Abstracts
Résumé
Le bouillon produit par la cuisson à l’étuvée a tendance à prendre une couleur brun clair aux reflets mordorés, tandis que la viande se dore d’un ton plus foncé. Si l’on y ajoute de la sauce de piments, une merveilleuse vague rouge vif s’étend sur la surface du bouillon, au point de recouvrir parfois complètement la vapeur chaude qui ne peut s’élever : c’est un coucher du soleil sur l’eau étale qui s’offre à vous. Alors, allez-y ! Prenez-en une bonne gorgée sans criante ! Ah ! Épicé et chaud, quelles délices... A se pâmer !
牛肉面,通常作成汤面的一种,以其主要用牛肉作料而得名。以牛肉块和卤包熬 煮成整锅带肉汤汁,适量盛入大碗,再加上水煮过的面条,几枝青菜,洒上葱花, 便成一碗热腾腾、香喷喷的牛肉面。浓郁的黑褐色汤汁上通常会飘着一层牛肉煮出 的油,晶亮亮的油水不至全然蒙盖住里面的热气...... 他一直记得,这政治犯难友,每当他吃面时,趴在对面牢房的铁栏杆上,看着他 的那种极度渇欲的神情。每回都是看他把最后一口面汤喝完,那难友也才喉头一阵 颤动、呑下最后一口口水。
Article body
Il avait été arrêté pour une infraction de caractère politique et même condamné à mort, peine commuée par la suite en travaux forcés à perpétuité. Au cours de ses vingt-trois années d’incarcération, il fut saisi un jour d’une envie aiguë d’avaler un bol de nouilles au bœuf.
En ce temps-là on pouvait s’en offrir en prison. Bien sûr, il fallait avoir l’argent, mais ce n’était pas dispendieux au point d’être inaccessible à la plupart des détenus.
Bien que prisonnier politique, il recevait de l’argent de sa famille à l’extérieur, de quoi pourvoir à des besoins imprévus, quoique sans pouvoir se permettre de le gaspiller. Mais un bol de nouilles à la viande, ça, il pouvait se l’offrir, surtout quand il avait l’eau à la bouche rien qu’à y penser.
Il avait commandé les nouilles. La règle était de s’inscrire à cinq heures pour être servi à neuf heurs du soir, une sorte de souper pour la nuit. Tout en dégustant ses nouilles, il voyait le détenu de la cellule d’en face, un politique comme lui, fixer d’un regard d’une insoutenable intensité le bol qu’il tenait en main, sans baisser les yeux jusqu’à ce qu’il eût avalé la dernière goutte de bouillon.
Il songeait à commander la prochaine fois un bol pour ce compagnon d’infortune, un politique lui aussi. Lui ne recevait pas de visite et n’avait évidemment pas un sou pour en acheter. Il avait la ferme intention de le lui offrir.
Le lendemain, pour une raison que lui-même trouvait peu valable, il n’avait encore rien commandé (s’il avait été obligé de répondre à la question, il aurait pu tout au moins expliquer que c’était parce qu’il était resté accroupi aux toilettes au moment voulu). D’ailleurs il s’était dit que ce n’était pas à un jour près, puisque dans cette prison dénuée de tout, seule le temps ne manquait pas. De toute façon ne lui suffirait-il pas de commander un bol le lendemain après-midi et de le faire porter à son voisin de cellule le soir avant de s’endormir ?
Le jour suivant, il n’était plus temps de passer commande, car, l’aube à peine levée, son compagnon d’infortune avait été tiré de sa cellule pour être fusillé.
Des années, bien des années plus tard, alors même que, couvert de gloire, il était devenu un personnage politique influent, il ne cessait de repenser à ce bol de nouilles qu’il avait négligé de commander.
Un bol de nouilles au bœuf ?
Ainsi appelle-t-on communément une sorte de nouilles au bouillon qui tire son nom de la viande qui lui donne du goût.
En faisant bouillir les morceaux de bœuf avec des épices, on en tire une casserole pleine de jus de viande dont on verse la quantité voulue dans un grand bol avant d’y ajouter des nouilles cuites à l’eau ; quelques branches de verdure, un semis d’oignon haché et voilà notre bol fumant, répandant un arôme qui chatouille les papilles.
