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« Je ne pense pas avoir à spécifier en quoi la Littérature et le Journalisme, bien qu’ils emploient le même alphabet, constituent deux arts absolument étrangers l’un à l’autre. »

Charles Morice, La Littérature de tout à l’heure, Paris, 1889[1]

A la fin du 19e siècle, le développement de la presse, la multiplication des écrits individuels et collectifs de tous genres (Mollier, 2000 : 27) et l’élargissement au « plus grand nombre » de la capacité de lire et d’écrire influent indirectement sur les conceptions littéraires. Lorsque Mallarmé dissocie en 1885 la « littérature » de « tous les genres d’écrits contemporains » (le roman et les écrits de la presse inclus)[2], il définit aussi l’existence d’un vaste champ de l’écrit - ce qu’on nomme aujourd’hui la « littératie »[3] -, au sein duquel le livre dit « littéraire » n’est plus qu’un élément parmi d’autres. Sur le débat qui oppose Presse et Littérature, les positions de Maupassant et Mallarmé apportent un éclairage différent qu’il nous a semblé intéressant d’interroger. Après avoir rappelé quelques éléments qui situent les rapports conflictuels du journal et du livre à la fin du 19e siècle, on s’attachera à analyser les positions respectives de Maupassant et Mallarmé quant à la définition de la Littérature sur fond de développement médiatique : quelles données matérielles, quelles figures de lecture, mais aussi quelles instances représentatives et quelles fonctions sociales peuvent désormais être attribuées au « littéraire » ? Face à ces enjeux renouvelés, le dialogue furtif qui s’instaure entre les deux écrivains paraît marqué par des convergences et des divergences.

La Presse face au Livre : un débat sensible

« Le monde est fait pour aboutir à un beau livre »

Mallarmé (1891, II 702)

A la fin du 19e siècle, l’intersection entre les acteurs de production de la Presse et la Littérature est rendue particulièrement manifeste dans l’existence « d’écrivains-journalistes » comme Maupassant, Octave Mirbeau, Théodore de Banville, Catulle Mendès, etc. Mais la relation réciproque entre les deux champs de l’écrit est aussi marquée par le retard de légitimation de l’écrit journalistique. C’est ce que souligne avec vigueur une chronique anonyme du Figaro en 1893 qui attaque la mauvaise représentativité des journalistes à l’Académie française :

« On y voit bien le livre, le théâtre, la tribune, le barreau, la chaire, la lyre, le salon, même et c’est justice, parce que chacun d’eux occupe une place effective dans notre état social et garde pour sa part le dépôt sacré dont le patriotisme doit défendre l’altération. - Mais le Journal, mais la Presse qui sont l’âme et le nerf de la société moderne, quelle part ont-ils dans l’aréopage ? » 

(« La Presse et l’Académie », mardi 31 janvier 1893, Le Figaro, signé XXX)

Haut lieu représentatif de l’institution des « lettres », l’Académie doit-elle conserver une conception datée de la littérature (les « belles-lettres ») et du livre ? Dans le même article, l’auteur évoque l’évolution nécessaire de la représentation du Journal dans « l’institution » en mettant en relief les rapports de force qui placent désormais le Livre à l’ombre du Journal :

« On fait état d’un roman qui se vend par exception à 100 000 exemplaires, d’une pièce qui arrive extraordinairement à 100 représentations. Que dire du Journal qui, chaque jour, jette deux cent, trois cent mille exemplaires dans la circulation, en atteignant toutes les catégories de lecteurs, en remuant toutes les âmes, en propageant ses idées jusqu’au fond de nos derniers hameaux ? (…) pourquoi la Presse est-elle ainsi dédaignée et reléguée au dernier rang quand, en réalité, elle occupe le premier ? Est-ce que les hommes de talent manquent dans ses rangs ? Est-ce qu’elle n’offre pas des noms connus dans la France entière, des plumes fines, élégantes, spirituelles, judicieuses, éloquentes, d’une incontestable valeur littéraire ? »

En 1884, Maupassant avait déjà publié une chronique intitulée « Messieurs de la chronique » qui tentait d’apaiser la rivalité entre les romanciers et les chroniqueurs, autre facette des relations problématiques entre les deux champs de l’écrit. Mais la conclusion consensuelle dégagée par Maupassant (les chroniqueurs et les romanciers sont « hommes de lettres avec des tempéraments différents » ; les « vrais chroniqueurs sont aussi rares et aussi précieux que les vrais romanciers ») ne réglait pas vraiment le décalage symbolique entre deux champs de l’écrit, l’un séculaire et institutionnalisé, l’autre récent et ordinaire. La Littérature ne devait-elle pas faire davantage, et radicalement accepter d’altérer son discours en redéfinissant son territoire ? Les visions que Mallarmé et Maupassant proposent, l’un et l’autre, du Livre et de la Littérature dans leur œuvre découlent en partie de cette confrontation avec le Journal, nouvelle force imprimée dans le champ de l’écrit.

