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C’est en se connaissant bien soi-même que l’on peut le mieux communiquer avec l’Autre. Et c’est en communiquant avec l’Autre que l’on a toutes les chances de mieux se connaître. L’interculturel est un domaine des sciences de l’éducation qui relève aussi bien de la culture de l’Autre que de la sienne. Son caractère bipolaire constitue une grande contrainte, due à un champ d’exploration particulièrement vaste, mais ceci apporte un immense enrichissement au niveau intellectuel, culturel et moral.

Dans le présent article, c’est le pôle de la culture maternelle et son rôle dans l’apprentissage par les apprenants de la compétence interculturelle qui m’intéressera tout particulièrement. J’enseigne depuis cinq ans à la Faculté de Pédagogie de l’Université Comenius de Bratislava, qui se charge de former, entre autres, de futurs professeurs de français. Le cursus des étudiants en question abonde d’enseignements en matière de culture et de civilisation françaises et francophones, distribuées sous forme de cours magistraux et de travaux dirigés. Nos étudiants sont en contact direct avec la langue et la culture françaises, ils sont abonnés à la médiathèque de l’Institut français de Bratislava et chacun d’eux consulte des sites francophones sur Internet. Ils vont régulièrement en France pour travailler ou pour étudier, mettant en pratique leurs savoirs, leurs savoir-faire et leurs savoir-vivre correspondants. Les bourses, dans le cadre des programmes d’échanges européens, sont nombreuses et bien exploitées, ce qui a un impact positif sur les compétences langagières et culturelles des étudiants.

Paradoxalement, entourés des réalités slovaques et donc immergés dans leur culture maternelle, nos étudiants ne comprennent pas toujours ce qui se passe autour d’eux et ils sont souvent déroutés quand il s’agit d’événements de leur histoire. D’après le reportage publié dans le magazine féminin Elle « la jeune génération semble être un peu en mal de repères[1]. » Le « choc culturel » ou plutôt les chocs qu’elle subit ont plusieurs causes.

Au 20e siècle, depuis la dislocation de l’Autriche-Hongrie et la naissance de la République Tchécoslovaque, pratiquement tous les vingt ans s’est produit, en Slovaquie, un changement total ou partiel du système politique qui a obligé la population à modifier ses comportements, son mode de vie, voire son échelle de valeurs. Il n’est pas étonnant que chaque génération ait ses propres expériences et ses propres perceptions des faits historiques. En Slovaquie, les mémoires individuelles ne convergent pas forcément avec la mémoire collective.

Depuis l’avènement des communistes au pouvoir en 1948, les sciences humaines sont passées au crible de l’idéologie de la lutte des classes. Les Slovaques avaient souffert pendant presque mille ans sous le joug de la domination hongroise, plus tard aussi autrichienne, ce qui a entraîné chez une partie de la population des ressentiments ou une méfiance vis-à-vis des voisins. Pourtant, les Hongrois représentent 10% de la population de la Slovaquie.

Peu après la Révolution de Velours en 1989, qui fut à l’origine de changements politiques et économiques fondamentaux, s’est produite la partition de la Tchéco-Slovaquie. C’est ainsi qu’est née la République Slovaque, alors qu’elle n’était pas voulue unanimement.

Aujourd’hui devenu membre de l’Union Européenne le pays évolue en tant que partenaire égal de la République Tchèque, tandis que les problèmes liés à la partition de l’ex-Tchéco-Slovaquie sont oubliés. Pourtant, de nombreuses réformes économiques ont contraint une grande partie de la population à des sacrifices, ce qui ne cessait de raviver les regrets du régime communiste.

Au vu de cette situation complexe, et compte tenu du manque de discussions dans la société au sujet de l’identité culturelle des Slovaques, j’ai décidé de consacrer pendant un semestre une grande partie des cours pratiques de français à l’étude de la culture slovaque. Ainsi ai-je voulu combler une lacune dans le cursus : aucune matière, en effet, ne propose une approche des réalités slovaques en version française, condition sine qua non d’une approche interculturelle. Mon projet va dans le sens de l’idée de Luc Collès (2005) selon qui « les méthodologies actuelles envisagent toutes une décentration de l’apprenant par rapport à sa culture maternelle et une compréhension de l’Autre au détriment de la seule description et de la simple connaissance théorique de sa culture ».