Sur l’épais bouillon d’un brun foncé flotte ordinairement une couche translucide de graisse provenant de la cuisson de la viande ; comme elle ne recouvre pas entièrement la vapeur chaude qui monte du fond, elle permet d’apercevoir les lanières blanches de tendres nouilles pâles qui tantôt s’enfoncent tantôt remontent, non sans laisser entrevoir les morceaux rouge-brun de la viande qui n’est pour rien dans ce remue-ménage. Adoucie au contact des épices, l’odeur forte de viande du bœuf échauffé tourne en fumet parfumé.
Un lourd fumet parfumé.
L’assurance d’un mets exquis.
Des années plus tard, alors que l’ombre de la terreur blanche s’était éloignée, on veut bien, me dira-t-on. Mais aussi à l’époque où se poursuivaient de grandes vagues d’arrestations et de condamnations - et qui se sont après tout prolongées plus d’un demi-siècle ? C’est un point sur lequel on s’est interrogé, ouvertement ou en son for intérieur - ce « on » inclut bien sûr les ennemis de ces détenus politiques :
« Les politiques pouvaient donc s’offrir des nouilles au bœuf ? Leur détention n’était donc pas si terrible. La preuve ! »
Lui n’aurait pas manqué d’arguer : « Seuls ceux incarcérés à l’époque du Centre de détention de la cour martiale du quartier général disposaient de la faculté de payer pour s’acheter des nouilles au bœuf. »
La réplique clouait le bec à la plupart des gens qui avaient compris qu’il s’agissait d’un endroit où l’on attendait la sentence de mort et son application.
Assurer un bon repas au condamné avant son exécution a toujours été dans les mœurs de l’ethnie venue du lointain continent chinois régner sur Taiwan. Tout petits, les enfants y ont l’occasion d’apprendre qu’avant de mourir, l’homme qualifié de « brave » dévore sa viande à grandes bouchées et vide son pichet à longues rasades, pour lancer ensuite une phrase du genre de celle-ci :
« Tête tombée ne laisse qu’un trou pas plus large que mon bol ! Dans vingt ans se dressera un nouveau brave ! »
Certes, l’alcool inspire du courage au condamné, mais pourquoi lui faudrait-il de la viande avant son exécution ? L’ethnie venue nous gouverner est originaire du bassin du fleuve Jaune, un territoire au nord, loin de la mer. De façon générale le poisson de rivière ou d’étang grandit malaisément. Les grosses pièces sont rares, les petites sont pleines d’arêtes. Imaginez le condamné à mort les yeux embués de larmes (ou le regard vide), occupé à concentrer son attention à extraire une à une les arêtes avant de fourrer les morceaux de poisson dans sa bouche sous le maigre filet de lumière qui traverse l’obscurité de la cellule !
Comme le poisson d’eau douce ne saurait être débarrassé de ses arêtes avec des baguettes, force est de le retourner et de le gratter plusieurs fois : la chair blanche se sépare très vite des vertèbres du dos, la partie principale et la moins fragile du squelette. A moins qu’il ne s’agisse de poisson de mer rare et coûteux tel que la scène, la chair à tendance à s’effriter comme si l’on ouvrait une gousse d’ail. En tombant et se détachent de la chair du poisson, chaque fragment présente la forme délicate et cristalline d’un quartier d’ail blanc velouté. La chair de la plupart des poissons est constituée de l’adhérence serrée de fines parcelles qui se séparent et tombent en touffe ou en motte.
Pour détacher la chair du squelette il faut souvent tripatouiller le poisson au point de le rendre informe ; brisée, la colonne de vertèbres allant de la tête à la queue laisse alors maintes arêtes latérales à retirer une à une...
C’est pourquoi il est plus facile de ramollir les arêtes à la cuisson au moyen d’une préparation ad hoc. Célèbre dans le monde entier pour ses talents culinaires, l’ethnie venue du continent nous gouverner sait comment préparer le fameux plat appelé « carpe frite aux petits oignons ». Un habile maître queux serait capable de fondre le squelette entier d’une carpe pleine d’arêtes, large comme la paume, sans gâter la chair ni changer son goût, tout en la laissant d’imprégner d’un arôme délicat d’oignon.
(Mais comment offrir au dernier repas du condamné un tel plat, tant il demande de temps et de travail, quoique la carpe et les oignons soient des produits bon marché ?)
Voilà pourquoi c’est la viande qui convient le mieux.
