Abstracts
Résumé
: La philosophie grecque a proposé une première théorie de la science, considérée comme apte à produire un savoir certain ou épistémè. Cette théorie contient un modèle de la raison de l'homme de science (la logique dite formelle) qui permet de reconnaître les raisonnements rationnels. Le principe de contradiction est le pilier central du système. Pour être vraie, une théorie scientifique doit satisfaire les conditions d'universalité, de nécessité (déterminisme) et d'intelligibilité de la cause. La science classique a renoncé à deux de ces critères : Newton admet qu'il ne connaît pas la cause matérielle de l'attraction de deux corps à distance ; par ailleurs, l'usage des probabilités impose d'abandonner le déterminisme absolu des phénomènes. Et cependant, la science classique garde la signification aristotélicienne de la vérité. L'invention des géométries non-euclidiennes a bouleversé notre conception de la logique : il est admis que deux axiomes contradictoires peuvent être pensés vrais simultanément. Un autre modèle de la raison émerge (les logiques dites symboliques) qui impose de redéfinir la notion de vérité : la relativité et la physique quantique sont des exemples de cette nouvelle manière de penser le monde.
Abstract
Abstract: Greek philosophy proposed a first theory about science, as being able to produce secure knowledge, i.e. epistémé. This theory includes a model of the way of reasoning of a man of science (the so-called formal logic) which permits him to recognize rational reasoning. The contradiction principle is the central pillar on which this system rests. In order to be true, a scientific theory must fill the conditions of universality, necessity (determinism) and intelligibility of the cause. Classical science has forsaken two of these criteria: Newton admits that he does not know the material cause of the attraction between two bodies at a distance; on the other hand, the use of probabilities brings the scientist to renounce the absolute determinism of phenomenons. However, classical science retains the Aristotelian sense of truth. The invention of non-euclidean geometries has upset our conception of logic: it is admitted that two contradictory axioms can be simultaneously thought true. Another model of reason is emerging (the so-called symbolic logics) which makes it necessary to redefine the notion of truth: relativity and quantic physics are examples of this new way of thinking the world.
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I. La théorie aristotélicienne de la science dans l’Organon
Aristote ne critique pas le discours mythique mais le langage naturel. Nous pouvons considérer le langage catégorique comme le résultat de cette critique.
Pour Aristote, le langage naturel est très certainement apte à décrire le monde mais il présente des défauts dont le principal est que certains mots ne sont pas en correspondance avec le monde (« bouc-cerf », « Centaure » etc.). Du point de vue de la philosophie du langage, il est possible de considérer qu’Aristote propose d’apporter des contraintes nouvelles au langage naturel pour définir le « bon » langage pour la science démonstrative.
Pour sa théorie de la science, Aristote donne une interprétation dite en extension et non en compréhension. En revanche, il n’a aucune idée du concept d’univers du discours au sens moderne. La raison en est simple : l’unicité de l’univers du discours de la science est admise sans débat. Comme nous allons le souligner, la philosophie contemporaine du langage a introduit cette notion car nous admettons plusieurs univers du discours pour une seule science (notion de point de vue).
La diminution de l’extension de l’univers du discours est une interprétation moderne. Il est probable que, pour la philosophie antique, l’élimination de termes comme « Centaure » ne réduit en rien l’extension de l’univers. Ce sont des termes inutiles pour décrire le monde.
La réforme aristotélicienne du langage consiste à éliminer du discours tous les termes qui ne sont pas en correspondance avec le monde. C’est pourquoi la figure ci-dessus souligne que l’extension du langage catégorique est plus faible que celle du langage naturel.
Les contraintes du langage catégorique s’expriment de façon très explicite dans un métadiscours que l’on appelle métaphysique. Ce discours précède logiquement tout discours sur la science. On ne souligne pas assez souvent ce point. La vérité du discours métaphysique est bien évidemment requise pour élaborer une théorie de la science : en reprenant une notion familière aux interprètes d’Aristote, je désigne cette position de la métaphysique d’antéprédicative [1] .
I.1 Liste des contraintes langagières
I.1.1 La portée existentielle des termes du langage
Un terme du langage de la science doit nécessairement subsumer des choses du monde. Tous les autres sont vides de sens.
I.1.2 Le principe de contradiction
Ce principe est à la base de tout le système aristotélicien et comme nous le verrons, son universalité a été admise pendant 2500 ans. Il a deux aspects :
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Ontologique : il s’agit d’un discours sur le réel. Le monde ne peut être contradictoire puisque, dans ce cas, nous ne pourrions rien dire de vrai ni de faux.
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Logique. 1) Pour ce qui concerne les termes : il est impossible de penser qu’un terme puisse simultanément posséder et ne pas posséder une portée existentielle. Par exemple, « mulet » ne peut pas être inexistant ou bien « Centaure » existant.
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Logique. 2) Pour ce qui concerne les propositions : la vérité d’une proposition entraîne nécessairement la fausseté d’autres propositions. Par exemple :
{Tout homme est mortel : vrai} entraîne nécessairement {Quelques hommes ne sont pas mortels : faux}
I.1.3 La vérité d’une proposition
Il y a un lien organique entre la portée existentielle des termes et la vérité d’une proposition. Par exemple, un auditeur peut admettre la vérité de : tous mes enfants sont musiciens mais s’il apprend que je n’ai pas d’enfant, il conclura évidemment que cette proposition est fausse.
La notion de vérité chez Aristote est précise et explicite. Toutes les définitions présupposent l’existence du monde préalablement au discours sur lui.
Voici par exemple :
« Il dit la vérité celui qui croit disjoint [dans le discours] ce qui est disjoint [dans le monde] et conjoint ce qui est conjoint[2]. »
Cette notion de vérité, faisant référence au monde, est dite vérité-correspondance. Elle contient un choix philosophique qui est le réalisme[3].
La vérité d’une proposition implique la portée existentielle du terme sujet.
I.1.4 La définition des termes
Tous les termes du discours scientifique doivent être définis préalablement. Mais, à la différence de Platon, une définition ne garantit pas la portée existentielle des termes. La définition répond à la question « qu’est-ce que c’est ? » mais pas à un autre aspect qui peut se dire : « ce terme est-il en correspondance avec des choses du monde ? ».
I.1.5 Les critères de la vérité
La science vise l’unité. Elle exprime, dans le discours, ce qui est constant, toujours et partout. Aussi ce qui est singulier n’appartient-il pas au discours de la science. Bien que la proposition « Socrate est mortel » soit souvent donnée comme exemple de proposition catégorique, elle n’appartient à ce type de discours. Seules les propositions Tout homme est mortel ou bien quelques hommes sont mortels sont acceptables.
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L’universalité. Tous les termes doivent être universels même s’ils peuvent être prédiqués soit universellement (Tout ... ou Aucun ...) soit particulièrement (Quelque ...).
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La nécessité (ou la notion moderne proche, de déterminisme). La science ne s’intéresse qu’aux choses liées par la nécessité. Le discours scientifique exclut l’exception et même le probable. Nécessité s’oppose à accident comme les exemples bien connus suivants le montrent[4] : Tout animal égorgé meurt exprime la nécessité en disant que la conséquence nécessaire de tout égorgement est la mort. En revanche, je me promène et un éclair survient ne contient rien de nécessaire. Cet accident peut parfaitement être vrai comme correspondance, aujourd’hui, mais il est possible qu’il n’en soit pas ainsi demain.
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La connaissance de la cause. Il y a plusieurs niveaux de causes depuis la cause matérielle jusqu’à la cause finale. Une proposition vraie doit satisfaire chacun de ces niveaux. La première est la cause matérielle : dans l’exemple précédent, la cause de la mort est l’égorgement. En physique, la cause matérielle du mouvement est le contact.