Les objectifs de mon cours

Premièrement, il s’agissait de faire parler mes étudiants des stéréotypes sur les Slovaques et des représentations qu’ils se font de leurs compatriotes en cherchant, « entre deux vérités », laquelle est justiciable. Concernant l’histoire des Slovaques, il convenait de présenter les événements historiques que les Slovaques ont vécus au même titre que les Français, c’est-à-dire en mettant en exergue le rapprochement des deux cultures. Deuxièmement, ceci tendait à démontrer aux étudiants que l’intégration de la Slovaquie dans l’Union Européenne résulte logiquement de son appartenance historique et culturelle à l’Europe. Troisièmement, il fallait donner aux étudiants des éléments nécessaires pour qu’ils puissent transmettre une image de leur pays à leurs interlocuteurs en France, éventuellement dans d’autres pays francophones.

Ce dernier point renferme à son tour deux aspects importants. Les étudiants de français doivent pouvoir présenter leur pays d’une façon claire et dans des termes adéquats. Or, dans mes récentes expériences de lectrice slovaque en France, il m’est apparu que c’était un défi difficile à relever parce que les Slovaques sont souvent confondus avec d’autres Slaves (Tchèques, Slovènes) et que leur pays est très peu connu. La seule stratégie permettant de remédier à cela est de mener un dialogue fécond relevant de l’interculturalité. 

Les contenus et la méthodologie 

Pour mes cours, j’ai proposé les sujets suivants :

- Une comparaison des caractéristiques essentielles entre la France et la Slovaquie ;

- Les personnages ayant représenté la Slovaquie ;

- Les objets et les symboles qui caractérisent les Slovaques ;

- Les grands tournants de l’histoire des Slovaques ;

- Les Slovaques et la Slovaquie de nos jours.

Pour le premier thème, il m’a semblé important de situer d’abord géographiquement et politiquement la Slovaquie par rapport à la France. Cette comparaison était suivie de quelques mots-clés, généralement connus des Français, pour donner une caractérisation rapide et pertinente de la Slovaquie : le Danube qui traverse la captiale Bratislava et qui sépare le massif des Alpes de celui des Carpates ; les Carpates qui commencent et culminent sur notre territoire ; la situation excentrée de la capitale slovaque, très proche de Vienne et assez proche de Budapest ; les sites inscrits sur la liste du patrimoine culturel de l’UNESCO ; la cathédrale gothique située le plus à l’Est de l’Europe et les églises en bois de culte orthodoxe situées le plus à l’Ouest du continent européen, etc.

Pour traiter des deuxième et troisième thèmes, j’ai choisi dans Le Nouvel Espaces 3 (Capelle, 1996 : 8-9) la leçon intitulée « Des stéréotypes » qui présente des personnages français notoirement connus a comme des symboles et des emblèmes de la France. J’ai incité les étudiants à chercher des réponses pour leur pays à partir de la consigne : « Quels seraient, selon vous, les personnages (réels ou imaginés) qui caractériseraient le mieux votre culture ? » Dans le débat, les étudiants ont tout d’abord parlé de Jánošík, brigand du début du 18e siècle, justicier, sorte de Mandrin slovaque, prenant aux riches pour donner aux pauvres, qui constitue un motif récurrent dans l’art populaire slovaque. Ensuite, ils ont évoqué Milan Rastislav Štefánik qui, au niveau international, servit lors de la Grande Guerre de 1914-1918 aussi bien la cause française que la cause slovaque. Originaire de la Slovaquie occidentale, il fit valoir ses compétences dans le domaine de l’astronomie en France. Citoyen français au moment de la guerre, il entra dans l’aviation française où il jeta les bases d’un service météorologique. En tant que général de l’Armée française, il suivit l’objectif militaire ambitieux de créer des unités de soldats tchèques et slovaques qui combattraient aux côtés des armées de l’Entente franco-anglaise contre les Empires centraux. Avec T. G. Masaryk et E. Beneš, il fut fondateur de la Première République Tchéco-Slovaque, née le 28 octobre 1918 avec un appui important de la France. Les étudiants ont également souligné le rôle important de Alexander Dubček, principal homme politique du Printemps de Prague en 1968, bien connu des Français pour son courage et son opiniâtreté et qui, après vingt ans de retraite politique forcée, reprit ses fonctions à la suite de la Révolution de Velours en 1989.

A la question de savoir ce qui caractériserait le mieux la culture slovaque, les étudiants ont répondu en évoquant le folklore slovaque sous tous ses aspects, les chants, les danses, les instruments de musique traditionnels, les costumes régionaux et, bien sûr, les contes slovaques issus de la tradition orale. Comme souvenir des activités d’antan, ils ont évoqué la descente en radeau du Dunajec dans le Parc national de Pieniny. Ensuite, ils ont parlé des musées en plein air (Pribylina, Zuberec) qui témoignent de la vie et des talents des ancêtres slovaques. Parmi les produits typiques de la Slovaquie, ils ont rappelé « bryndza », fromage blanc de lait de brebis, quelques plats typiques à base de pommes de terre et des objets d’artisanat local comme des poupées en feuille de maïs, des faïences et des napperons brodés. Et les symboles ? En dehors du drapeau national tricolore et de l’hymne national, l’emblème slovaque qui se compose de trois collines dont celle du milieu est surmontée d’une croix à deux branches ressemblant, d’ailleurs, à la croix de Lorraine. Puis Kriváň, un des sommets des Hautes Tatras qui représente la Slovaquie comme l’Hexagone représente la France.

