaire. En effet sous un tel regard tout devient une image, pire : le spectacle de la vanité humaine, du dérisoire, de l’évanescent et de l’illusion. Satan est celui qui trompe, qui, par exemple, fait passer des feuilles mortes pour des écus[155]. Il nie et détruit. Notre existence est, selon Flaubert une vaste comédie et apparaît, pour un regard prenant de la hauteur, comme n’étant rien, ou, plus exactement, comme n’étant qu’un vague rêve.
La révélation de la nature profondément fantasmagorique de l’existence et la néantisation de celle-ci s’accomplissent notamment chez Flaubert par la mise en perspective de toute vie relativement à sa mort prochaine. Tous les actes, tous les événements apparaissent alors comme les étapes menant inéluctablement à cette fin dont Flaubert souligne toujours l’horreur avec force détails. Ainsi est révélée leur insignifiance. C’est notamment très précisément selon ce procédé qu’est construit Madame Bovary. En chaque personnage la matière, l’objet règnent en maître et connaissent les avatars les plus atroces. L’individu, ses rêves et ses projets sont brusquement anéantis. Plus exactement ils subsistent, puisque la destruction du corps ou les injures qui lui sont faites sont perçues comme des humiliations, mais on découvre que la personne, son identité, sa dignité et ses idéaux n’étaient qu’un voile illusoire qui couvrait superficiellement une existence vulgaire, simplement matérielle, vouée à la contingence et à la destruction. Ainsi Flaubert décrit les hommes comme des cadavres ensorcelés, c’est-à-dire de simple morceaux de matières régis par le mécanisme et dont la vie, la part d’âme, de sentiments et d’aspirations idéales ne sont que des épiphénomènes provisoires et dérisoires, semblant être l’effet de la magie parce que consistant en des comportements étranges, capricieux, mal maîtrisés et mal compris par les sujets eux-mêmes. Il apparaît clairement dans Madame Bovary notamment que, selon Flaubert, les deux seuls moteurs de l’humanité sont : 1) le corps, le mécanisme, la « bête » dans tous les sens du terme. Cette première dimension nous voue à l’absurde et à la destruction ; 2) les rêves et les idéaux, que Flaubert pense comme inaccessibles, creux, finalement ridicules et toujours tournés en dérision par la vie. Sartre rappelle que Flaubert est l’enfant du mécanisme et du romantisme, lesquels se contestent en lui incessamment et réduisent à ses yeux nos existences au néant. Flaubert est en effet fils de médecin, fasciné et terrifié par le « regard chirurgical » dont la puissance analytique permet à son père de ramener les hommes à leur constitution, leurs instincts, leurs pulsions, leur métabolisme et de dénoncer la vanité des envolées lyriques, mystiques et sentimentales. Néanmoins, comme nombre des jeunes gens de son temps, Flaubert est encore hanté par les idéaux féodaux : le monde bourgeois qui s’installe est celui du désenchantement, de l’atomisation des individus et de la vulgarité. L’unité profonde de tous les êtres en Dieu et dans la nature est partout niée, mais elle manque et conserve une présence négative : elle se profile encore à travers la vivacité et la douleur de ce désir. Flaubert se représente ainsi les hommes comme ne tenant leur ridicule dignité que de vains rêves condamnés à demeurer imaginaires du fait de notre incarnation et du caractère épars de la matière. L’homme est possédé par ces idéaux sans substance, mais le second versant de l’existence n’est pas plus consistant ni plus réel. On pourrait certes avoir l’impression, dans Madame Bovary, qu’Emma est un personnage d’exception, éthéré, gâté par trop de romantisme : elle s’enfermerait ainsi le plus souvent dans une vision fantasmatique de son existence mais serait parfois contrainte par tel ou tel accident ou catastrophe à voir en face la dure – indissociablement pénible et solide – réalité. Or cette prétendue « réalité » à laquelle Emma se confronte à plusieurs reprises avec horreur est présentée par Flaubert comme l’univers de la bêtise, de la mesquinerie, de la répétition cyclique, de l’ennui, de la pourriture, de la maladie et de la destruction des corps, bref, à nouveau, du néant. Flaubert choisit ainsi dans Madame Bovary de décrire avec une extrême minutie les choses plutôt que les personnes, ou, plus exactement, les personnes en tant que les choses les reflètent et nous aident à les connaître : Charles Bovary dans son bonnet dès les premières pages, Emma dans ses tenues, dans les parures, les meubles et les précieux bibelots qu’elle achète sans cesse à Lheureux, dans la grande rue d’Yonville et les paysages sur lesquels ses regards s’attardent ou encore dans son bouquet de mariée qu’elle jette au feu[156]. C’est un procédé riche de sens : selon Sartre il permet à Flaubert de montrer que les hommes sont d’abord répandus dans les choses, qu’ils vivent en elles, aliénés par elles, qu’en elles leurs idéaux et leur rêves s’incarnent c’est-à-dire, également, se banalisent et s’abîment. Les choses représentent ainsi la mort ou une vie affaiblie, des significations vagues, éventées, oubliées. Elles ne possèdent pas de volonté, ne maîtrisent pas leur devenir. Il n’y a donc pas, selon Flaubert, de personne substantielle, mais simplement un sens et des individus comparables à des fantômes qui hantent les choses, ne s’y incarnent jamais vraiment et s’évanouissent bientôt.
Le conflit entre un idéal impossible et un monde qui, à sa lumière, apparaît comme moindre-être structure également la conception de l’art défendue par Flaubert : l’artiste méprise la réalité et se sacrifie pour une Œuvre idéale inaccessible et condamnée à n’être qu’un imaginaire hantant les fragiles réalisations qu’il parvient à produire. Le point de vue englobant que propose Flaubert, qui doit être selon lui l’apanage de l’œuvre d’art, est à ses yeux nécessairement une fantasmagorie. Le monde donné est un appel à la totalisation mais il est aussi ce qui empêche qu’elle ne s’accomplisse parfaitement. Sartre commente ainsi longuement ce mot célèbre de Flaubert « qu’est-ce que le Beau sinon l’impossible ? »[157]. Flaubert accorde un prix incommensurable à « l’indisable », aux extases mystiques, au sentiment océanique à la fois vague et d’une richesse virtuelle infinie auxquels il a souvent succombé depuis son enfance.
« J’avais un infini plus immense s’il est possible que l’infini de Dieu… et puis il fallait redescendre de ces régions sublimes vers les mots, et comment rendre par la parole cette harmonie qui s’élève dans le cœur du poète et les pensées de géant qui font ployer les phrases, comme une main forte et gonflée fait crever le gant qui la couvre ? »[158].
