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Cdely - On présente souvent mai 68 comme un des plus importants mouvements sociaux de l’histoire française, qui aura été à la fois étudiant et ouvrier, accompagné d’une frénésie de discussions et de débats dans les universités, les usines, les théâtres, la rue, en réaction contre le pouvoir en place, la société traditionnelle, l’économie capitaliste, et avec le désir d’une transformation radicale de la vie et du monde... Est-ce ainsi que tu résumerais les choses ? Avais-tu pris part aux événements de 68 ?
Jean-Luc Nancy - Non, je ne résumerais pas les choses ainsi, tout simplement parce que je suis incapable de tenter un tel résumé : il y faudrait une compétence d’historien que je suis très loin d’avoir. Le fait d’avoir vécu 68 ne donne que peu d’avantages sur quiconque l’a plutôt observé que vécu et en a par la suite reconstitué l’histoire. Un tel phénomène ne se domine pas sur le moment, ou du moins se laisse mal dominer. Il est certain d’ailleurs que je l’ai vécu de manières différentes selon les moments et un peu selon les lieux (j’étais surtout à Strasbourg et assez peu à Paris). Il y a eu des moments où je me sentais plus emporté dans le « mouvement social » comme tu le dis (des réformes ou des mutations nécessaires), d’autres où l’aspect politique dominait (gauche extrême contre gauche communiste et/ou socialiste), d’autres où la fête anarchiste dominait (euphorie de la mise en suspens, voire de la paralysie de tous les fonctionnements...). Mais ce qui m’est resté de plus marquant est ceci : avec quelques amis, à Strasbourg (où 68 avait été précédé depuis deux ans par quelques actions d’éclat des situationnistes), nous avons été très vite avant tout sensibles à une distanciation profonde envers tous les modes de l’action et de la réflexion : ni l’intervention directe, ni le militantisme réformiste (pour ne pas dire « révolutionnaire » puisque jamais ne se fit jour un mot d’ordre proprement révolutionnaire - c’est-à-dire visant une prise du pouvoir) ne devaient pour nous prévaloir. Même en nous prêtant ponctuellement à telle action (surtout de l’ordre du « happening » pourrait-on dire) nous eûmes la conscience vive que l’enjeu n’était pas là. Il ne s’agissait pas de nouveaux moyens de lutte. Il fallait même éviter de trop viser des objectifs : par exemple, fonder une « Université critique », ce qui enthousiasmait beaucoup, nous semblait une erreur. Il ne fallait rien fonder, ni refonder. Il fallait tenir à distance tous les gestes de cet ordre. L’enjeu était en revanche, non pas de se réjouir dans une sorte d’anarchisme nihiliste et de regarder trembler toutes les assurances et toutes les institutions sans pour autant se soucier ni de les ruiner effectivement, ni de les remplacer, non, l’enjeu était de prendre la mesure d’une mutation que l’événement mettait au jour : un monde entier d’assurances, d’institutions, de structures et de repères révélait qu’il était en convulsion. Non plus en « crise » guérissable - à la manière dont Husserl pouvait penser la « crise des sciences européennes » - mais en convulsion d’agonie ou de métamorphose telle que rien de l’issue ne pouvait ni ne devait être anticipé. L’anticipation, le projet, était précisément ce qui devait pour un temps céder afin que nous apprenions une autre façon de scander l’histoire : non plus une histoire dont nous sommes les sujets, mais une histoire qui nous surprend et nous emporte.
Cela voulait dire aussi : non plus une vérité à venir, objet d’une intention et d’une volonté, mais une vérité au présent, la vérité qui est au-delà du projet (qui le fonde, sans doute, mais qu’il ne peut pas satisfaire) ; quelque chose comme une affirmation d’être au monde en dépit de tous projets de construire ou d’accoucher le sens du monde.
En cela, 68 a été « métaphysique » ou « spirituel » bien plus que social, politique, culturel ou comme on voudra. Certes, il a été tout cela aussi : mais le fond de l’affaire, l’incandescence propre à ce moment, c’était cette mutation, la mise en suspens d’une visée du sens qui ne définissait rien de moins que la civilisation occidentale.
Tu pourras penser que je délire, ou du moins que je me livre à l’hyperbole et à l’emphase. Pas du tout : je tiens que c’est exactement quelque chose de cet ordre qui nous était donné par l’événement d’alors. Tous les éléments de crise et de réforme qui s’y mêlaient, toutes les attentes révolutionnaires ou subversives ne faisaient que se précipiter dans un creuset où tout, en dernière instance, était fondu à une tout autre flamme. Sans cela, il n’est pas possible de comprendre l’extraordinaire emportement de fête et la profusion de trouvailles : en eux, 68 signalait autre chose que la crise et la critique. Cette autre chose, c’est ce que nous ne cessons de chercher à nommer depuis - preuve qu’il s’agit bien d’un innommé...