I.1.6 Les principes : leur saisie et leur rôle
L’essentiel de l’Organon et particulièrement Les Analytiques, traite de la logique comme science démonstrative. Aristote recherche les lois qui permettent de passer d’une proposition à une autre. Pour garantir l’universalité de cette science (ou théorie), il utilise pour la première fois un subterfuge génial en ne traitant pas la logique à partir d’exemples mais à l’aide de variables. Évidemment, la transmission de la vérité d’une proposition prémisse à la conclusion est conditionnée par la vérité de la (ou des) prémisses. Aussi toutes les lois logiques sont conditionnelles du type :
Si Tout A est B alors Quelque A est B ; Si Aucun A n’est B alors Aucun B n’est A etc.
La connaissance des principes de logique est spécifique. Ceux-ci sont connus par l’évidence et non, comme nous allons le rappeler, par la sensation. La syllogistique aristotélicienne peut être résumée par l’admission de deux formes fondamentales de raisonnement appelés par les médiévaux modus ponens et modus tollens ou déduction.
La déduction possède les deux qualités suivantes : d’une part, si les prémisses sont vraies, alors la conclusion est nécessairement vraie. D’autre part, toutes les informations de la conclusion sont contenues dans les prémisses. Dit autrement : pour un univers du discours donné (la géométrie par exemple), toutes les propositions exprimables dans cet univers sont contenues dans les principes qui initient le processus déductif. Ainsi, les principes contiennent implicitement toutes les propositions vraies exprimables dans cet univers du discours. Ils définissent les frontières ou les limites de l’univers du discours.
La logique, pour Aristote, est évidemment une science et, comme telle, elle décrit une portion du monde. Elle donne les lois universelles que doit satisfaire tout discours rationnel. Inversement, elle permet de déclarer irrationnel tout discours violant une de ces lois. Bref, la logique décrit le réel-raison de l’homme de science. Appelons cette théorie le modèle de la raison rationaliste.
Bien évidemment, la logique ne décrit que la raison. Toutes les autres sciences doivent partir de principes qui leur sont propres. Ceux-ci doivent contenir non des variables telles que A et B dans Tout A est B mais des termes ayant une portée existentielle. Prenons l’exemple de la géométrie euclidienne. Le premier principe fait intervenir les notions de droite et de point qui ont été préalablement définis :
P1 : Qu’il soit demandé de mener une ligne droite de tout point à tout point.
Cette proposition est manifestement universelle puisqu’elle affirme qu’il n’y a qu’une seule droite passant par deux points quelconques.
Comment saisit-on les principes autres que ceux de la logique ? Pour Aristote, la saisie des principes ne relève en aucun cas de la raison mais d’une théorie spéciale traitée à la fin des Seconds Analytiques. C’est par la sensation que l’on connaît les principes. Or la sensation n’est jamais citée dans la théorie logique. La saisie des principes n’est certainement pas irrationnelle mais a-rationnelle.
Les principes d’une science donnée jouent deux rôles distincts : d’une part, ils initient le processus déductif (ainsi la logique est-elle encapsulée dans toutes les sciences empiriques) et d’autre part, ils transmettent la vérité à toutes les conclusions (ou théorèmes). Nous verrons que la logique symbolique contemporaine abandonne ce dernier aspect.
I.1.7 Synthèse
L’exposé de la théorie de la science aristotélicienne est marqué par la recherche de la cohérence et de l’exhaustivité. Un premier niveau de discours - la métaphysique - décrit a priori la philosophie du langage nécessaire pour produire un discours scientifique vrai comme correspondance. Le principe de contradiction est largement discuté. Celui-ci étant antéprédicatif à la théorie de la science explicitée dans l’Organon, il s’applique à toutes les propositions, y compris les principes d’une science donnée. Ceux-ci, contenant implicitement toutes les informations exprimées par les conclusions, délimitent l’univers du discours d’une science donnée. Ainsi, le principe de contradiction doit-il être interprété comme un interdit (ou dire intersubjectif) de penser la vérité du contradictoire d’un principe donné. Pour une science donnée, l’unicité de l’univers du discours est une conséquence nécessaire du principe de contradiction.
L’exemple suivant, relatif à la géométrie euclidienne, supposée définie par cinq postulats, illustre cet interdit de penser le contradictoire :
Les cinq postulats délimitent l’univers du discours et chaque théorème (représenté par une ellipse) décrit une propriété de l’espace empirique. Le principe de contradiction étant posé au niveau métaphysique, il s’applique aux principes. Ceux-ci étant vrais, aucun de leurs contraires ne peut être pensé vrai (ils sont nécessairement faux). Tout autre univers du discours que la géométrie euclidienne est impensable et a été impensé pendant 2400 ans (zone noire). L’unicité de l’univers du discours est une conséquence nécessaire du modèle de la raison rationaliste donné par Aristote.
Pour Aristote, la science démonstrative est cette partie de la philosophie conduisant à l’élaboration d’un discours certain sur le monde inanimé et sur les animaux (une théorie sur les hommes relève de la techné qui est un autre type de connaissance). Le monde étant éternel, une science démonstrative vraie comme correspondance au monde l’est tout autant. Bien qu’Aristote ne l’exprime pas ainsi, une science démonstrative a pour finalité la complétude de la connaissance. Dans un des rares textes où il parle de lui-même, Aristote reconnaît volontiers que sa théorie logique n’a peut-être pas épuisé cette discipline mais il ne doute pas que « ce qui manque encore » sera complété dans l’avenir.
« Les Anciens, dit-il, ont abondamment disserté sur la rhétorique. Mais sur le raisonnement [syllogistique] nous n’avons rien trouvé avant nous et nous avons dû peiner longtemps dans notre travail de recherche. Nos auditeurs devront donc excuser ce qui manque encore à cette méthode et payer d’une grande reconnaissance les découvertes qu’elle apporte[5]. »
La complétude d’une théorie n’est pas de facto mais de jure.
Dans cette synthèse, j’ai insisté sur quelques aspects souvent négligés de la théorie de la science d’Aristote :
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La science démonstrative est décrite selon deux niveaux de discours. La métaphysique précède tout le reste et définit le cadre de référence de l’ensemble. Le principe de contradiction en est la clé de voûte. Toutes les définitions de la vérité font référence au monde.
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Les trois conditions de la vérité-correspondance - universalité, nécessité et connaissance de la cause - sont explicitées dans l’Organon.
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L’unicité de l’univers du discours d’une science donnée n’est pas explicitée par Aristote, mais elle est la conséquence nécessaire de son système logique. C’est bien ainsi que sa théorie de la science a été interprétée au cours de l’histoire puisqu’il faudra attendre le 19e siècle pour que d’autres théories de l’espace (les géométries non-euclidiennes) puissent être explicitées.
Nous allons voir que la théorie de la science contemporaine, fondée sur la logique symbolique, remet en cause, de différentes manières, toutes ces caractéristiques de telle sorte que l’on ne peut plus parler de continuité. Mais avant de voir cela, il est nécessaire de visiter rapidement la science classique (du 17e au 19e siècle) et les changements qu’elle apporte à la conception aristotélicienne de la science.
II. La théorie de la science classique
A partir du 17e siècle, la science classique va apporter des modifications tout à fait significatives à la théorie aristotélicienne, au point que certains historiens croient pouvoir affirmer que l’empirisme ne doit rien au passé. Je voudrais souligner que continuité et nouveauté caractérisent l’empirisme.
