Abstracts
Résumé
S'inspirant des travaux de l'économie comportementale, les auteurs de Nudge s'éloignent des postulats de Milton Friedman et s'emploient à transcender les idées de John Maynard Keynes pour trouver une "véritable Troisième voie" faisant la synthèse entre les deux écoles. Dans la perspective de leur livre, le « nudge » se présente comme une action ou une politique publique bien intentionnée, souvent fondée sur le bon sens et visant à corriger les faiblesses de la nature humaine et les excès de la paresse, pour pousser les individus à prendre par défaut les décisions qui les avantagent le plus, selon les principes de « l’architecture du choix ». Appliquées systématiquement à des pans entiers de la société américaine, ces idées pourraient être la vraie révolution de la présidence Obama
Abstract
Inspired by the works lead in the field of behavorial economics, the authors of Nudge distance themselves from the principles of Milton Friedman and try to transcend the ideas of John Maynard Keynes in order to found a "Real Third Way" -- a synthesis of the two economic schools. From their perspective, a "nudge" is presented as an action or a public policy which is well-intentioned and often based on common sense. Its aim is to correct the weaknesses of human nature and the excess of lazyness, in order to "nudge" people to take the decisions that advantage them the most by default. Applied systematically to a variety of sectors in the American society, the authors' ideas could well be the real revolution brought by the Obama presidency.
Article body
Dans le monde de Barack Obama et des intellectuels américains, c’est aujourd’hui l’un de ces livres qu’il faut avoir lus, développé à partir d’un article assez curieux sur le « paternalisme libertarien », puis d’une seconde étude sur le même sujet. Et l’œuvre elle-même a un titre susceptible d’éveiller la curiosité : Nudge. En anglais, cela signifie quelque chose comme « pousser », ou « donner un coup de pousse ». La couverture de l’ouvrage représente d’ailleurs un gros éléphant - l’État - poussant de sa trompe un éléphanteau - l’individu. Mais l’ouvrage n’attirerait au premier abord pas l’attention, n’était la renommée de ses deux auteurs.
Professeur d’économie, Richard Thaler est l’un des piliers de l’économie comportementale (qui associe à la science économique les connaissances de la psychologie, du comportement humain). Mais des deux auteurs, le plus connu est sans doute Cass Sunstein, l’un des plus grands professeurs de droit américains dont un petit portrait a été dressé par le New York Times récemment. Tous deux ont enseigné ou enseignent à l’Université de Chicago, là où un autre professeur a dispensé des cours de droit constitutionnel avant de devenir, des années plus tard, le 44e président des États-Unis[1]. De fait, Barack Obama et Cass Sunstein ont eu l’occasion de se fréquenter dans cette faculté, le second finissant par devenir un conseiller informel dans la campagne du premier, avant de rejoindre l’administration démocrate cette année. Ainsi, de son poste d’administrateur du White House Office of Information and Regulatory Affairs , où il a été nommé en janvier, Sunstein devrait pouvoir réguler des pans entiers de la société américaine (services financiers, sûreté des lieux de travail, protection de l’environnement, produits de consommation, ...), ce, après trois décennies de déréglementation effrénée, particulièrement sous le règne de George W. Bush. Sunstein est également le mari de Samantha Power, une conseillère d’Obama récemment nommée au National Security Council .
Dans Nudge, le monde de Sunstein et Thaler se révèle être habité par deux sortes de créatures, les Econs et les Humains. Les premiers, fiers enfants d’Homo Œconomicus, sont toujours rationnels dans leurs choix, arbitrent au mieux, sont parfaitement informés, égoïstes, et ne sont jamais aussi bien que lorsque la philosophie du laissez-faire est totalement respectée. Ce sont des êtres que l’on retrouve dans les manuels d’économie contemporains ou dans les songes de Milton Friedman et des néoclassiques. Les seconds sont parfois ignorants, mal informés, ne prennent que peu de temps pour opérer des décisions cruciales, sont souvent très paresseux, bref, ne sont pas aussi bons que cela pour conduire leur vie et toujours embrasser ce qui est le meilleur pour eux. De plus, l’environnement dans lequel évoluent les Humains n’est jamais neutre, mais bien au contraire, il détermine leurs choix bien plus qu’on ne pourrait le croire. Et les auteurs de préciser : « Les Econs répondent d’abord à des incitations ». « Les Humains répondent aussi à des incitations mais ils sont influencés par des nudges » (p. 7).
Dans la perspective de l’ouvrage, le « nudge » se présente donc comme une action ou une politique publique bien intentionnée, souvent fondée sur le bon sens et visant à corriger les faiblesses de la nature humaine et les excès de la paresse, pour pousser les individus à prendre par défaut les décisions qui les avantagent le plus, selon les principes de « l’architecture du choix » . « Un architecte du choix a la responsabilité d’organiser le contexte dans lequel les gens prennent des décisions », expliquent ainsi les auteurs (p.3). Ces « nudges » sont déjà mis en œuvre depuis longtemps dans le secteur privé. Ainsi, lorsque l’on s’abonne à un journal aux États-Unis et que l’abonnement vient à échéance, celui-ci est automatiquement renouvelé si le client ne fait pas de lui-même des démarches contre cela. Or, les entreprises ont vite compris que dans bien des cas, les individus ne se donnaient pas la peine de se saisir du téléphone pour le faire, ou repoussaient à plus tard leur geste, avant de l’oublier totalement. Simple analyse du comportement humain qui rapporte beaucoup aux médias. Les exemples de ce type sont légions.