Cdely - Le récit que tu viens de faire tient du témoignage, tu t’es exprimé au passé. En même temps, te voilà repenser en philosophe le cœur du phénomène tel que tu l’as vécu et continues de le ressentir, quarante ans plus tard - j’ai envie de dire en prés-ence, présumant que Jean-Luc Nancy en 1968 n’avait pas encore aiguisé ce mot. Concernant donc la « mutation » que tu désignes, la mise à l’écart d’un sujet planificateur de son histoire et de son progrès, sans penser que tu délires, je me demande si tu penses à quelque chose qui a eu lieu, ou bien qui a lieu, continue d’avoir lieu. Cette mutation était-elle en cours dès avant 68 ?
Jean-Luc Nancy - Oui, je crois que tu me comprends : ce qui m’occupe a eu lieu en 68 comme un symptôme aigu, mais ne cesse d’avoir lieu comme rien sans doute de symptomatique mais comme la résultante, plutôt, de beaucoup de signes, questions, inquiétudes de notre temps. Ainsi, un très lourd déficit de la politique depuis 68 - dans une sorte de double bind où une déconsidération de l’exercice politique lui-même s’accompagne d’une recherche affairée de formes nouvelles d’action (associatives, participatives, locales, minoritaires...) en même temps que de retours non moins affairés vers des interventions d’État (devant les désordres financiers, la nouvelle crise pétrolière) et des appels pressants au droit international... - ainsi encore toutes les formes prises par les recherches et expériences d’artistes en même temps qu’une usure sensible des formes mêmes de la supposée « modernité » de sa « création » ou de ses « révélations » . Et cela avait commencé avant : en fait, c’est ma génération (disons, celle qui sortait du lycée entre 56 et 58) qui a éprouvé la première une sorte d’effet de vide : là où nos aînés se pensaient forts d’une résistance aux totalitarismes, d’une mise en marche de l’Europe et d’un progressisme d’horizon peu ou prou socialiste, nous avons commencé à éprouver un manque de parole ou de pensée. Il y a eu ensuite - justement autour de 68 - l’extraordinaire effervescence de pensée philosophique et artistique que l’on sait et dans laquelle nous avons reconnu avec bonheur un nouvel élan. Mais cet élan désignait en même temps, de beaucoup de façons, un ailleurs - ailleurs par rapport à l’Histoire, à l’Humanisme, aux assurances démocratiques et juridiques, à la consistance générale du « rationalisme » occidental (ou si tu veux de ce qu’alors on a souvent rassemblé sous le mot de « métaphysique », non sans précipitation, mais cela n’importe pas ici).
Je crois que je peux résumer ainsi : oui, c’est à la Raison héritée de la Renaissance, des Lumières, de Kant et de Hegel (donc aussi de Marx), qu’il devenait indispensable de toucher. L’exigence plus ou moins sourde dont je parle et dont 68 fut le symptôme est celle-là : comment toucher aux « Lumières » (puisque ce terme est le plus emblématique) ? Par exemple : pourquoi et dans quel sens appeler de « nouvelles Lumières » comme le faisait Derrida ? Autrement dit, comment rouvrir la Raison plus loin, plus haut, plus avant ? Mais en même temps la rationalité technique et capitaliste des fins indéfinies et de l’équivalence marchande indifférente aux injustices et aux exploitations n’a pas cessé de gagner partout, pauvrement appuyée sur une rationalité juridique qui s’efforce d’affiner des « droits de l’homme » qui ne cessent de reléguer à plus tard la question de cet « homme » lui-même. Voilà ce dont il s’agit : nous refaire une Raison - alors que de toutes parts on ne semble pouvoir faire mieux que de se faire une raison (de la violence guerrière, mafieuse, financière et polluante...).
Cdely - Dans ton livre Vérité de la démocratie (Galilée, 2008), tu exposes que 68 posait à nouveaux frais la question de la démocratie et tu écris d’emblée qu’il n’y a pas d’héritage de 68. Je me suis interrogée là-dessus, outre que nous venions d’intituler ce dossier de Sens public « L’héritage de Mai 68 ». Je me suis demandé si tu parlerais d’héritage de la Révolution française par exemple, disons des Lumières, ce que tu viens de faire ici. JDerrida justement insistait souvent sur l’importance de l’héritage, sur son respect, sa trahison par fidélité, « nous sommes héritiers de part en part ». J’ai l’impression que cette pensée, on dirait d’un sujet comme maître et possesseur de son héritage, n’est pas de 68, comme si le penseur de la déconstruction... Mais je m’aventure, peut-être ?
Jean-Luc Nancy - Je n’ai certainement pas le même rapport que Jacques Derrida à l’idée d’ « héritage ». Si on veut faire un peu de biographisme, je dirais que lui avait plusieurs héritages qu’il recevait avec la fidélité de l’héritier qui sait qu’il reçoit un dépôt et doit le garder et le faire fructifier. Il avait un héritage algérien, un héritage juif et un héritage français : chacun mis en relief comme « héritage » précisément par sa différence et son voisinage avec les autres. Moi, je suis héritier d’un seul héritage si massif et convenu - français, catholique, de « upper middle class » (moins populaire donc que JD) - qu’il en devient indistinct ou inapparent comme héritage. Je ne me sens pas dépositaire d’une transmission : j’ai plutôt eu tendance à m’écarter de ce qui était convenu pour ma « classe », tout au moins en termes de comportements programmés. Mais ni marginalité, ni déviance : je pense que pour moi comme pour JD le travail intellectuel est le plus souvent un écart, une rupture avec une certaine image de l’ « héritage ».
Mais oublions le biographique, revenons à 68. En niant qu’il y ait un « héritage » de 68 j’ai voulu nier qu’il y ait eu un « décès », sans lequel il n’y a pas d’héritage. Il n’y a pas eu de décès parce que rien ne s’est arrêté (sauf, bien sûr, les « événements » comme on disait alors). Tout a seulement commencé en 68 : tout, c’est-à-dire les prodromes d’un changement de civilisation. Je n’hésite pas à le dire ainsi car c’est plus qu’un changement de « société » ou de « culture » ou de « pensée ». On a pressenti alors (mais pas sur le mode d’une anticipation, d’une futurition, non, sur le mode inqualifiable d’une appréhension du présent comme en rupture avec le cours des choses) que le monde changeait. Le monde : le réseau des circulations possibles de sens. Derechef, le cours des choses : 68 signifiait que le cours des choses ne « courait » plus, ne suivait plus son cours. Quelque chose ne suit plus le cours : celui de l’histoire, celui du progrès, celui de l’humanité émancipée, rationnelle et maîtresse de son destin. 68 ressentait obscurément que le « grand récit » (comme Lyotard allait dire plus tard) de l’humanisme progressiste, démocratique, rationnel et raisonnable n’avait plus devant lui un cours continu et bien dégagé. Au contraire il était engorgé, barré, dévié ou en reflux. 68 avait ainsi l’intelligence ou l’intuition de comprendre que les lourds ébranlements des deux guerres et des « totalitarismes » n’avaient pas été de fâcheux accidents ou des crises dont on sortait en reprenant le cours de l’humanisme, de cet humanisme si tu préfères.
Voilà pourquoi je ne vois pas là de problème d’héritage. Pour le reste, ce que tu dis de Derrida me semble, même comme hypothèse vite écartée ainsi que tu le fais, bien hasardeux. Je n’ai pas de texte en tête mais je suis certain que pour lui l’inscription dans la tradition - la transmission, le relais, le passage - n’impliquait aucune « maîtrise » par je ne sais quel « sujet ». Je ne vois là qu’une fausse piste, ou bien il faudrait me montrer des textes[1]. Tu dis d’ailleurs toi-même qu’il parle de « trahison par fidélité » à l’héritage : cela signifie qu’une fidélité à l’élément le plus profond, le plus enfoui parfois aussi, d’une tradition peut impliquer d’en trahir les formes les plus visibles et reçues. Par exemple : qu’est-ce qu’une fidélité au communisme ?... Je ne réponds pas, je pense que tu me comprends très bien !
Cdely - Tu écris dans le même livre que l’équivalence marchande du capitalisme a produit un régime d’équivalence généralisé dans les sociétés démocratiques sur le mode du « tout se vaut ». Il faut sauvegarder la part du « sans-valeur parce qu’hors de toute valeur mesurable », la création, l’amour, la pensée, tout ce qui porte un désir ; et contre le slogan « tout est politique » de 68, tu dis que c’est à la politique de ménager cet espace sans l’investir. Une crainte que l’on peut avoir aujourd’hui, c’est que tout dépende en dernière instance du capitalisme financier, devenu le jeu d’un nombre infime de personnes dans le monde et quasi-incontrôlable (la crise du subprime a échappé à toute prévision). Entre la plus grande acuité de pensée survenue depuis 68 - année de la conférence du jeune JD à New York, "Les fins de l’homme" - et la tournure de plus en plus sombre des événements, le décalage paraît impressionnant. Sans chercher un mouvement historique, on aimerait y trouver du sens, pouvoir faire face par la pensée...
Jean-Luc Nancy - Je ne voudrais justement pas faire entendre que le capitalisme « a produit... un régime... dans les sociétés démocratiques » : justement pas ! Je voudrais faire entendre que le capitalisme et la démocratie ont à un certain égard partie liée en tant qu’ils renvoient ensemble à la possibilité du « tout se vaut », qui prend sa source dans une équivalence générale pour laquelle l’échange des marchandises englobe aussi l’échange des forces de travail et/ou des moyens de production entre des individus en principe équivalents et en pratique ordonnés à et par une exploitation et une domination des uns par les autres. Cela même dont l’exploitation plus contournée qui passe par la relative autonomie d’opérations financières donne une version plus retorse, plus fragile peut-être aussi mais non moins redoutable.
