Abstracts
Résumé
"Révolutions cinématographiques" : Trois relevés dans l'histoire du cinéma au 20e siècle nous révèlent trois révolutions cinématographiques, trois traitements de la révolution, et trois portraits de l'Homme dans la révolution. Du "Cuirassé Potemkine" à "Porco Rosso" en passant par "Il était une fois la révolution", le cinéma va de pathos à poésie, et l'Homme de l'idéal à l'Humain.
Abstract
"Cinematographic Revolutions": Three graspings of the history of cinema in the 20th century reveal three cinematographic revolutions, three treatments of the revolution and three portraits of Man in revolution. From "The Battleship Potemkin" to "Porco Rosso" via "A fistful of dynamite", cinema goes from pathos to poetry, and Man from ideal to Humanity
Riassunto
"Rivoluzione cinematografiche": Tre rilevamenti nella storia del cinema nel novecento rivelano tre rivoluzione cinematografiche, tre trattamenti della rivoluzione e tre ritratti del'Uomo nella rivoluzione. Da "La corazzata Potemkin" a "Porco Rosso" passando per "Giù la testa" il cinema va da pathos a poesia, e l'Uomo di l'ideale a l'Umano.
Article body
Pour esquisser une réponse à l’argument du colloque j’attire d’abord l’attention sur les mutations - de fond et de forme - qu’a connu le cinéma au vingtième siècle. Elles l’ont mené de l’état de medium brut porteur d’une toute nouvelle puissance de persuasion à celui d’une œuvre d’art très transformée, depuis longtemps assise dans les sociétés et même moins populaire en terme de parts d’audience, qui va chercher l’affect toujours plus loin dans son pouvoir expressif.
Je vous propose trois relevés dans cette histoire du cinéma pour analyser la façon dont il a exprimé la révolution au 20e siècle et particulièrement son personnage principal : l’Humain. Trois films qui explorent jusque dans leur bande son la puissance expressive du cinéma.
Extrait 1 : « Le Cuirassé Potemkine », 1925. Film muet, noir et blanc, de Sergei Eisenstein
-Séquence de la partie I « des asticots et des hommes », 3 minutes.
Extrait 2 : « A Fistful of Dynamite » (Il Était une Fois la Révolution), 1971. Film en couleurs de Sergio Leone et Giancarlo Santi.
-Dialogue de John et Juan sur la révolution, 3 minutes.
Extrait 3 : « Porco Rosso », adaptation française (Kurenai no Buta), 1992. Film d’animation en couleurs de Hayao Miyazaki.
-Mémoires de guerre du capitaine Marco Pagotto, 6 minutes.
Au début était l’action, puisque le cinéma ne parlait pas. Mais il était nouveau. A l’époque du « Cuirassé Potemkine », le spectateur n’a pas encore le sentiment d’assister à un jeu d’illusions. Au « problème essentiel » de persuader, le parti communiste Russe répond par un film, car il sait que la nouveauté et le réalisme croissant de ce médium sont très touchants pour le spectateur. Eisenstein choque par la violence des scènes de répression, il touche l’empathie du spectateur et le force à prendre la décision humaine qui s’impose : la révolte. Ce cinéma profite de sa dimension behavioriste pour stimuler des réactions émotionnelles dans lesquelles peut se noyer l’illusion. La très grande puissance rhétorique du « Cuirassé » doit alors beaucoup au pathos qui mène la marche héroïque de la révolution - la musique d’Edmund Meisel sent d’emblée la poudre. C’est une marche qui, étant révolution, est d’abord mue par des nécessités humaines essentielles : nourriture et dignité.
Vient le verbe. Dans « Il Était une Fois la Révolution » Leone a la ressource de montrer un dialogue. La rhétorique y gagne en volume : Juan, un « peone » mexicain déploie pathos (« Qu’est-ce qui arrive pauvre con ! »), logos (« c’est les gens qui savent lire dans les livres... » où il décrit alors une révolution qui part avant tout d’une harangue au delà d’une nécessité physique) et ethos (« je sais très bien de quoi je parle, ces putains de révolutions j’ai grandi dedans ») pour décrire l’absurde de la révolution. La musique d’Ennio Morricone lui donne raison, en s’élevant par à-coup elle retombe comme pour dire « tout ça pour ça ». Puis la scène suivante illustre exactement ses paroles : le fonctionnement de l’armée fédérale du dictateur Huerta, elle-même issue d’une « pré-révolution », présente le « pauvre bougre », soldat du rang qui ne sait pas lire. Trouvant le livre il le remet à son capitaine « qui sait lire », mais le livre est anglais, il finit dans les mains du « plus malin de ceux qui savent lire » : le colonel Gunther Reza. Je vois d’ailleurs un symbole fort dans le fait qu’il arrive crotté dans les mains du colonel après que John l’ai jeté dans la boue.
