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Nous présentons ici un entretien réalisé avec le sociologue américain Timothy Shortell le 19 avril 2024. Il est actuellement professeur de sociologie et directeur du programme d’études des religions au Brooklyn College de la City University de New York. Timothy Shortell a obtenu un doctorat en psychologie sociale de l’Université de Boston en 1992. Il mène des recherches sur les questions d’appartenance et de sémiotique des communautés telles qu’elles s’incarnent dans les espaces urbains et dans les discours. Il a co-édité, avec Evrick Brown, deux volumes sur les méthodes liées à la mobilité dans les études urbaines (Walking in Cities, Temple University Press, 2015, et Walking in the European City, Ashgate, 2014). Une grande partie de son travail récent se concentre sur le rôle que joue la mobilité dans la construction des marqueurs identitaires dans les espaces urbains, sur leur signification pour les habitants des villes et sur leurs conséquences sur les dynamiques des minorités religieuses. Il a écrit sur la mobilité quotidienne et les dynamiques des groupes religieux dans les villes mondiales, notamment New York, Londres et Paris.[1]

Au cours des dernières années, vous avez souvent combiné les méthodes de marche (walking methods) avec les méthodes visuelles. Pourriez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à un tel procédé méthodologique ?

Au début de ma carrière, je m’intéressais à la sémiotique comme outil d’analyse du discours public. Dans ma thèse en psychologie sociale, j’ai traité de la construction des frontières entre les groupes sociaux dans la sphère publique, principalement à travers le discours. Quand j’ai obtenu mon poste actuel à Brooklyn, j’ai fait la connaissance de Jerry Krase, qui, comme vous le savez, est une figure importante de la sociologie visuelle. Nous avons discuté, lui et moi, de nos intérêts de recherche communs, parmi lesquels se trouvaient les questions liées à l’identité, la sociologie phénoménologique et les travaux de Georg Simmel. Nos conversations nous ont menés à mettre en commun l’importance que j’accordais à la littérature scientifique sur la sémiotique et son intérêt pour la théorie phénoménologique et les travaux d’Erving Goffman. Puis, nous nous sommes mis à imaginer comment interroger les pratiques de création de sens en intégrant les méthodes visuelles. Celles-ci étaient alors nouvelles pour moi. Sur la base de cette collaboration, nous avons entrepris de faire ce que nous appelions de la « sémiotique visuo-spatiale ».

J’ai appris la pratique de la photographie au contact de Jerry Krase. Je me suis alors intéressé aux appareils photo numériques et à leur utilisation comme outil de recherche. Ce faisant, l’une des choses que j’ai remarquées était la différence dans notre usage respectif de la photographie à des fins de recherche. Jerry Krase est un photographe talentueux en plus d’être sociologue ; ses prises de vue sont esthétiquement réussies, en plus d’être sociologiquement significatives. Pour ma part, j’ai développé une pratique où l’appareil photo s’avérait être un simple dispositif d’enregistrement du monde social. Souvent, je ne regardais pas dans le viseur, avec pour résultat que mes photos étaient floues ou mal cadrées. On aurait pu dire très facilement, pour ce qui est de notre travail collaboratif, quelles photographies étaient de Jerry Krase, vu leur cadrage toujours impeccable, et lesquelles étaient les miennes, en réalité de « mauvaises photos ». Nous parlions souvent de cet aspect de notre travail parce qu’il nous semblait important d’un point de vue méthodologique. En y réfléchissant, je pense que la pratique photographique que j’ai développée est liée à mon attrait pour l’analyse sémiotique. En fait, on n’a pas vraiment besoin d’avoir des photographies esthétiquement réussies pour faire le type d’analyse auquel je m’adonne ; elles peuvent même être floues, ce qui compte est de pouvoir repérer les éléments désirés. C’est donc grâce à ma collaboration très fructueuse avec Jerry Krase que je suis devenu un sociologue visuel, car cela m’a permis de réaliser que les choses qui m’intéressaient, en matière de compréhension des identités de groupe, pouvaient être étudiées visuellement.