Or je pense que cet ensemble - équivalence des individus, des vies, des choses indéfiniment monnayables et surtout (car en un sens tout fut monnayable depuis qu’il y eut de la monnaie) toujours déjà monnayées (œuvres d’art déjà achetées, cotées, investies, paysages, eau, air, soleil de même...), sur fond d’arasement de tout moment, de toute forme, de tout éclat de sens qui se soustrairait à l’équivalence - je pense, donc, qu’il aura été le « choix » (sans délibération ni décision) de toute une civilisation. Et que nous sommes à présent au pied du mur : cette civilisation se détruit dans sa propre exploitation des hommes, de la nature et de ce que faute de mieux je nommerais l’ « infini » pour ne pas dire « le divin ».
Pas de hasard si le christianisme est apparu et s’est déployé (précédé et suivi en cela à plusieurs égards par les deux autres figures du monothéisme) comme une face saintement glorieuse de l’équivalence : tous égaux, tous frères, ni Grecs, ni Juifs, ni hommes libres ni esclaves, ni hommes, ni femmes - mais en un sens qui devait être : chacun unique, chacun en exception singulière absolue. Si le christianisme s’est si bien codéployé avec le capitalisme, et jusqu’à y perdre son âme - comme c’est bien le cas de le dire - c’est en raison de cette très intrigante réversibilité de deux équivalences : celle du capital et celle du salut.
Je ne cherche pas à démêler cette pelote. Je veux seulement dire : ce qui a procédé d’un choix essentiel, ou si tu préfères d’une inclination dominante s’emparant de l’humanité en Occident - et cela, dès le « pré-capitalisme » - ne peut être retourné ou détourné que part l’effet d’une autre inclination et d’un autre choix. Nous ne pouvons certes pas « choisir » comme des sujets de libre-arbitre (autre apparence édifiée pour accompagner l’équivalence) mais nous pouvons essayer de comprendre comment un « choix » involontaire nous commande, et n’est pourtant pas sans pouvoir se trouver à son tour déporté, décalé, renversé par un autre. Nous avons cru naguère pouvoir ouvrir un nouveau cours de l’histoire - baptisé « socialisme » : l’erreur était de croire que nous avions devant nous des plans possibles et des leviers d’aiguillage. Mais aujourd’hui il nous incombe de savoir que nous sommes sans plans et sans aiguillages mais appelés malgré tout à incliner autrement... Certes, tu as raison, entre 68 et 80 (où nous avions repris ce titre pour Cerisy, Lacoue-Labarthe et moi) nous pensions encore, fût-ce de manière complexe, inquiète déjà et déjà détachée d’un « sens de l’histoire » que les fins de l’homme pouvaient être, sinon un mot d’ordre, du moins encore quelque chose comme une « orientation ». Depuis tout schème de toute espèce d’ « orient » s’est effacé, en même temps que le schème d’ « occident ». Les recouvre un nouveau partage de l’exploitation, une redistribution du monde dans laquelle ce ne sont plus « les fins » qui sont brouillées et volatilisées, mais « l’homme ». La question de l’ « humanisme » était déjà présente en 68 - elle y était d’ailleurs aussi souvent mal reçue comme question. On ne voulait pas savoir que l’ « humanisme » coupe l’homme de l’infini. Aujourd’hui nous le savons. Ce n’est pas un savoir contre « l’homme » : c’est un savoir qui ouvre toute grande l’interrogation sur ce que « homme » non pas « signifie », ni « est », ni « représente », mais appelle. Vers quoi appelle l’ « homme » ? Ou vers qui ? Vers un « homme » encore, peut-être, mais comment, à quelles conditions, selon quelle ouverture infinie ?
(Email, juin-juillet 2008)
Appendices
Note
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[1]
Ce passage dans Échographies infirme en effet plutôt l’hypothèse : « L’héritage, c’est ce que je ne peux pas m’approprier, ce qui me revient et dont j’ai la responsabilité, qui m’est échu en partage, mais sur quoi je n’ai pas de droit absolu. J’hérite de quelque chose que je dois aussi transmettre : que cela choque ou non, il n’y a pas de droit de propriété sur l’héritage. C’est le paradoxe. Je suis toujours le locataire d’un héritage. Son dépositaire, son témoin, ou son relais... Je ne peux m’approprier sans reste aucun héritage. A commencer par la langue... » (Jacques Derrida, Bernard Stiegler, Échographies, Galilée, Paris, 1996, p.124)