Puis vient le rêve. Porco Rosso est un film tout public initialement commandé par Japan Airline. L’animation dit d’emblée qu’elle ne montrera pas d’images réelles. Mais elle crée un univers lissé et désarmant où les détails très réalistes de l’aviation sont aussi acceptables qu’un homme au visage de cochon ou une limbe fantastique où sont aspirés avec leur machine les aviateurs morts au combat. Inspirée de l’animisme de l’Ancien Japon, c’est une peine de Sisyphe, peut-être un « enfer » comme le dit Porco, pour cette suprême manifestation de l’absurde, l’annihilation de deux escadrilles, appuyée par une musique au départ mélancolique puis épurée, solennelle et profonde : je dirais essentielle.
Les trois films s’emboîtent triplement dans leur chronologie.
- Premier emboîtement : ils vont du plus vieux au plus récent.
- Ensuite ils traitent tous d’une étape de la révolution en général,
- et en particulier par des exemples historiques qui se suivent également.
« Le Cuirassé... » décrit la révolte avortée d’Odessa en 1905, départ historique de la révolution russe pour Lénine. Film de propagande avant tout, remarqué par Goebbels comme une immense puissance de persuasion, il parle de l’Avant de la révolution, des étincelles d’un feu, et je me demande si en cela il n’est pas un film trostkyste (par opposition à Octobre auquel Staline avait imposé un ton nettement anti-trostkyste).
Dans « Il Était une Fois la Révolution » Sergio Leone confronte, dans une période d’admiration de Guevara, en pleine guerre du Vietnam, l’idéal révolutionnaire romantique à son style réaliste presque baroque dans lequel il approfondit le traitement de l’Homme qu’il avait initié dans « Le Bon, La Brute et le Truand » et « Il était une fois dans l’Ouest ». Il nous parle du Pendant de la révolution, prenant pour cadre la révolution mexicaine en 1913-1914. John, ancien membre du comité révolutionnaire irlandais exilé au Mexique va mener Juan, voleur de grand chemin, à travers la révolution mexicaine en cours. Se dessine une idée de succession : Juan est un bon vivant aux cheveux bruns, John une sorte de fantôme émacié, vétéran sans aucune attache qui ne vit plus que pour ce qu’il reste de son idéal. Il est un personnage que Camus aurait voué à la mort, là où Juan est voué à la vie, mais absurde. Le personnage de John est d’ailleurs très proche de celui du colonel Gunther Reza d’où l’idée de leur donner des traits communs et de faire circuler le livre « The Patriotism » entre leurs mains.
Enfin Porco Rosso raconte les aventures de l’ancien capitaine de l’aéronavale italienne Marco Pagotto, devenu chasseur de prime et transformé en cochon sous le nom de Porco Rosso, durant la crise de 1929 dans l’Italie devenue fasciste. Il nous décrit l’Après de la Révolution et aussi la transition d’une révolution à une autre. Porco est vieux et il a vécu cette double métamorphose : la nouvelle industrialisation de l’Italie, maintenant en crise, sous le signe de l’aviation dont il est un pionnier et la triste contre-révolution fasciste qu’il porte sur lui au point de devenir un porc lui-même. Fio, l’innocente mécanicienne de dix-sept ans, représente l’avenir de l’aviation et de l’Italie, et par symbole de toute l’« espèce humaine ». Dans l’extrait elle est l’enjeu d’un combat aérien auquel Porco se prépare : elle est l’Avenir qu’il veut protéger à son corps défendant, la race humaine en laquelle il se prend à croire à nouveau. Car lui aussi a vécu grâce au sacrifice des autres et il doit maintenant, figure d’un monde qui s’en va, protéger à tout prix le monde qui arrive. Malgré les efforts qu’il fait pour sembler indifférent au monde qui l’entoure, il est très exactement une bête humaine qui porte sur elle tout le mal de son époque, c’est là un lien forcé et fatal.
Justement, l’analyse des extraits révèle au moins trois types d’Humain dans la révolution. Porco par exemple est une synthèse entre les deux premiers types : John et Juan. A la fois ancien révolutionnaire déchu qui a perdu ses idéaux comme John, misanthrope au point de préférer être un porc qu’un homme et complètement solitaire, il porte cependant sur lui tout le mal de son environnement, comme Juan dont le Mexique injuste a fait un bandit. L’Homme balance entre l’intériorisation passive du mal de son monde, dans la souffrance et la dessiccation, et l’extériorisation par exemple dans la violence et le crime. Juan est un personnage comme « Tuco », le sympathique « truand » dans un autre film de Leone, mais il pourrait être « la brute » ou le terrible « Franck » dans « Il était une fois dans l’Ouest » qui dans ce film dit de lui-même qu’il est « un homme, c’est tout ».