Avant même de réfléchir sérieusement à une méthode d’étude impliquant la marche, nous avons fait plusieurs expérimentations en voiture ou en bus. Par exemple, nous empruntions un bus à Brooklyn, ce qui nous permettait d’observer ce qui caractérise les différentes communautés migrantes et les minorités religieuses et linguistiques qui se distribuent le long de cette ligne qui parcourt la ville. Par la suite, j’ai également travaillé avec d’autres personnes, dont Evrick Brown, avec qui j’ai examiné de manière plus explicite les raisons pour lesquelles la marche est un moyen particulièrement efficace de faire ce type de travail, meilleur que le bus. En bus, on est forcé de photographier à travers la fenêtre et on n’a le contrôle ni sur l’itinéraire ni sur le rythme du trajet. En consultant des sources supplémentaires, notamment en anthropologie urbaine, j’ai réalisé que je devais vraiment observer sur place, dans les espaces que j’étudiais, et que, dans cette perspective, la marche présentait certains avantages distinctifs. D’abord, elle est assez lente pour pouvoir observer les choses, mais surtout, elle est omniprésente dans le monde urbain, au point où je passais complètement inaperçu. C’est par conséquent un moyen privilégié pour un chercheur souhaitant mener des recherches basées sur l’observation directe dans un cadre naturel. Je n’attirais pas l’attention en marchant dans l’espace urbain puisque je n’étais qu’un marcheur parmi tant d’autres. Et je pense que cet élément a joué un rôle clé dans le travail qui a mené à la publication de mon livre sur les quartiers ethniques à Brooklyn et à Paris[2], car il m’a permis de comprendre comment les gens utilisent l’espace urbain. Les avantages associés à cette mobilité quotidienne m’ont convaincu que la recherche visuelle dans ce genre d’espace nécessitait ce type de méthodologie. Il me fallait être dans l’espace et le traverser pour comprendre comment les gens le vivaient, et la marche me permettait de le faire d’une manière qui n’était pas intrusive, puisque je m’intégrais aux pratiques quotidiennes qui se vivaient dans l’espace que j’étudiais.

Pourriez-vous donner un exemple d’une recherche que vous avez réalisée en suivant ce procédé méthodologique ? Comment avez-vous conçu cette recherche et comment avez-vous procédé pour la mener ?

En donnant des conférences ou des cours sur la méthodologie, comme j’ai eu l’occasion de le faire ces dernières années, ou en lisant les notes méthodologiques de chercheurs, j’ai toujours une impression de procédures très formelles et planifiées. Vous savez, j’ai une formation en musique, ce qui fait que je suis de plus en plus convaincu que la recherche implique une part d’improvisation. Quand on s’adonne à la recherche, on doit en quelque sorte être disposé à improviser. Dans les travaux que j’ai réalisés, je voulais, par exemple, étudier des quartiers particuliers de villes globales parce que je pensais qu’il y aurait là une dynamique de groupe qui m’intéressait. J’ai donc choisi des quartiers multiethniques, multireligieux ou multilinguistiques répondant aux critères de la recherche. Ça, c’était la portion planifiée de la recherche.

Cette recherche a été entreprise à mon arrivée à Brooklyn, lors de mes premières observations de ce milieu urbain. Certains de mes travaux précédents portaient explicitement sur la sociologie des religions et j’étais particulièrement intéressé aux interactions entre les groupes religieux dans les espaces urbains. Cet intérêt venait en partie de l’ensemble des observations que j’avais déjà réalisées à Brooklyn sur la relation entre les pratiques sociales et l’environnement bâti. Dans les villes globales, où il y a ce genre d’interactions multireligieuses, on note généralement que les groupes dominants ont une influence certaine sur l’environnement bâti. À Brooklyn, on peut voir, dans certains quartiers en particulier, des églises chrétiennes ou des synagogues, des bâtiments construits à des fins religieuses, mais aussi beaucoup d’édifices religieux informels, des églises ou des mosquées avec une devanture de magasin, par exemple. En fait, si on est attentif à ses différentes manifestations, on constate que la religion est omniprésente à Brooklyn. Au cours de mes recherches, j’ai pu remarquer un changement pour ce qui est de l’empreinte des communautés musulmanes sur l’environnement : on commençait à voir de plus en plus de bâtiments construits spécifiquement pour être des mosquées ou des centres communautaires musulmans. Cependant, il reste encore beaucoup d’églises évangéliques qui sont, au contraire, logées dans des locaux commerciaux. On peut imaginer que la situation évoluera, à mesure que les communautés évangéliques grandiront et gagneront en pouvoir. Ayant d’ailleurs pu faire des observations semblables à Paris et à Londres, j’ai donc conçu un projet de recherche comparatif sur ces villes pour mieux saisir l’empreinte des communautés religieuses sur le cadre bâti.

