Abstracts
Résumé
La grève des universitaires a rendu visible le décalage entre le projet gouvernemental - former une "autonomie" par la montée en puissance de Conseils qui dépendent fortement d'injonctions administratives – et des enseignants-chercheurs au statut dévalorisé. Jean-Louis Déotte, professeur de philosophie à l'Université de Paris-8 et coordinateur de programme à la Maison des Sciences de l'Homme Paris-Nord, expose les données centrales du débat actuel : comment intensifier les relations, les réseaux, les collectifs, et l'habitude du travail par projet ?
Abstract
The French university strike clearly exposed the gap which exists between the official project (to implement a new "autonomy" through the empowerment of Councils presumably submitted to the administration rather than to scientific criterias) and the professors, whose positions & status have been deeply weakened over the years. Jean-Louis Déotte, philosopher (aesthetics, Paris-8 university & program coordinator at the MSH-Paris-Nord) enlights the central questions : how to develop relations, networks, teamworking and project management into French universities ?
Article body
« Le "culte de la blague", que l’on retrouve chez Georges Sorel […] est devenu un élément essentiel de la propagande fasciste. »
Walter Benjamin, Le Paris du Second Empire chez Baudelaire
S’il y a plusieurs modèles universitaires dans le monde, rien n’indique que le gouvernement Sarkozy ait une idée précise de ce qu’il veut imposer. Cela ne ressemble pas au modèle anglo-saxon, très différent du nôtre, car les universités richement dotées, du fait d’une culture de l’évergétisme en particulier par leurs anciens étudiants, sont les seuls lieux de culture d’une société sans ministère de la culture, reposant sur des départements disciplinaires développant une politique de recrutement, de recherche et de transmission très autonome en l’absence d’instances nationales du type CNU. Les universitaires y ont une forte identité symbolique et donc sociale, en comparaison de laquelle les universitaires français sont en voie de prolétarisation. On pourrait très bien interpréter notre mouvement en termes de refus de la prolétarisation. Le refus, pour des professionnels « libéraux » de devenir de simples salariés.
Ce gouvernement cherche plutôt à imposer un modèle autocratique de « gouvernance », dans toutes les institutions et organisations sociales, de l’audiovisuel aux hôpitaux, et à économiser sur tous les postes possibles. Le « secret » du décret sur la modulation des services des universitaires est simple : renforcer leur présence devant les étudiants et donc supprimer les chargés de cours et autres précaires. Et à terme, employer un nombre beaucoup plus restreint de fonctionnaires, si tant est que les universités ne deviennent pas leurs propres employeurs.
La réforme LRU (loi relative aux libertés et responsabilités des universités) est donc profondément bâtarde, ne s’inscrivant pas dans un grand dessein. C’est un bricolage d’experts inamovibles, irresponsables, n’ayant jamais enseigné à l’étranger. Qui n’ont aucune idée de l’époque dans laquelle nous nous trouvons. Elle est loin l’époque où un Foucault participait aux commissions de réforme de l’enseignement supérieur.
A cela s’ajoute une charge qui, elle, est strictement et violemment politique. Ce gouvernement s’est donné comme tâche de lutter contre « la pensée 68 » et contre ses lieux de diffusion (les départements de sciences humaines), alors que les vrais disciples de cette « pensée » sont plutôt aujourd’hui en Amérique du Nord. Ce qui d’ailleurs pourrait être revendiqué comme un vrai succès à mettre au bénéfice de l’exportation française. Un étudiant étasunien aura entendu parler de la « déconstruction », du « bio-politique » ou de la « postmodernité », ce qu’ignorera son collègue hexagonal.
Il faut écarter le fantasme d’un prétendu appétit de nos grands capitalistes pour nos départements de sciences humaines. En termes de communication, c’est-à-dire de sophistique, l’art contemporain est beaucoup plus intéressant et Venise plus prestigieuse que Boulogne-Billancourt.
Le dérisoire de l’affaire, c’est que nos départements de sciences humaines n’ont plus grand rapport avec ces lieux mythiques que furent Vincennes ou le Collège International de Philosophie. Sarkozy a comme modèle Thatcher, mais il arrive trop tard. L’anachronisme est patent, la « dame de fer » a conquis sa réputation en s’attaquant aux syndicats d’une industrie déclinante (les mines), aujourd’hui il est totalement contre-productif pour l’économie capitaliste, pour laquelle le savoir a une valeur marchande, de détruire les lieux de production de cette valeur. A quand un Ministère chargé de l’exportation des sciences humaines ?