Le « nudge » trouve son inspiration dans les travaux du prix Nobel Daniel Kahneman et de feu Amos Tversky, ainsi que dans ceux de Richard Thaler et de quelques autres. Rattaché à l’économie comportementale, leur courant remet en cause les préceptes de l’Ecole de Chicago et pourrait esquisser de nouveaux paradigmes pour la société américaine, dussent-ils être mis en place systématiquement. Ce serait en fait, peut-être, la vraie rupture d’avec l’ère initiée par Ronald Reagan, la vraie révolution que pourrait mettre en œuvre Barack Obama.
Pour Thaler et Sunstein, leur courant est d’ailleurs la « véritable troisième voie », une synthèse entre les idées de droite conceptualisées par Milton Friedman, chantre du laissez-faire, et la pensée de la gauche, dont John Maynard Keynes, en faveur de l’interventionnisme, a posé les fondations. « Depuis le New Deal de Franklin Delano Roosevelt, le Parti démocrate a montré beaucoup d’enthousiasme à l’égard d’obligations nationales rigides et pour une réglementation autoritaire. Ayant identifié les problèmes sérieux du marché privé, les démocrates ont souvent insisté sur des interventions fermes, éliminant typiquement, ou, à tout le moins, réduisant la liberté de choix. Les républicains ont répondu que de telles interventions sont souvent mal informées ou contre-productives - et que face à la diversité absolue des Américains, une taille universelle ne peut convenir à tout le monde. La plupart du temps, ils ont argumenté en faveur du laissez-faire et contre l’intervention du gouvernement. Au moins vis-à-vis de l’économie, la liberté de choix a été leur principe fondateur » (pp. 252-3). Or, observent les deux auteurs, pour nombre d’Américains, ce sont là des arguments stériles et vains dont ils se sont lassés - une idée chère à Barack Obama le post-partisan. Au fond, « la pure complexité de la vie moderne et l’évolution incroyable des changements technologiques et mondiaux sapent les arguments en faveur d’interventions rigides ou d’un laissez-faire dogmatique. Les développements en cours devraient tout à la fois renforcer un engagement de principe pour la liberté de choix et plaider pour un gentil nudge » (p. 253). Ils décrivent ainsi leurs idées comme relevant du « paternalisme libertarien » : Libertarien en ce que, par essence, ils respectent et préservent la liberté de choix si chère à la droite américaine, mais paternaliste, parce qu’« il est légitime pour les architectes du choix de tenter d’influencer le comportement des gens afin de rendre leur vie plus longue, plus saine et meilleure » (p.5). Mais ils réhabilitent ce faisant le rôle de l’État - ce qui ne peut qu’irriter cette même droite américaine.
Thaler et Sunstein expliquent pourtant : « Le paternalisme libertarien est un type assez faible, doux et non intrusif de paternalisme parce que les choix ne sont pas bloqués, définitifs, ou significativement accablants » (p. 5). Et d’insister : « Nous ne sommes pas pour un gouvernement plus important, simplement pour une meilleure gouvernance » (p. 14), comme en un écho au discours de Barack Obama devant le Congrès le 24 février, dans lequel il affirmait mêmement ne pas croire en un gouvernement de taille plus importante[2], mais dont il estime qu’il peut et doit être plus efficace.
Ce courant se veut bien intentionné : « L’un des buts majeurs dans ce livre est de voir comment le monde peut être rendu plus simple, ou plus sûr, pour les Homers [Simpson, NDLR] parmi nous (ou sommeillant en chacun de nous). Si les gens peuvent se fier à leur Pilote Automatique sans se retrouver dans des problèmes terribles, leur vie sera plus simple, meilleure et plus longue » (p. 22). Ecrit avec beaucoup d’humour, leur livre se présente comme une suite de petites recettes pour améliorer l’existence des individus sur des sujets majeurs, comme l’assurance maladie, la gestion de ses économies, la simplification des systèmes de bourses pour les étudiants[3], le mariage ou les unions civiles, le don d’organes, la retraite ou la lutte contre le réchauffement climatique.
Ainsi de leur exemple le plus connu : aux États-Unis, les individus épargnent peu pour leur retraite. De mois en mois, les Américains se disent souvent qu’ils commenceront sans faute à cotiser... le mois prochain - avant de remettre à plus tard leur décision à l’arrivée de l’échéance, et de se retrouver démunis quand vient l’âge de la retraite. Les auteurs proposent donc un programme au travers duquel l’employeur met automatiquement en place un plan d’épargne par défaut pour ses employés. Or, ceux-ci peuvent, au nom de la liberté de choix, se désinscrire pour disposer à leur gré de leur épargne. Mais il leur faut alors entreprendre une série d’actions que leur paresse naturelle empêche en général de mettre en œuvre... pour leur propre bien. L’on a ainsi agi sur les individus avec un peu de bon sens et sans qu’il en coûte beaucoup.