Ce projet de recherche était planifié dans le sens où je devais déterminer des endroits où j’allais pouvoir observer ces dynamiques. Le défi qui se posait dans sa conception était de trouver les meilleurs moyens à mettre en place pour réaliser une analyse qui me permettrait de montrer à la fois comment ces dynamiques de groupe se manifestaient de manière similaire dans deux endroits différents, mais aussi les caractéristiques qui les différenciaient. Il s’agissait toujours pour moi d’étudier l’expérience des espaces urbains en y observant les pratiques de création de sens. Une partie de cela concernait la signalisation, les signes verbaux et non verbaux permettant de comprendre l’empreinte des communautés sur un quartier. Grâce à ma collaboration avec Jerry Krase, j’avais acquis la conviction que les pratiques des gens occupant ces espaces étaient une façon de communiquer leur identité. Cette conviction me venait aussi du fait que j’étais alors immergé dans la littérature spécialisée en sémiotique urbaine, laquelle examine les signes linguistiques, mais aussi d’autres signes intégrés à l’environnement bâti. Cela m’a amené à élargir ma perspective pour réfléchir à la présence des activités sociales des individus dans ces espaces, contribuant également à la création du sens. La recherche nécessitait donc une sensibilité fine. Il est bien sûr possible d’imaginer une enquête formelle où il s’agirait simplement d’observer et de prendre des photos dans différents endroits pour montrer comment les dynamiques sont un peu différentes d’un lieu à l’autre, mais capter la manière dont les individus communiquent leur identité par leur présence et leurs activités quotidiennes nécessite un peu plus de flexibilité.

Ce que je n’avais pas prévu toutefois, c’est l’importance des dynamiques de genre dans de telles manifestations, lesquelles me sont apparues en marchant dans ces quartiers et en prenant des notes sur les gens rencontrés, leurs interactions, et le lieu de telles interactions. À Brooklyn comme à Paris, la plupart des quartiers que j’ai choisis sont traversés de rues commerciales ; par conséquent, je notais des observations liées aux emplettes qu’effectuaient les gens, à ce qu’ils regardaient dans les vitrines des magasins, des expériences d’achat ordinaires qui devenaient des expériences multiculturelles dans ces deux villes. Après avoir parcouru ces espaces, pris des notes et des photos, j’ai réalisé que je pouvais ainsi identifier des frontières symboliques entre différents quartiers. Il y avait, aussi bien à Brooklyn qu’à Paris, des quartiers où on pouvait voir tant des hommes que des femmes interagissant dans les endroits publics, alors que dans d’autres, ce type d’interaction ne se produisait presque jamais. Je n’avais pas fait d’hypothèse à ce sujet au moment d’entreprendre ce travail. C’est seulement en regardant mes notes et mes photos que j’ai pu voir que les limites symboliques des quartiers constituaient des formes de ségrégation entre les sexes. Dans certains quartiers, des groupes de femmes, souvent accompagnées d’enfants, participent à différents types de pratiques qui, bien qu’elles constituent une utilisation ordinaire de l’espace, deviennent des marqueurs identitaires. J’ai consacré un chapitre de mon livre à ce phénomène. Ce n’était pas prévu à l’origine, mais j’ai compris qu’il s’agissait là d’un aspect tout à fait central des dynamiques d’identité. Ainsi, en tenant compte de tous ces éléments, on peut dire qu’il faut un plan pour entreprendre la recherche, mais qu’il faut aussi être prêt à improviser puisqu’il y a toujours des choses qui sont visibles, qu’on ne remarque pas de prime abord, alors qu’elles sont significatives si on les considère de manière systématique.

Cet exemple est intéressant, car il montre la difficulté de capter en images certaines dynamiques sociales ; ici, comment capter les dynamiques de genre ? Comment envisagez-vous ce type de difficulté dans votre travail de recherche avec les méthodologies visuelles ?