Voyons tout d’abord la continuité. A l’âge classique, la logique ne fait plus l’objet d’un enseignement systématique. En revanche, la géométrie redevient un élément déterminant de l’enseignement fondamental. C’est à travers la géométrie que la logique (avec toute la métaphysique associée) est connue. Pour Kant, par exemple, la logique n’a pas d’histoire car elle est sortie parfaite de l’esprit d’Aristote :
« La logique actuelle provient de l’Analytique d’Aristote. Ce philosophe peut être considéré comme le père de la logique. […] Au reste depuis l’époque d’Aristote, la logique n’a guère gagné en contenu et aussi bien sa nature le lui interdit. […] Il n’y a que peu de sciences capables d’atteindre un état stable, où elles ne subissent plus de changements. La logique et aussi la métaphysique sont de celles-là. Aristote n’avait omis aucun moment de l’entendement ; nous sommes seulement plus exacts, méthodiques et ordonnés[6]. »
Il est frappant que Kant cite la métaphysique comme une science aussi stable que la logique. Le principe de contradiction est donc admis sans débat.
La philosophie du langage de la science d’Aristote est aussi adoptée. On ne prend plus soin de donner une définition de la vérité d’un jugement tellement celle d’Aristote est assimilée. La science a pour but de fournir une description de la réalité telle qu’elle est vraiment et de nous permettre de faire des prédictions sur les phénomènes qu’elle décrit.
La science classique innove sur de nombreux points : elle introduit l’usage des instruments d’expérimentation, elle étend la portée de la science à l’homme et à la société et elle invente l’utilité de la science à travers la technique etc.
Je ne vais insister que sur un point : le langage catégorique est remplacé par le langage mathématique tout en lui donnant la même interprétation. La citation bien connue de Galilée exprime la parfaite correspondance entre le langage mathématique et le monde :
« La philosophie est écrite dans ce très grand livre qui se tient constamment ouvert devant les yeux (je veux dire l’Univers) et qui ne peut se saisir si tout d’abord on ne se saisit point de la langue et si on ignore les caractères dans lesquels elle est écrite. Cette philosophie, elle est écrite en langue mathématique ; ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est impossible de saisir humainement quelque parole ; et sans lesquels on ne fait qu’errer vainement dans un labyrinthe obscur. »
Cet énoncé ne fait l’objet d’aucun débat, il est présenté comme l’évidence même. Plus encore, Galilée affirme que sans la mathématique « on ne fait qu’errer dans un labyrinthe obscur ». Toute l’arrogance du scientisme moderne est clairement exprimée.
Mais qu’en est-il de la connaissance des fondements de la géométrie ? Alors que toutes les sciences empiriques sont fondées sur l’expérience, l’espace est connu par intuition tellement le texte d’Euclide est considéré comme convaincant. Les philosophes de l’âge classique ne voient pas la dette d’Euclide à la théorie de la science d’Aristote.
Je voudrais montrer de façon schématique que les extensions tout à fait significatives apportées au langage mathématique n’ont pas suffi à justifier les propos péremptoires de Galilée : la nature n’est certainement pas écrite en langage mathématique.
II.1 L’unification du langage mathématique par Descartes
Avant Descartes, le langage mathématique s’identifie à la géométrie euclidienne comme le souligne la précédente citation de Galilée. Newton se refuse à utiliser quelque expression algébrique dans son livre Principia [7] . Le vocabulaire est aussi peu fixé : le carré d’une variable t2 se dit le « double du temps » comme l’expression 2t. Descartes innove en unifiant la géométrie et l’algèbre. Avec la géométrie analytique, l’espace peut être décrit, soit par « des cercles, des triangles ou autres figures géométriques », soit par des expressions algébriques. C’est à Descartes que l’on doit le choix de désigner une variable par une lettre de la fin de l’alphabet x, y z etc. et les constantes par a, b, c etc. de telle sorte que nous comprenons immédiatement le rôle des diverses lettres dans l’équation d’une droite : y = ax + b. Enfin, Descartes propose une représentation de toute équation dans un plan défini par deux axes orthonormés (abscisses et ordonnées). On a peine aujourd’hui à voir l’amélioration très sensible apportée ainsi à l’expression mathématique. La concision du discours permet des expressions de plus en plus complexes et facilite considérablement la communication entre savants.
II.2 L’extension de l’univers du discours par Newton
Afin d’exprimer sa loi universelle de la gravitation, Newton introduit le calcul différentiel qui seul permet d’exprimer dans le discours mathématique la notion d’accélération. Il s’agit d’une extension considérable de l’univers du discours. Rappelons que la notion de vitesse est connue d’Aristote : la vitesse s’exprime par le rapport de la distance parcourue et du temps nécessaire pour la parcourir. Mais il ne sait pas écrire V = L/T, aussi utilise-t-il l’artifice suivant : si la longueur parcourue est double pendant le même temps, alors la vitesse double aussi. De même, si le temps est doublé pour parcourir la même distance, alors la vitesse est la moitié du cas initial. Cela rend extrêmement laborieux son discours, ce qui a joué probablement un rôle dans l’absence de critique de ses lois du mouvement. Enfin, Aristote ne sait exprimer qu’une vitesse moyenne et ne peut « penser » l’accélération ou accroissement de vitesse.
En introduisant le calcul différentiel, Newton permet pour la première fois d’exprimer une vitesse instantanée :
C’est ainsi qu’il devient possible d’exprimer en langage mathématique la notion d’accélération comme le quotient de l’accroissement de vitesse par unité de temps choisie aussi petite que l’on veut :
C’est seulement à partir de cette extension de l’univers du discours mathématique que la loi du mouvement uniformément accéléré peut être exprimée : f = m a.
L’univers du discours intérieur contient non seulement la théorie euclidienne de l’espace mais aussi toute la théorie de la raison aristotélicienne qui inclut sa philosophie du langage. L’introduction du calcul différentiel représente une extension considérable de l’univers du discours puisque la notion qualitative d’accélération, éprouvée par tous, peut s’exprimer quantitativement.
Alors que la Royal Society admet immédiatement la loi de la gravitation universelle, Leibniz, Huygens et Descartes soulèvent une question sur la nature de la force d’attraction qui ne peut être comprise si l’on ne rappelle pas que les conditions de vérité d’une loi physique incluent l’intelligibilité de la cause matérielle du mouvement. Au début du 17e siècle, la thèse aristotélicienne est admise : tout mouvement est initié par le contact de deux corps. C’est ainsi que Galilée rejette violemment la thèse alchimiste selon laquelle la cause des marées est provoquée par la présence de la lune puisqu’il n’y a pas contact entre la lune et l’océan.
Newton admet parfaitement cette condition mais laisse à ses lecteurs le soin de trouver la cause de l’influence à distance de la terre et la lune :
« Il est inconcevable qu’une matière brute inanimée puisse, sans la médiation de quelque chose d’autre qui n’est pas matériel, opérer sur une autre matière et l’affecter sans contact mutuel […] Que la gravité soit innée, inhérente et essentielle à la matière, de telle façon qu’un corps puisse agir sur un autre à distance et à travers le vide, sans la médiation de quelque chose d’autre par quoi cette action soit transmise, est pour moi une absurdité si grande que je crois qu’aucun homme tant soit peu compétent en matière de philosophie ne pourra jamais tomber dans cette erreur. La gravité doit être causée par un agent agissant constamment selon certaines lois, mais que cet agent soit matériel ou immatériel est une question que j’ai laissée à l’examen de mes lecteurs[8]. »
Newton ne renonce pas à la nécessité d’une cause matérielle pour l’action à distance mais renonce, à titre temporaire, à son intelligibilité. Cependant il ne renonce pas à déclarer vraie comme correspondance au monde la loi universelle de la gravitation. Au fond, c’est ce que reprochent à Newton ses adversaires formés à la théorie de la science d’Aristote. Descartes ne peut se résoudre à une telle absence de cause et propose une interprétation postprédicative appelée « théorie des tourbillons ». Dans une nouvelle édition des Principia, Newton réfute avec justesse cette théorie. Newton rejette, en bon aristotélicien, toute interprétation de ce type en disant « je ne fais pas d’hypothèse [d’interprétation] ». Selon Aristote, la vérité-correspondance d’une théorie n’appelle rien de supplémentaire puisque qu’une théorie vraie est un discours en parfaite correspondance avec le monde.
