Abstracts
Résumé
La création au féminin n’est pas seulement une idée militante des années 1970 : la réflexion critique autour d’auteures femmes méconnues, telle Violette Leduc, ou célèbres, telle Marguerite Duras est en pleine expansion. Une telle réflexion, qui s’appuie sur les divers courants critiques du 20e siècle ainsi que sur la notion de genre, s’étend à tous les domaines de la création artistique et en particulier au domaine du cinéma : Agnès Varda en est actuellement en France le meilleur exemple. Nous démontrons que les procédés spécifiques mis en œuvre par Varda demandent une nouvelle lecture critique. A l’instar de celle qui créa le concept de cinécriture, nous verrons que la critique doit se forger incidemment de nouveaux outils. Nous analyserons en détail les procédés stylistiques et esthétiques récurrents mis en œuvre par Varda tout au long de sa carrière, en incluant au parcours filmique un parcours à travers ses récentes expositions.
Mots-clés :
- Violette Leduc,
- Agnès Varda,
- cinéma,
- autobiographie,
- cinécriture,
- genre,
- femmes
Abstract
Women artistic creation is not so far an old idea from the seventies. Criticism has been developed in that way upon not well known authors, like Violette Leduc, or famous ones, like Marguerite Duras. Based upon recent literary criticism, including gender criticism, we must extend women creation to all fields such as movie making. Agnès Varda is in France one of the most famous example of such creation. But reading her specific manner of expression needs also specific words to identify them: such new concepts would fit the author who created the idea of “cinécriture”. The point is to analyse the various processes of making films throughout the impressive carrier of Varda, including those appearing in her last exhibitions.
Article body
Site consacré à Violette Leduc, animé par Mireille Brioude
De Violette Leduc à Agnès Varda : de la mise en scène du Je à la cinétique du Je
Dans un ouvrage intitulé La mise en scène du Je,[1] nous avons abordé l’écriture de Volette Leduc en commençant par l’étude stylistique de l’épisode dit du « tailleur anguille », passage de la Bâtarde (1964) qui concentre tous les éléments de ce qui nous semblait proposer une théâtralité du texte. La question était : comment le « je », qui n’est ni l’auteur ni la personne mais seulement l’instance d’énonciation, devient-il, en s’écrivant, auteur et acteur du drame de sa vie ? Le texte, de fait, devient une scène, perceptible pour le lecteur grâce à cette « voix » si présente dans le texte leducien. L’autobiographie prend forme dans cette écriture spécifique, entre texte et parole. L’approche sémiotique d’une telle œuvre débouche sur une conception pluripolaire de l’autobiographie résultant de l’interaction entre l’écrivaine, le Je objet et sujet de l’énonciation et surtout le lecteur, metteur en scène imaginaire et imaginant.
Les travaux de Patrice Pavis et de Anne Ubersfeld, qui fondent la sémiologie théâtrale[2], incitent à voir dans le texte narratif et autobiographique de Leduc des réseaux signifiants que travaille le code théâtral. Les théories de Benveniste appliqués au champ de la création littéraire pensent le sujet qui se dit « je », infléchissant cette scission vers des manifestations proprement dramatiques.
Une telle réflexion sur le phénomène du Je littéraire s’associe à une réflexion sur le procès de l’écriture, procès qui se veut indissociable d’une conception « genrée » de l’écriture. Virginia Woolf fut la première en 1929 à s’interroger sur les femmes et le roman et à en proposer une définition liée au genre. Voici comment elle définit non pas l’objet de sa future conférence, mais le parcours mental aussi bien que géographique de sa réflexion personnelle sur cet objet:
« Je vais tenter de vous montrer comment je suis parvenue à mon opinion concernant la chambre et l’argent... Je vais développer aussi explicitement que possible, l’enchaînement d’idées qui a abouti à ma conviction... Quand un sujet se prête à de nombreuses controverses - ce qui est le cas pour tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, a trait au "sexe" - on ne peut espérer dire la vérité et on doit se contenter d’indiquer le chemin suivi pour parvenir à l’opinion qu’on soutient. »[3]
Le coup de force de Virginia Woolf ne réside donc pas tant dans l’idée qui donne son titre à l’essai, bien que ce soit une idée essentielle, mais dans l’expression, à l’occasion de ce texte, d’un postulat : la vérité dans le domaine artistique n’est pas un but mais une praxis. Dans l’ouvrage de Woolf, on suivra longtemps le trajet géographique et métaphorique d’une femme cultivée au début du 20e siècle à travers les lieux de la culture réservés aux hommes. Woolf propose une nouvelle herméneutique du sujet féminin, le mettant radicalement en doute et en scène, puis le traquant dans une magistrale enquête socio-historique.
L’idée s’impose donc que la création féminine se distingue de la création masculine par sa propension à la quête créatrice et que la métaphore sert de véhicule à l’expression d’un art poétique au féminin.
Appelons alors « cinétique » cette alliance entre la « kinê », le mouvement et la « poïesis », la création issue de ce mouvement. Une création associant cinéma et écriture, orientée par une quête qui n’a d’autre but qu’elle-même, forme-sens d’une réflexion du sujet créateur sur lui-même. Particulièrement (mais non exclusivement) féminine, cette cinétique refuse les normes esthétiques et intègre les données socio-historiques de sexe dans le processus de création et de représentation. En cela les réalisatrices et écrivaines sont les héritières d’une attitude politique autant qu’esthétique propre aux femmes.
Dans le domaine littéraire français, en outre, la question d’un « territoire du féminin », revendiqué ou tout simplement occupé, semble donc essentielle. Le lieu de la création féminine n’est plus une circonstance mais le langage lui-même : on assiste à la création d’un mythe moderne, celui de « l’autre sujet », de « l’autre langue », explorés par Irrigaray, Wittig ou Cixous. En fait le questionnement sur la recherche, et a fortiori sur celui sur la mise en danger du « je » féminin, intervient dans le champ littéraire assez tardivement, dans les années 1970, sous l’influence de la psychanalyse lacanienne. Hélène Cixous met en avant une poésie du sujet et dans La venue à l’écriture elle emprunte avec humour le chemin de la métaphore:
« Aux fils du Livre, la recherche, le désert, l’espace inépuisable, décourageant, encourageant, la marche en avant. Aux filles de la ménagère l’égarement dans la forêt... Alors quand tu as tout perdu, plus de chemin, plus de sens, plus de signe fixe, plus de sol, plus de pensée... Alors c’est là que des écritures te traversent, tu es parcourue par des chants d’une pureté inouïe. »[4]
C’est par ces mots, semble-t-il, que Cixous fonde une nouvelle approche de la création féminine : pas de but, pas de quête sinon toujours en elle-même. Les « filles de la ménagère » ont certes besoin d’une chambre à soi et d’un peu d’argent mais elles aiment par dessus tout se perdre dans les forêts.[5]
A l’orée des années 1970 la critique féministe moderne épouse la littérature pour fonder une approche polémique du sujet écrivant.