C’est certainement vrai et c’est un défi pratique. C’est surtout le cas lorsque vous envisagez la prise de vue sous un angle formel parce que prendre des photos d’étrangers dans ces contextes est souvent problématique. Dans mon projet, j’essayais de décrire le plus fidèlement possible, dans une forme visuelle, ce que j’observais. Cependant, j’ai remarqué que lorsque j’avais une caméra et que je pouvais prendre des photos sans avoir l’air de regarder dans l’objectif, par exemple à l’aide d’une petite caméra vidéo glissée dans ma poche, le temps de la balade, cela donnait des résultats significatifs. La caméra n’était alors pas à la hauteur de mes yeux et produisait généralement des images mal cadrées, tordues, floues, mais qui caractérisaient assez bien les éléments que j’essayais de décrire. Ainsi, j’ai amassé plusieurs types de données visuelles : captures vidéo, photographies, schémas d’interaction de genre, descriptions visuelles.

Quelques fois, à Brooklyn et à Paris, les gens m’ont abordé, me demandant par exemple : « Que photographiez-vous ? » Je leur expliquais alors ce que je faisais et leur disais que je supprimerais les photos s’ils ne voulaient pas être photographiés. Je pense qu’à certains égards, il y a des questions éthiques importantes qui se posent par rapport à la prise d’images « sans en avoir l’air », à l’insu des gens. D’abord, il importe de savoir s’ils souhaitent ou non être photographiés dans les espaces publics puis de respecter leur anonymat. Bien sûr, avant de présenter le résultat de ce travail, je prends toujours soin de flouter les visages pour que les gens ne puissent pas être identifiés. Or, ce que l’on capte dans ce type d’image, c’est un instant de la vie ordinaire d’individus et il faut se demander s’ils sont d’accord pour être ainsi observés par un étranger dans leur quotidienneté. Évidemment, cela se passe dans un espace public urbain où l’on s’attend généralement à croiser des inconnus. Je n’étais pas en train de les espionner à travers les fenêtres d’espaces privés, essayant d’y capter leur vie. Tout de même, les gens que j’observais étaient en train de passer du temps avec des amis, des proches et de la famille, et donc le fait qu’ils étaient ségrégués par genre n’était pas nécessairement un fait public qu’ils voulaient partager. Donc, lorsque les gens me questionnaient sur mon projet et exprimaient leur désaccord sur le fait d’être photographiés, je supprimais les images de mon appareil photo pour leur montrer que je respectais leur choix. Pour cette raison, je finissais par me fier davantage aux notes qu’aux images, parce que je voulais aussi être respectueux du fait que les gens vivent leur vie dans ces espaces. Ça avait son importance dans mes recherches. En prenant une photo de la façade d’une église, on ne s’inquiète pas de l’intention des personnes qui l’ont construite, elle est là, elle est publique, elle projette son identité vers l’extérieur, mais lorsque l’on entre sur le territoire des pratiques informelles, il y a une intimité à respecter.

Vous avez fait référence à plusieurs reprises au fait que vous prenez des photos qui ne sont pas nécessairement attrayantes visuellement ou esthétiquement réussies, alors qu’elles peuvent pourtant être significatives d’un point de vue sociologique. Ça me semble être une dimension importante de la sociologie visuelle. Parfois, l’aspect esthétique des images ne peut-il pas même représenter une entrave à son intérêt sociologique ? Comment concevez-vous les images captées dans le cadre de vos enquêtes ? S’agit-il simplement de données brutes ou plutôt d’une production de la recherche qui a vocation à être montrée publiquement ?

C’est une question vraiment intéressante et je dois dire que ma propre réflexion à ce sujet a changé de manière marquée au fil de mon parcours. Je me souviens d’avoir eu des conversations avec Jerry Krase à propos de notre travail collaboratif : moi, je soutenais l’idée que les images sont des données visuelles au même titre que d’autres types de données, alors que Jerry avait une pratique photographique beaucoup plus formelle. Néanmoins, il faut bien montrer nos images ou les décrire pour faire voir ce que nous avons observé. Ainsi, j’ai un peu changé de direction dans ma propre pratique. Je ne suis toujours pas un photographe talentueux, mais j’ai appris au contact d’autres photographes. