Abstracts
Résumé
En Amérique Latine le discours esthétique se rapporte souvent au politique. Au Brésil, le Mouvement Anthropophage a représenté une maturation de ce discours aspirant à la transformation politique. La démarche de Glauber Rocha suivant la morale anthropophage n'incorporera pas seulement le poème en tant qu'acte de résistance mais également en tant que praxis révolutionnaire. Une praxis révolutionnaire révélant une idée de vérité comme mode d'existence.
Abstract
In Latin America, aesthetic views often refer to politics. For years in Brazil, the Anthropophagous Movement was the expression of the gestation of those views aspiring to some political change. According to the anthropophagous code, Glauber Rocha's reasoning will not only consider the poem as an act of resistance but as a revolutionary praxis as well. A revolutionary praxis which confirms the concept of truth as a way of existence.
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Politique et poésie : l’anthropophagie brésilienne
En Amérique Latine le discours esthétique se rapporte souvent au politique, le poème est la voie par laquelle on analyse le pouvoir. Le poème est un moyen de résistance. Il se fait politique, dans l’impossibilité d’en faire effectivement de la politique. Il peut se rapporter au politique en ce qu’il documente et informe un milieu sans vouloir nécessairement agir sur la réalité. Le poème est acte de résistance face à la mort, il force le poète à dépasser la limitation de son corps malade. On pourrait évoquer tant d’autres situations où le poème est acte de résistance. Le poétique révèle, à travers le corps créateur, l’envie de dépassement.
Le mouvement anthropophage - mouvement littéraire, artistique et politique qui apparaît au Brésil dans le années 20, et qui se positionne dans la critique radicale de l’homme civilisé - se situe dans cette lignée du discours esthétique rapporté au politique. L’anthropophagie est apparue à la même époque que les avant-gardes artistiques en Europe qui se positionnaient dans la critique radicale de la modernité. L’anthropophagie présente une maturation du poème allant vers une conceptualisation plus grande comme acte de résistance, avec des implications dans la transformation politique. Elle est la technologie qui transforme l’environnement hostile afin de le dépasser. Pour l’anthropophagie, ce dépassement est possible en réhabilitant le primitif chez l’homme Occidental Civilisé et en soutenant l’idée du cannibale pensée comme sujet transformateur. Celui qui dévore la culture d’autrui et la transforme dans sa propre culture, déstructure les dichotomies colonisateur/colonisé, civilisé/barbare, nature/technologie.
Contre la sclérose de l’homme civilisé, contre l’homme historique hégélien et le sacré autoritaire du monde hiérarchisé, l’anthropophage imprime sur le processus civilisateur une vision d’opposition à un ordre imposé. Elle est l’extrapolation du doute sur les origines brésiliennes, « Tupi or not tupi that’s the question », mais aussi toutes origines, car l’importance est de se positionner dans la multiplicité de celles-ci. L’anthropophagie nous dit : « Ne m’intéresse que ce qui n’est pas à moi ; loi de l’homme loi de l’anthropophage »[1]. Philosophe de l’anthropophagie, Oswald de Andrade place son discours sur tous les fronts : « La descente anthropophage n’est pas une révolution littéraire. Ni sociale. Ni politique. Ni religieuse. Elle est tout cela à la fois... »[2]. Sa poésie suit la lignée du texte pensé comme acte de résistance, sa conceptualisation et sa mise en place interviennent dans la transformation de la vie. L’art est praxis. « La poésie existe dans les faits[3]. »
Le cinéma de Rocha
La démarche de Glauber Rocha et son esthétique ne peuvent être comprises que dans la vision du poème comme acte de résistance et de l’art comme praxis révolutionnaire. La fin des années 1950 fut une période de grande agitation dans toute Amérique Latine. Le Tiers Monde était au centre des expectatives révolutionnaires. L’exemple cubain faisait peur à la droite nationale qui proclamait la chasse aux communistes. A l’Université, dans les organisations estudiantines et au Centre populaire de culture, les discussions autour de l’art et de la politique se multipliaient.
La publication du livre Introduction au cinéma Brésilien en 1959 par Alex Viany a ouvert un nouvel espace pour une recherche historiographique plus large au Brésil, aussi bien dans la pratique que dans les modes de production du néoréalisme. Glauber Rocha a essayé d’élargir cette réforme au cinéma en apportant un travail d’analyse qui ajoute une réflexion aux éléments esthétiques. Dans son premier livre Révision Critique du cinéma Brésilien de 1963, Glauber Rocha a crée une rupture en voulant démarquer les territoires entre ce que l’on a appelé cinéma industriel, et cinéma indépendant ou d’auteur.