La littérature mallarméenne : du « Livre » au « poème populaire moderne »

Dans l’œuvre mallarméenne, deux représentations différentes de la Littérature paraissent une réponse à cette situation nouvelle : une expression rituelle sacralisée (le Livre), une utopie littéraire née du Journal (le Poème populaire moderne).

Le culte esthétique du Livre

Mallarmé a régulièrement affirmé au cours de sa carrière poétique l’opposition entre Poésie et Public ainsi qu’entre Livre et Journal. Le poète visait ainsi à préserver le Livre de toute vulgarisation :

« On multiplie les éditions à bon marché de poètes, et cela au consentement et au contentement de poètes. Croyez-vous que vous y gagnerez de la gloire, ô rêveurs, ô lyriques ? (…) Et maintenant cette foule qui vous achète pour votre bon marché vous comprend-elle ? Déjà profanés par l’enseignement, une dernière barrière vous tenait au-dessus de ses désirs - celle de ces sept francs à tirer de la bourse - et vous culbutez cette barrière, imprudents ! Ô vos propres ennemis, pourquoi (plus encore par vos doctrines que par le prix de vos livres, qui ne dépend pas de vous seuls) encenser et prêcher vous-mêmes cette impiété, la vulgarisation de l’art ! »[4]

Le « Livre », objet de « luxe », destiné à un public choisi, ne peut être vendu bon marché, comme l’est le journal à 1 sou depuis les années 1860 (le fameux « Petit Journal » lancé en 1863 par Millaud). L’obsession pécuniaire de Mallarmé est visible dans son œuvre dès 1862 (il fixe le seuil du prix du livre de poésie à 7 francs) et se maintient ultérieurement ; on peut citer pour exemple les éditions coûteuses du Faune et du recueil Pages ou le prix fixé au « Livre » (« Cette opération a lieu pour fixer le prix du volume à 3 f. », Notes en vue du « Livre », p. 584). Lanson soulignait incidemment, en 1894, que les œuvres de Mallarmé avaient paru en « éditions généralement coûteuses ». La valeur du livre mallarméen doit, en outre, être visible : « Importance - valeur (d’où dorure sur tranche) du papier » note Mallarmé dans Notes en vue du Livre (Pléaide I : 559). Cette volonté de mettre le livre à part du marché ordinaire des écrits coïncide avec une conception sociale analysée en 1899 par le sociologue américain Veblen :

« Ce qui est banal est à la portée (pécuniaire) du plus grand nombre. Il n’y a donc pas de mérite à le consommer ; on ne peut le tourner à son avantage quand on se compare avec les autres consommateurs. (…) Il n’est donc pas rare que les marques de bon marché ou de banalité passent pour des preuves de déficience artistique. On a construit sur cette assise tout un code, disons, tout un barème, des convenances esthétiques d’une part, et des abominations esthétiques d’autre part. »

(Veblen (1899) : 104-106)

Les activités de W. Morris[5] et J. Ruskin[6] dans la Kelmscott Press incarnent, aux yeux de Veblen, cette conception contemporaine d’un « art du livre »[7] autant nostalgique qu’élitiste :

« La Kelmscott press tomba dans l’absurdité - ceci soit dit au seul point de vue de l’utilité brute - en publiant des livres à l’intention des lecteurs modernes, mais imprimés en caractères gothiques, dans l’orthographe ancienne, reliés de parchemin souple et fermés par des lanières. Autre caractéristique de ces ouvrages élégants qui indique assez la place du livre artistique dans l’économie : pour les meilleurs d’entre eux, le tirage est limité. La limitation du nombre d’exemplaires garantit - assez sommairement, il est vrai - que l’ouvrage est rare, qu’il est donc précieux, et que le consommateur en retire une certaine distinction pécuniaire. »

(ibid)