En 2000 sort sur les écrans le film Les Glaneurs et la glaneuse d’Agnès Varda : le passage entre les arts, sensible chez Leduc, du théâtre à l’autofiction, s’opère au sein d’une création cinématographique visible à l’échelle de la longue carrière de Varda, tout comme dans ses récentes expositions, lieux complexes de mise en scène.
Le parcours de Varda est particulièrement intéressant. Sa formation initiale est celle d’une photographe, aux côtés de Jean Vilar. Photographie et théâtre, donc, et ensuite une filmographie qui a de quoi surprendre. Elle est composée pour moitié de documentaires et de court-métrages. Quant aux longs-métrages, ils oscillent entre fiction, enquête et documentaire. Avant de définir la notion de cinécriture inventée par Varda, arrêtons-nous sur les enjeux esthétiques des documentaires, à partir d’une double réflexion sur le réel et sur la signature propre de l’auteure.
L’un des tout premiers et des plus attachants documentaire, l’Opéra-Mouffe, raconte indirectement la grossesse de l’auteure et mêle au soi-disant reportage des métaphores et des fantasmes qui se retrouveront quarante ans plus tard dans Les Glaneurs et la glaneuse. D’ores et déjà, à travers le premier documentaire, se dessine toute la complexité du cinéma de Varda : une approche politique du réel à travers l’évocation des petites gens, une construction poétique fondée sur la métaphore filée de la nourriture exposée dans ce marché de la rue Mouffetard, la mise en scène d’un Je féminin enfin, fantasmant sur cette nouvelle vie qu’elle s’apprête à donner.
La diversité de ces « documenteurs », selon l’expression rendue célèbre par Varda elle-même, est fascinante. Cela va du faux reportage sur un lieu au documentaire sur des metteurs en scène de documentaires. Sans parler des longs métrages tels que le célèbre Murs Murs, qui flirte avec l’autofiction. On le sait même quand elle parle des autres, Varda parle d’elle mais de manière généreuse et non narcissique : le portrait d’Ydessa en témoigne[6]. Tout au long de sa carrière se dessinent des strates thématiques et poétiques en même temps que, sur le plan syntagmatique, des réseaux de signification. Il est fascinant de voir à quel point l’œuvre de Varda allie richesse, créativité et innovation avec une très forte cohérence des thèmes et motifs structurant l’ensemble de son œuvre.
L’invention de la cinécriture, quant à elle, est celle d’un processus théorique soutenu par une pratique de la mise en scène. Loin de la caméra-stylo évoquée par Alexandre Astruc[7] et des tenants de la Nouvelle Vague dont Varda fut pourtant considérée comme l’initiatrice, la cinécriture est une définition du cinéma qui se dit scriptural, au sens ou l’image fait signe au même titre que le mot, et où la représentation prend le pas sur la mimesis. Peu importe alors le fait que les procédés soient ceux de la caméra ou du stylo, que le support soit la pellicule ou le papier. Osons ajouter que la cinécriture désigne le cheminement même de la création artistique.
Voyons donc en trois étapes les aspects essentiels de la poétique de Varda. Sous l’angle du genre tout d’abord, le désir de filmer le féminin (incarné en particulier par Jane Birkin) et le désir de filmer le masculin (son compagnon Jacques Demy) se réalisent à travers les thématiques de l’errance et du deuil.
Nous verrons ensuite comment la cinécriture endosse le procédé poétique de la métaphore filée, celle de la vitesse (évoquée par les camions), celle du glanage et celle du labyrinthe parmi de nombreuses autres. La particularité du cinéma de Varda apparaît alors comme création d’une forme particulière de mise en scène du je, une sorte d’autobiocinétique, dont l’aboutissement actuel est son dernier film, Les Plages d’Agnès.
Enfin le procédé majeur de cette poétique est le déplacement du champ de la création du film vers l’exposition, dernier lieu de mise en scène de et pour Varda.
Filmer le féminin, filmer le masculin, sous le signe de l’errance et du deuil
Un cinéma au féminin : l’expression n’est pas banale quand il s’agit d’Agnès Varda, dans la mesure où elle révèle une conscience particulière, celle d’un « moi filmant l’Autre » ou plutôt d’un Moi-femme filmant l’Autre, homme ou femme, objet de désir. Or cette problématique du désir, liée à la fascination esthétique et amoureuse, implique un sujet filmant sa relation à l’Autre, une relation réciproque et vivante, plus encore que celle qui lie l’écrivain à son personnage.
Le féminin, chez Varda, est tout d’abord le rapport créateur qu’entretient une femme avec d’autres femmes quand celles-ci disent du féminin la maladie, l’errance, la précarité mais également des aspects lumineux : la beauté, le plaisir de jouer, l’énergie vitale et érotique. Chacun à leur manière, les êtres connus par Varda vont travailler une autre frontière, celle qui existe entre la personne réelle, de chair et d’os, et l’acteur ou l’actrice. De même sera explorée la frontière entre le filmant et le filmé. Une telle réciprocité se fait en effet sur le terrain professionnel et créateur et le personnage, devenu acteur, fonde dans le même temps le personnage de la metteuse en scène.
Le film est le lieu où prennent place certains procédés stylistiques qui sont autant de métaphores de cette création à deux. Très tôt, dès ses premiers films, Varda met en place les figures de l’errance et le procédé du travelling, associés à une vision particulière du corps féminin.
Cléo de 5 à 7 (1962) créée un personnage féminin, Cléo, minée par la maladie. Malgré tout, la grande beauté de l’actrice nous frappe d’autant qu’elle est travaillée par un mythe pictural cher à Varda : la jeune fille et la mort. Cléo de 5 à 7, raconte un moment de la vie d’une femme qui se pressent atteinte d’un cancer sous la forme d’une chronique s’étendant sur les deux heures indiquées dans le titre. Cléo erre dans Paris, son temps est compté. Le temps devient forme-sens, scellant l’alliance entre le temps de la fiction et le temps de la projection. De plus nous assistons à l’élaboration, encore timide, du processus stylistique central des films de Varda : le travelling comme métaphore de l’errance. Ce travelling semble hésiter à se mettre en place. Au début du film dans la scène « de l’escalier » les mouvements verticaux de la caméra, saccadés artificiellement, précèdent un travelling dans la rue, en légère plongée, qui colle au personnage, préservant même le réalisme de l’auvent masquant parfois à la silhouette mouvante de Cléo. Le travelling est alors une forme-sens significative de l’errance et du trouble de la jeune femme : où va-t-elle ainsi ? Son trajet est-il fuite en avant, manifestation désespérée de son énergie vitale ou bien la course vers la mort ?