Concernant le quatrième thème, pour les raisons exposées plus haut, j’ai proposé aux étudiants un cours magistral intitulé « Les grands tournants de l’histoire des Slovaques ». Ce travail était de longue haleine. Pour le rédiger, je me suis inspirée du film documentaire français « Prénom Marianne » (France 2, 1992) où l’histoire de la France depuis la grande Révolution française jusqu’en 1989 est passée en revue à travers le symbole de Marianne. J’ai voulu utiliser une image typique des Slovaques qui, à l’instar de Marianne en France, me permettrait d’esquisser le parcours historique de la Slovaquie sous un certain angle. A défaut de symbole similaire, j’ai choisi l’axe des événements historiques que les Slovaques avaient traversés au même titre que les Français, éventuellement dans la rencontre des deux peuples respectifs qui s’était produite au cours de leur évolution historique, en général heureuse. Cette approche interculturelle pouvait aider les étudiants à devenir plus tard non seulement de futurs professeurs de français mais aussi de futurs formateurs des citoyens slovaques et européens. Le texte intégral de ce cours magistral se trouve dans « Études françaises en Slovaquie 2005 » (Fanová, 2006 : 68 - 79).

Dans ma présentation interculturelle de l’histoire des Slovaques, je n’ai pas eu pour but de valoriser notre culture en dévalorisant la culture française, bien sûr. Au contraire, j’ai souligné l’importance de nos relations au cours de l’histoire. Après la chute du communisme en Europe Centrale en 1989, le souvenir des contacts avec la civilisation française ont aidé les Slovaques à renouer avec les traditions démocratiques européennes. Je vois dans la réconciliation franco-allemande et dans la construction de l’Union Européenne un bel exemple à suivre pour porter un regard nouveau sur notre passé commun et sur nos voisins européens.

L’idée d’appartenance historique des Slovaques à l’Europe, confirmée par G. Duby (2001 : 56), permet aux étudiants de prendre conscience de leur identité nationale et culturelle et de se sentir plus sûrs d’eux. Ceci est très important car seules les personnes intelligentes, intègres, autonomes, confiantes en elles-mêmes sont prêtes à dialoguer avec l’Autre et à coopérer avec l’Autre au niveau international. Pour objectiver le regard des étudiants sur la problématique, j’ai aussi utilisé les documents français suivants : Histoire d’une nation née en 1993 , trouvé sur Internet, ainsi que des extraits de Lente naissance d’une nation (Bailby, 1999 : 33-35). Il y avait dans ces textes des éléments erronés que mes étudiants ont cherchés et rectifiés, ce qui était un exemple d’objectivation. J’ai diversifié les supports, ayant par exemple à disposition le film documentaire réalisé en coproduction franco-suisse et intitulé « Têtes de papier » (Hanák, 1995) sur les débuts du régime communiste en Slovaquie.

Pour le cinquième thème, mes étudiants ont préparé chacun une liste argumentée de qualités et de défauts de leurs compatriotes. Comme qualités, ils ont évoqué la débrouillardise, l’intelligence, l’hospitalité, la modestie suivie par le patriotisme, l’esprit de famille, le sens de l’humour et la persévérance. Dans la catégorie des défauts, ils ont classé le manque d’assurance, l’envie, l’alcoolisme, l’habitude de râler, la peur de la nouveauté et le nationalisme. L’article de presse intitulé « Les Slovaques râleurs[2] » du journal slovaque SME a confirmé l’un des traits typiques de notre caractère si proche des Français.

Chercher à rencontrer l’Autre, nouer des contacts avec l’Autre est la meilleure façon de rapprocher les cultures et de se connaître soi-même. Nous l’avons constaté en cherchant des parallèles entre le caractère (national ?) des Français et des Slovaques. J’ai offert aux étudiants le regard d’une amie française de Troyes porté sur les Slovaques lors de sa visite à Bratislava. Dans son récit sur la Slovaquie, elle écrit : 