Dans le champ français, les descriptions ironiques de Veblen évoquent irrésistiblement les éditions précieuses de L’après-midi d’un faune (1876) et les illustrations commandées à Manet pour la traduction de The Raven d’Edgar Poe (1888), ou ce qui était prévu du Cabinet de laque (Pages, 1891)[8], voire de manière plus triviale la parution des Dieux antiques dont le critique louera « l’exécution typographique qui font de ce livre une véritable œuvre d’art ». Pour l’Après-midi d’un Faune, une chronique publiée par Mallarmé dans l’Atheneum précise que ce « chef d’œuvre véritable de typographie française » est « imprimé à bras, en elvézirs fondus exprès, sur papier fait à la main, et trié à la feuille : autant de raretés aujourd’hui ». Le projet d’impression comprend une illustration d’Edouard Manet et les tirages en noir et rose inspirés du Japon : « Cette plaquette qui demeurera rare, étant faite à très petit nombre, intéresse le littérateur, moins peut-être à cause des détails techniques et spéciaux dits tout à l’heure, que pour le fait que c’est de la littérature et à la plus haute, la poésie, qu’on a jugé l’appoint nécessaire de tout ce luxe (…). » (Mallarmé (1875), II : 430)[9]. La définition du Livre mallarméen repose, on le voit, sur des critères matériels, symboliques et économiques dont la fonction est de préserver une aura qui semble à l’époque, aux yeux de certains écrivains, en voie d’effacement, bien avant que W. Benjamin n’en théorise la disparition...

Le rapport mallarméen au livre affirme aussi un certain type de lecture dont Mallarmé distille les figures dans son œuvre : lecture « religieuse » incarnée par la posture hiératique de Sainte Cécile au grimoire (« sainte pâle, étalant/ Le livre vieux qui se déplie/ Du Magnificat ruisselant/ Jadis selon vêpres et complie »), lecture vénérable du poète posant le livre sur telle crédence ou le rangeant dans tel « cabinet de laque », rappelant les modalités de la « lecture intensive » analysée par Chartier comme appartenant à un autre âge : « la lecture est révérence et respect pour le livre, parce qu’il est rare, parce qu’il est chargé de sacralité » (1985 : 92). Les formes les plus visibles de ce rapport au Livre apparaissent chez Mallarmé mais le poète partage cette vision avec d’autres écrivains : Villiers de l’Isle-Adam, Marcel Schwob ou encore Huysmans qui décline dans A rebours (1884) un rapport idolâtre au livre, à sa texture, à ses images, et où la figure de Mallarmé occupe une place emblématique[10] : « Ces pages, (…) extraits d’uniques exemplaires des deux premiers Parnasses, tirés sur parchemin et précédées de ce titre : Quelques vers de Mallarmé, dessiné par un surprenant calligraphe, en lettres onciales, coloriées, relevées, comme de celles des vieux manuscrits, de points d’or. » (Huysmans, 1884 : 315). Barbey d’Aurevilly ironisera sur ce fétichisme livresque de Des Esseintes : « Rappelez-vous les livres de sa bibliothèque dont la reliure doit traduire l’esprit ! » (1884 : 115). L’alter ego anglo-saxon de Des Esseintes, Lord Henry (Wilde, 1890) est, quant à lui, l’heureux propriétaire d’un « exemplaire des Cent nouvelles, fleuronné des marguerites d’or que cette reine avait choisies pour emblème » tandis que son disciple, émule de Des Esseintes, Dorian Gray, pratique la lecture des Emaux et Camées de Gautier sur « un exemplaire sur Japon de l’édition Charpentier, avec l’eau-forte de Jacquemart » dont la reliure du livre est « de maroquin vert citron, ornée au petit fer d’un treillis foré et de grenades pointillées » (191).

La lecture du texte et l’accès au livre tels que les conçoit la pensée mallarméenne, de même que ses disciples, s’opposent à l’évidence au contexte contemporain de la banalisation des images et des textes dont l’expansion du Journal participe pleinement. Cette figure de lecture élitaire relève, non plus seulement d’un modèle inscrit dans l’histoire ou d’une différence sociologique perceptible dans les usages, mais d’un discours symbolique et esthétique sur le livre qui réserve à la littérature un certain type de support auréolé et ritualisé : « une manière de lire » qui suppose « un travail d’appropriation lent, attentif, répété , un type de lecture « intensive » (Chartier), restaurant « la valeur d’authenticité » du livre (Mallarmé), « l’aura de l’œuvre » (Benjamin), en bref, une « disposition sacralisante » (Bourdieu). On sait que Mallarmé dans ses Variations sur un sujet (« Sauvegarde »), réservera, de manière symptomatique, à « la plus haute institution » des Lettres, l’Académie française, le rôle de conservation du Livre ainsi cultivé et pensé : « le devoir de maintenir le livre s’impose dans l’intégrité » (Pléiade II : 272).