Le renoncement à l’intelligibilité de la cause est un événement majeur de l’histoire des sciences. De nombreuses théories sur le magnétisme, l’électricité ou la lumière n’abordent même plus cette question. Désormais, la vérité d’une théorie repose sur la « parfaite » reproduction de l’expérience, c’est-à-dire sur la certitude - d’ordre métaphysique - du déterminisme absolu des phénomènes. Cette notion est proche de la nécessité aristotélicienne. On en vient même à appeler cause un phénomène qui précède systématiquement un autre, appelé effet, sans plus discuter de la cause matérielle de l’ensemble.
II.3 L’introduction de la probabilité et l’abandon de la nécessité
Le langage mathématique va s’enrichir de nouveau avec l’introduction de la notion de probabilité mathématique. C’est peut-être Pascal qui initia ce travail en étudiant mathématiquement les jeux du hasard comme le jeu de dés : si le joueur lance n fois les dés, quel est le nombre probable d’apparitions de la face contenant un « 6 » ? Ces phénomènes paraissent essentiellement anthropiques puisque le joueur est une partie du système étudié. Au 17e siècle, personne ne songe à appliquer les lois de la probabilité aux phénomènes naturels puisque la relation de cause à effet est conçue comme nécessaire.
L’introduction des probabilités en mathématiques représente une nouvelle extension de l’univers du discours puisqu’elle permet, pour la première fois, d’exprimer des notions aussi familières au langage naturel que le doute, la vraisemblance ou l’hésitation.
Pour comprendre le temps considérable nécessaire à l’utilisation des probabilités dans les sciences de la nature, il suffit de souligner comment Kant, à la fin du 18e siècle, exprime le déterminisme absolu des phénomènes :
« Tout dans la nature, aussi bien dans le monde inanimé que dans celui des vivants, se produit selon des règles, bien que nous ne connaissions pas toujours ces règles. […] Il n’y a nulle part aucune absence de règles. Si nous croyons constater une telle absence, nous pouvons seulement dire en ce cas que les règles nous sont inconnues[9]. »
Laplace donna une interprétation rassurante des théories faisant usage des probabilités en justifiant leur usage comme une situation temporaire : les théories physiques probables indiquent notre ignorance actuelle, les théories futures (et définitives) n’y feront plus appel.
A partir du milieu du 19e siècle, l’usage des probabilités ou des statistiques devint coutumier en physique puis en biologie avant d’occuper une place de choix en sciences sociales, particulièrement en économie.
II.4 Conclusion
Ce rapide parcours de l’histoire des sciences du point de vue de la philosophie du langage souligne l’influence décisive de son origine grecque. Les conditions pour produire un discours scientifique vrai comme correspondance au monde sont draconiennes :
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Seuls les termes universels et ayant une portée existentielle sont éligibles pour la science. Ces conditions doivent être satisfaites partout et toujours, ce qui nécessite d’exclure les noms propres.
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La vérité-correspondance présuppose une ontologie forte : le monde préexiste à tout discours et n’est pas modifié par la connaissance que l’on en a. Elle présuppose en outre que le monde nous est accessible à travers le discours : de jure sinon de facto, le monde est totalement intelligible.
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Les critères de vérité, l’universalité, la nécessité et la connaissance de la cause sont étroitement liés.
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Le principe de contradiction est affirmé au niveau antéprédicatif de la métaphysique. Il s’applique à toute science démonstrative et bien entendu à la logique. Celle-ci est formelle et est encapsulée dans toute science en spécifiant les inférences valides et donc rationnelles. Toute violation d’une loi logique conduit à un discours irrationnel. Les inférences valides transmettent la vérité et par conséquent la portée existentielle aux termes de la conclusion.
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La saisie des principes n’appartient pas à la raison. La vérité des principes est évidemment décisive puisqu’ils initient le processus déductif. Leur connaissance provient de la sensation qui garantit l’intelligibilité du monde.
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Le principe de contradiction s’applique aussi aux propositions principielles propres à chaque science démonstrative. Cette structure interdit de penser deux univers du discours fondés sur quelques principes contradictoires : l’unicité de l’univers du discours est une condition nécessaire de la métaphysique. Cette condition n’interdit pas de penser que notre connaissance du monde puisse être complète.
La théorie de la science d’Aristote s’est diffusée lentement à travers tout le pourtour de la Méditerranée puis de l’Europe ; la science classique lui apporte des modifications très significatives bien qu’elle en conserve certains traits importants. La géométrie euclidienne est désormais prise comme modèle et l’on affirme que ses principes échappent à l’expérience : ils sont connus par intuition. Personne ne souligne qu’une métaphysique est incluse dans cette théorie de l’espace. L’interprétation réaliste de la géométrie est universalisée avec l’affirmation que toute la nature a été « écrite » en langage mathématique. Seuls les discours en langage mathématique évitent « d’errer dans un labyrinthe obscur » nous dit Galilée.
J’ai souligné que l’univers du discours des mathématiques a dû cependant être étendu pour permettre de connaître le monde. C’est la preuve qu’il était insuffisant auparavant ! La question de la connaissance de l’« agent matériel ou immatériel » causant la force d’attraction est bien posée par Newton. Il ne doute pas un instant de son existence mais admet qu’il n’en a pas l’intelligence. En contradiction avec la théorie aristotélicienne, il conclut cependant à la vérité-correspondance de la loi de la gravitation.
L’extension de l’univers du discours mathématique permettant d’exprimer la vraisemblance de deux phénomènes appelés « cause » et « effet » est d’une nature différente. Le déterminisme absolu des phénomènes décrits par la science s’origine aussi dans la théorie d’Aristote. L’application des probabilités dans les sciences de la nature est retardée par ce préjugé d’ordre métaphysique. Laplace ne met pas en doute le déterminisme absolu. Il reporte dans un avenir qu’il pense proche, l’abandon de l’usage des probabilités dans les discours scientifiques. Et pourtant il ne craint pas, comme Newton, d’affirmer la vérité-correspondance des théories physiques de son temps.
Malgré tous ces perfectionnements, le langage mathématique n’a pas suffi pour décrire le monde. Nous allons voir que l’univers du discours va brusquement s’étendre avec l’invention des géométries non-euclidiennes. Mais cette extension ne peut plus se contenter d’abandonner les contraintes anciennes, elle impose un changement radical de cadre de référence : c’est notre manière de penser scientifiquement le monde qui doit être reprise.
III. L’émergence d’un nouveau modèle de la raison
III.1 Point de vue historique
Le livre d’Euclide Les Éléments est fondé sur quelques principes appelés postulats (ou demandes) et axiomes (ou notions communes). Une immense cohorte de lecteurs a considéré ce texte comme parfaitement convaincant. Cette théorie de l’espace décrit parfaitement le monde empirique, elle est vraie comme correspondance. Cependant quelques géomètres (un ou deux par siècle) lui reconnaissent un défaut : le cinquième postulat relatif au parallélisme tel qu’Euclide l’a écrit occupe plusieurs lignes et ne contient pas le terme de parallèle. Cela s’explique bien avec la théorie des principes d’Aristote : la sensation ne permet pas d’affirmer que deux droites ne se coupent pas puisque leur éventuelle rencontre peut être infiniment éloignée de l’observateur. Il s’ensuit une polémique appelée l’« affaire des parallèles » ayant pour objet de démontrer le cinquième postulat à l’aide des autres principes. Aucune démonstration n’a été acceptée par la communauté des géomètres, aussi la polémique s’est-elle poursuivie pendant 24 siècles.