Le pouvoir de la transparence et de l’information est également très important. Dans le cas de la préservation de l’environnement, « le gouvernement devrait créer un Inventaire des gaz à effet de serre, requérant une divulgation de la part des plus gros pollueurs. L’Inventaire permettrait aux gens de voir les diverses sources de gaz à effet de serre aux États-Unis et de suivre les changements au fil du temps. En voyant une telle liste, les États et les collectivités pourraient répondre en prenant des mesures législatives. Le plus vraisemblablement, les groupes d’intérêts, y compris les membres des médias, attireraient l’attention sur les pollueurs les plus importants » (p. 191), entraînant des « coups de pression », des corrections de comportement, de la même façon que de nombreuses grandes marques américaines ont rapidement agi dès que de la publicité avait été faite sur le fait qu’elles employaient des enfants pour confectionner leurs produits. Le coût d’une telle politique ne serait guère important mais ses effets seraient conséquents.
De plus petits « nudges » existent évidemment. Beaucoup peut être fait pour lutter contre les problèmes de surpoids des enfants si les cantines réorganisent leur présentation des aliments, en plaçant les les plus diététiques à portée de vue et en poussant ceux, plus riches en calories, plus loin. Dans tous les cas, la liberté de choix est préservée, l’enfant désireux d’avoir de la glace plutôt qu’une pomme n’ayant qu’à faire un effort supplémentaire pour y parvenir.
C’est bien dans ces choix plus ou moins cruciaux que le gouvernement peut aider les individus. Le « nudge » a en général un coût dérisoire par rapport aux bienfaits qu’il apporte, et n’interfère nullement avec les actions de ceux qui ont déjà pris les bonnes décisions. Si un « nudge » vise par exemple à empêcher les individus de trop manger par rapport à leurs besoins journaliers, il n’affectera nullement ceux qui ont une diète saine. C’est aussi une philosophie de la transparence, qui estime que les bonnes décisions sont celles qui sont bien informées et est agréablement surprise par la propension des individus à modifier leurs comportements dès lors qu’ils sont bien renseignés.
Et au moins un autre membre de l’administration d’Obama a d’ores-et-déjà proposé des solutions audacieuses fondées sur des « nudges » pour remédier aux carences du secteur de la santé aux États-Unis et améliorer son efficacité. Peter Orszag, aujourd’hui directeur du budget à la Maison Blanche, a explicitement fait référence l’an passé, dans diverses présentations sur l’impératif d’une réforme du système de santé, à des modifications du comportement des individus pour améliorer leur bien être et abaisser les coûts des soins, reprenant des exemples détaillés dans l’ouvrage.
Best-seller aux États-Unis depuis des mois, Nudge reste un livre critiqué comme vide de sens à droite. Pour sa part, la New York Review of Books a présenté un article très fouillé sur le rapport entre la pensée des deux auteurs et les positions politiques de Barack Obama, estimant que ce dernier n’était pas un keynésien de la vieille école mais bien un avocat du béhaviorisme, un proche du courant lié à l’économie comportementale, l’auteur du texte identifiant certaines des idées de Nudge reprises par le démocrate dans son propre programme politique. Et si Barack Obama continue à récuser les étiquettes, il n’en admet pas moins l’importance du marché dans la création de la croissance, tout en insistant pour armer les individus face à la compétition.
A l’instar de John F. Kennedy, le nouveau président démocrate s’est entouré d’esprits brillants issus du monde de l’académie, comme si son mandat était une gigantesque expérimentation pour transformer la société américaine. Selon Thaler, Sunstein est désormais le « nudger en chef », quelqu’un qui aura sans doute beaucoup d’influence au cours du mandat d’Obama, et à ce seul titre, l’ouvrage vaut d’être lu. Et, si, de son nouveau poste à la Maison Blanche, Sunstein pouvait mettre en œuvre quelques unes des idées qu’il présente avec son complice dans Nudge, nul doute que l’Amérique en sortirait transfigurée.
Appendices
Notes
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[1]
Au demeurant, que ce soit avec la révolution initiée par Milton Friedman et « l’École de Chicago » aux idées de Sunstein et Thaler, tous deux également issus de l’Université de Chicago, en passant par l’élection d’un président ayant enseigné dans la même faculté, c’est à se demander si cette institution n’est pas le vrai phare intellectuel de la pensée politique américaine.
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[2]
Voir sa déclaration : « Not because I believe in bigger government - I don’t. »
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[3]
Dans ce domaine, les auteurs présentent une idée également suggérée dans l’ouvrage Path to Prosperity , chapitre 8, par Susan Dynarski et Judith Scott-Clayton, de l’université Harvard, et qui sera sans doute reprise par l’administration Obama.