Le rêve fugace du « Poème populaire moderne »

« Cette majorité lisante soudain s’émerveillera »

Mallarmé (1892)

Mais la mythologie mallarméenne du livre évolue aussi cependant sous l’influence dynamique de la Presse. Si les dernières créations mallarméennes continuent « d’avoir lieu » dans un Hors-Texte protecteur et exclusif (Larevue Blanche, Cosmopolis, et autres supports de référence ou « de luxe ») - car le lieu importe -, le support du texte devient désormais mobile. Désancré de l’immobilité majestueuse et close du biblios, de l’antique livre ou du grimoire précieux, anciennement « abrité » dans le seul cabinet de laque ou tout autre crédence domestique et/ou funéraire, le livre s’incarne, dans les Notes en vue du livre et dans le Billet à Whistler, fugace nymphe, dans la mobilité volatile du feuilleton, dans le volume reproductible, et ses figures métaphoriques indiquent cette évanescence/ mobilité/ multiplicité/ vie de l’éventail / voile/ journal.

Ce nouveau discours esthétique apparaît nettement en 1893, à l’occasion de la mort de Maupassant. « Deuil »[11] consacré au romancier décédé récemment, reprend les termes - habituels chez Mallarmé - de l’opposition « Littérature » / « Journal »: « (La Poésie), toujours restera exclue et son frémissement de vols, autre part qu’ici est parodié, pas plus, par le déploiement, dans nos mains de la feuille hâtive ou vaste du journal. » (Pléiade, II : 320). Mais le poète Mallarmé ménage aussitôt une ouverture singulière :

« Ce papier, autant il se complètera, et s’affinera, en l’espèce d’un objet nécessaire ou de luxe, n’émet-il pas une prétention à s’interposer entre les rêves et qui que ce soit ? - Un peu. J’accorde à ce souci la disposition que montrèrent dans un appel à leur avis, où ils persistent, des esprits clairvoyants, aigus, envers Maupassant qui me paraît avec des qualités, intactes et uniques, le plus admirable des journalistes littéraires de ce temps. A jauger l’extraordinaire surproduction actuelle, à quoi la Presse cède son moyen intelligemment, la notion prévaut de quelque chose de très décisif qui s’élabore : certes, comme avant une ère, un concours énorme pour la fondation du Poème populaire moderne ou tout au moins de Mille et Une Nuits innombrables, où cette majorité lisante soudain inventée s’émerveillera. »

Le contenu de cet hommage est repris en partie dans Quant au Livre (1897), mais Mallarmé y effacera toute référence à Maupassant[12]. Le texte témoigne que Mallarmé en 1893 n’exclut plus le Journal de la sphère littéraire. La définition esthétique du « Poème populaire moderne » associé aux Mille et une nuits pose dès lors un problème de définition et d’interprétation. A quoi pense, exactement, Mallarmé lorsqu’il fait référence au « Poème populaire moderne » ? Fait-il référence, comme semble l’indiquer l’analogie avec les contes des « mille et une nuits », à certaines formes narratives brèves présentes dans le journal de l’époque - qu’il s’agisse des romans, des contes et nouvelles publiées par Maupassant et par d’autres (Villiers, Mirbeau, Mendès, etc.) ? S’il s’agit des contes que Maupassant faisait régulièrement passer dans Gil Blas et dans le Gaulois et qui, effectivement, ont quitté le « rez-de-chaussée » du journal (en général le folio 2, sur le dernier tiers vertical de la page) pour s’afficher fringantes en premier lieu, ces récits tel « Garçon, un bock ! » (janvier 1884) ou « Le colporteur » (mars 1893), n’incitent guère à la vision féérique des « Mille et une nuits »... Mallarmé pense-t-il plutôt aux romans publiés en feuilleton (tel « La Joie de vivre » de Zola publiée en 1884 dans Gil Blas, ou Bel ami publié en 1885) ? S’agit-il davantage des chroniques que Maupassant, mais aussi Banville ou Mendès, publient en première page du Gil Blas ou du Gaulois ? Si la première partie du texte fait clairement allusion à ces « fictions » qui occupent désormais les journaux et font « de l’ombre » aux chroniques (« la fiction proprement dite, ou le récit, imaginatif, s’ébat aux travers de « quotidiens » achalandés, triomphant à des lieux principaux, jusqu’au faîte »), le rêve mallarméen du poème populaire agrège aussi le genre discursif de la chronique, puisqu’il cite les « articles brefs et définitifs » de Maupassant et attribue ailleurs un statut « poétique » aux articles « premiers-paris » :

« Les articles, dits premier-Paris, admirables et la seule forme contemporaine parce que de toute éternité, sont des poèmes, voilà, plus ou moins bien simplement : riches, nuls, en cloisonné ou sur fond à la colle. On a le tort critique, selon moi, dans les salles de rédaction, d’y voir un genre à part. » [13]