En oubliant qu’Aristote impose la portée existentielle des termes d’une proposition vraie, le cinquième postulat peut s’écrire simplement :
P5 : Par un point extérieur à une droite, il passe une seule parallèle : vrai
János Bolyai est initié par son père Farkas à la géométrie. Farkas Bolyai est un protagoniste important de l’affaire des parallèles. Tout en admettant parfaitement la vérité-correspondance du cinquième postulat d’Euclide, János ose écrire vers 1825 :
P52 : Par un point extérieur à une droite, il passe deux parallèles : vrai
Pour nous aujourd’hui, il viole de façon évidente le principe de contradiction puisque ces deux énoncés sont contradictoires : si l’un est vrai, l’autre est nécessairement faux ! P52 permet d’initier le processus déductif et à la stupéfaction de Bolyai aucune contradiction interne n’apparut dans ce nouvel univers du discours. Il démontra des théorèmes très étranges du genre : « La somme des angles d’un triangle est strictement inférieure à 180°. »
Il écrivit à son père : « J’ai créé un nouveau monde, un autre monde à partir de rien. »[10]
Il s’agit bien d’un autre monde puisque cet espace est régi par de tout autres théorèmes que ceux d’Euclide. Ce n’est pas par la sensation ni par l’intuition que János invente ce nouveau monde mais par l’imagination. D’ailleurs cette géométrie a été appelée « géométrie imaginaire » pendant un certain temps. En revanche, János se trompe en disant que ce monde est crée « à partir de rien » puisqu’il fait appel au langage pour le décrire.
En violant le principe universel de contradiction, ce géomètre fait un acte totalement nouveau en géométrie : au lieu de rechercher le discours en correspondance avec le monde préexistant, il fournit un discours qui décrit un monde imaginaire : il écrit une fiction !
En 1854, Riemann va encore plus loin en posant :
P50 : Par un point extérieur à une droite, il passe zéro parallèle : vrai
Non seulement Riemann viole une nouvelle fois le principe de contradiction, mais il affirme ainsi que, dans ce monde imaginaire, il n’existe aucune parallèle puisque est vrai pour tout point extérieur à toute droite. Il affirme vrai un énoncé qui contient un terme n’ayant aucune portée existentielle dans ce monde. Le terme de parallèle a exactement le même statut que Centaure (fig. n° 1). Riemann déduisit aussi des théorèmes tout à fait étranges comme celui-ci : « deux droites se coupent en deux points » ou bien « la somme des angles d’un triangle est strictement supérieure à 180° » etc.
Tout comme Bolyai, Riemann ne rencontra aucune contradiction interne dans cet univers du discours.
Pour la première fois dans l’histoire des mathématiques, plusieurs univers du discours sont acceptés en géométrie. L’univers du discours sur l’espace se trouve ainsi incomparablement plus vaste. Des énoncés impossibles à exprimer en géométrie euclidienne le deviennent dans d’autres géométries.
L’invention des géométries non-euclidiennes impose d’admettre la pluralité des univers du discours sur l’espace. De plus la vérité d’un énoncé n’exige plus la portée existentielle des termes. Une tout autre philosophie du langage se fait jour. Les principes sont appelés axiomes pour indiquer les changements d’interprétation d’un principe.
J’ai souligné que l’universalité du principe de contradiction était le pilier central du modèle de la raison rationaliste. Désormais, la situation est différente : à l’intérieur de l’univers d’un discours particulier, un théorème permet d’exprimer l’interdit de la contradiction, mais sa portée est limitée. En revanche, si l’on observe tous les univers en même temps, nous sommes contraints d’admettre que le principe de contradiction n’est plus un critère de rationalité puisque des axiomes contradictoires sont affirmés vrais. L’interdit de penser le contradictoire est levé. Un nouveau modèle de la raison se fait jour, appelé le modèle de la raison antagoniste.
Désormais, un géomètre peut choisir deux points de vue radicalement différents :
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Le point de vue mathématique. S’il se place à l’intérieur d’un univers du discours, la géométrie euclidienne par exemple : P51 est vrai et il doit nécessaire admettre que tous les contraires de cet axiome sont faux, ce qui peut se dire non.P5n vrai quel que soit n1. En revanche, il ne dispose d’aucun moyen langagier pour exprimer la vérité d’un de ces axiomes. Mais cela ne peut l’empêcher d’y penser. Il éprouve alors une situation totalement nouvelle : l’univers du discours dans lequel il s’exprime n’est pas complet puisqu’il ressent la possibilité d’un autre univers du discours. Il fait l’épreuve de l’incomplétude de tout discours mathématique, qui sera démontrée seulement au début des années 1930 par Gödel.
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Le point de vue métamathématique. Une tout autre posture est possible. Le mathématicien peut contempler tous les univers du discours simultanément. Alors il doit convenir que le principe de contradiction ne s’applique ni aux concepts ni aux axiomes puisque le concept de « elemlistellèle » existe et n’existe pas simultanément et que des axiomes contradictoires sont déclarés conjointement vrais. Le point de vue métamathématique est totalement inconcevable dans le cadre de référence du modèle de la raison rationaliste. Et pourtant il est non seulement pensable mais il permet d’élaborer un discours intelligible. Bien évidemment, ce discours ne permet pas de démontrer quelque théorème que ce soit dans une géométrie particulière. En revanche, il est possible de produire des théorèmes de métamathématique donnant des propriétés globales entre les géométries. C’est ainsi que Beltrami et Klein démontrèrent quasi simultanément (1868 et 1871) le théorème suivant :
Théorème de métamathématique de Beltrami-Klein[11] : Si la géométrie euclidienne est cohérente, alors les géométries hyperboliques sont cohérentes.
Ce théorème exprime une propriété importante entre la géométrie euclidienne et les géométries hyperboliques : du point de vue de la cohérence, toutes les géométries sont solidaires. Si l’une était reconnue incohérente, alors toutes le seraient ! Il est important de noter que ce théorème ne démontre pas la cohérence de la géométrie euclidienne. Mais comme aucune contradiction n’a jamais été rencontrée dans le texte d’Euclide, nous sommes simplement confortés dans notre croyance que les géométries hyperboliques possèdent la même propriété.
La reconnaissance de plusieurs univers du discours s’oppose directement à la philosophie aristotélicienne du langage. Le langage scientifique, qu’il soit catégorique ou mathématique, ne peut plus prétendre produire des discours en correspondance avec le monde. Le langage mathématique est « déréalisé » et Galilée se trompait certainement en affirmant que « les caractères avec lesquels l’univers est écrit sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques ». Il est fondamental de souligner qu’aucun théorème de la géométrie euclidienne n’est réfuté, mais son interprétation est radicalement nouvelle. Cette interprétation est appelée la philosophie analytique.
Dieudonné souligne que les mathématiques ne s’intéressent plus à la nature des concepts mais à leurs relations :
« Peu à peu se dégage une idée générale qui se précisera au 20e siècle, celle de structure à la base d’une théorie mathématique ; elle est la conséquence de la constatation que ce qui se joue de primordial dans une théorie, ce sont les relations entre les objets mathématiques qui y figurent, plutôt que la nature de ces objets […][12]. »
Il faut voir là l’origine du structuralisme comme théorie exclusive de l’analyse des discours en langage naturel, qui a eu son heure de gloire après la seconde guerre mondiale. La sémiotique greimassienne[13] en est un exemple typique.