La Beauté, l’idéal de Flaubert, est ainsi conçue non comme l’unité d’une diversité, mais comme une unité si parfaite que la diversité disparaît[159]. Tout dans l’œuvre doit former système, chaque objet et chaque personnage doit se refléter dans tous les autres. Une telle Beauté n’est pas de ce monde car, plus fondamentalement, elle ne peut exister ni être un monde : elle ne peut être multiplicité, diffraction, aliénation. Le langage même est déjà éparpillement. La dignité de l’artiste, du rêveur et des « héros » maudits décrits par Flaubert vient justement de leur lutte pour soutenir à bout de bras cet idéal imaginaire en n’abandonnant jamais leur quête. Mais pour qui l’artiste lutte-t-il ? Aux yeux de qui est-il sauvé ? Précisément, selon Flaubert, il lutte pour rien et n’est sauvé par personne. Dieu lui-même est un vague rêve. Les hommes sont vulgaires, une reconnaissance issue de la société bourgeoise serait la pire des infamies et plus déshonorant encore consisterait à écrire pour elle. L’art doit être imaginaire c’est-à-dire, annihiler le monde au nom d’un cosmos simplement rêvé, l’œuvre ne peut réussir qu’à faire pressentir l’Absolu en donnant à éprouver son absence et son manque. Le chef d’œuvre parfait ne peut connaître qu’un succès imaginaire auprès d’un public rêvé. Tels seront justement les principes du rejet du réalisme proclamé par le symbolisme et par le mouvement de l’Art pour l’Art : aussi Sartre voit-il en Flaubert leur précurseur[160].
Autre aspect important du choix de l’imaginaire chez Flaubert : son style[161]. Le sens de la phrase flaubertienne n’est pas celui indiqué par le sens commun des mots ou par ce que Sartre définit comme l’usage praxique du langage. La praxis table sur le langage comme sur un outil fiable, maîtrisé et au service d’une pensée la plus pure possible, c’est-à-dire la plus transparente possible à elle-même : le mot doit alors s’effacer devant le sens, ce qui nécessite un système bien défini et que toute nouvelle signification fasse l’objet d’une définition la moins ambiguë possible. Radicalement à rebours de ce modèle classique, le sens chez Flaubert se profile par surcroît, indirectement et du fait de la matérialité des mots. Ces derniers devraient s’effacer pour laisser place au sens selon Sartre, mais ils demeurent également des êtres de chair : ils ont une sonorité et une physionomie particulières et susceptibles d’entrer en résonance avec la sonorité ou la physionomie d’autres mots ou d’autres réalités. Des associations sauvages – non prévues par la langue comme système institué et laissées dans l’ombre par l’usage commun – sont ainsi toujours en voie d’apparition et permettent le surgissement d’un sens qui est dit imaginaire par Sartre pour les raisons suivantes. L’image est précisément le savoir fait chose, vivant de sa vie propre, épais et transcendant. Ainsi, dans le langage indirect, le mot devient l’analogon de ce qu’il évoque, on prétend trouver la chose dans le mot : elle ne saurait être purement présente en lui, mais elle constitue son halo imaginaire. Les caractéristiques sensibles du mot déteignent sur la signification, c’est une contagion irrationnelle, indue, imaginaire au sens où l’on sort des propriétés objectives formant la part consistante, fermement établie, croit-on solide de la chose visée. Toutefois c’est parce que la chose était ouverte, parce que sa signification était inachevée que cet élargissement aventureux est possible. C’est bien un imaginaire transcendant qui surgit ici car les associations et les ressemblances entre mots et choses sont inépuisables, tout le monde sensible comme système y résonne : le savoir n’est pas encore possédé, il n’existe pas positivement où que ce soit dans le monde ou dans notre esprit, c’est un sens diacritique naissant, protéiforme, ambigu et nourrissant une rêverie sans règle déterminante et sans fin. Ce sens indirect est une création, il est inédit, volé, non fixé en des définitions articulées et il subvertit les cadres institués. Aussi a-t-il la présence-absence des fantômes imaginaires. Il n’est pas situable ou circonscriptible, il n’existe que comme hantise[162] du discours prosaïque. On peut décider de reléguer cette part d’ombre ou « part du diable »[163] du langage le plus en marge possible et de ne lui prêter aucune attention. Or Sartre montre que Flaubert place le sens véritable, le cœur de ses œuvres, dans les significations indirectes. L’histoire de Madame Bovary est un prétexte, un piège : le sens véritable se glisse en nous insidieusement, tandis que nous croyons suivre les étapes bien déterminées d’une existence particulière, présentée de manière distinctement articulée par un récit apparemment réaliste. Nous croyons lire « pour savoir ce qui va lui arriver ensuite »[164], mais l’histoire est dérisoire et le sens est ailleurs. Les phénomènes d’échos sont habilement exaltés par Flaubert de manière à ce que, souterrainement, en horizon de ce monde découpé et ordonné, se profilent confusément la Beauté terrible du cosmos, le point de vue universel de Satan, les liens profonds entre hommes et choses, entre passé et avenir, entre Emma et les autres personnages, ainsi qu’entre Emma et nous.
« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style (…) un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible »[165].
Il serait toutefois, selon Sartre, insuffisant d’attribuer la primauté de l’imaginaire dans l’œuvre et l’existence de Flaubert à ses seuls choix : elle est plus fondamentalement aussi son destin et dépend d’abord de sa constitution. Sartre découvre ainsi, disons d’abord dans le cas particulier de Flaubert, mais nous verrons que cette thèse peut, dans une certaine mesure, s’étendre à tous, un imaginaire qui précède l’individu, le constitue, rêve en lui et déréalise malgré lui toute situation, toute chose et toute action. Plus précisément Sartre montre que cet imaginaire est indissociable de la part de passivité doublant toute existence, passivité qui est en effet envahissante chez Flaubert, mais également nécessairement présente chez tout homme.
Si le petit Gustave Flaubert a d’abord fait le désespoir de ses parents en tant qu’idiot de la famille, c’est semble-t-il essentiellement en raison de ses très grandes difficultés lors de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Il avait également de longs moments d’hébétude et faisait preuve d’une crédulité confondante.
Tout cela témoigne de sa propension à la passivité : Gustave se laisse traverser par le flux des mots, s’en émerveille, reçoit et croit ce qu’on lui dit sans s’en emparer personnellement et de façon critique. De même il n’arrive pas à découper les syllabes et les mots, à en faire les éléments d’une possible recomposition dont la tâche lui incomberait. Les mots font sens en lui, magiquement et ce pouvoir leur appartient ou appartient à autrui, mais il lui est étranger.
D’où vient cette passivité ? Sartre l’attribue à la structure familiale et au statut particulier de cadet qui fut celui de Gustave Flaubert. L’étude de la constitution de Flaubert fait l’objet d’une longue analyse régressive que nous n’entreprendrons pas de retracer ici dans ses moindres détails. Nous en résumerons seulement, très schématiquement, les principales conclusions.
Achille-Cléophas donne à sa famille une structure féodale : les enfants ne sont pas vraiment individualisés, ils sont les émanations du père, lui sont soumis, et c’est à lui qu’il revient de définir leur destin. Ils sont les continuateurs de son œuvre. Il n’attend d’eux aucune initiative singulière, ils doivent vivre dans son sillage, son admiration et en s’efforçant de refléter son image.
De plus, si le rôle du frère aîné de Gustave Flaubert est également tout tracé, il est aussi assorti de la promesse d’une réalisation prochaine : il sera médecin, reprendra la charge et la clientèle de son père. Il est ainsi davantage tourné vers la pratique tandis que Gustave est constitué second, doté d’une valeur inférieure intrinsèque.
Enfin, Caroline, la mère, adopte à l’égard de Gustave un comportement bien particulier : il semblerait qu’elle ait nourri et soigné correctement ses fils, mais sans excès, sans attention superflue et sans affection. Ce fut plus particulièrement le cas pour Gustave puisque le successeur d’Achille-Cléophas était déjà né (ce fils aîné portait d’ailleurs le prénom du père : Achille) et qu’elle souhaitait plutôt une fille (celle-ci naîtra finalement quelques années plus tard et sera justement appelée Caroline, c’est seulement envers elle que Madame Flaubert fera enfin preuve d’une véritable tendresse). Caroline aurait semble-t-il traité Gustave en objet et achevé ainsi de le prédisposer à la passivité. Ses besoins étaient satisfaits : il n’a pas eu à forger une volonté capable d’affirmer avec force ses réclamations face à un environnement hostile[166]. De plus l’absence d’amour vaut absence de mandat. Aimer un enfant c’est faire sans cesse des projets pour lui, le tourner vers le futur, l’appeler et l’attendre dans chaque instant à venir et l’adorer déjà pour ce qu’il va y accomplir[167]. C’est lui accorder la souveraineté, la force et la foi qui lui permettront de se jeter vers l’avenir de manière active. Enfin c’est lui parler, remplir sa vie de signes qui sont adressés à son attention propre et attendre ses réponses. Caroline ne parle pas à Gustave, il n’est donc pas sollicité comme devant faire la synthèse de ces sons et devant saisir au-delà d’eux un sens pour lui. Les mots font sens indépendamment de lui, c’est pourquoi ils lui semblent dotés de pouvoir magique. Le sens demeure pour lui un imaginaire en ceci qu’il n’est pas une pure idée transparente à son esprit, mais se dégage vaguement des comportements d’autrui ainsi que du monde structuré par eux et émane de la matérialité des sons. Il reste englué dans cette pâte diacritique, sans pour autant coïncider avec une présence brute et positive. Il est suggéré et comme rêvé à travers elle. Ainsi prend-il une forme imagée et fluctuante.
Plus généralement Flaubert montre une faible capacité à unifier ses expériences, ses comportements, sa personnalité par la projection active d’un principe de synthèse fermement tenu.
L’action commence en amont de lui, le traverse, il en pressent très vaguement la structure, la place qu’elle offre à ses reprises, mais la vit d’abord comme autre.
Aussi vit-il en permanence avec un fort sentiment d’étrangeté à soi et l’impression de jouer la comédie, d’être possédé par des rôles imposés par les autres et par les situations. Il attend son sens et son unité d’autrui, mais ce qu’il reçoit n’est jamais qu’un rôle devant lui rester en partie extérieur et opaque. Il le maîtrise mal puisque, fondamentalement, ce n’est ni lui ni son projet : il joue toujours faux et son « public » trouve qu’il cabotine[168]. De plus il vise ce personnage dans la conscience d’autrui et, ne pouvant réellement se voir par les yeux d’autrui, se condamne à essayer de l’imaginer sans jamais parvenir à se satisfaire de telle ou telle représentation présomptive[169].
Une telle passivité envahissante explique ainsi, selon Sartre, jusqu’à l’impression éprouvée par Flaubert que la réalité se dissout, s’anéantit et que le réel s’imaginarise.
Sartre avance dans L’idiot de la famille la thèse surprenante selon laquelle la réalité est le corrélat de la praxis efficace[170]. Il étaye son propos en citant en exemple des expériences de totale impuissance conduisant à l’impression que tout est irréel, comédie ou cauchemar.
« C’est un fait général que, lorsque nous sommes dans l’impossibilité de répondre aux exigences du monde par une action, celui-ci, du coup, perd sa réalité : Gide, en gondole, la nuit, au milieu de la lagune, menacé par des gondoliers qui méditaient de prendre sa bourse et peut-être sa vie, tomba, sans perdre son sang-froid, dans un sentiment de perplexité amusée : rien n’était réel, tout le monde jouait. Je me rappelle avoir éprouvé la même impression, en juin 40, quand je traversai sous la menace des fusils allemands braqués sur nous, la grande place d’un village, pendant que, du haut de l’église, des Français canardaient indistinctement l’ennemi et nous-mêmes : c’était pour rire, ce n’était pas vrai. En vérité je l’ai compris, c’était moi qui devenais imaginaire, faute de trouver une réponse adaptée à un stimulus précis et dangereux. Et du coup j’entraînais l’environnement dans l’irréalité. Réaction de défense ? Sans aucun doute : mais qui ne fait qu’accentuer une déréalisation dont l’origine est ailleurs : le salut de ma personne ne dépendant plus de moi, je sentais mes actes se réduire à des gestes : je jouais un rôle ; les autres me donnaient la réplique. Poussé à la limite, ce sentiment peut conduire au sommeil : on m’a cité des soldats qui, sous un bombardement sévère, s’endormaient dans le trou qu’ils avaient creusé »[171].
La réalité cesse, dans une telle perspective, d’être ce qui est simplement, ce qui est en soi et par soi, mais elle n’est pas non plus un pur fétiche à anéantir au plus vite comme dans la morale du jeu : Sartre insiste sur la coopération nécessaire entre une action qui se veut efficace et un monde stabilisé. La réalité est alors définie comme le corrélat de notre projet : c’est la praxis qui la fait surgir et, dès que celle-ci s’affaiblit, la réalité s’étiole et s’évanouit.
Certes la praxis est incontestablement liée à l’imagination puisqu’elle est projet, mais à partir de ce projet, elle s’applique au monde, pose celui-ci fermement et l’ordonne selon cette fin. Elle institue une grille de lecture déterminée. L’environnement peut alors être saisi comme réel non seulement parce qu’il me résiste, mais aussi parce que cette résistance est relative et s’offre également comme pouvant être tournée en moyen, en appui. L’impossibilité de la praxis signifie l’absence de prise sur le monde, celui-ci devient pour moi étrange et fluctuant : ses événements adviennent de façon surprenante, magique, sans cause assignable. De même que l’objet imaginaire flotte en l’air, sans ancrage dans l’ordre du temps et de l’espace objectifs, de même les événements face à un spectateur impuissant ou floué. Mes gestes sont alors sans cause ni effet lisibles, tout se succède de manière rhapsodique. Dès lors les événements passent comme des fantômes. On pourrait objecter qu’une telle imprévisibilité fait précisément partie intégrante de la réalité – témoignant de sa résistance propre – mais on peut également admettre avec Sartre que trop d’imprévisibilité transforme le « monde » en chaos : il n’y a plus alors de réalité solide, identifiable et plus rien n’est vraiment. La réalité est certes ce qui me résiste, pour cela elle doit en effet ne pas obéir à mes caprices, posséder ses réactions propres, éventuellement imprévues, mais elle doit également conserver sa cohérence, sinon plus rien ne peut cristalliser pour former le réel, plus aucune réalité ne se présente à moi. La réalité telle que la définit Sartre dans cet extrait consiste donc en un mélange de prévisibilité et d’imprévisibilité, aussi faut-il admettre qu’elle contient en elle-même son principe de subversion : il suffit que la part d’imprévisibilité s’accroisse dans de trop grandes proportions pour que le monde s’irréalise. L’imaginaire surgit ici comme un rêve transcendant : il n’est pas le pur produit de mes actes d’imagination, mais il ne possède pas suffisamment de substantialité pour former une réalité digne de ce nom, il est comme le corrélat d’une imagination impersonnelle, anonyme, qui jouerait avec nous. Si la part de passivité qui est l’envers de toute praxis devient trop envahissante, le monde et le sujet deviennent imaginaires.
La réflexion sartrienne sur la petite enfance de Flaubert et sur sa constitution pourrait sembler subordonner la vie imaginaire de Flaubert et son génie propre à l’accident de sa naissance dans cette famille unique. Mais Sartre nous engage clairement à surmonter une telle interprétation singularisante. La dissolution vertigineuse de l’actuel en irréel est une menace pesant sur toute existence.
L’envers imaginaire de toute praxis et la difficile libération de l’homme par l’action passive
Nous l’avons souligné, l’inflexion nouvelle apparaissant dans la Critique de la raison dialectique et dans L’idiot de la famille par contraste avec L’être et le néant est l’insistance de Sartre sur la dimension de passivité qui double nécessairement toute action. La morale de la libération par l’arrachement radical à toute réalité sédimentée est ainsi non pas abandonnée mais rendue plus problématique et appelée à être nuancée. L’étude du « cas Flaubert » révèle que l’imaginaire opaque et transcendant que Sartre s’efforçait de réduire à l’imagination active fait nécessairement son retour à l’envers de toute praxis et Flaubert présente alors l’exemple d’une libération ambiguë, incomplète, mais tout de même admirable, à travers cette passivité et cet imaginaire mêmes.
La praxis est par essence indissociable d’une part irréductible de passivité qui l’expose à l’aliénation, la désorientation, l’éparpillement ainsi qu’à l’imaginarisation de toute réalité.
C’est l’une des thèses fondamentales de la Critique de la raison dialectique : nous ne savons jamais complètement et clairement ce que nous faisons. En tant que nous agissons nous devenons nous-mêmes multiples et aliénés.
« Il n’est pas vrai que l’Histoire nous apparaisse tout à fait comme une force étrangère. Elle se fait chaque jour par nos mains autre que nous ne croyons la faire et, par un retour de flamme, nous fait autres que nous ne croyons être ou devenir »[172].
Plus originairement d’ailleurs tout homme se construit à partir de sa constitution et sur un sens qu’il n’a pas fondé. Nous sommes donc tous dans la situation inconfortable qui est celle du jeune Flaubert : nous sommes sans cesse traversés, que nous le voulions ou non, par des significations obscures et étranges, reçues comme des rôles à jouer. Personne ne peut notamment avoir de rapport purement actif et synthétique au langage : la chair des mots et l’imaginaire qui en est inséparable leur appartiennent aussi essentiellement que le sens bien défini devant lequel ils sont supposés s’effacer. De même la transformation du réel en imaginaire vécue en permanence par Flaubert est menaçante et imminente pour tout homme car toute praxis prend le risque d’être déviée et même complètement renversée par les moyens qu’elle utilise : elle croit être maîtresse d’elle-même, tenir fermement la mise en forme du monde par ses synthèses et voit brusquement toutes ses entreprises déformées ou même renversées par les moyens utilisés, le contexte et les autres[173]. Sartre donne l’exemple de l’afflux considérable d’or en Espagne et en Europe au 16e siècle : les individus, chacun de leur côté, cherchent à acquérir et accumuler le plus d’or possible, mais cela entraîne une dévalorisation de la monnaie qui n’était bien sûr souhaitée par personne[174]. Sartre nomme de tels renversements maléfiques de l’action « l’aspect maudit de l’histoire humaine où l’homme, à chaque instant, voit son action volée et totalement déformée par le milieu où il l’inscrit »[175]. Les institutions, la culture deviennent alors selon les mots même de Sartre, faisant parfaitement écho à la vision d’un monde régi et anéanti par Satan chez Flaubert, une « machine infernale »[176].
D’une manière générale le sens de nos actes et de l’histoire, les axes de notre personnalité, ne peuvent nous apparaître que comme un imaginaire. Ce sens est donné de façon indirecte, tel un halo vague et changeant. Il nous apparaît en effet via un détour toujours renouvelé par l’altérité et réfracté de manière multiple à travers nos actes répandus dans le monde, les réactions d’autrui, le comportement des objets et institutions. Ainsi, Sartre le souligne, au cours d’une activité commune chacun se reflète confusément dans les outils, les objets produits ainsi que dans l’activité des autres ; il retrouve son projet, mais « venant à lui dans l’objectif »[177], rongé par l’absence d’autrui. Nous ne pouvons viser le sens de notre existence comme une idée achevée et claire au-delà de ces incarnations diverses : il demeure englué dans ces innombrables facettes, même s’il existe au-delà de chacune d’elles, et en émane comme en un jeu d’images.
Il n’y a par conséquent pas de pure et simple fuite de Flaubert dans l’imaginaire, mais plutôt le dévoilement par son œuvre d’une essentielle dimension imaginaire de toute praxis. Le choix flaubertien de tout miser sur l’imaginaire lui donne le pouvoir de nous apprendre mieux qu’aucun autre à chercher le sens dans un imaginaire qui hante les faits, les actes et les mots. Certes sa compréhension est indirecte, symbolique, mais Sartre révèle qu’il s’agit de « la plus haute forme de compréhension du vécu »[178].
De plus l’étude de Flaubert donne à voir une manière de se sauver à tâtons, empêtré dans un sens protéiforme et un monde ambigu, grâce à une « action passive »[179]. Celle-ci n’est nullement une praxis flamboyante, s’arrachant violemment au présent et à la situation pour projeter bravement un avenir nouveau, mais, bien plutôt, s’oriente confusément en entrevoyant ses fins et ses effets dans une brume imaginaire. Cette action passive ne modifie pas réellement le monde, mais donne à la situation un sens indirect, au second degré, contestant son sens apparent : si nous avons tous un imaginaire qui nous hante, nous pouvons en retour hanter l’action des autres et les institutions installées dans notre monde pour dévoiler leur imaginaire. En l’occurrence c’est exactement ce que fait Flaubert à l’égard de la bêtise : il la méprise et la dénonce chez ses contemporains, alors même que, Sartre nous le révèle, il a d’abord été stigmatisé par son père comme « idiot de la famille » et que, d’autre part, il continue, dans une certaine mesure, à s’estimer bête et à surjouer cette bêtise. Il demeure possédé par ses stupeurs, ses rêveries et son rapport passif au langage et ne prétend pas pouvoir supprimer cette bêtise : il considère qu’elle est humaine et n’entreprend en aucun cas – ce que Sartre lui reproche – de réaliser une autre société, un autre mode de vie et de pensée en dehors de la lutte infernale entre mécanisme et romantisme héritée de ses parents et de son époque. Cependant Flaubert montre qu’un tel héritage n’est pas pour autant une réalité brute et positive. Certes il n’est pas non plus ce qu’il a créé librement : Flaubert subit cette bêtise, mais il rappelle que c’est avant tout un imaginaire qu’il nous reste à retravailler, c’est-à-dire un sens ouvert que nous allons pouvoir exalter, infléchir et enrichir à volonté.
Ainsi, d’une part, Flaubert montre que le sens de cette bêtise est plus complexe qu’il ne le paraît en l’enrichissant de sens au second degré, sens cachés ou indirects.
Il suggère d’abord que l’origine de cette bêtise n’est pas celle que prétendaient identifier ses parents : un tempérament et une nature singuliers et déficients. Flaubert dénonce, à travers les personnages de Homais par exemple ou de Bouvard et Pécuchet, la bêtise de la raison analytique. Il n’a pas réussi enfant à répondre aux attentes de son père, il ne maîtrisait pas la froide analyse que celui-ci présentait comme l’essence même de l’intelligence, mais justement ses rêveries et sa passivité n’étaient bêtes qu’au regard de telles attentes rationnelles, celles-ci manifestant de ce fait une certaine étroitesse d’esprit. Gustave accepte sa bêtise, la laisse s’épanouir et consent à ce que se joue en lui la contestation du romantisme par le mécanisme : il intègre alors les valeurs du docteur Flaubert, son esprit systématiquement critique, son anticléricalisme, ce qui lui permet également de faire se développer avec zèle toutes les conséquences de cette pensée analytique et de montrer le désenchantement et le sentiment d’absurdité qui en découlent. Il peut voir le monde devenir inhumain et vulgaire sous l’action du regard chirurgical porté à son comble. Il peut alors contester avec autant de vivacité le mécanisme par le romantisme. Ainsi suggère-t-il que son idiotie est, plus profondément, l’intelligence du père poussée dans ses dernières conséquences.
En outre Flaubert enrichit la bêtise d’une dimension de génie. En portant à son paroxysme la vulgarité mécaniste, il parvient à susciter un sentiment de nostalgie romantique qu’il va pouvoir exploiter contre cette bêtise : l’idéal romantique n’est qu’un rêve, mais le rêveur accède à une attitude esthétique, rompt avec les préoccupations utilitaires et s’élève à un point de vue totalisant sur le monde et l’humanité. Les stupeurs peuvent ainsi devenir le signe d’intuitions ineffables et d’un Grand Désir. La matérialité et la vie sauvage des mots, d’abord médusantes, deviennent les alliées et les coopératrices d’un style indirect qui fait toute la richesse et la singularité de l’œuvre de Flaubert : celui-ci ne vainc pas l’hébétude, il ne l’aborde pas de front, mais se laisse féconder par elle et s’empare des principes d’activité passive qu’elle recelait. Certes le romantisme est, lui aussi, bête aux yeux de Flaubert, mais ce dernier l’empêche de se prendre au sérieux en le contestant par le moyen de l’impitoyable regard chirurgical. Flaubert, en creusant la signification de la bêtise, parvient à l’ironiser et à jouer avec ses différentes dimensions : il peut ainsi la dénoncer dans toutes ses œuvres, s’en faire l’expert et, sans prétendre s’en libérer, montrer qu’il n’est pas écrasé par elle.
L’action passive est, d’autre part, une manière d’infléchir insidieusement les actions des autres et la situation qui s’est imposée à nous. Elle consiste, selon l’analyse de Sartre, à exploiter notre fonction de moyens au sein d’actions initiées par d’autres ou de processus sociaux impersonnels orientés par des fins institutionnelles : il s’agit alors de devenir des moyens truqués, faussés. Nous « agissons » en nous faisant hantise au revers de l’action des autres. Notre projet n’est pas posé pour lui-même mais parasite (autrement dit : est le halo imaginaire de) un autre projet pour lequel nous sommes des moyens et notre action passe d’abord par l’acceptation de ce que la situation ou autrui imposent à notre constitution. Flaubert incarne le modèle d’un salut acquis par ruse, habileté et approfondissement de soi et d’autrui. Flaubert demeure un fils obéissant et un bourgeois tout à fait attaché à sa situation confortable. Il s’est même absorbé dans cette condition, mais, ce faisant, il est parvenu à révéler des dimensions cachées, indirectes, du sens de cette situation et même à l’enrichir de dimensions nouvelles, faisant ainsi dévier les actions et situations parasitées de leur cours premier.
Bien sûr cette action passive n’est, dans une certaine mesure, selon les termes de Sartre, rien de plus qu’une « vengeance irréelle »[180], imaginaire. L’agent passif ne réalise pas pleinement une nouvelle situation et n’entrevoit son projet qu’imaginairement à travers la situation qui le hante :
« L’agent passif, bien qu’aliéné, n’en demeure pas moins libre, c’est-à-dire qu’il conserve l’initiative des changements de direction (…) S’il arrive que ses propres fins se découvrent à lui, c’est qu’elles se donnent pour imaginaires. Elles le sont en effet puisqu’il ne peut les vouloir mais seulement les rêver »[181].
L’ordre contesté est surtout ironisé, dévoilé – mais indirectement – et offert à un regard et une pratique qui seront plus distants, dont le sens imaginaire sera une signification au second degré contestant la signification au premier degré néanmoins maintenue. Flaubert ne croit pas à la possibilité d’une praxis franche, celle-ci ne constitue jamais son mode d’action et toute son œuvre tend à en montrer l’impossibilité. Or Sartre se proclame en radical désaccord avec lui sur ce point, il dénonce le caractère démoralisateur de la survalorisation de l’imaginaire à laquelle procède Flaubert : il s’agit là selon lui d’une simple variante de l’idéologie bourgeoise[182]. Affirmer que l’action est impossible, que l’idéal, la signification et autrui ne font que nous hanter et que toute réussite, toute libération s’accomplissent uniquement dans l’irréel est une manière de renvoyer chacun à l’atomisme du libéralisme : nous pouvons rêver d’une révolte que nous n’entreprendrons jamais puisqu’elle est condamnée à l’impossibilité, ainsi pouvons-nous demeurer finalement installés dans le confort de la vie bourgeoise tout en l’occultant superficiellement par nos rêveries. Cependant Flaubert laisse-t-il la réalité bourgeoise parfaitement intacte ? Ce qu’il accomplit en sous-main, au sein de l’imaginaire, doit-il être considéré comme n’étant, tout compte fait, absolument rien ? Les analyses de Sartre montrent qu’il serait excessif de le prétendre. Bien sûr la praxis peut espérer fonder un ordre nouveau, elle y parvient parfois, mais la part irréductible de passivité qui la double nous oblige à miser aussi sur l’activité passive. Celle-ci demeure d’ailleurs, Sartre l’affirme sans ambiguïté, un accomplissement de notre liberté. De plus, grâce à l’action passive, le sens caché et ouvert des situations subies – de la bêtise bourgeoise par exemple – peut être travaillé, dévoilé et exalté : un avenir nouveau peut commencer à se profiler[183].
L’imagination est la clef de notre salut selon Sartre, mais les analyses exposées dans L’idiot de la famille notamment permettent de faire apparaître au sein de cette philosophie de la liberté des nuances que d’autres textes laissaient dans l’ombre. Ainsi apparaît-il que la sensibilité à l’imaginaire est également précieuse lorsque la praxis est submergée par le magma de passivité où toute action prend naissance et auquel elle retourne tôt ou tard.
Appendices
Notes
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[1]
Sartre, Jean-Paul, L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, Paris, Gallimard, 1940, « Folio essais », p. 280, nous soulignons.
-
[2]
Ibid. p. 281, nous soulignons.
-
[3]
Ibid. p. 282.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Ibid. p. 361.
-
[6]
Ibid. p. 358.
-
[7]
« Je crois que la plus grande difficulté a été d’introduire l’idée d’imaginaire, l’imaginaire comme détermination cardinale d’une personne. Le livre, tel qu’il se présente maintenant, se rattache d’une certaine façon à L’imaginaire, que j’ai écrit avant guerre. Mais ce que j’essaie avec le Flaubert c’est aussi d’utiliser les méthodes du matérialisme historique, si bien que quand je parle des mots, je me réfère à leur matérialité : je considère que parler est un fait matériel, de même que penser d’ailleurs. J’ai repensé certaines des notions exposées dans L’imaginaire, mais je dois dire que, malgré les critiques que j’ai pu lire, je tiens encore l’ouvrage pour vrai : si on prend uniquement le point de vue de l’imagination (en dehors du point de vue social par exemple) je n’ai pas changé d’avis : il faudrait évidemment le reprendre avec un point de vue plus matérialiste », Situations X p. 101-102. Nous verrons que L’idiot de la famille n’est assurément pas en rupture avec L’imaginaire, mais que Sartre peut néanmoins justement suggérer qu’existent une évolution et même une certaine tension entre ces deux moments clefs de sa réflexion sur l’imagination : ce n’est pas un apport négligeable que d’introduire dans ladite réflexion « le point de vue social » et, corrélativement, l’idée d’une dimension de passivité fondamentale de la praxis ou encore d’une matérialité ou d’un imaginaire trouble doublant et empesant la glorieuse liberté de l’imagination.
-
[8]
Sartre, Jean-Paul, Situations, X. Politique et autobiographie, Paris, Gallimard, 1976, « Entretiens sur moi-même – Sur l’idiot de la famille » p. 94.
-
[9]
Sartre, Jean-Paul, L’idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857 (abrégé IF), Paris, Gallimard, 1871, nouvelle édition revue et complétée, Paris, Gallimard, 1988, tome I, p. 447.
-
[10]
Situations , X, p. 108.
-
[11]
Situations, X, p. 100.
-
[12]
Situations, IX. Mélanges, Paris, Gallimard, 1972, « Sartre par Sartre », p. 118, nous soulignons.
-
[13]
Sartre, Jean-Paul, La nausée, Paris, Gallimard, 1938, « Folio », 1982. « J’étais sur le pas de la porte, j’hésitais et puis un remous se produisit, une ombre passa au plafond et je me suis senti poussé en avant. Je flottais, j’étais étourdi par les brumes lumineuses qui m’entraient de partout à la fois. Madeleine est venue en flottant m’ôter mon pardessus (…) je ne la reconnaissais pas (…) Alors la Nausée m’a saisi, je me suis laissé tomber sur la banquette, je ne savais même plus où j’étais ; je voyais tourner lentement les couleurs autour de moi, j’avais envie de vomir » (p. 35). « D’ordinaire, puissants et trapus, avec le poêle, les lampes vertes, les échelles, [les livres] endiguent l’avenir. (…) Et bien, aujourd’hui, ils ne fixaient plus rien du tout. Il semblait que leur existence même était mise en question, qu’ils avaient la plus grande peine à passer d’un instant à l’autre. (…) Rien n’avait l’air vrai. Je me sentais entouré d’un décor de carton qui pouvait être brusquement déplanté » (p. 111-112).
-
[14]
Sartre, Jean-Paul, L’être et le néant (abrégé EN), Paris Gallimard, 1943, « Tel », p. 114 : « la conscience est reflet ».
-
[15]
EN p. 142.
-
[16]
EN p. 235.
-
[17]
Sartre, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique (précédé de Question de méthode), I, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960, par exemple p. 138, p. 154, etc.
-
[18]
L’idiot de la famille, Première partie « La constitution », p. 46 par exemple.
-
[19]
Dans Saint Genet, comédien et martyr et dans L’idiot de la famille notamment, nous étudierons cette notion dans la quatrième partie du présent article.
-
[20]
Sartre, Jean-Paul, L’imagination, Paris, p. U.F., 1963, « Quadrige », p. 148.
-
[21]
L’imagination, p. 162.
-
[22]
Ibid. p. 33.
-
[23]
Alain, Système des beaux-arts, Paris, NRF, p. 342, cité par Sartre, L’imaginaire, p. 174.
-
[24]
L’imaginaire, p. 107.
-
[25]
Ibid. p. 240.
-
[26]
Ibid. p. 26.
-
[27]
Ibid. p. 202.
-
[28]
Ibid. p. 212.
-
[29]
Ibid. p. 214.
-
[30]
Ibid.
-
[31]
Ibid. p. 222.
-
[32]
Ibid. p. 221-223.
-
[33]
Ibid. p. 235.
-
[34]
On peut renvoyer sur ce point aux analyses husserliennes du monde de la vie distingué du monde objectif sédimenté : voir Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, traduction française par G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, coll. « Tel », notamment §9 h et p. 439 et suivantes, p. 552 et p. 565.
-
[35]
Ibid. p. 239-241.
-
[36]
Ibid. p. 254.
-
[37]
Ibid.