Le futur genre hybride imaginé par Mallarmé résulte de la mixité nouvelle qu’affichent les folios/ étalages de la presse en expansion et procède d’un regard attentif sur l’évolution des principes poétiques du journalisme de l’époque. Therenty souligne que les « premiers Paris s’ouvrent à la littérature et au théâtre » (2007 : 218) : formes narratives du journal (roman, nouvelles, contes), formes poétiques limitrophes (le poème en prose, mais aussi la « chronique rimée » de Th. De Banville ...), formes discursives de la chronique... Mallarmé voit dans cette mosaïque plébéienne une forme de littérature collective qui, non seulement transcende les genres en une forme d’œuvre totale, mais aussi illustre les forces démocratiques de la littérature. Cette épiphanie poétique permettra de dépasser la séparation entre Œuvre (ou Poète) et Public : comme l’art mineur et populaire de Loïe Fuller, faisant irruption dans le domaine noble de la Musique en 1892 (Benrekassa, 1974), le Poème populaire moderne apparaît, dans le champ utopique de la littérature à venir, propre à articuler le « rapport politique entre l’exceptionnalité aristocratique de l’œuvre et de l’écrivain et la démocratie triomphant dans l’égalité de tout sujet et dans la diffusion à tous vents des romans » (Rancière, 1997 : 107)

L’imaginaire littéraire et artistique de Mallarmé prend ainsi le relais sur la réalité des textes et des pratiques. Plutôt que le « Coup de dés » (1897) qui incarnera une sorte de version poétique mallarméenne des « Mille et une nuits » mais dont la forme expérimentale échappera au plus grand nombre (et reniera le pouvoir du récit), la notion de « Poème Populaire » évoque certaines références mallarméennes appartenant au passé (par exemple Beckford auteur de Vathek, ou Swinburne[14]) ou au présent immédiat : Villiers de l’Isle Adam (Contes cruels, 1880), Stevenson, auteur des Nouvelles mille et une nuits (1882), ou Schwob, lui-même admirateur de Stevenson, qui publie ses Contes de l’écho dans L’Echo de Paris (voir par exemple, « L’épingle d’or », le 9 août 1889). La référence aux « Mille et une nuits » évoque, plus globalement, l’espace collectif d’une littérature dédiée à la Fiction voire au Fantastique, celle-là même dont Maupassant dans sa chronique « La littérature fantastique » positivait, quant à lui, la disparition (1883)[15] :

« Dans vingt ans, la peur de l’irréel n’existera plus même dans le peuple des champs. (…) De là va certainement résulter la fin de la littérature fantastique. Elle a eu cette littérature, des périodes et des allures bien diverses, depuis le roman de chevalerie, les Mille et une nuits, les poèmes héroïques, jusqu’aux contes de fées et aux troublantes histoires d’Hoffmann et d’Edgar Poe. »

(1883 : 236)

Cette littérature des « merveilles » que convoque Mallarmé allie, pour finir, la fascination du poète pour l’art forain (« Un spectacle interrompu », 1875 ; « La déclaration foraine », 1887)[16] et celle qu’il retirait des spectacles de Loïe Fuller, dont les voiles inscrivaient la merveilleuse et incessante mobilité du sens[17]. L’image du « poème populaire moderne » pointe, au-delà de tout « conflit », à travers la forme du journal, la forme ombrée fugace de l’acte artistique qui, permet « insciemment », de transmettre l’éclat épiphanique de l’Art aux yeux du Peuple.

Incarnation allégorique et utopique de la Presse à venir, le Poème populaire moderne présente une forme alternative au Livre et un espace réconciliant poètes et public. Cette littérature, fantasmée ou projetée, devient, selon le souhait de Mallarmé, lieu « d’interposition entre les rêves et qui que ce soit » et reste fidèle à la fonction initiale des Mille et une nuits : « on sait qu’en entrant dans ce livre, on pourra oublier sa pauvre destinée humaine » (Borgès). Or, ce que voit et imagine Mallarmé à partir l’expérience Maupassant dans la Presse de l’époque ne correspond pas vraiment aux principes de l’écriture maupassantienne (son pessimisme ironique) ni à son projet esthétique (un iconoclasme réfléchi) et social (la littérature porte un discours de « savoir ») : il y a, dans la lecture mallarméenne de l’œuvre maupassantienne, et dans le regard discrètement échangé entre les deux écrivains autour du Livre et du Journal, un décalage certain.

La littérature maupassantienne avec un petit "l"

La double défaillance du Livre et du Journal

Face à la double incarnation de la Littérature et du Livre proposée par Mallarmé, sous sa forme littéraire et élitaire (le « Livre ») ou médiatique et populaire (le « Poème populaire moderne »), la vision de Maupassant diverge. Car, aux yeux de Maupassant, si de plus en plus de gens savent lire et écrire, cette capacité, désormais partagée, est loin d’être synonyme d’un progrès culturel que permettrait, idéalement, la forme démocratique du journal :

« Pendant les deux Siècles derniers, la Société, plus restreinte, triée, était fort instruite, pédante même. Hommes et femmes savaient leur antiquité, et l’histoire universelle et mille autres choses. (…) Toutes les phrases étaient saupoudrées d’érudition : et ce savoir, cette littérature de la classe, qui seule comptait, jetait sur les mœurs un vernis d’urbanité. Le reste de l’humanité n’existait pas. Aujourd’hui tout le monde compte. Tout le monde parle, discute, affirme ce qu’il ignore, prouve ce dont il ne doute point. Nous ressemblons à des dos de volumes, avec des titres prétentieux, et dont l’intérieur n’est que de papier blanc. On sait tout sans rien apprendre, et cette façon de voir rend naturellement grossier. »[18]

La « médiocrité » qui caractérise, aux yeux de Maupassant, l’état de la société lisante des années 1880 et 1890 exigerait, de la part des acteurs et lieux professionnels de la production littéraire et médiatique, une réponse. Or, le constat maupassantien tel qu’il apparaît dans les chroniques de l’époque est globalement négatif. Il existe certes de bons journalistes, les « maîtres du journalisme français » de l’époque (Albert Wolff, About, F. Sarcey, Vallès, Rochefort, Zola, Locroy, Montjoyeux, Scholl, Chapron[19] mais aussi Henri Rochefort, Aurélien Scholl[20]). Mais il en existe beaucoup de mauvais dont Duroy est l’attristant modèle dépeint dans Bel ami. De même, il existait de bons écrivains à la génération précédente (Flaubert, princeps mais aussi Hugo, Balzac, Poe, etc.) ; mais s’il en existe encore au temps de Maupassant (Banville, Leconte de Lisle, Zola, Tourgueniev, Verlaine, Mallarmé, Swinburne, etc.), les écrivains « de race » tels Flaubert sont devenus rares ; l’écrivain de qualité n’est que peu lu du public qui préfère la littérature qui les « console », et mal apprécié des critiques qui favorisent l’académisme plutôt que l’originalité ; sur le plan institutionnel, l’écrivain de qualité n’appartient pas à la Société des gens de lettres, il n’est pas non plus élu à l’Académie. Le contexte de production /réception du champ (les instances de légitimation et le public « démocratique ») apparaît donc globalement défavorable. L’image « pure » de l’Écrivain et du Génie appartient au passé : celle du « raté » semble, à l’inverse prospérer. Dans le champ journalistique, domine la marchandisation de la culture, tandis que, dans le champ littéraire, s’impose l’institutionnalisation académique (Sangsue, 1993). Dans cette optique, l’Académie n’est pas, chez Maupassant, une référence comme elle peut l’être chez Mallarmé[21] ou, sous une autre forme plus « intéressée », chez Zola[22]. Comme la nouvelle Société des gens de lettres, l’Académie française incarne, aux yeux de l’écrivain démystificateur, la forme institutionnalisée d’une littérature médiocre[23].

Face à ce constat, la solution maupassantienne n’est pas le retrait préconisé, dans un premier mouvement théorique, par Mallarmé : trouver refuge dans une pratique littéraire isolée, et sacraliser le Livre, grimoire magique et merveilleux considérant que « l’interrègne » n’est pas favorable. Il ne s’agit pas non plus d’inventer une forme utopique (nouvelle et merveilleuse) qui réponde aux aspirations de la Foule en favorisant son évasion vers un ailleurs idéal. Ni, non plus, comme ce fut le cas chez d’autres écrivains tels Gaboriau, de privilégier la vente (corps et âme) de la littérature aux nouvelles instances de production de l’écrit (les quotidiens qui prolifèrent et achètent à la page l’inspiration d’écrivains[24] ; les académies qui paient annuellement les poètes sur concours). La littérature, conçue dans le contexte nouveau de production, cacophonique et risqué, plébéien et super-productif, doit s’articuler dans cet état banalisé, vulgarisé, ouvrant les yeux sur sa condition sécularisée, acceptant l’évolution de son contexte, et exigeant la lucidité (quitte à inviter un regard brutal sur une certaine médiocrité) sur ses propres conditions d’écriture (écueil d’un public vaste autant qu’ignorant ; écueil des modes de production et de légitimation qui favorisent le mercantilisme ou l’académisme ; écueil du nivellement général des pratiques). Le modèle sécularisé du livre maupassantien s’incarne dans la feuille, le journal, le roman (qu’importe le support), dans le conte, la chronique, le roman, le poème (qu’importe le genre), pourvu que « l’esprit » y soit. Il relève d’un travail lucide et honnête plutôt que d’un génie (romantique), d’une légitimité institutionnelle (académique) ou d’une « aura »[25] du livre (symbolique ou mystique). Il traduit un rapport dé-romantisé, qui est engagement envers le Réel et non moyen de multiplier les Rêves.