Aussi était-ce des nouilles au bœuf qu’il pouvait se procurer quand il attendait la sentence au centre de détention de la cour martiale, et son compagnon d’infortune le moment où il serait fusillé.
Des nouilles - au bœuf.
Le centre de détention de la cour martiale, Bastille redoutée, est toujours resté un lieu secret.
Après son arrestation il avait subi près de deux années d’interrogatoire et avait été transféré en divers lieux d’incarcération avant d’être envoyé là en attente du jugement, dès lors que l’on n’espérait plus rien de ses dépositions.
Comme il avait été transféré en voiture spéciale des services secrets, il n’avait finalement jamais rien vu de plus que des rangées de cellules. Quant à la hauteur des murs, aux grillages métalliques et aux gardiens, ce décor confirmait en tous points les descriptions de ses codétenus. Personne n’avait pu apporter la preuve de leur réalité, ni bien sûr, la réfuter, car seuls avaient l’occasion de sortir un à un de leur cellule et voir les autres bâtiments de la prison, ceux qui étaient traînés au dernier supplice ou, après la sentence, les condamnés à la détention.
(Personne ne se retournait, ni n’avait envie de tourner la tête.)
Dans leurs étroites cellules, ils discutaient à partir d’informations recueillies de tous côtés de l’emplacement, de l’environnement, de l’aspect extérieur et de l’aménagement intérieur de l’irréfutable centre de détention. Ils avaient besoin d’en parler pour s’assurer de leur propre existence en un lieu défini : ils n’avaient pas encore disparu et n’étaient donc pas encore oublié.
(D’ailleurs personne n’aurait consenti à confirmer leurs discussions. Par crainte d’évasion, les gardiens, les seuls êtres du monde extérieur à être en contact avec eux, avaient reçu l’ordre de ne pas leur communiquer la moindre information s’y rapportant.)
L’attente de la sentence se prolongeait quand vient enfin le jour où il fut transféré dans une cellule d’un autre côté où il obtint la permission d’écrire, tandis que sa famille, apprenant enfin son lieu de détention, recevait la permission de lui rendre visite.
Grâce au témoignage fiable de ses proches, il put s’assurer que l’endroit où il se trouvait : pas d’erreur, c’était sur le territoire de Taipei, la bonne ville où s’était installé le pouvoir du Parti nationaliste venu de Chine établir son règne, mais dans les environs de la cité.
Sa femme lui avait apporté quelque argent. Elle lui envoyait désormais deux cents dollars par mois, ce qui lui permettait de pourvoir à ses besoins quotidiens en prison à l’aise.
On y servait gratuitement les trois repas, mais savon, brosse à dents, serviette, papier de toilette restaient à la charge du prisonnier qui devait les acheter. Craignant à cette perspective de manquer un jour de papier pour s’essuyer et devenu un militant d’opposition politique assagi, il gardait toujours sur lui un sac où étaient entreposés serviette, papier, brosse à dents... et un certaine somme d’argent frais.
Il y attendait une décision judiciaire qui tomberait il ne savait quand, et s’attendait aux travaux forcés, sinon la mort, la seule peine prévue à l’article « rébellion en période de mobilisation générale ».
L’exécution de la peine de mort avait généralement lieu le vendredi. On les emmenait se faire fusiller à l’aube. Dès que la lumière s’allumait dans la loge du gardien, chacun comprenait qu’on allait procéder à une nouvelle exécution ce jour-là. Quant à savoir qui était concerné, il fallait observer dans quelle direction marcherait le gardien-chef et quel nom il allait appeler.
A cause de ce vendredi réservé aux exécutions, la veille, c’est-à-dire le jeudi soir, la règle établie était de servir en prison un repas plus copieux. Chaque détenu recevait en supplément du fromage de soja et un bout de viande d’environ trois pouces.
Impatiemment attendus chaque semaine, le soja et ce morceau de viande étaient un régal qui calait le ventre à ces prisonniers promis à une proche condamnation. Leur misérable pitance était dépourvue de toute matière grasse. Obtenir enfin un bout de viande, si petit soit-il, car c’était tout de même de la viande, mordre dedans, en faire jaillir le jus, au point presque d’entendre le crissement de joie des dents qui se refermaient dessus, ah ! sentir la graisse couler, d’abord entre des dents râpeuses, enfin lubrifiées, puis arriver aux lèvres, ah ! le plaisir d’en avoir plein la bouche...