Un autre personnage féminin majeur est celui de Mona, dans Sans Toit ni loi : en contrepoint de Cléo, Mona la vagabonde est sale, elle sent mauvais, mais elle est « mignonne » de l’avis des personnages masculins croisés sur son chemin. La présence de la cinéaste se manifeste d’emblée, clairement, et nous sortons de la fiction : la voix-off constitue à elle seule une trame narrative indépendante de l’image (même si bien sûr elle cherche en apparence à l’épouser) dissociant par là-même l’actrice de « son » décor, l’espace filmé devenant en quelque sorte « à double entrée ». Avec Sans toit ni loi s’instaure un discours à plusieurs voix, celui de la caméra et de ses travellings qui font sens. La caméra qu’accompagne la voix-off de Varda ne se contente pas de suivre la pérégrination fatale de Mona et de s’immobiliser de temps à autre pour écouter les gens qui l’on croisée. Varda, dans un entretien, revendique le fait que la conception du film part d’une grande série de travellings accompagnés de musique (douze exactement) montés en alternance pour laisser place à des récits : le schéma narratif classique qui suit la logique de la rencontre ou du rebondissement est radicalement bouleversé : la marche s’inscrit comme raison d’être du film : marche ou errance...
« J’ai imaginé une série de travellings continus-discontinus avec quelque chose à la fin de chaque travelling, que l’on retrouverait au début du suivant, comme un crochet virtuel séparé par huit à dix minutes. Par exemple, un outil agricole rouillé, à la fin du travelling et un autre outil agricole au début du suivant. Ou une couleur, ou une matière : du bois ou du mur crépi ou une cabine de téléphone. Je subodorais que la mémoire vague des images liée à la persistance rétinienne ferait sentir sinon réaliser au spectateur la continuité de cette longue marche de Mona vers sa mort, la structure du récit et la forme du film. » [8]
Le travelling est un procédé de cinécriture qui dispose des signes sur l’écran et qui véhicule un message en soi, métaphore du trajet hasardeux de Mona. Varda joue avec son personnage en marche, semblant parfois l’attendre, le guetter jusqu’à ce qu’il paraisse dans le champ de la caméra. Puis celle-ci peut aussi bien abandonner Mona à son triste sort, comme dans la scène du viol où le travelling se noie dans les branches de la forêt semblant fuir la cruauté de l’acte. La caméra, en outre, adopte fréquemment un travelling de droite à gauche en filmant Mona : le déplacement de droite à gauche est symbolique car « il marque le cheminement de Mona dans la mauvaise direction, contre la norme occidentale qui lit de gauche à droite et qui construit ainsi le bon sens »[9].
Le travelling, enfin, est une dénonciation : c’est sous notre regard effaré, que Mona meurt de froid, faisant de nous le témoin impuissant, complice malgré lui de l’indifférence des gens ou au mieux complice de l’enquêtrice qui se manifeste en voix-off. Le film-enquête avoue là ses propres limites, il ne se veut pas plus judicieux ni plus efficace que tous ces gens qui ont croisé Mona sans savoir qu’elle était en danger de mort. Pour conclure avec l’analyse d’Alain Kleinberger : « Sans toit ni loi, à l’exemple des plus grands films de l’histoire du cinéma est bien un film-trajet, et le chemin parcouru est à plusieurs niveaux : géographique, physique (la marche) intellectuel (l’enquête), biologique (la mort) et métaphysique. » [10]
Jane B. et l’art de la caresse
Le féminin vu comme un corps contre la mort s’incarne aussi chez Varda dans l’actrice et amie que fut Jane Birkin. Le film Jane B. par Agnès V. offre un regard non conventionnel dans lequel la personne Jane Birkin incarne tous les rôles, à commencer par le sien propre, et qui a pour projet de définir en miroir le rôle du metteur en scène. Le titre est une construction en miroir, premier effet d’annonce. Dès les premiers moments Agnès commente : « et tant pis si j’apparais quelquefois dans le champ de la caméra ». C’est à travers cette relation à l’Autre dans Jane B. que se dessine indirectement le « projet » qui sera celui de Varda dans les Glaneurs : se dire soi-même. La réflexion sur le temps qui passe et la jeunesse est le thème d’ouverture et de clôture du film. A la fin du film on fête les quarante ans de Jane. Reprenant la place qu’elle occupait dans la première grande séquence, assise au centre du tableau (un tableau flamand du 17e siècle), Jane s’anime : « oui, je me rappelle avec précision l’anniversaire de mes trente ans... J’étais seule... ». Le montage encadre donc soigneusement le portrait par l’inscription de celui-ci dans une temporalité artificielle, les dix ans qui précèdent cet anniversaire, avec la mise en abyme de l’anniversaire des trente ans de l’actrice. Légère et grave tout à la fois, l’apologie de la vieillesse et de la maturité fonde le double portrait d’Agnès et de Jane.
Or il apparaît ici que filmer le féminin, s’est se faire porteur du désir de dire le corps de l’Autre femme. C’est à nouveau la forme-sens que prend le travelling, véritable caresse sur le corps de Jane. Le thème du tableau vivant, leit-motiv du film sert là de prétexte ou de pré-scène : « c’est une image très calme, hors du temps » dit la voix-off pour présenter Jane dans le tableau, pour l’immobiliser et la mettre à distance aussi. Le travelling parcourant son corps devient un voyage poétique et surnaturel, dans un univers macroscopique composé des contours du corps nu de Jane comme unique paysage, sur fond de soie et de musique. Le travelling est associé au très gros plan, autre trait stylistique de la cinécriture de Varda.
En fait, le film entier offre toujours ce même décalage entre le projet avoué ici - l’hommage à Jane - et le projet profond : l’inscription du rapport de la metteure en scène à la beauté et à la mort. Le thème de la beauté en ce sens est particulièrement ambigu : au début du film, Varda déclare à Jane qu’elle est belle et que c’est à cause de cela qu’elle veut faire son portrait. Cette caresse légère enfin qui soude la relation artistique et intime du moi filmant à l’autre filmé prendra un sens tragique dans Jacquot de Nantes quand il s’agira de filmer le corps de l’homme aimé. La double tendance qui consiste à filmer le corps féminin et filmer le corps masculin s’opère à partir de 1990 alors que le cinéma et l’écriture de Varda sont marqués par le deuil de Jacques Demy. Le projet de Jacquot de Nantes est de « se souvenir des souvenirs » comme le dit joliment Varda elle-même, et de signifier la perte irrémédiable de cet être, en filmant l’œil fatigué, la peau abîmée par le temps et par la maladie. Dans Jacquot de Nantes [11] ces séquences brèves, parfois proches du plan unique, intercalées dans la trame narrative, sont autant de signes de ponctuation, de rappels et de mise en perspective. Cette ponctuation est une façon discrète, mais poignante, de dire la mort de l’être aimé. Dans une de ces séquences, Agnès filme en très gros plan la peau de Jacques, malade. Une chanson mélancolique se fait entendre : « après toi je n’aurai plus d’amour ». La séquence enchaîne sur un cadrage du jeune Jacques, fasciné par son phonographe d’où s’échappe une chanson : « après toi je n’aurai plus d’amour ». La dernière séquence, remarquable, est celle du générique et de la clôture selon un procédé de rappel cher à l’auteure. Jacques Demy est filmé au bord de la mer : bruits de ressac... Le cinéaste, cheveux gris, en costume en toile de jeans est allongé sur le côté. Il nous regarde. Gros plan, sa main prend du sable qu’il laisse filer. Le symbole est évident mais il se doit de l’être comme prologue d’un film qui ne serait sans cette scène qu’un hommage plat. La clôture enfin reprend le même cadre : le cinéaste sur une plage, cadré de trois-quarts dos, regarde la mer. Bruit des vagues sur le sable. Voix d’Agnès Varda : elle chantonne : « Des mots et merveilles, vents et marées. Au loin déjà la mer s’est retirée... et toi comme une algue... deux petites vagues pour me noyer. » On recadre en panoramique rapide le visage de Demy. Mer sur le sable. Le visage de Demy réapparaît en fin de panoramique et sourit vers nous, puis son regard se détourne[12].
La main, la peau, l’œil en gros plan, les cheveux : on comprend donc, et cela a sauté aux yeux de la critique, le lien avec le projet profond des Glaneurs, l’autoportrait et le travail de mémoire et d’hommage à l’être aimé. Jacques se retrouve indirectement dans le miroir devant lequel Agnès se peigne, quelques années plus tard, arborant les mêmes signes de vieillesse. Certes dans Les Glaneurs il n’y a aucune allusion directe au lien qui unissait la cinéaste à Demy mais la récurrence du même procédé permet une double inscription de ce motif : Varda ne sait parler d’elle-même qu’à travers l’évocation des autres.
Cléo, Mona, Jane et Jacques : la cinécriture sous le signe du désir et du deuil, privilégie des procédés tels que le travelling et le recadrage, accentuant le travail sur le montage qui se fait de plus en plus sophistiqué, jouant sur la mise en scène des procédés de la représentation.
Les véhicules métaphoriques de la création : les camions, le labyrinthe, le glanage
Les métaphores structurantes du cinéma de Varda participent du processus stylistique de la cinécriture conjointement à celui de la mise en scène du Je. Mais il faut rappeler l’influence indirecte d’autres femmes notamment celles de Marguerite Duras et, plus discrète, celle de Nathalie Sarraute[13]. L’influence de Duras, bien qu’elle ne soit pas explicite, se manifeste dans Les Glaneurs et la glaneuse comme un clin d’œil, dans les séquences consacrées aux camions : il s’agit d’un leitmotiv, visible au début du voyage (« j’y reviendrai ») au milieu du film, (chapitre 15 : la route, Agnès et les camions) et dans le dernier tiers (chapitre 27 : Agnès attrape les camions). Il va sans dire que ces indices filmiques disséminés ainsi constituent autant de jalons qui fondent le film comme film-trajet, à la manière de Sans toit ni loi, avec en outre une valeur rhétorique d’insistance puisque la métaphore du camion sert de contrepoint à la métaphore du glanage : le glanage se fait lentement, à pied, le trajet motorisé se fait rapidement, de manière ludique, avec la course entre la voiture d’Agnès et les camions sillonnant l’autoroute.
Chez Duras et le film présenté comme conditionnel : « ce serait un film, le camion. » Pour rappel souvenons-nous de la voix-off décalée totalement de l’image, de l’usage alterné du travelling interne, des plans externes fixes, de la narration surtout, envoûtante et désespérée, sans cesse mise en doute par le thème de la folie et la métaphore du monde inhumain ou les êtres ne se déplacent que véhiculés. Chez Varda, le camion devient les camions, symboles grotesques de notre univers quotidien : mais sous l’apparente légèreté du travelling en caméra subjective, gît le même désespoir que chez Duras, imperceptible.
En effet, le motif du trajet en voiture met en rapport la relation de la cinéaste au réel de façon ludique. Dans les séquences 15 et 27, la caméra saisit les camions qu’entoure la main à demi-fermée : « Encore une main qui filme et l’autre qui est là : et toujours ces camions. Je voudrais les attraper. Pour retenir ce qui se passe ? Non, pour jouer ». La main de la cinéaste se referme autour du camion, entre appréhension angoissée de la modernité et appropriation ludique de celle-ci. Ce geste est aussi la métaphore d’une vie errante consacrée à la création autant que celle d’une volonté de retrouver l’enfant qu’elle fut. On peut se demander pourquoi ce geste, récurrent, est réparti grâce au montage sur plusieurs séquences : cette figure d’insistance, rhétorique, reprend le thème de l’errance (on pense à Sans toit ni loi), posant une figure du moi sans cesse en mouvement entre départs et retours, entre deux pays. Le dispositif de l’image inscrit une temporalité complexe travaillée par la figure du voyage. Un voyage qui n’est pas sans retour et le thème du retour marque l’une des séquences les plus importantes des Glaneurs.
En bref, Les Glaneurs est bien lui aussi un « film-trajet » qui incorpore la métaphore du camion comme possibilité refusée d’un film, film de la vitesse, de la violence. La glaneuse préfère se pencher, s’attarder, se perdre enfin. Le labyrinthe, deuxième métaphore structurante, dit le plaisir de se perdre et renoue avec le schéma woolfien du cheminement créatif. Le labyrinthe est la métaphore du fil et du film qui se dévide dans tout les sens sans qu’il y ait un but préconçu. Pour prouver la persistance de cette métaphore structurante, faisons un petit détour par le film Jane B par Agnès V. « On fait quoi, on va où ? » demande Jane à Agnès, et celle-ci de répondre : « on avait dit qu’on ferait un film comme une ballade... » Une des séquences met alors en scène Jane travestie en Ariane dévidant une bobine de fil dans un labyrinthe sous l’œil d’un monstre porteur... d’une caméra.
D’autres métaphores surgissent : d’un film à l’autre la création est vue comme construction patiente, assemblage ou puzzle. C’est cette dernière image, celle du puzzle, que Varda se plaît à employer pour évoquer Les Plages d’Agnès.[14] Une telle image en dit long sur le travail d’exposition de soi effectué dans chacun de ses films y compris le dernier. Mais il est important de voir que le trajet de Varda ne tend pas nécessairement à ce dernier film testament car il est déjà présent sous forme d’art poétique, tout au long de sa carrière.