La transformation du savoir universitaire en valeur marchande avait fort bien été décrite par La Condition postmoderne de Lyotard (1979), petit ouvrage fort excitant qui n’était autre que le résultat d’une commande du CNRS canadien. Il était inévitable alors que les universités deviennent des sortes de supermarchés des connaissances et des savoir-faire. Cette fragmentation des sciences humaines en particulier (la diversification indéfinie des studies) ne pourrait être endiguée que par la refondation d’une véritable Science sur un socle ontologique. Mais c’est une fiction théorique. Que Benjamin dénonçait déjà dans son texte de jeunesse sur La vie étudiante.
Ce qu’aura apporté le mouvement, qui n’innove pas par ses revendications, parce qu’il est acculé à la résistance et qu’il est donc réactif au sens de Deleuze dans son Nietzsche (le contraire de la réactivité en politique communicationnelle), cela aura été l’élaboration d’un espace politique en réseau grâce à internet. Les Coordinations Nationales des Universités auront été préparées, semaine après semaine, par de très longs débats où tous les points épineux auront été soulevés et travaillés par une masse considérable de savants mettant à la disposition de leurs collègues leurs spécialités. Cette « préparation » nationale est devenue le réseau des réseaux (puisque chaque université, voire chaque département en grève était un réseau), elle a été un lieu d’élaboration des idées pendant toutes ces semaines rendant impossible la mainmise sur elle par un groupe organisé. L’espace politique est devenu intrinsèquement technologique (ce qu’il avait toujours été, mais alors, c’est devenu évident, faisant époque) et de fait anti-blanquiste. Cette structuration s’est faite au détriment du schéma classique de la représentation sociale, la visibilité du mouvement a de fait été moindre (mais les média n’étaient-elles pas acquises d’entrée de jeu à la contre-réforme ?). Le gain d’énoncés argumentatifs a été considérable puisqu’une puissance incroyable a été mise en réserve et n’attend plus qu’un incident pour s’épancher à nouveau. Le dilemme classique entre « être » d’un côté et « relation » de l’autre est dépassé au profit d’individualités s’individuant du fait de la richesse de leurs relations (Simondon).
Cette richesse relationnelle est à la hauteur d’une société politique où il ne suffit plus d’être alphabétisé pour se prétendre citoyen. Les textes d’accords qui émergeaient à la suite des négociations entre les syndicats ultra-minoritaires et le ministère restaient totalement opaques pour la culture juridique de base d’un universitaire. C’est la raison pour laquelle les juristes engagés comme Olivier Beaud eurent la part belle, puisqu’il fallait attendre leurs dernières interprétations pour comprendre les enjeux de la lutte. Pouvoir effrayant d’une nouvelle bureaucratie céleste ! Tout se passe comme si l’action politique avait comme présupposé l’interprétation de l’oracle de Delphes.
Dès lors, peut-on faire un rapide bilan en l’état ? La seule victoire tangible consiste en une remise en selle du CNU en ce qui concerne la valorisation des carrières, ce qui pour un universitaire de Paris 8 - Vincennes a un goût amer puisque les philosophes des institutions nationales penchent plutôt du côté du conservatisme traditionnel dans cette discipline. Le Collège International de Philosophie n’avait-il pas été créé en 1984 pour contrecarrer cette influence ? Ne vient-il pas d’être vidé de sa substance par l’actuel ministère ? Ce qu’on peut néanmoins avancer, c’est que la contre-réforme provoque encore plus de désordre dans tous les domaines où ce gouvernement cherche à la faire passer en force. Il faudra des mois pour que les universités retrouvent un semblant de légitimité. Néanmoins notre mouvement aura bloqué, même momentanément, tout un ensemble de contre-réformes qui devront restées encore dans les cartons.
C’est la définition de notre profession qui est remise en cause.