Sa méthode ? Une radicalisation de la notion d’auteur, pleine de contradictions, mais de contradictions essentielles. Il convient ici de remarquer qu’au Brésil la culture cinématographique était alors pratiquement inexistante, les livres et revues théoriques, ou les œuvres étrangères traduites étaient très limités.
Pour Glauber Rocha, l’esthétique ne doit pas être oubliée par une recherche du réalisme. Pour lui, le nouveau cinéma ne peut naître qu’à partir de la création de formes nouvelles, en communion avec de nouvelles thématiques. Avec une vision de cinéma comme expression culturelle, Rocha élargit la notion d’auteur en y ajoutant l’idée de lutte. Être auteur implique en effet l’idée de combat et de transformation : «... si le cinéma commercial est la tradition, le cinéma d’auteur c’est la révolution. La politique d’un auteur moderne est une politique révolutionnaire : aujourd’hui il n’est même plus nécessaire d’adjectiver l’auteur de révolutionnaire, car la condition de l’auteur est un adjectif totalisant[4]. » Il ajoute encore en parlant de l’auteur: « son esthétique est une éthique, sa mise en scène une politique... il est nécessaire de tirer sur le soleil : le geste de Belmondo au début de A bout de Souffle définit très bien cette nouvelle phase du cinéma. »
Le cinéma politique de Rocha : esthétique de la faim
Rocha a demandé aux auteurs de ce « vrai cinéma » de créer un nouveau langage, de lutter contre la politique industrielle au cinéma. Il faut faire surgir une production avec d’autres valeurs. Pour lui, l’auteur brésilien pouvait se montrer différent des européens ou des américains chez qui l’industrie était déjà établie. Le Brésil était un pays jeune qui s’industrialisait et où une nouvelle démocratie se formait, avec une culture populaire très riche. Les exemples du néoréalisme et de la Nouvelle Vague en France donnaient des indications à suivre, des jeunes critiques et des réalisateurs talentueux s’organisaient. Donc le pays avait les moyens pour la concrétisation de ce nouveau cinéma.
La richesse des contradictions dans ce moment historique au Brésil poussait à la lutte pour la conquête des espaces politiques et culturels. Le nouveau cinéma pouvait se montrer à la pointe dans la construction et l’affirmation d’une nouvelle société. Mais les objectifs accompagnaient aussi une stratégie pour un combat plus large : celui de créer une esthétique propre au Brésil et de créer une esthétique pour le Tiers Monde. Si la condition d’auteur, comme le pensait le cinéaste brésilien, est par elle-même « totalisante », c’est parce qu’il doit assumer cette position d’être à la pointe de la nouvelle construction, la transformation exige l’action directe des nouveaux artistes du point de vue esthétique et politique.
Rocha reprend d’Eisenstein, radicalise et transforme l’idée que l’origine de l’œuvre est dans la tête du créateur, « on voit bien que ce qui distingue l’artiste du penseur c’est que la transformation intellectuelle du donné dialectique débouche non sur une forme abstraite (le concept), mais sur une forme concrète, qui exige une formation, une plastique[5] ». Pour Rocha la forme concrète, plastique, ne doit exister que comme représentation d’une conception dialectique de l’artiste, détaché de toute grammaire technique. Car la qualité du filme réside, en fait, dans le compromis entre la pensée du réalisateur et son œuvre. C’est en tant qu’expérience esthétique et forme de connaissance que la réalisation de l’utopie du Cinema Novo peut s’accomplir[6]. Glauber Rocha écrivait dans un article : « Il est déjà passé le temps où le Cinema Novo avait besoin de s’expliquer pour exister ; le Cinema Novo doit se faire pour s’expliquer... Partout où il y aura un cinéaste, quel que soit son âge ou son origine, prêt à mettre son cinéma et sa profession au service de causes importantes de son temps, il y aura un germe du Cinema Novo[7] ». Cette praxis « suggère donc que nous devions élargir la conception (ou plutôt la catégorie) conventionnelle d’acte, pour y inclure deux dimensions supplémentaires : celles de l’ontologie et celle de l’histoire[8]. » Ce discours rejoint la pensée sartrienne où la praxis est « l’incarnation du sens de l’histoire », doctrine de l’action.