Exhalaison graisseuse !
Pour certains détenus, la viande et le soja du jeudi soir faisaient office de dernier repas plantureux du condamné à mort.
Ceux qui en avaient pris connaissance ne dormaient généralement pas de la nuit. Ils sommeillaient dans la journée. Leurs compagnons de cellule étaient disposés à leur tenir compagnie et à se charger à leur place de ce qu’ils avaient à faire. Pourquoi dormir en plein jour ? Était-ce qu’ils ne pouvaient trouver le sommeil le long de la nuit sans savoir si leur tour d’être exécuté ne tomberait pas le jour suivant ? Était-ce par souci d’économiser le peu de temps qu’il leur restait à vivre ? Ou encore, est-ce que l’on se sent plus rassuré en restant éveillé ?
Peu importe la raison, en attendant que le jour se lève et se révèle le dernier, tout au long de la nuit, ils pouvaient se dire qu’ils avaient un bon bout de viande dans l’estomac. Bien sûr, il y avait aussi le soja et les autres plats du soir. Mais cette cuisine sans huile de la prison, ce riz noirâtre, ces pâtes serpentines, ces légumes filandreux, c’était à vous étouffer... ça ne tenait pas à l’estomac, ça se digérait en un tour de main. Après tout, ce n’était qu’au moment d’une possible exécution imminente qu’on avait enfin quelque chose dans le ventre, ce bout de viande...
Pour les condamnés à mort, ce morceau devenait l’enjeu de discussions qui occupaient une semaine entière dans l’étroite cellule dont on ne pouvait s’échapper.
« Pourquoi à lui, il a donné un bout plus gros, le gars qui distribue la soupe ? »
« Pourquoi il a reçu un meilleur morceau, celui-là, de la viande maigre ? »
« Ça fait trois fois de suite qu’on me refile le cuir d’une vieille truie qui a dû connaître des centaines de portées, immangeable ! »
(Quelle saloperie a-t-il commis au détriment de ses camarades ? Qui a-t-il vendu pour être toujours le mieux traité et recevoir chaque fois le plus gros morceau ?)
C’était tout de même une bien bonne chose d’avoir de la viande à se mettre sous la dent. Il leur arrivait aussi de plaisanter :
« Le morceau qui m’est échu garde de longs poils, roides comme ceux qui poussent en bas... Haha ! »
L’autre de répliquer :
« Les tiens ne sont donc pas plus épais que soie de porc ? »
Pourvu qu’ils puissent profiter de la prochaine occasion, le jeudi suivant, chacun espère un morceau plus gros ou plus maigre ou de meilleur qualité.
N’auraient-ils pas dû se le demander, les condamnés qui mangeraient de cette viande préparée principalement pour celui qui allait être exécuté (ordinairement par balles) :
« Ce qu’ils mangent, c’est la chair duquel d’entre eux ? »
Depuis qu’il disposait de l’envoi mensuel de deux cents dollars, il ne dépendait plus entièrement de ce bout de viande hebdomadaire du jeudi. En faisant attention à ses dépenses en prison, il pouvait s’offrir des nouilles au bœuf une ou deux fois par semaine.
(A la prison le bol coûtait cinq dollars.)
En fait, il existait un mobile occulte à cette autorisation de commander des nouilles au bœuf accordée aux prisonniers en attente de la sentence ou de son exécution par le centre de détention de la cour martiale.
La prison assurait les trois repas servis à heure fixe, de toute façon du riz plus ou moins noirâtre, des pâtes serpentines et des légumes filandreux propres à vous étouffer. Il n’y avait en supplément que ces nouilles au bœuf, à commander à cinq heures pour les obtenir à neuf heures.
Autrement dit, chaque jeudi, au supplément de viande servi à cinq heures, on pouvait ajouter le bol de nouilles au bœuf, à condition d’en avoir les moyens. Y étaient incités surtout ceux qui attendaient leur tour d’être traînés devant le peloton d’exécution.
On l’apportait à neuf heures, neuf heures du soir, ce qui réduisait quelque peu l’attente nocturne.
La population nordique venue du lointain continent chinois en franchissant le détroit de Taiwan pour nous gouverner croyait fermement au dicton : Qui mange bien devient fantôme repu. A fortiori s’il s’agit de mort injuste. Si la victime n’a pu se rassasier avant de trépasser, son âme devient preta, un fantôme affamé encore plus vindicatif.