« Je suis étonnée par le calme mesuré de la foule slovaque bien différente de celle des peuples latins. Cependant, même en Norvège, je n’ai jamais trouvé de terrasses de café ou de rues aussi peu bruyantes. Comme partout, en été, de sympathiques orchestres animent en extérieur des brasseries et des restaurants, mais leur registre sonore mélodieux reste comme assourdi. Les Slovaques me paraissent avoir, aussi bien dans leurs gestes que dans leurs paroles, une placidité naturelle un peu froide et figée. J’ai trouvé les femmes jolies, mais rarement souriantes et spontanées. Dans mon souvenir, la ville animée et fluide me paraît silencieuse, malgré les embouteillages inévitables de toutes les villes. Je me souviens de n’avoir constaté ni précipitation, ni impatience de leur part. »

La retenue des Slovaques à laquelle mon amie fait allusion n’était pas surprenante pour mon public ; pourtant, personne n’y avait pensé en évoquant les traits typiques des Slovaques. Voilà un exemple probant sur le fait que l’on se connaît nettement mieux en dialoguant avec l’Autre, le regard de l’Autre nous aide à découvrir un trait de caractère dont nous n’avions pas conscience.

Enfin, pour aborder la Slovaquie contemporaine, mes étudiants ont visionné un film documentaire réalisé par France 2 à l’occasion de notre entrée dans l’Union Européenne. Ils ont comparé des paramètres de notre vie économique et sociale présentés par le film avec les statistiques du « Rapport global sur la Slovaquie 1999, 2003[3] ». Ces deux derniers documents offraient « des regards croisés » sur la situation actuelle de la Slovaquie. Ils ont permis aux étudiants de réaliser les progrès économiques et sociaux effectués par le pays depuis 1998, de constater que les mentalités n’évoluent pas au même rythme que les changements politiques et économiques. Les cours ont donné lieu à une évaluation des connaissances acquises et des attitudes des étudiants à l’égard de la problématique étudiée.

Les résultats attendus

Un regard autre et à travers l’Autre sur le passé des Slovaques permet aux étudiants de resituer certains faits historiques. Ce retour aux sources constructrices de l’identité peut les armer d’une fierté nationale à la fois raisonnable et mesurée vis-à-vis de l’Autre. Cette auscultation de la Slovaquie les aide à mieux se connaître et ainsi à avoir toutes les chances de réussir leurs échanges, en ayant des moyens appropriés pour devenir des ambassadeurs avertis de leur pays à l’étranger.

Dans l’enquête organisée en fin de cours 2004, les étudiants se sont exprimés à propos du programme. A la question :« Pensez-vous que l’enseignement de la culture slovaque est important pour les étudiants de français ? », ils ont tous répondu positivement. De leur jugement, il s’ensuit pour eux qu’il est important de décrire la culture slovaque en français et à travers la comparaison avec la culture française. A la question : « En quoi ceci peut-il vous être utile ? », les étudiants ont répondu qu’ils avaient appris un vocabulaire nouveau utile pour parler de leur culture. Les Français ou les francophones, à qui ils vont présenter la culture slovaque en la rapprochant de la leur, en seront certainement d’autant plus attentifs et intéressés. A la question : « Quel est le sujet qui vous a particulièrement intéressé/e ? », ils ont presque unanimement répondu les points communs de l’histoire française et slovaque.

Conclusion

Pour combler une lacune dans les contenus des curricula, j’ai proposé aux étudiants un programme recentré sur leur culture. J’ai voulu les préparer aux rencontres avec l’Autre qui deviennent de plus en plus fréquentes avec la mobilité des jeunes. Comme mes étudiants sont les futurs enseignants de FLE, j’ai suivi également l’objectif de les préparer à répondre aux questions de l’interculturel qui figurent, en général, dans les méthodes de français comme conclusion d’un sujet sur la culture française ou francophone. En évoquant les réalités slovaques, j’ai eu recours aux références françaises, toujours peu nombreuses, qui sont présentées surtout dans les médias, dans les films documentaires ou dans les guides touristiques. Néanmoins, elles sont très importantes pour montrer à mon public les représentations que se font les Français de la culture slovaque. Les étudiants apprennent à se défaire des idées préconçues chez les autres en les objectivant et à relativiser leurs propres perceptions sur la culture slovaque.

Pour mon cours magistral, j’ai cherché un angle de représentation des Slovaques à travers les événements que les Slovaques ont vécus au même titre que les Français. Si plus tard mes étudiants font un rapprochement de leur culture avec celle des Hongrois ou des Tchèques, peuples avec lesquels les Slovaques ont partagé une même forme étatique, ils auront ainsi un fil conducteur. Peut-être le temps d’un semestre ne permet-il pas, lors des pratiques interculturelles, de faire des analyses suffisamment approfondies en la matière. Mais un pas important a été fait pour que les étudiants puissent mieux évaluer leur propre culture maternelle et mieux se situer par rapport à l’Autre.