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Un instrument, une technique a nécessairement une influence sur l’expression artistique. Les premières machines à écrire ont généré une bifurcation dans la pratique poétique, et de la même façon, l’arrivée de l’ordinateur domestique dans nos scriptoriums a transformé non seulement nos usages, mais le medium lui-même.
Ma génération qui a vu arriver l’engin, remplaçant enfin nos machines que nous croyions pourtant élaborées. Remplaçant ? Sans aucun doute, davantage, mais il reste encore difficile de mesurer ce que cela a changé profondément, au-delà des évidentes célérité et commodité de travail, et de la suppression du métier de photocompositeur (après ceux de linotypiste et de typographe), imposant aux auteurs de fournir un CD à l’éditeur (les contrats le mentionnent désormais).
Il m’arrive souvent de me demander comment je m’y prenais naguère.
Je n’aurais pas écrit certains de mes livres sans ordinateur.
En disant cela, je songeais surtout aux « Noms perdus »[1], constitués pour l’essentiel d’une longue liste de toponymes, que j’ai organisés en poème selon le principe de kyrielle, par un travail méthodique très fastidieux qu’une machine à écrire m’aurait interdit.
Mais je peux tout aussi bien le dire de « Mossa »[2], et plus généralement des ouvrages du « cycle des exils ». Mon basculement technologique s’est en effet opéré pendant l’écriture de « Diaire », vers 1987, alors que j’étais aux limites du possible technique. Qu’on veuille bien ici prendre en considération que l’écriture d’un long poème en prose posait d’énormes difficultés jadis, dans la mesure où l’ajout d’une ligne ou son retranchement, imposait de recommencer la frappe de la strophe, et partant, de tout ce qui suivait. Cela explique en partie que le poème en prose soit resté longtemps un petit poème en prose. Car le petit poème en prose, dans son flux discontinu, autorisait le « retravail » de chaque strophe, jusqu’à l’épuisement, sans pour autant que l’auteur dût ressaisir l’ensemble du texte.
Dans les débuts de « Diaire », il m’est arrivé fréquemment de tout saisir à nouveau, ne disposant pas de machine à mémoire (si cela existait, ce n’était guère accessible aux moyens d’un poète à faibles revenus). Cela restait encore possible dans la mesure où mon livre était constitué de passages d’une vingtaine de pages chacun.
L’arrivée de l’ordinateur m’a permis de poursuivre l’expérience avec « Mossa », pris dans un flux continu, sans aucune retenue. Mon projet s’est émancipé de la contrainte technologique, et je pouvais désormais modifier, ajouter, effacer, peaufiner, affiner, lisser, néologiser, bizarreponctuer, coupercoller, et ceci jusqu’à la phase éditoriale, bref, aller au bout des possibilités de ma langue, sans fatigue ni découragement face à l’adversité d’une montagne de labeur.
L’ordinateur m’a permis en outre d’intégrer davantage l’axe visuel des arts poétiques. Une conscience de la mise en page d’abord, mais aussi la possible intégration du poème visuel dans le « narré ». Ce que jusqu’alors j’avais dissocié, du fait de la pauvreté de moyen offert avant l’ordinateur, mais que j’avais éprouvé dans ma jeune pratique, lorsque je composais, type à type, mes textes au plomb - et ceux d’autres, pour ma revue « Cahiers de Leçons de Choses ».
Il faut maintenant dire à quel point j’en ressens les limites. Comme tout instrument, l’ordinateur est dépositaire d’une pensée qui l’a conçu et adapté aux réalités du marché. Beaucoup de modes restent interdits à un poète expérimentateur de la langue - à moins de devenir soi-même informaticien, ce que d’autres ont choisi de faire pour outrepasser les limites idéologiques de l’instrument de base. On pourrait citer de nombreux exemples de ce que les logiciels « financièrement accessibles » nous imposent et nous interdisent, mais il suffira de songer aux difficultés rencontrées, pour qui invente des mots et use de toponymes, lorsqu’il s’aventure à effectuer une correction orthographique. Le mot « diaire » aurait dû être remplacé par son plus proche voisin du dictionnaire : « diarrhée ».
L’internet m’a ouvert des potentialités énormes, qui ont modifié profondément ma façon de travailler, tant au plan des contenus que dans la démarche. Certaines rencontres « hasardeuses » à grande distance se sont produites - qui n’auraient jamais pu avoir lieu physiquement - grâce auxquelles la partie documentaire, base de mon travail, a pu s’enrichir d’informations inédites et inespérées. Il va de soi que l’internet ne constitue qu’un instrument de recherche parmi d’autres.
Qu’une information ne figure pas sur internet doit toujours être pris en compte, en tant qu’événement masquant une réalité discrète.
L’internet a sans doute rendu visible certains poèmes inaccessibles sinon (à moins d’accéder aux cartons des greniers de petits éditeurs travaillant à la campagne : peut-être ainsi retrouvera-t-on un matin des exemplaires d’ « Une saison en enfer »). Mais il a surtout rendu visible certaines informations sur les arts poétiques (les sites « sitaudis.com » ; « remue.net » ; « libr-critique.com » ; le blog « poezibao », pour donner seulement quatre exemples) qui amènent les rédacteurs-en-chef de la presse papier à parfois moins de poétophobie bien française. Le problème reste cependant entier : la question des droits d’auteur ne se pose pas pour cet instrument d’essence commerciale. Je songe moins en terme financier, qu’en termes de protection des « œuvres de l’esprit », que je refuse, par romantisme sans doute, d’envisager comme des marchandises ordinaires.
Je ne crois pas que le numérique ait la moindre influence sur ma pratique du récital. Il est certain que cet outil permet de réaliser en dix minutes ce qui prenait jadis des jours de montage. Nous attendons cependant l’arrivée du Bernard Heidsieck du 21e siècle...
Je voudrais souligner encore deux aspects, périphériques à l’écriture du poème, consécutifs à l’arrivée de l’instrument numérique.
Le premier est que l’auteur ne conserve plus de manuscrit. Éventuellement il conserve la dernière version de son texte, une fois publié. Les chercheurs n’auront plus accès aux versions intermédiaires, aux différentes variantes qui ont fait leur bonheur, et celui des lecteurs. Du moins s’il y a encore des chercheurs de langue française en arts poétiques...
Le deuxième point concerne celui de la correspondance. L’e-mail a évidemment transformé nos rapports épistolaires, réduisant nos échanges au plus pragmatique et prosaïque. Surtout lorsque l’usager prend conscience que l’écran altère nos rapports épistolaires, les rendant le plus souvent imperméables à la subtilité, à l’humour, à la tendresse, déclenchant des irritations ou des postures paranoïaques. Aussi parce que nous ne savons pas encore nous en servir avec intelligence, dans une confusion entre rapport parlé et lettre écrite.
Le fait est, en corollaire, que mes échanges épistolaires, parfois intenses depuis vingt ans, en dépit de mon opiniâtreté à les poursuivre, se sont peu à peu relâchés, pour presque disparaître. L’incidence sur l’écriture du poème est alors bien réelle.
Et puis qu’en gardons-nous ?