Avant de procéder à l’exécution, il convient donc de ne pas lésiner pour le festin où l’alcool et la viande sont les produits de base, mais, dans cette passe où sa vie est en jeu, le prisonnier éprouve ordinairement bien de la peine à avaler quoi que ce soit, bien peu sont capables ne serait-ce que d’humecter leurs lèvres. Ce dernier repas du condamné à mort perd ainsi toute signification.
N’est-ce point pour cela que le centre de détention, cette Bastille tant redoutée, offrait le service de ce bol de nouilles à neuf heurs du soir, soit six ou sept heurs avant l’aube ? Assez loin pour que le condamné s’attendant à être fusillé à l’aube ait encore le cœur à manger !
S’il avait songé à commander des nouilles pour le politique, son codétenu, bien sûr, c’était parce que ce dernier avait été condamné à mort et attendait l’exécution de la sentence.
Il se souvenait que, chaque fois qu’il s’apprêtait à manger ses nouilles, le prisonnier grimpait à la barre du grillage de la cellule d’en face, et se rappelait l’expression d’intense envie de sons regard. Son voisin le fixait des yeux jusqu’à la dernière goutte de bouillon bue et, chaque fois, un tremblement le prenait à la gorge, lorsqu’il ravalait sa salive.
Il avait enfin compris pourquoi ce compagnon d’infortune désirait tant le bol de nouilles au bœuf : c’est que l’on pouvait le pimenter et ce camarade aimait plus le piment que la vie.
Cette passion du pimenté révélait que ce politique venait d’une autre région. Il devait sûrement être venu à Taiwan en 1949 à la suite du gouvernement nationaliste.
(Il devait être des « nôtres » amenés par les Nationalistes, comme ils disent ! Comment avait-il pu être condamné à mort ? N’était-ce pas des « autres », la population de l’île, dont les Nationalistes s’étaient chargés de faire le nettoyage ?)
Taiwan se trouvant dans la zone subtropicale humide de l’Asie, les habitants de l’île ne mangent guère pimenté. Ce n’est que dans la région chaude su Sud que les gens éprouvent le besoin de piments pour mieux transpirer. Les « nôtres », par contre, amenés par le pouvoir nationaliste de zones froides ou tempérées, ont besoin de poivre chinois, d’ail et de sauce pimentée pour combattre la froidure et l’humidité.
Mangeurs de piments ou non permettaient de distinguer en gros deux sortes de détenus politiques dans la prison en ce temps-là.
Un autre indice qui aurait permis de les différencier, c’était les slogans qu’ils criaient devant le peloton.
Bien sûr il n’était plus question de beugler : « Dans vingt ans un autre brave surgira ! »
Ce pouvait être :
« Vive le parti communiste ! Vive Mao Zedong ! »
« Vive le prolétariat ! »
« Vive la République populaire de Chine ! »
Si leurs jambes ne se dérobaient pas et ne les abandonnaient pas aux bras des gardes qui les encadraient, il leur arrivait de marcher au supplice en chantant l’Internationale, en général la première strophe. Parfois, ils avaient à peine élevé la voix que la crosse des soldats s’abattait sur eux et coupait court au chant.
(Tous ces gens mangeaient pimenté.)
Lui, de même que les autres politiques qui étaient nés et avaient grandi dans l’île, n’avaient pas été jetés en prison pour leur foi communiste. Leur crime était en général :
Affilié à la Ligue pour l’indépendance de Taiwan ou à l’Union panasiatique.
Aussi criaient-ils :
« Vive l’indépendance de Taiwan ! »
« Debout, peuple de Taiwan ! »
« Vive la République de Taiwan ! »
(Ceux-là ne mangeaient pas pimenté.)
Il y avait bien sûr des exceptions : des Taiwanais qui ne mangeaient pas pimenté avaient été incarcéré pour leur sympathies communistes, mais rarissimes étaient les amateurs de piment venus en compagnie des Nationalistes qui auraient soutenu l’indépendance de Taiwan.
Toujours est-il qu’en découvrant le goût du piment de son voisin, il avait compris qu’il venait d’un autre coin et qu’il était en prison pour raison différente de la sienne. Ils ne partageaient pas les mêmes convictions politiques, mais n’en étaient pas moins tous des condamnés politiques. Dans les années 50 ou 60 les rouges et les indépendantistes, mangeurs ou non de piments, éprouvaient les uns pour les autres une sympathie réciproque. Aussi partageaient-ils des slogans communs :
« A bas ces salauds de Nationalistes ! »
« A bas le pouvoir de Tchang Kai-chek ! »
Il éprouvait même la plus grande pitié pour ces politiques mangeurs de piments.