Dès lors, la figure de la lecture maupassantienne diffère aussi sensiblement du modèle mallarméen. Autant Mallarmé mobilise une lecture intense, intime, un rapport obscur, onirique et fasciné au livre, autant le rapport maupassantien est celui d’une transaction dont le modèle communicationnel, horizontal, est autant rapide que tranchant: on n’y décrypte pas la vérité de l’univers, seulement le portrait cinglant d’une société telle qu’elle est. Le texte maupassantien appartient d’ailleurs, fondamentalement, à un support qui ne se lit qu’une fois (le journal) puis se jette : « figure de lecture qui est celle de la rapidité » : il tente seulement d’inscrire ce passage la possibilité d’une clairvoyance dans un acte de lecture dont la métaphore demeure celle du « coup de fouet ». Le Livre mallarméen impose, dans sa version absolue (le Livre), de nombreuses relectures, une appropriation longue, mystérieuse, déférente : il est de l’ordre magique de la « voyance ». Or, Maupassant nie autant la force sacrale du Livre que la vertu démocratique du « Poème populaire moderne »: c’est seulement dans l’articulation effective, réfléchie et critique, entre les deux espaces - littéraire et journalistique - que se fonde, selon lui, l’indépendance de « l’homme de lettres »[26].

Écrire est un travail

« Le contraire du bien écrire n’est pas forcément le mal écrire c’est peut-être aujourd’hui l’écrire tout court. La littérature est devenue un état difficile, étroit, mortel. Ce n’est plus ses ornements qu’elle défend, c’est sa peau. »

Barthes (1957 : 137)

Dans un monde où « tout reporter se croît homme de lettres, et (où) tout concierge, lisant l’œuvre d’un écrivain, s’érige en juge, déclare le livre bien ou mal écrit, selon qu’il correspond plus ou moins à la plate bêtise de son esprit. »[27], l’écriture doit affirmer, en dépit de tout, ses exigences. L’écriture journalistique offre, dès lors, de potentielles lignes de réflexion. Léon Chapron semble constituer, aux yeux de Maupassant, un exemple à suivre : « (il) avait apporté dans la chronique contemporaine une note bien particulière, alerte et mordante ! Il était en outre un homme des plus sincères du journalisme actuel, d’une sincérité même brutale, mais d’une loyauté à toute épreuve ! » (36). A l’autre bout de l’histoire moderne, l’Arétin constitue un autre alter ego: sceptique, pourfendeur des hypocrisies sociales, cet ancêtre du journalisme « sut se jouer en « maître-artiste » de toutes les faiblesses, les vices et de tous les ridicules de l’humanité ». « Mordante » parfois « brutale » mais toujours « sincère » et « aiguisée », la littérature maupassantienne s’appuie sur « l’esprit » des formes écrites que l’écrivain a développées par et pour la Presse : non pas « l’esprit courant » qui « se fane à la façon des nouvelles à la main des feuilles quotidiennes » mais « l’esprit impérissable » qui demeure alors que le temps passe[28]. Maupassant n’élève pas l’écriture - qu’elle soit journalistique ou littéraire - à la hauteur d’un sacerdoce mais fonde son travail sur « l’observation la plus scrupuleuse possible » (Bancquart, 1981 : 105) et vise à fusionner l’« observation » au « style ».