Voyons alors comment Les Glaneurs met en place un art poétique fondé sur la métaphore du glanage.
Le montage et la composition finale du film adoptent d’emblée le motif du croisement des séquences et de leur mise en relief. Ce n’est qu’à la 4e séquence qu’Agnès paraît, portant sur son épaule une gerbe de blé avec pour toile de fond le tableau « La Glaneuse de Jules Breton ». Dans Une trame nommée désir, Varda explicitait l’importance du montage qui donne un sens au réel filmé et elle donnait l’exemple des personnes filmées dans Murs...Murs qui se détachaient réellement de leur propre effigie représentée sur un mur de Los Angeles. Ainsi, vingt ans après, Agnès est-elle là, inaugurant devant le tableau de Breton le premier film explicitement personnel de son parcours. Le thème de la découverte faussement naïve sert à dévoiler une nouvelle orientation du cinéma : on ne filme pas tant le réel que soi-même à la découverte du réel. La vieillesse est alors montrée comme élément déclencheur du projet autobiocinétique : le cinéma, comme toute œuvre d’art, est perçu comme sublimation du malaise existentiel, une rétrospection plus qu’une introspection : c’est le sens de la marche « à reculons » qui ouvre les Plages d’Agnès.
Pour plus de clarté rappelons le triple paradigme développé dans les Glaneurs. Le glanage se veut enquête sociale, du documentaire engagé contre une société injuste : un énorme gaspillage se fait aux dépens des plus pauvres qui tentent de tirer bénéfice de la récupération. Ceci occupe le premier plan thématique du film et lui a valu sa notoriété. Au second plan thématique apparaît l’art de voir, d’observer, de filmer, des tableaux et des artistes. La contemplation active prend toute sa place, d’une lecture du retable de van Weyden à Beaunes jusqu’à l’exhumation des caves du musée de Villefranche d’un tableau représentant les glaneuses fuyant l’orage, en scène finale. Le troisième thème nous intéresse en tant que révélateur d’une création cinématographique toute entière, à l’échelle d’une vie : c’est le thème de l’autoportrait ou plus justement de l’autoportrait de Varda en créatrice, dans un processus que l’on peut nommer « autobiocinétique ».
Dans Les Glaneurs donc, Les procédés de cinécriture sont consécutifs aux moyens techniques utilisés, et, comme lorsque la Nouvelle Vague s’emparait de la caméra 16 mm, Agnès s’empare la caméra numérique qui lui permet de filmer plus légèrement, tout, y compris elle-même, s’amusant des effets « stroboscopiques et narcissiques ». La caméra qu’elle tient face à elle la filme allongée sur un canapé, et, au lieu du classique fondu au noir, nous voyons sa main qui vient masquer l’objectif. En effet, grâce à la caméra numérique, le mode analogique indissociable du mode numérique de capture de l’image, se substitue alors à l’impression pelliculaire, couramment associée à matérialité du film. Le film Les Glaneurs déploie en même temps et non plus simplement ou successivement des réseaux thématiques différents. Le rapport au « Moi », au temps, à la mort et à la création s’exprime à travers le glanage qui devient une métaphore filée totalisante. Du point de vue externe c’est donc le spectateur qui relie des séquences éloignées temporellement les unes des autres. Du point de vue de la cinéaste, l’absence de pellicule, liée à la capture analogique, induit aussi un mode de montage plus libre, souple et rapide. Certes, le travail du montage subsiste, plus que jamais, mais le mode de découpage est différent. Il reste que, du fait des contraintes de la diffusion, le résultat final du montage est transféré sur la pellicule 35 mm. Par contre la métaphore est toujours active : l’absence de pellicule signifie absence d’écran, pénétration directe dans le réel grâce à l’image. Il y a adéquation de celle-ci au réel. Nous verrons que la peau et en particulier celle de la main est l’objet paradoxal où la barrière fantasmatique de la pellicule s’efface au profit d’un désir d’entrer dans le réel.
Entrer dans l’horreur
La main en effet est l’emblème du projet autobiocinétique. Elle apparaît à plusieurs reprises dans le champ de la caméra, intervenant toujours dans un apparent hasard, au détour de ce cheminement créatif qu’est le documentaire sur le glanage. La cinéaste se livre, dans la séquence 10, à un « exercice » - entendons de style - qui relève du défi amusé nuancé de coquetterie feinte : filmer d’une main son autre main en train de ramasser une patate en forme de cœur.
La main filmée se pose, un instant, en relief, en épaisseur supplémentaire, en intermédiaire entre le monde et l’œil de la caméra, entre le monde et nous aussi. La main est obstacle et tout à la fois écrin/écran face au réel brut et fragile. La patate est filmée parce qu’elle est menacée : longtemps exposée à l’air libre elle devient impropre à la consommation. La patate se meurt, germe et pourrit : c’est ce pourrissement qui fait l’affiche des Glaneurs deux ans après, c’est ce lent pourrissement qui est filmé en temps réel et diffusé sur l’écran tridimensionnel du court-métrage « Patatutopia » créé en 2003 pour la Biennale d’art de Venise. Vieillesse, temps, mort de la patate disent l’angoisse essentielle : « cette fois-ci, c’est tout à fait fini ». Telle est l’unique phrase d’une minuscule séquence « post-filmum » : « patate ultime-patate sublime », un bonus-épilogue du film.
Au cœur du film, les fils se nouent, autour d’un mot-clef : « projet ». La vieillesse, le voyage, le glanage. Ici, lors de ce « déballage » lié au retour du Japon, Agnès expose le produit du glanage : de menus objets, des images surtout : baguettes, photographies diverses[15]. Parmi ceux-ci, la série de cartes postales issues d’un grand magasin de Tokyo auxquelles sous l’œil étonné du spectateur snob que nous sommes, la narratrice semble accorder une grande valeur : un « Rembrandt, un vrai Rembrandt » annonce Varda avec un mélange d’étonnement et d’ironie. Surgit sous la main qui le manipule l’un des plus célèbres autoportraits du maître vieillissant (lui aussi). Tout se passe très vite : la caméra glisse sur la main qui tient la carte, tout à coup s’y attache, s’y perd, s’enfonce, pénètre dans la peau et le commentaire se fait tout à coup plus grave. La voix-off évoque un projet : « c’est-à-dire, c’est ça mon projet : filmer d’une main mon autre main... Rentrer dans l’horreur. Je trouve ça extraordinaire... ». Les nombreux déictiques : « c’est » « voilà » « et puis » « mais c’est en fait » désignent, en parfaite synchronisation entre la voix-off et l’objet filmé, le processus de la découverte. « Rentrer » : nous sommes bien dans ce paradoxe imaginaire de l’irruption de l’image dans le réel, de l’appropriation-abrogation de celui-ci. De plus, le dispositif de l’image est verbalement nié au nom du vertige existentiel. En poussant l’analyse, c’est, au sens propre, une démonstration, car le monstrueux est donné à voir. Tout cela, semble-t-il, par hasard, par glissement métonymique entre l’objet filmé, la carte postale - avatar de l’œuvre d’art - et la main filmante qui devient sous nos yeux l’objet essentiel, au point d’être métonymiquement signe du « projet ». Ici le « projet », terme désignant ce qui est à venir, se fond désormais avec le présent performatif de la prise de vue.