L’abandon de la correspondance entre le mot et la chose exige une nouvelle définition de la vérité. Ce n’est pas la théorie de la science d’Aristote qui est rejetée mais sa métaphysique antéprédicative. Notons que le doute sur la correspondance entre le mot et la chose n’est pas nouveau puisque les nominalistes, tels Guillaume d’Occam au 14e siècle, avaient déjà critiqué la philosophie aristotélicienne du langage. De nombreux philosophes empiristes s’inspirèrent d’Occam mais aucun n’envisagea de reprendre la notion de vérité-correspondance. Afin de souligner l’extrême difficulté de quitter la métaphysique d’Aristote transmise par la géométrie euclidienne, il n’est pas inutile de noter que Hilbert, qui fut parmi les premiers à donner une définition de la vérité-cohérence dans une lettre à Frege en 1899, ne donna pas suite à l’offre de la publier. C’est ainsi que la définition suivante n’est connue, en allemand, que depuis 1967 et en français depuis 1992 :
« Si des axiomes arbitrairement posés avec toutes leurs conséquences ne se contredisent pas, ils sont vrais [comme cohérence] et les choses qu’ils définissent existent [dans l’esprit]. Voilà pour moi le critère de la vérité et de l’existence[14]. »
En affirmant que les axiomes des théories de l’espace sont posés « arbitrairement » (selon le libre arbitre du géomètre), Hilbert lève une contrainte essentielle du système aristotélicien : la correspondance entre le terme et la chose ainsi que la correspondance entre la proposition et le monde. Il est bien regrettable que Hilbert utilise les mêmes signifiants (vérité, chose, existence) qu’Aristote pour désigner des notions à ce point différentes. Mais en avait-il conscience ?
La vérité chez Aristote est antéprédicative en ce sens que la conjonction de deux choses du monde précède la conjonction des termes dans le discours. C’est ainsi que la vérité est transmise par les principes à toutes les conséquences validement déduites.
La vérité-cohérence est d’une tout autre nature et Hilbert ne fit que l’entrevoir à la fin de sa vie professionnelle (vers 1928). La cohérence ne peut être affirmée qu’à l’issue du long processus de déduction. Plus encore, à chaque nouvelle déduction, une contradiction peut apparaître et l’axiomatique déclarée définitivement fausse. C’est ainsi que la vérité-cohérence est postprédicative. Pour fonder notre conviction de la vérité-cohérence d’une axiomatique, il faut être capable d’affirmer qu’aucune nouvelle déduction n’est possible, c’est-à-dire déclarer la complétude du discours.
L’objectif de Hilbert de fonder « une fois pour toutes » les mathématiques exclusivement sur des axiomes mathématiques s’écroula en septembre 1930 lorsque Kurt Gödel démontra le théorème suivant :
Théorème de métamathématique : Dans tout système formel assez puissant pour formaliser l’arithmétique, si le système est consistant, il existe une proposition indécidable, c’est-à-dire vraie mais qu’on ne peut pas prouver[15].
Admettons dans ce contexte que le concept « axiomatique » désigne « toutes les axiomatiques assez puissantes pour formaliser l’arithmétique ». Notons par ailleurs que l’existence d’une proposition vraie et indécidable est une paraphrase de la notion d’incomplétude. Alors le théorème de Gödel peut se dire :
Théorème de métamathématique : Si une axiomatique est cohérente, alors elle est incomplète.
Ainsi, la propriété de cohérence de chaque axiomatique de ce type est-elle incompatible avec la complétude du discours. Ce théorème permet aussi d’affirmer que si une axiomatique est complète, elle est nécessairement incohérente. Après Gödel, toute axiomatique assez puissante pour formaliser l’arithmétique est soumise, en première approche, à la situation suivante :
Gödel démontre qu’à partir d’une certaine complexité, toute axiomatique définissant un certain univers du discours est associée à un axiome situé à l’extérieur de son propre univers et donc indécidable. Si le mathématicien choisit arbitrairement de déclarer faux cet axiome, il doit reconnaître que son axiomatique est incomplète mais elle peut être cohérente. Si arbitrairement il décide de l’inclure dans son axiomatique en le posant vrai alors le théorème de Gödel s’applique à cette nouvelle axiomatique. Le processus est infini !
Le lecteur pourrait croire que les mathématiques sont irrémédiablement vouées à l’incomplétude. Ce serait oublier l’imagination créative des mathématiciens. A la condition d’ajouter certains axiomes de nature très particulière, il est possible de croire raisonnablement à la cohérence et à la complétude d’une axiomatique. Ces axiomes ont la propriété de ne pouvoir être critiqués « de l’intérieur du système ». Ces axiomes ne peuvent être critiqués que dans un univers du discours non-mathématique. Cet univers peut s’appeler, par référence à la structure du système aristotélicien, métaphysique ou tout simplement philosophique. Notons cependant une différence fondamentale : alors que la métaphysique aristotélicienne était antéprédicative, la critique des axiomatiques est nécessairement postprédicative en ce sens qu’elle ne peut s’exprimer qu’après que la vérité-cohérence ait été raisonnablement affirmée.
L’adjonction d’axiomes ne pouvant être critiqués « de l’intérieur du système » remet en cause la croyance de Hilbert, mais aussi d’innombrables mathématiciens, qu’il est possible de fonder les mathématiques exclusivement sur des axiomes mathématiques. Dit autrement, les mathématiques ne peuvent être autofondées. Il faut autre chose !
Cette réinterprétation des mathématiques entraîne nécessairement une nouvelle théorie de la science empirique. La question s’est posée d’abord aux physiciens puisqu’ils furent les premiers à faire appel aux géométries non-euclidiennes. C’est ainsi qu’Einstein propose la théorie de la relativité générale en la fondant sur la théorie de l’espace de Riemann. Sa théorie est non seulement très largement corroborée mais est capable d’expliquer des phénomènes empiriques non prévus par les lois de Newton. La relativité générale est donc préférable. Einstein a interprété sa loi dans le cadre du réalisme (voir note n° 2). L’univers est réellement et nécessairement courbe comme l’affirme la géométrie de Riemann. Cette proposition est absolument universelle. Il rejeta la théorie quantique tout autant corroborée mais qui admettait l’incomplétude de notre connaissance du système, comme l’exprime bien le théorème d’incertitude de Heisenberg. Qu’en est-il des autres sciences qui ne peuvent certainement pas expliciter les axiomatiques[16] initiant le processus déductif ? Selon la présentation précédente, un autre critère peut être invoqué : la portée existentielle des termes.
Pour Aristote, les termes utilisés en science ou substances secondes doivent nécessairement être universels (un terme singulier indiqué par un nom propre n’appartient pas à l’univers du discours scientifique) et être en correspondance avec une indéfinité de substances premières. La science classique fit de même : Newton ne doute en aucun cas de l’existence de « l’espace absolu, sans relation aux choses externes, demeurant toujours similaire et immobile ». Il ne doute en aucun cas de la portée existentielle de la force d’attraction ni même qu’«un agent agissant constamment selon certaines lois » en soit la cause. Aujourd’hui nous sommes beaucoup plus circonspects puisqu’une autre théorie (celle d’Einstein) est plus générale (elle est corroborée aussi pour des mobiles ayant une vitesse très grande). Or cette théorie ne fait nulle référence à quelque force d’attraction. Pour le moins, nous devons admettre que la portée existentielle de la force d’attraction est très problématique.
III.2 Le rejet du modèle de la raison rationaliste est-il universel ?
Je suggère que les sciences de la vie et les sciences de l’homme et de la société soient évaluées selon le critère de la portée existentielle des termes qu’elles utilisent. Par exemple, le terme « espèce » a-t-il une portée existentielle ?