Glauber Rocha a synthétisé une réflexion qui faisait interagir le cinéma et la réalité socioculturelle. Dans son manifeste le plus important, l’Esthétique de la faim [9] (traduit en France comme L’Esthétique de la violence), se donne à lire un des plus beaux efforts de la pensée et de l’intervention politique dans le cinéma moderne brésilien. Rocha y analyse le paternalisme européen envers le « Tiers Monde », tout en faisant aussi l’étude d’un certain discours politique et esthétique humaniste « incapable d’exprimer la brutalité de la misère et qui transforme la faim en folklore et conformisme[10] ». En parlant de la faim, Glauber disait : « Pour l’Européen, c’est un étrange surréalisme tropical. Pour le Brésilien, c’est une honte nationale. ».
Seule la création d’un cinéma capable d’exprimer, de totaliser et de révéler la manière même dont la réalité se construit intéresse l’Esthétique de la faim. L’artiste doit unifier un champ pratique en fonction d’une fin et d’un dépassement. Selon Ismail Xavier : « Le décisif, dans l’apport de Glauber à cet idéal venu des années 50, c’est l’intensité de la nature de son compromis esthétique, sa plus grande attention à l’analyse de style et à l’invention d’un langage ajusté au manque de ressources[11]. » « Notre originalité c’est notre faim », dirait Glauber Rocha.
Pour l’esthétique et la poétique de la faim, l’agir de l’homme, sa praxis s’inscrivent dans une démarche orientée vers un but. La théorie de la révolution de Rocha, comme l’indique Ismail Xavier, « privilégie une dialectique historique qui, comme chez Sartre, est une affirmation de la liberté humaine, terrain de la praxis[12] ». L’ Esthétique de la faim recherche le « poème comme projet conscient » pour atteindre la dimension révolutionnaire de l’art. Le projet anthropophage réapparaît. Le cinéaste est projeté dans une action qui n’est pas celle du coût à la production industrielle dans l’adoption de marques de cinéma indépendant ou d’auteur. On retrouve dans son programme la révélation de sa « vérité », à travers la jonction du « moment poétique » créateur de « significations » et du caractère émancipateur et politique du cinéma. Comme l’a montré Theodor Schwarz : « l’homme est donc un donneur de significations. Il créerait des signes. On ne comprendrait ces signes, cette signification qu’en comprenant le « dépassement », en sachant que l’action est dirigée du présent vers l’avenir, que l’action englobe et le présent et l’avenir[13]. »
Il y a une tension permanente entre l’environnement matériel, les exigences d’autonomie de l’artiste, les impérieux commandements économiques et politiques de la pratique cinématographique. Glauber Rocha élabore son éthique à partir du manque. Le cinéma ne nie pas son misérabilisme technique mais l’incorpore dans le champ artistique qui le dépasse. L’espace des représentations est dynamité, le politique se révèle dans l’explosion du contenu et de la forme. La praxis individuelle est vue comme totalisation et conduit à une traduction et à une tentative d’intervention sur l’histoire. Chez Glauber Rocha cette pratique se révèle primitive, puisqu’elle libère les possibilités de la réalisation hors de la technique cinématographique. Glauber Rocha a réalisé un découpage du « commun de la réalité ». En partant des gens du peuple, de la culture populaire et d’une réalité sous-développée, il a fait surgir une œuvre extrêmement riche et complexe.
Terre en Transe : un extrait exemplaire
Je présenterai ici l’extrait de Terre en Transe réalisé par Glauber Rocha, sorti en mai 67. Le filme présente une allégorie de la défaite de la démocratie en Amérique Latine. Eldorado est le pays fictif où le poète Paulo, personnage ambigu (allié d’abord à la bourgeoisie représentée par Diaz), est convaincu par Sara, militante de gauche avec qui il a une histoire d’amour, de soutenir Viera, candidat populiste.