-
[38]
C’est, ainsi que le souligne Husserl, un moi-de-phantasia appartenant à l’espace imaginaire du centaure qui le "perçoit" là-bas de profil ou de face, voir Phantasie, Bildbewußtsein, Erinnerung (Husserliana XXIII, édité par E. Marbach, La Haye, éditions M. Nijhoff, 1980, traduction française par R. Kassis et J. F. Pestureau, Grenoble, éditions Jérôme Millon, 2002), notamment p. 444-446.
-
[39]
L’imaginaire, p. 240.
-
[40]
Ibid. p. 42.
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Merleau-Ponty, Maurice, Notes de cours 1959-1961, Paris, Gallimard, 1996, p. 124 : « Chez Sartre, on se décharge sur l’analogon de ce qu’il y a de positif dans l’image pour être libre de définir l’imaginaire négativement ».
-
[43]
Sartre, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ? , Paris, Gallimard, 1948, « Folio essais », notamment p. 63.
-
[44]
Sartre, Jean-Paul, « Le séquestré de Venise » in Les temps modernes, n°141, novembre 1947, repris dans Situations, IV, Paris Gallimard, 1964, p. 291-346 et « Saint-Marc et son double », in Obliques, n°24-25, n° spécial « Sartre et les arts », 1981. Voir sur ce point p. Rodrigo, L’intentionnalité créatrice. Problèmes de phénoménologie et d’esthétique, Paris, Vrin, 2009, p. 260 sqq.
-
[45]
L’imaginaire, p. 276-277.
-
[46]
Ibid. p. 278.
-
[47]
Ibid. p. 280.
-
[48]
Ibid.
-
[49]
Ibid. p. 284.
-
[50]
L’être et le néant, IIIe partie, chapitre 3.
-
[51]
L’imaginaire, p. 343-344.
-
[52]
Ibid. p. 355.
-
[53]
Ibid. p. 357.
-
[54]
Ibid. p. 358.
-
[55]
Voir par exemple EN p. 232 (le rapport de quantité n’est « qu’un reflet de néant sur l’être ») et p. 247 (« Le pour soi saisit la temporalité sur l’être, comme pur reflet qui se joue à la surface de l’être sans aucune possibilité de le modifier »).
-
[56]
EN p. 226.
-
[57]
EN p. 257.
-
[58]
EN p. 217.
-
[59]
L’imaginaire, p. 359.
-
[60]
Ibid.
-
[61]
Ibid. p. 359, nous soulignons.
-
[62]
Ibid. p. 356.
-
[63]
Ibid. p. 358.
-
[64]
Ibid. p. 361.
-
[65]
Ibid. p. 360.
-
[66]
EN p. 95 sq.
-
[67]
EN p. 96.
-
[68]
Ibid.
-
[69]
Ibid.
-
[70]
EN p. 130-131.
-
[71]
EN p. 653.
-
[72]
Nous nous référons ici aux analyses exposées dans la quatrième partie de L’être et le néant : « Avoir, faire et être ».
-
[73]
EN p. 176.
-
[74]
EN p. 236.
-
[75]
EN p. 129 et p. 626 notamment.
-
[76]
EN p. 652.
-
[77]
EN p. 235.
-
[78]
EN p. 130 et p. 588 par exemple.
-
[79]
EN p. 414-415 et p. 418 notamment.
-
[80]
EN p. 678.
-
[81]
Le choix du terme d’"accomplissement" relève de l’approximation : il n’y a pas d’entéléchie humaine dans la perspective sartrienne et l’authenticité ne consiste pas à être fidèle à un modèle ou un Soi-même prédéterminés. Le salut tel que le conçoit Sartre consiste essentiellement en une libération qui ne peut en aucun cas prendre la forme d’un achèvement.
-
[82]
CM p. 30.
-
[83]
CM p. 484-5.
-
[84]
CM p. 132.
-
[85]
CM p. 70 : « l’homme ne peut agir sur la chose que par son inertie et sa passivité propres ».
-
[86]
CM p. 511.
-
[87]
CM p. 510.
-
[88]
Ibid.
-
[89]
CM p. 485.
-
[90]
CM p. 422.
-
[91]
CM p. 423.
-
[92]
Ibid.
-
[93]
CM p. 497.
-
[94]
CM p. 424.
-
[95]
Ibid.
-
[96]
CM p. 497.
-
[97]
CM p. 424-425. « Je ne suis pas assez moi-même », p. 425.
-
[98]
CM p. 370-371.
-
[99]
CM p. 381.
-
[100]
CM p. 370sqq et p. 396.
-
[101]
CM p. 133.
-
[102]
CM p. 114.
-
[103]
CM p. 424.
-
[104]
Ibid.
-
[105]
Ibid.
-
[106]
CM p. 371. Voir également p. 396 : « l’homme a inventé l’oppression diffuse et l’aliénation parce qu’il s’est inventé lui-même comme créature aliénée » et p. 380: « chacun est oppresseur en tant qu’Autre, opprimé en tant que soi ».
-
[107]
CM p. 400.
-
[108]
« L’esprit de sérieux lui fait voir le mythe comme obligation », p. 67, il consiste en « la pensée que l’homme est inessentiel et l’abstrait essentiel », CM p. 66.
-
[109]
CM p. 273 : « l’esclave me reflète mon image améliorée, parfaite ». « [L’esclave] renvoie au maître l’image de sa liberté. Mais d’autre part cette image est un piège car l’homme qui s’y mire y voit le reflet (illusoire mais fascinant) de sa passivité », CM p. 70.
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[110]
CM p. 355.
-
[111]
CM p. 66.
-
[112]
CM p. 352-353 et p. 594.
-
[113]
CM p. 66.
-
[114]
Par ex. EN p. 641.
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[115]
EN p. 641.
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[116]
CM p. 177.
-
[117]
Ibid.
-
[118]
CM p. 525.
-
[119]
CM p. 527.
-
[120]
Voir par exemple CM p. 501 sqq.
-
[121]
Sartre montre ainsi dans L’être et le néant que la technique du ski fait apparaître une neige tout à fait hétérogène à celle que dévoilait la marche (p. 643 sq.).
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[122]
EN p. 640.
-
[123]
Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 492.
-
[124]
Ibid. p. 430.
-
[125]
Ibid. p. 480.
-
[126]
Qu’est-ce que la littérature ?, p. 66.
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[127]
Ibid. p. 70.
-
[128]
CM p. 19.
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[129]
CM p. 13 : « je ne nie pas qu’il y ait une nature, c’est-à-dire qu’on commence par la fuite et l’inauthentique ».
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[130]
CM p. 18.
-
[131]
CM p. 57, p. 70.