Enfin le troisième type d’Humain, l’Homme révolté mais révolutionnaire lui-même (et non criminel brutal ou nihiliste) : le matelot Vakuchilunk, protagoniste dans la première partie du « Cuirassé ».
Si nous reprenons l’extrait de « Porco Rosso », il commence par des munitions. Là aussi ça sent la guerre. La nuit sert souvent de révélateur dans ce film, et ici elle révèle le retour à la révolution - donc à la violence - là où les armes étaient décrites comme inoffensives plus avant.
L’espace d’un instant Porco se retransforme en homme, il reprend du service pour protéger Fio, et c’est pour elle qu’il devrait, lui, disparaître. « J’ai une idée, Porco, et si je t’embrassais ? ». La relation entre Porco et Fio est exactement celle qui existe entre Léon et Mathilda dans « Léon », film de la même année où Léon joué par Jean Reno dit d’ailleurs « les cochons c’est mieux que les hommes ». C’est aussi pour cette raison que j’ai choisi de montrer l’adaptation française où Jean Reno prête justement sa voix à Porco Rosso, ainsi que les lunettes noires rondes de Léon. « Depuis que je te connais, je me dis que l’espèce humaine n’est pas complètement foutue » parle de lui-même et c’est ce qui justifie le bref retour à l’Humanité de Porco. Ensuite les mémoires de guerre sont le seul moment de tout le film où les armes tueront pour de vrai. L’animation permet de fondre dans une même réalité descriptive les faits de guerre et leur absurdité métaphorique. La mer de nuage représente une forme d’essentiel où convergent les antagonistes « désespérément silencieuse ». Bien que jeune marié, Berlini doit mourir et Marco, à l’époque, doit vivre cet absurde : « Je pars à ta place » est refusé par son destin, « ce jour-là le bon Dieu avait décidé que ce n’était pas ton tour ». Là où finissent « les meilleurs » est un enfer absurde. Or « les meilleurs » sont les révolutionnaires d’idéaux, comme John, ceux de la harangue dénoncée par Juan ; ils se croient exemple parfait de ce qui en « vaut la peine », ils croient défaire l’absurde mais provoquent finalement des massacres inutiles et ils méritent logiquement de mourir puisque leur idéal prime sur leur propre vie. « L’avantage d’être un cochon c’est qu’on n’a ni loi ni patrie » et « le patriotisme moi je laisse ça aux humains », sous entendu les humains qui ne le sont même pas encore, dit Porco dans une autre scène. Et Juan demande : « S’il te plaît, ne me parle plus de révolution » car pour lui la révolution menée par les élites intellectuelles - Léniniste par exemple - ne change absolument rien. Pour lui la révolution est affaire de vie avant toute chose, pas d’idéal, elle est une réponse à une vie invivable comme celle des matelots du « Cuirassé ». C’est cette révolution là qui en vaut la peine car elle est une guerre pour la vie. Et Juan représente ce qu’il y a de plus vivant dans le film.
Pour conclure maintenant quant aux mutations de l’expression cinématographique et au traitement du sens politique dans l’illusion, je parlerai d’abord de la rhétorique du cinéma. Dans cette dimension, ce que j’illustre par l’extrait d’Eisenstein est un usage dominant du pathos primitif, où l’illusion, la partialité du montage, est cachée au spectateur dans le lavis de ses émotions. Logos et ethos viennent ensuite et sont portés par le scénario puisque les dialogues sont trop limités.
Chez Leone nous retrouvons du pathos du « Cuirassé », mêlé cette fois à un second niveau rhétorique porté par les dialogues eux-mêmes.
Enfin chez Miyazaki l’illusion est pleinement affirmée et c’est un tout nouveau genre de pathos, plus élaboré et non plus behavioriste (cela vaut jusque dans la bande son), qui touche le spectateur, ainsi que le logos qui lui, ne s’exprime plus tant dans les dialogues que dans l’image-temps tout entière, les niveaux d’expression du film s’unifient et surtout l’on touche un spectateur désarmé, attendri en appelant son regard d’enfant. Ce sont des films d’animation qui ont été utilisés par la propagande états-unienne pour soutenir l’effort de guerre dès 1942 en faisant rire et en rassurant ; et c’est dans l’animation que Miyazaki ravive notre sensibilité émotionnelle quant à un thème qu’il sait déjà vu et revu.
Et bien plus que de la rhétorique, dans l’œuvre de Miyazaki, je vois enfin beaucoup de poésie. Saint-John Perse écrit : « Nous t’avisons, rhéteur, de nos profits incalculables »... L’illusion se fait alors puissance expressive d’un cinéma qui se sait tout œuvre d’art, qui se fait poésie.