Terre en Transe est un cri subjectif et personnel, un cri de désespoir qui met en scène l’impossibilité du poème à se faire acte révolutionnaire. Michel Ciment a bien résumé cette idée : « Terre en Transe semble indiquer combien la volonté de mener le front politique et artistique est illusoire, et dans le même mouvement dénonce une civilisation de la rhétorique... Aucun dépassement ne se fera par le langage[14]. »
L’adéquation de l’artiste avec son temps, avec ses idées, doit pour arriver au dépassement être une forme d’existence. L’art révolutionnaire comme « proposition sans loi » est révélateur de contradictions, et pour cela politique. L’art est politique parce qu’il lance l’Être dans l’espace de la représentation, là où la condition de l’Être cesse d’être une dénomination de la vérité de l’Être, pour tenter de créer l’autonomie de l’Être.
Finalement, après m’être éloigné de la question de la vérité, je citerai Kierkegaard dans son Journal : « il s’agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi, de trouver l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir. Et à quoi me servirait-il pour cela de découvrir une vérité prétendue objective et de me pénétrer des systèmes philosophiques au point de pouvoir au besoin les passer en revue et de pouvoir montrer les inconséquences internes de chacun ? (…) Certes, je ne veux pas le nier, j’admets encore un impératif de la connaissance et qu’en vertu d’un tel impératif on puisse agir sur les hommes, mais il faut alors que je l’absorbe vivant, et c’est cela maintenant à mes yeux l’essentiel (…). Qu’est la vérité, sinon vivre pour une idée ?[15] »
Appendices
Notes
-
[1]
Cf. Andrade, Oswald de. Anthropophagies. p. 267
-
[2]
Cf. Andrade, Oswald de. Anthropophagies. p. 286.
-
[3]
Cf. Andrade, Oswald de. Anthropophagies. p. 286.
-
[4]
Cf. Xavier, Ismail, in "Rocha, Glauber", Revisao Critica do Cinéma Brasileiro, Cosac Naify, São Paulo, 2003, p. 36.
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[5]
Cf. Château, Dominique, Jost, François, Lefebvre, Martin. Eisenstein, L’Ancien et le Nouveau, Paris, colloque de Cerisy, Publications de la Sorbonne, coll. « Esthétique ». 2001, p. 223.
-
[6]
Cf. Xavier, Ismail, in Rocha, Glauber, Op. cit., 2003, p. 16.
-
[7]
Cf. Pierre, Sylvie. Glauber Rocha, Cahiers du Cinéma, coll. Auteurs, Paris, 1987, p. 125.
-
[8]
Cf. Jameson, Frédéric. « Entre structure et événement », in : Sartre, Lukács, Althusser, des marxistes en philosophie, sous la direction de Eustache Kouvélakis et Vincent Charbonnier.
-
[9]
Cf. Pierre, Sylvie. Glauber Rocha, Cahiers du Cinéma, coll. Auteurs, Paris, 1987, p. 119 : « Le texte a été écrit dans de circonstances et selon une "commande" très précises : pour être présenté, en janvier 1965, sous la forme d’une communication écrite et orale, lors d’une rétrospective du cinéma latino américain comprenant un hommage spécifique au jeune Cinema Novo Brésilien. La manifestation avait été organisé, à Gênes, par le ‘Columbianum’, organisation jésuite tiers-mondiste animée par le Padre Arpa (ami de Fellini), qui joua un rôle extrêmement actif et décisif, au début des années 60, pour la pénétration du cinéma brésilien en Italie, et de là, dans le reste de l’Europe. »
-
[10]
Cf. Bentes, Ivana. Jornal do Brasil, « Cosmética da fome marca cinema do pays » (cosmétique de la faim, marque cinéma brésilien), 08/07/2001.
-
[11]
Cf. Xavier, Ismail, in "Rocha, Glauber", Revisao Critica do Cinéma Brasileiro, Cosac Naify, São Paulo, 2003, p. 10.
-
[12]
Cf. Xavier, Ismail. "Glauber Rocha : le désir de l’Histoire" in Le Cinéma brésilien (sous la direction de Paulo Antonio Paranagua), coll. Cinéma/Pluriel, Centre Georges Pompidou, 1987,153
-
[13]
Cf. Schwarz, Theodor. Jean Paul Sartre et le marxisme : réflexions sur La critique de la raison dialectique. Editions l’Age de l’homme. Dole du Jura., 1976, p.41.
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[14]
Cf. Ciment, Michel, L’Avant-Scène, n° 77, janvier 1968, p.8.
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[15]
Cf. Kierkegaard, Journal, trad. Ferlov-Gâteau, tome I, p. 51-53.