Passe encore que Tchang Kai-chek s’en pris au Taiwanais, mais agir ainsi envers les siens, ceux qu’il avait emmenés depuis le continent !
Le bol de nouilles ne devient-il pas ainsi la boussole de notre humaine déchéance, la courroie de transmission d’un sentiment chaleureux entre un Taiwanais du terroir et un politique venu d’une terre lointaine ?
Mais quel rapport entre les nouilles au bœuf et la sauce de piments ?
« Nouilles au bœuf à l’étuvée » et « nouilles au bœuf roussi ».
Les nouilles au bouillon préparé avec de la viande de bœuf sont en réalité à différencier en deux grandes catégories, selon la base de la préparation, pur bœuf à l’étuvée, ou bœuf roussi.
Dans le premier cas on obtient la base du bouillon avec un peu d’eau claire (ou plus élégamment dit, « pur liquide en quantité mesurée »). On y ajoute les morceaux de bœuf avec des oignons, du gingembre et du saké, etc. après cuisson qui produit le bouillon de bœuf, méritant d’être déclaré « bouillon pur bœuf à l’étuvée », on y verse les nouilles et l’on obtient ces fameuses « nouilles au bœuf à l’étuvée ».
En suivant le même processus, mais à condition d’ajouter de la sauce de soja et des épices au moment de la cuisson, on peut obtenir des « nouilles au bœuf roussi ».
Le bouillon produit par la cuisson à l’étuvée a tendance à prendre une couleur brun clair aux reflets mordorés, tandis que la viande se dore d’un ton plus foncé. Si l’on y ajoute de la sauce de piments, une merveilleuse vague rouge vif s’étend sur la surface du bouillon, au point de recouvrir parfois complètement la vapeur chaude qui ne peut s’élever : c’est une coucher du soleil sur l’eau étale qui s’offre à vous. Alors, allez-y ! Prenez-en une bonne gorgée sans crainte ! Ah ! Épicé et chaud, quelles délices...
A se pâmer !
Il allait être condamné aux travaux forcés à perpétuité pour avoir manifesté son mécontentement envers le gouvernement nationaliste de Tchang Kai-chek qui avant massacré tant de Taiwanais avec armée, un mécontentement aggravé par des idées indépendantistes.
En prison où il n’avait pas d’autre choix que de manger des nouilles au bœuf (la seule nourriture qu’il pouvait s’acheter), il était persuadé que le politique amateur de pimenté, amené de Chine par Tchang Kai-chek, avait espéré pouvoir en déguster un bol avant son exécution. Mais il n’en pensait pas moins ceci : dans ce Centre de détention de la cour martiale, pourquoi faudrait-il qu’au dernier repas des condamnés à mort ce soit des nouilles au bœuf qui soient proposées, alors que la plupart des détenus sont des gens de Taiwan ?
La population de l’île s’est toujours consacrée à l’agriculture. Le bœuf aide à labourer et remplit d’éminents services qui permettent à une famille entière de se nourrir. Il jouit de la considération d’un membre de la famille. En fait la très grande majorité des gens du peuple ne saurait manger de bœuf, en témoignage de sa gratitude pour l’animal.
(Comment peut-on imaginer un Taiwanais un bol de nouilles au bœuf aux mains avant son exécution et déclarer qu’après l’avoir vidé, son « départ » en serait facilité ?)
S’il faut absolument de la chair à ce repas, pourquoi ne pas servir du porc ou de poulet ? L’échine de porc entrelardée, bouillie et tranchée devient une viande blanche qui fait toujours partie des offrandes aux dieux dans tous les districts de l’île et un must au dernier repas d’un Taiwanais qui doit trépasser.
Sinon on pourrait aussi bien servit du poisson. La mer est tout autour, avec ses poissons gros et gras, espadon, requin, gobie, ventre-blanc... Ils sont bons à manger, bon marché et font souvent plus de dix livres taiwanaises. De plus gros poisson a d’autant moins d’arêtes. Il suffit de le couper en tranches et de le frire légèrement, de cuire à la vapeur les parties ventrues, de tirer un bouillon de la queue, ou encore de le hacher fin et en faire des boulettes. Il n’est pas de cuisine plus facile.
Si l’on tient à en tirer un bouillon bien chaud, du même genre que les nouilles au bœuf, le poisson de mer est l’ingrédient idéal de la soupe de poissons. Une soupe de gobies, ça vous dirait ? C’est un petit plat habituel, plein de ces saveurs, du pays, de notre île ; on y retrouve l’art de cuisiner de la maman.
Pourquoi faut-il que ce soit des nouilles de farine de blé ?
L’île se trouvant dans la zone chaude de l’Asie, il est possible d’y obtenir jusqu’à trois récoltes de riz, alors que la chaleur torride ne convient pas au blé. Le riz est la principale nourriture de la population locale, mais pour les accompagner dans leur dernier départ, pour leur donner la force d’avancer dans les chemins ténébreux, il leur faut se remplir le ventre d’énergie que seule donne la nourriture à base de blé.
A en croire les nombreux tabous qui entourent la mort dans l’île, si l’on mange une nourriture interdite avant de mourir (par exemple du bœuf qui aurait mérité le respect de la gratitude), ce ne serait pas seulement un blasphème, mais un crime de plus porté au compte de la victime de malemort, dès lors indéfiniment privée de renaissances.
Venu de lointain continent chinois, ce gouvernement nationaliste ne se borne pas à exercer son pouvoir sur l’île entière, sur la ville de Taipei dont il a fait sa capitale et le cœur de son administration, sur ce Centre de détention de la cour martiale, le domaine de sa domination veut s’étendre à l’estomac des gens.
(Et même sur le séjour des morts ?)
Trente ans plus tard, à la suite de l’évolution de la situation politique et des revers du parti au pouvoir venu du lointain continent chinois, quoique couronné héros de l’opposition et devenu une personnalité politique disposant d’un réel ascendant, il lui arrivait maintes fois d’évoquer ce bol de nouilles qu’il n’avait pu faire parvenir à son malheureux codétenu.
A la suite de la situation nouvelle qui s’était établie entre les deux rives du détroit, il avait même traversé la mer et s’était rendu sur le continent, sa visite étant bien entendu qualifiée de « retour » par le gouvernement chinois. Il considérait que ses vingt-trois années de prison suffisaient amplement à prouver son total attachement à l’île. Il était allé chercher en face la « grande entente » de nature à ouvrir des pourparlers de paix entre les deux bords.
(Ses compagnons d’infortune étaient persuadés qu’il cherchait ainsi à s’arroger de plus grand avantages politiques par intérêt personnel, trahissant son idéal d’un Taiwan indépendant ainsi que le peuple taiwanais.)
Arrivé en Chine et visitant le Sichuan, il ne manqua pas de demander un bol de ces « nouilles au bœuf roussi » devenues à la mode à Taiwan.
Étant lui-même venu d’une province étrangère et de plus coiffé de l’appellation d’indépendantiste taiwanais, il pensait montrer ainsi une réelle largeur d’esprit - il ne rejetait pas la sinisation que la conquête du pouvoir par les Nationaliste avait entraînée à Taiwan. Ce serait aussi, bien sûr, un moyen de flatter la population locale de la province continentale. Il pensait lui exprimer ainsi chaleureusement sa sympathie :
« Nous en consommons souvent, tout le monde les appelles, nouilles au bœuf à la mode du Sichuan, pas vrai ! »
Puis il s’expliqua :
« C’est surtout après 1949 que cette préparation venu du Sichuan s’est répandue à Taiwan. C’est pourquoi elle y est communément appelée "nouilles au bœuf à la sichuanaise". »
Toutefois on eut beau chercher dans tous les recoins de la province, il n’y avait pas trace d’une telle préparation et les gens du Sichuan ignoraient tout de cette recette de nouilles supposée avoir été exportée en la lointaine Taiwan.
Il avait d’abord pensé que les Sichuanais avait oublié un plat d’avant 1949 à la suite des bouleversements apportés par la révolution communiste. Mais à l’issue d’une enquête attentive il avait découvert, à son extrême surprise, qu’il n’y avait nulle part dans toute la province de ces nouilles que l’on avait l’habitude de manger à Taiwan, et, il va sans dire, le bol de ce qu’il n’avait pas commandé en prison.