Le même basculement d’accent que dans la séquence du début du film intitulée « Agnès-vieillesse » ainsi que le même changement de tonalité du léger au grave se font à nouveau sentir. Entre la déixis du filmé et l’analyse des sensations et émotions on perçoit maintenant un discours plus réflexif sur le sentiment de l’existence, au sens sartrien du terme : « Je suis une bête... pire, une bête que je ne connais pas ». La conclusion, d’ordre esthétique (« c’est un autoportrait ») permet l’association entre deux temporalités : celle du passé auquel appartient le peintre et celle du présent menacé par la mort auquel appartient la main de la cinéaste.
Dans Les Glaneurs, cette irruption intempestive d’une partie du corps filmé, la main, est donc une mise en scène d’une prise de conscience du temps et de la mort en marche, de ses ravages sur le corps. La prise de conscience horrifiée se mue, à l’instant, en projet et au fond nous devons comprendre qu’elle est à l’instant où elle est filmée, récupérée sous forme de projet. On rejoint alors la thématique profonde du film : le glanage, la récupération, la rencontre inopinée avec un élément du réel susceptible d’être immédiatement ou virtuellement transformé en œuvre d’art.
Aussi nous faut-il revenir sur un aspect essentiel de la création chez Varda : son choix des arts plastiques et de l’exposition comme modalité inclusive de la cinécriture.
D’une exposition à l’autre
Il nous faut voir maintenant le délicat lien entre l’ « auto(bio)cinécriture » et l’exposition puisque tel est le nouveau dispositif iconique de la représentation du Je, choisi depuis quelques années par Agnès Varda, exception faite de son tout dernier film. Ce fonctionnement conjoint s’articule selon deux modes : sous l’aspect diachronique nous avons la construction d’un dispositif rétrospectif, à travers la technique de la « citation » et de l’allusion à la création filmique antérieure. Sous l’aspect synchronique, l’artiste propose au visiteur-spectateur, savamment disposées dans l’espace tridimensionnel de l’exposition, des figures du « Moi », qui se cristallisent dans le dispositif scénographique et topographique (l’île par exemple) de l’exposition. La thématique du deuil devient le fil conducteur qui nous renvoie, au-delà de l’exposition, à la rétrospection visible dans les films.
Ainsi l’exposition « Patatutopia », présentée à Venise en 2003, reprend-elle la thématique des « patates » développée dans Les Glaneurs. Cette installation en trois volets filmiques, trois plans fixes sur une pomme de terre pourrissante avec fond sonore de bruits naturels se retrouvera en 2005 intégrée dans l’exposition « 3+3+15=3 installations », à la galerie parisienne Martine Aboucaya.
D’une exposition à l’autre se dessinent donc des motifs, thèmes et parcours imaginaires. Nous avons montré le lien métaphorique entre la pomme de terre, sa forme « de cœur » et la peau qui se ride et pourrit à une vitesse accélérée pour se figer dans une sécheresse définitive. Agnès Varda, revêtue d’un costume-pomme de terre, inaugurait son exposition « 3+ 3+15 » : une façon de signifier à sa manière, ludique, que l’auteure sait se mettre dans la peau du personnage ! De même, les deux clous des expositions italiennes et françaises, le « Tryptique de Noirmoutiers » et le dispositif des « Veuves », sont repris dans l’exposition « l’île et elle » en 2006
Métaphores structurantes
Les trois expositions ont non seulement des thèmes et motifs communs, formant un tissage étroit dans le temps et dans l’espace jusqu’à ne plus former qu’un seul « triptyque », mais elles puisent leurs motifs dans les quarante années de la production filmique de l’auteure. Des motifs comme la peau, la pomme de terre, la jeune femme nue, le pourrissement esthétique de la matière et même le concept de l’écran multiple se retrouvent, diachroniquement et synchroniquement, dans l’œuvre de Varda pour ne plus former qu’une seule et complexe forme d’autoreprésentation métaphorique.
Ainsi l’image de l’œuvre de la cinéaste s’imprime-t-elle en creux avec la carte postale de la jeune femme nue qui rappelle l’autoportrait inversé de Jane B. par Agnès V. De même, l’installation aux écrans multiples intitulée « Les Veuves de Noirmoutier » inscrit la dernière et la plus forte image de l’artiste, en veuve. Immobile sur une chaise, murée dans le silence et la douleur, Agnès est le point muet, le point négatif des confessions des autres veuves.
Quels sont les procédés mis en œuvre pour cette inscription du film dans l’exposition ? Le lien principal entre les thèmes et procédés obsessionnels, constitutifs du « Moi » créateur est l’installation de l’écran, ou plutôt des écrans. L’écran exposé constitue un cadre au sein duquel le court métrage diffusé en boucle joue sur la notion de « cadre-limite » et de « cadre objet »[16]. En tant que cadre-limite, l’écran ouvre sur un sujet mobile, veuve parlant de son deuil ou se promenant sur la plage ; en tant que cadre-objet, il est nommé par exemple « triptyque », c’est le cas du Triptyque de Noirmoutiers, et il s’insère dans l’exposition au même titre que les autres éléments plastiques : collages, matériaux divers... Héritier direct de la représentation sacrée, il introduit, sans doute ironiquement, cette dimension pour filmer le réel et faire se dérouler trois temporalités différentes et simultanées. Une plage vide, un homme, deux puis trois personnages dans une cuisine. L’œil est derrière la caméra à la place même du spectateur qui lui aussi participe de ce processus filmique. La chronique est niée par l’éternité du film « en boucle » et par celle, vécue, du spectateur. Varda, elle, propose un lien invisible entre les deux facettes du dispositif filmo-scénique. A cela s’ajoute le « clin d’œil », une citation filmique indirecte car ce triptyque ne va pas sans évoquer le commentaire du polyptique du Jugement dernier dans Les Glaneurs...