Les universitaires eux-mêmes n’ont dans nos disciplines aucune expérience du travail collectif puisqu’ils ne sont pas recrutés à partir d’un programme de recherche institutionnel. Il y a plutôt une individuation progressive que l’on formalise après-coup sous la forme d’un « profil » de recrutement. Il n’y a donc pas de véritable concours où des intelligences égales pourraient s’affronter, ce qui rend arbitraire toute prétendue sélection sur des critères objectifs. Ce qui est jugé, c’est l’intégration de tel ou tel dans une collectivité où le critère essentiel est celui des services rendus et non pas la qualité des articles publiés. La qualité essentielle que l’on attend du candidat, c’est la patience liée à la compréhension qu’il doit avoir concernant le temps qu’il lui reste à faire ses preuves. Dès lors, comment les universitaires pourraient-ils agir collectivement ? Mais surtout, comment gagner une grève alors que le travail ne cesse pas ? En mettant un brassard « en grève » ? En faisant cours hors les murs, des cours nomades, pour le plus grand plaisir des touristes ? C’est que l’occupation de l’universitaire n’est pas de l’ordre d’un travail mais d’une vocation (Beruf). C’est une destination qui ne s’interrompt pas, sauf à sombrer dans la dépression. Cette vocation ne peut être évaluée comme le serait une force de travail idéalement séparable du travailleur qu’à condition de lui faire violence. On ne peut la développer à certaines heures, s’arrêter pour y revenir plus tard selon un découpage du temps imposé par les horloges de l’organisation rationnelle du travail. C’est une « occupation » symbolique et non pas technique. A titre d’approximation benjaminienne, on peut opposer le guérisseur païen qui procède par l’imposition des mains sur le corps du patient à l’action technique du chirurgien qui, à l’aide de ses outils, pénètre un corps. Le premier agit en réintégrant la personne dans l’ordre du symbolique (ici : l’ensemble des mythes et récits d’une société donnée) par la parole. Le second appareille un corps sans aucune référence au symbolique, d’ailleurs que transmet-il encore ? On peut faire l’hypothèse qu’il y a des époques de la transmission, et qu’entre la transmission symbolique et l’intervention technique, les légitimités ne se recouvrent pas. C’est évidemment la question que posent les IUFM.
Certes, il peut y avoir un forçage d’une légitimité par une autre, mais ce sera au prix de véritables différends. Il faut alors tirer des conséquences inévitables.
1) Les universitaires français sont en voie de prolétarisation, leur puissance symbolique est considérablement amoindrie, la conséquence logique consisterait alors à inventer un syndicat puissant pour le supérieur, du type québécois. Un fonctionnaire canadien est nécessairement syndiqué, dès lors quand le syndicat lance un mot d’ordre de grève, celui-ci est unanimement suivi. Les titulaires de l’UQUAM de Montréal se sont dernièrement mobilisés pour obtenir des créations de postes et une augmentation de salaire, mouvement unanime et puissant, impensable en France. Au contraire, si nous pouvions encore brandir l’arme du symbolique, nous serions dans la position de L’Église du Moyen-Age capable d’excommunier un roi, avec comme arme décisive l’interdiction de tous les rituels de L’Église sur son territoire. Ce qui signifie : plus de rituels d’enterrement, la fin du paradis...
Cette capacité de peser symboliquement sur le politique, les moines birmans l’avaient encore (refuser l’aumône du bol de riz) et l’on sait quel usage ils en firent, entraînant derrière eux une population formée par eux au sein de leurs temples.
2) Dans l’état actuel, la contre-réforme LRU est inapplicable (mais y avait-il un concepteur ?) : comment un Conseil d’Administration aussi restreint pourrait-il « piloter » la recherche au milieu de toutes les autres tâches qui lui sont dévolues ? De toute évidence, le Conseil Scientifique devrait être réhabilité, renforcé, et ayant à définir cette politique de recherche, à la mettre en place et à l’évaluer, il devrait avoir la prééminence sur les autres instances. Mais ce CS comme aujourd’hui peut-il être constitué de membres élus par les universitaires qu’il aura par ailleurs à évaluer ? N’est-ce point continuer cette politique du localisme qu’une petite réforme du CNU ne modifiera pas ? Il s’ensuit que les membres du CS devraient respecter une règle d’extraterritorialité comme c’est le cas dans la plupart des MSH.
Un CS rénové devrait pouvoir définir et mettre en place par des appels réguliers à la recherche les axes privilégiés de l’université, ce qui permettrait à des équipes interdisciplinaires, interuniversitaires et riche d’un réseau international de se constituer pour des programmes de recherche limités dans le temps. Dans le cas contraire, le chercheur ne peut prouver qu’une chose : que depuis toujours (bien avant son recrutement) il creusait le même sillon et qu’il continue, continue...
Cette notion d’appel d’offres devra être précisée, il faut la concevoir davantage comme question posée aux universitaires, du type de celle reprise par Kant : Qu’est-ce que les lumières ? C’est ce que, s’agissant du monde de l’art, j’appelle une commande, où tout, même le commanditaire, peut rester indéterminé, à déterminer. Il y a dans la commande ainsi conçue l’occasion de briser le rapport narcissique à soi, l’occasion d’en finir avec le ressassement, la chance de l’événement à prendre en considération, dans l’urgence.