Il existe au Sichuan une sorte de bouillon au bœuf roussi au poivre chinois, mais la façon de l’assaisonner n’est pas celle des nouilles qu’il avait l’habitude de consommer à Taiwan. La divergence la plus évidente, outre l’absence de sauce soja, est l’usage d’un poivre chinois que produit en abondance le Sichuan, à la fois piquant et pimenté. Dans les nouilles à la sichuanaise que l’on mange à Taiwan on se sert de pâte fabriquée avec des piments et de sauce soja pimenté ; il n’y a que du pimenté, pas le moindre goût de piquant du poivre.
(Le piment cultivé en Indonésie ne s’est répandu en Chine que très tard, vers le milieu du règne des Mandchous, il n’y a guère plus de deux cents ans.)
Une différence encore plus importante est que les gens du Sichuan n’ajoutent pas de nouilles déjà cuites dans le bouillon de bœuf pour en faire des ‘nouilles au bœuf’ - déclarées ou non à la sichuanaise, peu importe. Au Sichuan le bouillon de bœuf est du bouillon, et les nouilles des nouilles.
Ce ne fut pas une mince surprise, force lui était de l’admettre, pour lui qui avait cru pendant quarante ans que ces nouilles que l’on mangeait partout à Taiwan étaient originaires du Sichuan. Il lui avait fallu attendre d’avoir mis les pieds au Sichuan et de se mettre en quête de ces nouilles à la sichuanaise pour réaliser qu’elles ne venaient nullement de cette province, mais, de toute évidence, de Taiwan.
A cet instant il ressentit un vide, l’impression d’être au mauvais endroit et, dans ce moment de confusion, se bouscula devant ses yeux tout son passé, une foule d’images vielles de tant et tant d’années et ce bol de nouilles qu’il n’avait pas commandé dans la prison. Il songeait à ses vingt-trois années passées enfermé dans une étroite cellule en proie à la peur et au désespoir, à son estomac contracté, et cela, à cause de son aspiration à l’indépendance de Taiwan...
Depuis le grand transbordement à travers le détroit en 1949, qu’est donc devenu Taiwan ? S’il avait su alors que les nouilles au bœuf ne venaient pas du Sichuan mais des cuistots de la prison, que c’était un produit essentiellement taiwanais, est-ce que tout aurait été différent ?
(Y a-t-il bien d’autres cas de ce genre dans l’île aujourd’hui ? Comment les confronter à nouveau à l’avenir ?)
Alors ? Nouilles à la taiwanaise ou à la sichuanaise ?
En 1949, vaincu par Mao Zedong, Tchang Kai-chek se retirait du continent avec le gouvernement nationaliste, emmenant hommes et gens à travers le détroit jusqu’à la petite île de Taiwan. Parmi les vétérans de l’armée qui l’avaient suivi, un vieux chef d’escouade retiré dans la pointe sud de l’île, se fiant à sa mémoire et à son expérience, s’était mis à fabriquer de la sauce de lamelles de soja soit pimentées soit non, une préparation lui rappelant son pays natal sur le continent.
En cuisant le bœuf avec cette sauce et un sachet d’épices, il obtenait du bouillon au bœuf roussi. Il ne restait plus qu’à ajouter les nouilles pour réaliser le célèbre plat.
Dans les années de misère générale qui a suivi la fin des troubles de la guerre, les boutiques qui vendaient des nouilles au bœuf en faisaient rapidement sauter des tranches avec des légumes marinés et laissaient les clients assaisonner à leur goût, c’était alors sauce pimentée, marinades, ail... et que sais-je encore.
Les premiers créateurs étant des vétérans venus du Sichuan, ces nouilles au bœuf pimenté ont été appelés ‘à la sichuanaise’. Nombre de patrons de gargotes n’étaient nullement du Sichuan, mais ils tenaient à cette appellation flatteuse, « Nouilles au bœuf de goût sichuanais ». Certains patrons écrivaient carrément : « Nouilles au bœuf de Taiwan ».
D’ailleurs en Europe et en Amérique les restaurants emploient cette dernière appellation pour se distinguer des gargotes de nouilles au bœuf d’origine chinoise.
Appendices
Note
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Première publication dans l’ouvrage collectif dirigé par Annie Curien, Alibis. Dialogues littéraires franco-chinois, Éd. Maison des Sciences de l’Homme, 2004.