Aristote, dont l’intérêt pour l’étude des animaux est bien connu, emprunte très clairement à cette discipline la notion d’espèce. Mais il en fait aussi une notion universelle de mise en ordre du monde en disant :
« On appelle substances secondes les espèces dans lesquelles les substances prises au sens premier sont contenues, et aux espèces il faut ajouter les genres de ces espèces : par exemple, l’homme individuel rentre dans une espèce, qui est l’homme, et le genre de cette espèce est l’animal[17]. »
Bien évidemment, la substance seconde ou espèce « homme » existe dans le monde à la condition de négliger certains caractères comme le sexe, la taille, la couleur des yeux ou de la peau etc. La ressemblance entre individus d’une même espèce n’est pas une identité.
Mais qu’en est-il de la négligence de ces caractères après Darwin ? Sans pouvoir expliciter la cause, l’observation précise, sur la longue durée, montre qu’une lente différenciation à l’intérieur d’une espèce conduit à l’émergence d’une espèce nouvelle. De ce point de vue, la notion d’espèce n’a plus de portée existentielle.
Un autre critère de l’espèce est la reproduction exclusive des individus à l’intérieur d’une même espèce. Aristote affirme :
« Il est tout aussi évident que l’être qui engendre est pareil à l’être engendré, sans cependant qu’ils soient numériquement un seul être. Entre eux, il n’y a qu’une unité d’espèce, comme on le voit pour les êtres que produit la nature ; et c’est ainsi qu’un homme engendre et produit un homme[18]. »
En bon observateur de la nature, Aristote constate que le mulet ne rentre pas dans sa définition de l’espèce puisqu’il est le croisement de deux espèces différentes (le cheval et l’âne) et de plus, il est stérile. Au lieu de discuter de sa définition de l’espèce, le Stagirite déclare le mulet « contre nature » :
« Ce qui n’empêche pas qu’il n’y ait parfois des phénomènes contre nature : par exemple, un cheval produisant un mulet. Et encore, dans ces cas, les choses se passent à peu près de même ; car le genre le plus proche qui pourrait être commun au cheval et à l’âne, n’a pas reçu de nom spécial, et ces deux animaux pourraient bien avoir quelque chose qui tînt du mulet[19]. »
Selon le point de vue arbitrairement choisi, le concept d’espèce possède ou ne possède pas de portée existentielle, tout comme le concept de parallèle en géométrie. Au regard de la reproduction, le mulet n’est certainement pas une espèce. L’univers du discours sur les animaux est donc incomplet. Enfin, comme l’indique Aristote dans la dernière citation, il est possible d’affirmer que le cheval, l’âne et le mulet appartiennent à la même espèce ! La figure suivante illustre ces divers points de vue :
En observant attentivement les diverses acceptions de la notion d’espèce, il est impossible de lui donner une portée existentielle universellement. Le signe  représente l’existence au sens que lui donne Hilbert : il s’agit de l’existence dans mon esprit et non dans le monde. Les cercles noirs expriment l’incomplétude de tout discours scientifique.
La notion d’homo oeconomicus, défini comme « un être abstrait, sans épaisseur sociale (sans pays, sans religion, sans sexe, sans âge, etc.), informé, rationnel (i.e. calculateur) dans sa recherche du maximum de plaisir et pour le minimum de souffrance[20] » a-t-elle la moindre portée existentielle ? Certainement pas ! Or l’immense majorité des économistes continuent de prétendre au réalisme de leur science ! Quelle est la portée existentielle de la « conscience collective » en sociologie, en anthropologie ou en histoire ? Existe-t-il un être (le peuple, la tribu, etc.) incarnant ce concept ? Certainement pas !
Il est possible d’invoquer un autre critère pour critiquer la prétention au réalisme dans ces disciplines. J’ai souligné précédemment que le pilier central du système aristotélicien était le principe de contradiction affirmé a priori (la métaphysique est antéprédicative à la théorie de la science démonstrative). Cela conduit nécessairement à l’unicité de l’univers du discours sur une portion quelconque du monde. L’exemple de la géométrie euclidienne en est un exemple typique. Or que voit-on en sciences de l’homme et de la société ? L’extrême diversité des théories est la règle. Dans le cadre de référence du modèle de la raison rationaliste, une seule théorie est vraie et toutes les autres sont fausses. Quel lecteur des grands textes de sciences de l’homme et de la société peut-il prétendre à une telle ineptie ? Sans exclure l’éventualité que certaines théories soient fausses, il me paraît autrement plus opportun de constater que plusieurs théories concurrentes nous informent partiellement mais effectivement de l’infinie complexité du réel anthropique, comme la multiplicité des univers du discours géométrique nous informe sur le réel espace. Comme je l’ai souligné, cela exige de renoncer explicitement à la complétude du discours !
Le modèle suivant d’une théorie de la science est clairement issu des bouleversements de l’interprétation des mathématiques depuis deux siècles. Il s’applique quasi immédiatement aux sciences de la nature, à l’exception des questions méthodologiques extrêmement difficiles. Ce modèle est fondé sur la recherche de la cohérence des discours : d’une part, sur la cohérence interne du discours théorique et d’autre part, sur la cohérence des prévisions théoriques avec les récits toujours singuliers du discours empirique. Pour les sciences anthropiques, la cohérence ne peut certainement s’entendre comme pour les sciences de la nature. Ce modèle souligne un point qui me paraît décisif pour toutes les sciences : la vérité-cohérence d’une théorie avec les observations empiriques ne termine pas l’activité scientifique. Le sens du discours scientifique (qui était interne à la théorie de la science aristotélicienne avec la notion de vérité-correspondance) exige un autre univers du discours plus vaste que celui de la science. J’appelle cet univers du discours, philosophie.
L’univers du discours théorique est fondé sur des axiomes ou des hypothèses qui initient le processus déductif. La seule condition d’acceptation d’une théorie est la cohérence, c’est-à-dire l’absence de contradiction interne. Une théorie est toujours universelle, aussi ses prévisions de phénomènes sont-elles toujours d’un autre ordre de grandeur que les récits d’expérience, aussi nombreux soient-ils. La cohérence entre les discours théoriques et empiriques reste à jamais problématique puisqu’une nouvelle expérience reproductible peut à tout moment ruiner notre confiance dans le discours théorique. Un discours théorique peut être largement corroboré par l’expérience mais ne peut pas atteindre la certitude. Enfin, la cohérence ne peut satisfaire notre désir de compréhension du monde. Un autre univers du discours, plus vaste, s’impose pour débattre de la correspondance entre les concepts utilisés et le monde. Il s’agit d’un discours postprédicatif en ce sens qu’il succède au discours théorique et à sa critique par l’expérience. Cet univers du discours peut s’appeler philosophie.
III.3 Conclusion
Parmi les diverses théories de la connaissance proposées par Aristote, seule la théorie de la science démonstrative a été discutée. Cette théorie a pour ambition de produire des discours vrais comme correspondance au monde sur les êtres inanimés et les animaux, à l’exception de l’homme social et politique. La structure de la théorie aristotélicienne est très explicite : une métaphysique précède la théorie elle-même et discute des principes généraux, comme le principe universel de contradiction ou la définition de la vérité-correspondance. Dans le premier livre de l’Organon, Aristote explicite la philosophie du langage de la science : seuls les termes ayant une portée existentielle sont éligibles pour la science. Le langage catégorique est constitué de quatre types de propositions. Puis Aristote décrit avec sa logique formelle l’instrument le plus essentiel pour la science qu’est la raison de l’homme de science. Cette science présente deux particularités notables : les principes de logique sont connus par l’évidence et cette science est encapsulée dans toutes les autres sciences. Enfin, Aristote termine son exposé par une théorie de la saisie des principes vrais pour toutes les autres sciences. Cette théorie des principes ne relève pas de la raison, elle est a-rationnelle et non irrationnelle. Quoi que l’on puisse penser aujourd’hui de l’édifice aristotélicien, deux caractères frappent le lecteur : la cohérence de l’ensemble et l’effort d’exhaustivité. J’ai souligné deux conséquences de la position antéprédicative du principe de contradiction : pour une portion donnée du monde, un seul univers du discours est pensable. La géométrie euclidienne est un exemple typique. L’autre conséquence est implicite chez Aristote et concerne la complétude, de droit sinon de fait, du discours scientifique.