L’écrivain ouvre ainsi la voie à d’autres écritures littéraires pensées à travers l’expérience réfléchie du Journal, soumises à l’exigence de la factualité et d’une lucidité non dénuée d’ironie mais toujours fondée sur l’acte documentaire : dans le champ anglo-saxon, la veine issue du Journal et de la Guerre - le « simple behaviouristic style » - s’annonce incidemment dans tel fragment de l’œuvre maupassantienne : « ces hommes qui s’en allaient ainsi chaque nuit risquer la mort pour ne point crever de faim et si misérables cependant qu’ils ne mangeaient jamais de viande. » (Une vie, 1883, éd. cit. p. 95). Maupassant ouvre, encore davantage, au cynisme de Carver ou à la volonté ironique et jusque-boutiste de Bukowski qui consiste à inscrire, dans le texte du « non-livre », le réel abrutissant, sa fadeur, le non sens de la vie, détruisant par là-même, les ambitions d’une littérature acquise aux principes esthétisants des Belles lettres : « Ses murs, tendus d’un papier gris à bouquets bleus, avaient autant de taches que de fleurs, des taches anciennes, suspectes, dont on n’aurait pu dire la nature, bêtes écrasées ou gouttes d’huile, bouts de doigts graissés de pommade ou écule de la cuvette projetée pendant les lavages. Cela sentait la misère honteuse, la misère en garni de Paris » (Bel ami, 1885 : p. 65). Le dialogue maupassantien entre le Livre et le Journal s’inscrit, lucide, dans le contexte émergent de la littératie moderne : il fixe l’objectif humble d’une littérature qui soit, plutôt que lieu incandescent des « mille et une nuits », le lieu sombre d’où surgit la lueur d’une écriture faisant face au monde.

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Un dialogue discret mais continu perdure ainsi entre Mallarmé et Maupassant sur les formes que doivent adopter la Littérature et le Livre vis-à-vis du Journal en cette fin de siècle. De la chronique sur « La lune et les poètes » (1884) à l’article « Sur Swinburne » (1891) de Maupassant jusqu’aux portraits de Maupassant offerts par Mallarmé (1892 et 1893) repris dans Quant au livre (1897) s’inscrit une interrogation réciproque : Maupassant interroge (au prix du doute) Mallarmé sur les pouvoirs fascinants et mystérieux de la poésie, quand Mallarmé imagine fugacement, sur l’exemple de Maupassant, de nouveaux croisements utopiques entre Littérature et Journalisme. Ce dialogue ténu restitue, ne serait-ce que par fragments, les facettes de deux dispositifs fondamentaux du Livre et de deux conceptions esthético-médiatiques de la littérature de la fin du XIXe siècle. Le livre mallarméen : « Anonyme, il offre un modèle réduit « des relations entre tout » ; l’harmonie du monde s’y trouve condensée ». Le désastre mallarméen est une ignition dont le poète agence l’orchestration (le texte est la seule « bombe »). Littérature d’imagination (rêves, merveilleux, fantastique), fascinée par l’au-delà des mots auxquels leur magie permet d’accéder, la littérature mallarméenne nous renvoie au modèle ancestral des Mille et une nuits transmis à la littérature européenne au XVIIIe s. et au-delà (Beckford, Swinburne, Stevenson, Villiers, Schwob, Borgès etc.) qui répond à cette irrévocable « exigence humaine, qui veut des contes après des contes, des rêves après des rêves, éternellement »[29] et démontre que le poète a pour vocation d’élaborer de « radieuses clartés avec les seuls mots qu’il profère » (Magie, 1892). Le livre maupassantien est, inversement, une élégie du temps qui détruit tout, le constat du défaut d’harmonie du monde, un regard lucide posé sur les aspirations du livre réduites à « simple monnaie », qui n’ouvre que sur « une désolante vérité ». Plutôt que Swinburne, ou encore Poe et Hoffman, il retient comme modèle du travail littéraire la frontalité d’un Tourneguiev, devant la banalité du réel. Face à la démiurgie du livre mallarméen (« le livre supprime le temps cendres » est-il affirmé dans les « notes en vue du Livre »[30]), - vision vespérale qui s’ouvre sur le Rêve maintenu de la Fiction -, le livre maupassantien accepte l’impuissance de son jeu, et dévoile une « vision crépusculaire » qui maintient, pourtant, la possibilité d’un « savoir ». L’apothéose du Livre et de la Littérature que consacre Mallarmé - jusque dans l’invention d’un texte utopique réconciliant la littérature et la foule (le « Poème populaire moderne ») - tranche avec la reconnaissance, intérieurement déchirée, des dispositions modernes de l’écrit qui caractérise l’œuvre de Maupassant. L’existence d’une littérature qui accepte l’horizontalisation de ses pratiques, la massification du public, l’in seculum du texte littéraire n’entraîne pas inéluctablement, aux « yeux clairs » de l’écrivain (Delaisement, 2003: 1344), le dénivellement de ses pratiques, mais peut et doit provoquer aussi un « sursaut » de l’écriture. Maupassant a « senti » - autant que Mallarmé - que le texte de la littérature se retranchait de la forme sacrée du Livre. Seuls leurs rêves de la littérature à venir ont différé.