L’installation appelée « Les veuves de Noirmoutier » focalise également l’attention du spectateur sur la « construction » du dispositif. Cette installation sous forme d’écran, centrale dans le dispositif dramaturgique de l’exposition, reprend le thème du deuil. Par essence universel, il est révélateur de ce « décentrement » du discours personnel propre à Varda. Le visiteur s’assoit successivement et pour un temps déterminé sur des chaises disposées face à neuf écrans et reliées à chacun d’eux par un casque audio. Les veuves parlent de leur tristesse, de leur mari décédé, répondant à des questions que l’on devine seulement. En bas Agnès, seule, sur sa chaise. À côté, l’écran citant le générique de Jacquot de Na ntes dont nous avons parlé : Jacques allongé sur la plage fixant tristement la caméra. Devant ces dispositifs donc, le visiteur est soumis à la temporalité interne des films, qu’il peut embrasser simultanément du regard mais qu’il ne peut voir que successivement, s’il se prête au jeu et prend le temps de les contempler. Nous retenons le souci de démultiplication du témoignage, l’effet symbolique apporté par l’irréductibilité de la douleur et son universalité. Nous retenons la beauté des paroles, issues de leur authenticité alliée à la beauté triste du paysage.
Les yeux pleins de ces étendues de sable, de vase et de mer, avec ou sans petits personnages lointains dans des postures de glaneurs, nous voilà dans l’île et dans l’exposition. « Le parcours proposé commence par un tombeau et finit par des veuves, témoignages de ces deuils et de la mélancolie qui m’envahit parfois... », écrit Agnès sur la reproduction du Triptyque insérée dans le catalogue de l’exposition « L’île et elle ».
Pourtant nous assistons à un changement radical des procédés scripturaux : alors que le travelling était la forme privilégiée du film de Varda, nous voici tout à coup face à des plans fixes pour les images, et à des objets, inertes et réels. L’annihilation du motif cinétique ainsi que l’abolition du film en tant que représentation imaginaire devient signe d’une vie qui s’arrête, pour mieux s’offrir aux regards. Le visiteur bouge, au contraire du spectateur. Il est guidé, certes, mais libre d’aller et venir quand bon lui semble.
Enfin, par rapport à l’enjeu rétrospectif, un nouveau procédé stylistique est mis en évidence : celui de l’autocitation. Ainsi « Les veuves de Noirmoutier » s’inscrivent-elles dans un processus d’intertextualité (entendons par là la référence à des films) par le biais de la citation. Il s’agit bien sûr de l’écran des Veuves qui reprend la dernière séquence du film Jacquot de Nantes. Le texte du catalogue de l’exposition nous est précieux car à nouveau il encadre cette image.
« Il y a aussi la main qui dévoile la main de Jacques Demy que j’ai filmée en 16 mm. Il était habillé d’un jean bleu gris. Il était déjà très malade. Il a pris du sable dans sa main et l’a laissé glisser. C’était à ma demande. »
La citation filmique fait appel à la mémoire du spectateur qu’a été (ou que pourrait être) le visiteur de l’exposition. Celui-ci est pris par le biais de cette figure rhétorique dans un processus qui fait de lui le centre où convergent les signes disposés à son attention pour qu’il interprète le message personnel de l’artiste.
Autre citation, qui n’est pas sans importance : dans le catalogue de l’exposition « L’île et elle », on retrouve Jane, ou « Jane B. », de manière indirecte. La maja desnuda, allongée, de face est le thème de ces cartes postales des années 1950, populaires et surannées notamment celle de la page 29, en haut. La même position que Jane déguisée en Venus dans Jane B. Mais la beauté nue de Jane n’apparaît pas tout à fait ainsi pour le spectateur de l’exposition « L’île et elle ». La maja de l’île est photographiée en effet de dos et non de face, son profil (ressemblant à Rosalie, aux dires d’Agnès) dénonçant un œil malicieux. Sur la carte postale il y a des petites portes de carton, dont une au niveau des fesses, que l’on peut ouvrir afin de voir, dans le désordre, des enfants polissons, un noyé, un goéland englué dans du mazout, la main de Jacques... « Il suffit de traverser la surface des images pour voir autre chose ou réveiller des souvenirs », conclut Varda.
La « traversée des images » est donc la forme nouvelle que prend le discours sur soi de Varda. À cette traversée s’ajoute un effet de superposition, un feuilleté d’images et de souvenirs. Le parcours labyrinthique, qui participe aussi du puzzle, ne peut se concevoir comme linéaire : sans but, il recèle des strates, des épaisseurs qui sont celles mêmes de la mémoire humaine. L’art de se dire, de se filmer, de s’exposer résulte de ce double mouvement. Au labyrinthe métaphorique, mis en abyme dans Jane B. comme dans les Glaneurs , se substitue le parcours du spectateur de l’exposition-révélation, telle une confidence murmurée et toujours indirecte.
Abordons maintenant les métaphores qui structurent dans le temps le passage de la production filmique à l’exposition. Nous avons vu que la thématique du deuil se cristallisait dans le dispositif atemporel des films diffusés dans l’exposition « L’île et elle » non sans utiliser le procédé de la citation. Mais, sur le plan de la poétique personnelle, l’inscription de soi se fait de manière encore plus subtile. En effet point commun entre les expositions est le thème de la peau :
« 2 ou 3 choses à dire avant de parler du triptyque de Noirmoutier: Au sol, 700 kg de patates, ce fut Patatutopia. : Les patates étaient filmées en voie de décomposition, en trois cadrages et un hors champ sonore : gouttes d’eau, sons divers. La peau se décompose sous nos yeux. Dans une autre salle, des tonnes de patates vomies par une cheminée baroque » : celle-là même que des années auparavant Agnès avait photographiée, sans patates, en Italie[17].
Les patates, c’est une « affaire de cœur ». Les Glaneurs et la glaneuse se construit sur ce leitmotiv de la décomposition, et un bonus « patate ultime » ajoute une touche ironique au film. Mais le motif de la peau devient métaphore de la création filmique, donc du processus créateur de Varda elle-même : car quelle confession plus intime que cette métaphore personnelle ? La généalogie s’impose : tous ces végétaux filmés depuis le court-métrage sur la rue Mouffetard, tous ces minéraux, murs pelés et vitres abîmées que l’on retrouve dans Jacquot de Nantes, toujours insérés fugitivement ou le temps d’une chanson... Toutes ces fissures au plafond filmés dans la demeure d’Agnès, et encadrées comme des gouaches et tableaux de maîtres... Le cinéma de Varda, et même son œuvre de photographe, est fait de ces strates thématiques obsessionnelles et créatrices : la citrouille et sa peau fendue de l’Opéra-Mouffe, précède, de trente-deux ans, la patate-cœur des Glaneurs. Au final, la sortie du film Les Plages d’Agnès a montré que Varda n’a pas renoncé à la cinécriture : son souci de cohérence va de pair avec le jeu incessamment entretenu entre toutes les formes de création artistiques du moment qu’elles inscrivent brillamment une réflexion sur la création.
Appendices
Notes
-
[1]
Brioude, Mireille, Violette Leduc : la mise en scène du Je, Rodopi (Amsterdam) 2000.
-
[2]
Ubersfeld, Anne, Lire le théâtre, Belin Sup, 1996.
-
[3]
Woolf,Virginia, A Room of one’s own, Hogarth, London, 1929. Traduction de Clara Malraux, Une chambre à soi, éditions 10/18, p.8.
-
[4]
Cixous, Hélène, Gagnon, Madeleine, Leclerc, Annie, La venue à l’écriture, Union Générale d’éditions, collection 10/18, 1977, p. 22.
-
[5]
Christa Sevens, analysant Portrait du soleil d’Hélène Cixous, en vient à cette remarque profonde sur le fonctionnement du sujet créateur représenté dans cette oeuvre : « De part en part, Portrait du soleil est traversé par cette mise en question du Je qui, grâce à la figure narrative du périple, se donne l’apparence formelle d’une quête et d’un apprentissage où, certes, l’avènement du sujet est promis - je m’attends à moi - mais est à chaque fois différé et relancé... » in : L’écriture solaire d’Hélène Cixous, Rodopi (Amsterdam), 1999.
-
[6]
Voir la filmographie jointe.
-
[7]
Astruc, Alexandre, « La caméra-stylo » in L’Écran français n° 144, 30 mars 1948.
-
[8]
Sans Toit ni loi, Cinétamaris, 1985, Entretien avec Varda en annexe du D.V.D. « Musique et travellings » (Nous transcrivons)
-
[9]
Smith, Alison, Cinécriture and the power of images, Manchester University Press, 1998.
-
[10]
Kleinberger, Alain, Sans toit ni loi, Cours du C.NE.D, Agrégation interne de lettresmodernes, 2003, Inédit.
-
[11]
Ciné Tamaris, 1991.
-
[12]
Marie, Michel. Cahier de notes sur... Jacquot de Nantes. Paris: Cahiers du cinéma, 2002.
-
[13]
Un entretien avec Nathalie Sarraute constitue l’un des bonus du DVD Sans toit ni loi.
-
[14]
Entretien avec Agnès Varda, France Inter, 29 janvier 2009.
-
[15]
La séquence « autoportrait est analysée dans mon article « Varda et l’autoportrait fragmenté » in Image and narrative, « autofiction visuelle ».
-
[16]
Aumont, Jacques. L’Image. Paris: Editions Colin, 2005
-
[17]
Voir le catalogue de l’exposition L’île et Elle, édition de la Fondation Cartier Pour l’Art Contemporain, 2007.
Bibliographie
- Les ouvrages de Violette LEDUC sont disponibles aux éditions Galllimard. Une bibliographie critique concernant V.L. est disponible sur le site de Mireille BRIOUDE :
- Sur Agnès Varda :
- BASTIDE, Bernard. Agnès Varda. Paris: Cahiers du cinema, 1994.
- BRIOUDE, Mireille. « Phèdre au labyrinthe :cinétique du Je » in: Création au féminin. Tome 2: Arts visuels. Ed. Marianne Camus. Dijon: Éditions universitaires de Dijon, 2006.
- ______________ . « Varda ou l’autoportrait fragmenté » in Image and Narrative, « autofiction visuelle » revue en ligne.
- ESTEVE, Michel. " Agnès Varda " Études Cinématographiques 179-186 (1991).
- MARIE, Michel. Cahier de notes sur... Jacquot de Nantes. Paris: Cahiers du cinéma, 2002.
- SMITH, Allison. Agnès Varda. Manchester: Manchester University Press, 1998.
- Filmographie d’Agnès Varda.
- 1955 : La Pointe Courte
- 1957 : O saisons, ô châteaux (court-métrage)
- 1958 : L’Opéra mouffe (documentaire)
- 1958 : Du côté de la côte (documentaire)
- 1962 : Cléo de 5 à 7
- 1963: Salut les cubains (court-métrage)1965 : Le Bonheur
- 1966 : Les Créatures
- 1967 : Oncle Yanco (court-métrage)
- 1967 : Loin du Viêt Nam (documentaire collectif avec Chris Marker, Jean-Luc Godard, Alain Resnais, Joris Ivens, William Klein, Claude Lelouch)
- 1968 : Black Panthers (documentaire)
- 1969 : Lions Love
- 1970 : Nausicaa (TV)
- 1975 : Réponses de femmes (documentaire)
- 1976 : Plaisir d’amour en Iran (court-métrage)
- 1977 : L’Une chante, l’autre pas
- 1977 : Réponses de femmes (documentaire)
- 1978 : Daguerréotypes (documentaire)
- 1982 : Mur, murs (documentaire)
- 1982 : Documenteur
- 1982 : Ulysse (court-métrage)
- 1983 : Une minute pour une image (série TV)
- 1984 : Les Dites cariatides (documentaire)
- 1984 : 7p., cuis., s. de b., ... à saisir (court-métrage)
- 1985 : Sans toit ni loi
- 1986 : T’as de beaux escaliers tu sais (court-métrage)
- 1987 : Jane B. par Agnès V.
- 1987 : Kung-fu master !
- 1991 : Jacquot de Nantes
- 1993 : Les Demoiselles ont eu 25 ans (documentaire)
- 1995 : Les Cent et une nuits de Simon Cinéma
- 1995 : L’Univers de Jacques Demy (documentaire)
- 2000 : Les Glaneurs et la glaneuse (documentaire)
- 2002 : Les Glaneurs et la glaneuse... Deux ans après (documentaire)
- 2003 : Le Lion volatil (court-métrage)
- 2004 : Ydessa, les ours et etc. (documentaire)
- 2004 : Cinévardaphoto (documentaire)
- 2004 : Der Viennale ’04-Trailer (court-métrage)
- 2007 : Quelques veuves de Noirmoutier (court-métrage)
- 2007 : Installation au Panthéon de Paris pour la cérémonie de pose d’une plaque à la mémoire des Justes de France ; 2 films inédits sur 4 écrans et quelque 300 portraits de Justes.
- 2009 : Les Plages d’Agnès, production Cinetamaris.
- Chronologie des expositions
- « Patatutopia » : triple vidéo présentée à la biennale de Venise, 2003
- 2005 : « 3+3+15= 3 installations » : 29 janvier/ 26 mars 2005 Galerie Martine Aboucaya
- 2006 : « L’île et Elle »: 18 juin/ 8 octobre 2006. Fondation Cartier pour l’Art Contemporain
- 2007 : « Hommage aux justes » : Panthéon. 19/22 janvier 2007
- 2007 : « Je me souviens de Vilar en Avignon », été 2007.
- Site Varda/demy :
- http://demy.chez.com/Varda.htm