La science classique apporte des modifications importantes à la théorie d’Aristote. J’ai souligné, à titre d’illustration, l’importance du langage mathématique à cette époque et l’affirmation péremptoire de Galilée que l’univers est écrit avec ce langage. La théorie des principes est désormais duale : ceux de la géométrie sont connus par intuition alors que tous les autres nous parviennent par l’expérience. Le modèle de la raison rationaliste imbriqué dans la géométrie euclidienne est admis sans débat.
Des extensions importantes sont apportées à l’univers du discours mathématique qui conduisent à l’abandon de deux critères de vérité soulignés par Aristote : l’intelligibilité de la cause et la nécessité ou déterminisme absolu des phénomènes. Les philosophes de l’empirisme n’ont pas vu que ces critères étaient des conditions nécessaires à l’affirmation de la vérité-correspondance des théories scientifiques. Ainsi, la cohérence de l’édifice aristotélicien est-elle profondément atteinte jusqu’à la reconstruction kantienne qui marquera tout le 19e siècle. L’édifice empiriste nous apparaît comme un bricolage efficace mais peu fondé.
L’invention des géométries non-euclidiennes permet une extension immense de l’univers du discours mathématique mais les conséquences n’ont pas été vues pendant longtemps car la multiplicité des univers du discours est proprement impensable dans le cadre de référence du modèle de la raison rationaliste. Il est fondamental de souligner que ce sont des rationalistes convaincus qui ont détruit le rationalisme. Aussi, c’est la rencontre d’apories qui a conduit à reconsidérer l’édifice entier de la théorie de la science.
Une fois admis que les axiomes de mathématiques sont posés arbitrairement, il n’y avait plus de raison de contraindre les principes de logique dans le carcan du principe de contradiction. La ou plutôt les logiques dites symboliques sont issues de ce bouleversement. Aussi n’y a-t-il pas un unique modèle de la raison antagoniste mais une infinité. De même que la multiplicité des univers du discours sur l’espace impose une déréalisation des mathématiques, les divers modèles de la raison antagoniste ne prétendent plus décrire le réel-raison de l’homme de science.
La déréalisation du langage mathématique est admise dès le début du 20e siècle par la philosophie du langage ou philosophie analytique. En revanche, deux conséquences nécessaires ont beaucoup plus de peine à s’imposer :
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Le modèle de la raison rationaliste est considéré depuis les Lumières sans son environnement métaphysique, pourtant explicite chez Aristote. Les fondations de la logique formelle ne font plus l’objet de débat, bref la logique n’a pas d’histoire. Aussi de manière implicite nous avons gardé l’interprétation substantielle (ou synthétique) de cette théorie de la raison. Or, cette interprétation est incompatible avec la philosophie analytique. Il faut voir là la rupture la plus décisive introduite par les modèles de la raison antagoniste.
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La cohérence d’une théorie appelle nécessairement une interprétation postprédicative pour satisfaire notre désir de connaître le monde. Certains parlent de retour de la métaphysique, ce qui est certainement faux. La métaphysique a toujours été présente dans toute théorie de la science mais cet état de choses a été ignoré pendant quelques siècles.
De même que les géométries non-euclidiennes n’invalident aucun théorème de la géométrie euclidienne, les logiques symboliques ne remettent pas en cause la logique formelle d’Aristote mais son interprétation. C’est donc la métaphysique d’Aristote ignorée par la science classique qui est réfutée. J’ai une vive conscience de l’aspect scandaleux de ce propos. Il s’oppose directement, par exemple, à la thèse poppérienne de la ligne de démarcation entre science et métaphysique, le propre de tout discours métaphysique étant son irréfutabilité. Karl Popper, malgré sa contribution significative à la critique de la théorie empiriste de la science, n’a pas quitté le rationalisme.
Appendices
Notes
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[1]
Joseph Moreau, « Aristote et la vérité antéprédicative » in Collectif, Aristote et les problèmes de méthode, Louvain-la-neuve, 1980, p. 21-33. Ce point est fondamental car il s’oppose à la conception postprédicative de l’interprétation de la science contemporaine. Voir plus loin.
-
[2]
Aristote, Métaphysique, θ 10, 1051b 6-9.
-
[3]
Zwirn H., Les Limites de la connaissance, Odile Jacob, 2000, p.281. Réalisme : « Il existe une réalité extérieure (ou réalité en soi) indépendante de l’existence d’observateurs ainsi que de la connaissance qu’ils ont ou pourraient avoir de cette réalité. Cette réalité est constituée d’entités intelligibles, régies par des mécanismes qui nous sont accessibles. La science a pour but de fournir une description de cette réalité telle qu’elle est vraiment et de nous permettre de faire des prédictions sur les phénomènes qu’elle engendre. Les théories scientifiques sont vraies en ce sens que les objets des théories scientifiques se réfèrent à des entités réelles et les processus décrits, par exemple par les lois scientifiques, correspondent à des mécanismes se déroulant réellement au sein de cette réalité. Il en résulte que les progrès de la science sont des découvertes et non des inventions ou des conventions. »
-
[4]
Aristote, Les Seconds Analytiques, 73b 12-16.
-
[5]
Aristote, Réfutation des Sophistes, 184a 9.
-
[6]
Kant, Logique, Vrin, 1997, p. 20
-
[7]
Newton I., Principes mathématiques de la philosophie naturelle, trad. Madame la marquise du Chastelet, 2 Vol. - Fac-similé Gabay, 1990.
-
[8]
Cité in Verlet L., La Malle de Newton, Gallimard, 1993, p. 58.
-
[9]
Kant E., Logique, Vrin, 1997, p. 9.
-
[10]
Cité in Greenberg M., Euclidean and non-Euclidean geometries. Development and history, Freeman, 1997, p. 163.
-
[11]
Greenberg M., Euclidean and non-Euclidean geometries. Development and history, Freeman, 1997, p. 225-227
-
[12]
Dieudonné J., Pour l’honneur du genre humain. Les mathématiques aujourd’hui, Hachette, 1987, p. 114.
- [13]
-
[14]
Rivenc F., Rouilhan P. de (éd.), Logique et fondements des mathématiques, Anthologie (1850-1914), Payot, 1992, trad. Jacques Dubucs, p. 225-229.
-
[15]
Zwirn H., Les Limites de la connaissance, Odile Jacob, 2000, p. 79.
-
[16]
Je signale que je doute fortement que des théories aussi complexes que la physique quantique puissent expliciter l’ensemble de ces principes pris au sens de premiers. Je recherche depuis des années une telle explicitation sans la trouver. Mon opinion actuelle est que cela prendrait un espace tellement grand que cela devient impossible. Que font les physiciens ? Ils adoptent sans aucune justification les formalismes acceptés. Par exemple en physique quantique, « les espaces de Hilbert », « la relativité générale » etc. Il ne leur viendrait même pas à l’idée d’expliciter les principes de la logique symbolique encapsulée dans toute théorie mathématique : par exemple l’axiome de bivalence qu’ils ne connaissent pas le plus souvent. Il est évident qu’il est illusoire d’exiger une telle explicitation pour des théories d’un ordre de complexité incomparablement plus grand, comme les sciences de la vie ou les sciences de l’homme et de la société.
-
[17]
Aristote, Catégories, 2a 14-17.
-
[18]
Aristote, Métaphysique, 1033 b-1034 a.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
Silem A., Albertini J.-M. (éd.), Lexique d’économie, Dalloz, 2002, p. 362.