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[132]
L’oppression consiste à truquer les situations au sein desquelles la liberté de chacun devra s’accomplir (CM p. 345-352). Les outils, les institutions s’offrent à mes choix et à mon libre usage, mais ils sont conformés de manière à tromper ma liberté. D’une part ils me séduisent et font miroiter des effets et des significations qui me tentent et, d’autre part, produisent en fait, si j’y ai recours, les effets visés par d’autres et profitables aux oppresseurs. Nous citions ainsi précédemment l’exemple du système des lois égalitaires et universelles : le droit de propriété semble préserver les biens de tous. Chacun peut croire que c’est son libre choix éclairé que d’en reconnaître la légitimité et qu’il est raisonnable de ne pas s’engager dans la violence. Pourtant un tel droit favorise les possédants et a pour premier effet d’interdire aux autres l’accès même aux biens qui leur sont indispensables (CM p. 150-151).
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[133]
CM p. 16, voir aussi p. 54-55 et p. 95.
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[134]
CM p. 543.
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[135]
CM p. 429.
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[136]
CM p. 447-449.
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[137]
CM p. 250.
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[138]
Sartre, Les mouches, Paris, Gallimard, 1947, « folio », p. 236, Acte III, scène 2.
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[139]
Situations, X, p. 92.
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[140]
Ibid.
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[141]
Critique de la raison dialectique, p. 128.
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[142]
Ibid. p. 61.
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[143]
Ibid. p. 134.
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[144]
Ibid. p. 154n.
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[145]
Ibid. p. 52.
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[146]
Préface de L’idiot de la famille, tome I, p. 7.
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[147]
Critique de la raison dialectique, I, p. 93-94.
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[148]
IF tome I p. 653.
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[149]
IF tome I p. 53.
-
[150]
Situations , IX, p. 115.
-
[151]
Situations, X, p. 100.
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[152]
IF tome I p. 451.
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[153]
IF tome I p. 173.
-
[154]
Situations, X, p. 107.
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[155]
IF tome I p. 278.
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[156]
On peut également ajouter le célèbre épisode du fiacre saisi d’une « fureur de locomotion » longuement commenté par Sartre (IF, tome II, p. 1281 sqq.).
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[157]
Sartre fait de cette affirmation de Flaubert (lettre à Ernest Chevalier du 24 juin 1837) le fil directeur du premier livre de « La personnalisation », IF tome I, p. 649-1106, voir notamment p. 977 et p. 1086.
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[158]
Flaubert, Mémoires d’un fou, dans Mémoires d’un fou, Novembre et autres textes de jeunesse, Paris, Flammarion, coll. GF, 1991, p. 272, cité par Sartre, IF, tome I, p. 971.
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[159]
IF tome I p. 971-972 notamment.
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[160]
Voir notamment IF tome I « Du poète à l’artiste » p. 980 et suivantes, tome II « Du poète à l’artiste (suite) », p. 1473 et suivantes, IF tome III, livre premier « La névrose objective », ainsi que Situations X, p. 101.
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[161]
Voir notamment IF tome II p. 1624 sqq., et Situations X, p. 111.
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[162]
IF tome II p. 1626.
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[163]
IF tome III p. 186.
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[164]
IF tome II p. 1993sq.
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[165]
Flaubert, lettre de janvier 1852, citée par Sartre, IF tome II, p. 1626.
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[166]
IF tome I, p. 137.
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[167]
IF tome I, p. 139-140.
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[168]
IF tome I, p. 157.
-
[169]
Ibid.
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[170]
IF tome I, p. 666-667.
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[171]
Ibid.
-
[172]
Critique de la raison dialectique, I, p. 62.
-
[173]
Ibid. p. 245 sqq.
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[174]
Ibid. p. 235-245.
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[175]
Ibid. p. 223. Sartre montre dans L’idiot de la famille (tome I, notamment p. 812 et suivantes) que le rire manifeste l’irruption courante dans la vie quotidienne de cet ébranlement du réel par l’imaginaire. Le rire mime ce séisme, l’exacerbe, fait éclater la folie sous-jacente de l’existence et transforme celle-ci magiquement en spectacle sans queue ni tête, en légèreté sans conséquence et sans enjeu, suspendant ainsi la gravité de la déception. Corrélativement les expériences de renversement diabolique de l’action sont décrites par Sartre sur le modèle des farces-attrapes (IF tome II p. 1317 et suivantes).
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[176]
Critique de la raison dialectique, I, p. 233.
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[177]
Ibid. p. 193-194.
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[178]
« On ne peut pas dire que Flaubert, au sommet de son activité d’écrivain, n’ait eu aucune compréhension des origines les plus obscures de sa propre histoire. Il a écrit un jour cette phrase remarquable : "Vous êtes sans aucun doute comme moi, vous avez tous les mêmes profondeurs terribles et ennuyeuses." Quelle meilleure description pourrait-on donner de l’univers psychanalytique, dans lequel on ne cesse de faire des découvertes terrifiantes qui débouchent toutes, ennuyeusement, sur la même chose ? Mais la conscience qu’avait Flaubert de ces "profondeurs" n’était pas de nature intellectuelle. (…) La plus haute forme de compréhension du vécu peut engendre son propre langage – qui sera toujours inadéquat mais qui aura souvent la structure métaphorique du rêve. » Situations, IX, p. 110-111.
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[179]
IF, tome I p. 399. Dans L’idiot de la famille Sartre appelle également cette action passive le « vol à voile » (voir notamment le tome I p. 406 sqq.), elle s’apparente aussi à ce qu’il nomme « la lutte » dans la Critique de la raison dialectique (I, p. 192). L’étude de la libération de Genet germant à l’envers d’une acceptation et d’une revendication de son statut de paria, dans Saint Genet, comédien et martyr, présentait déjà l’analyse d’une telle action parasitaire.
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[180]
IF tome I, p. 944.
-
[181]
IF tome II, p. 1698.
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[182]
Situations, X, p. 112.
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[183]
Ainsi, dans Saint Genet, comédien et martyr, Sartre révèle de quelle manière la prose et son usage actif du langage naissent, dans l’œuvre de Genet, à l’envers du rêve et de la poésie, puis il montre également que la prose, passant ensuite au premier plan et objectivée en un livre capable de toucher effectivement une multitude de lecteurs réels, est utilisée comme un piège par Genet qui la fait secrètement ronger par la poésie. Les images fulgurantes de cette dernière sont des chausse-trapes ouvrant sur un pseudo-monde imaginaire qui s’évanouit bientôt dans le néant. Ainsi réel et imagination s’entrelacent dans des « imaginaires collectifs » (Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 606) ou dans des « centres réels et permanents d’irréalisation » (IF tome I p. 787, tome II p. 1593) et détruisent la tranquille foi positiviste des justes à l’égard d’un Être allant de soi, prétendument plein et définitivement établi. Toutefois la hiérarchie, contestable, établie par Sartre entre Notre-Dame des Fleurs, selon lui « encore gâté par une sorte de complaisance onaniste » et dont « [le style] se laisse envahir par un pullulement de mots cauchemardesques » (Saint Genet, comédien et martyr, p. 603) et les œuvres ultérieures dans lesquelles la part d’activité va croissant, atteste également que l’activité passive possède à ses yeux une valeur moindre même si elle joue un rôle charnière dans la libération (voir notamment p. 602 et suivantes).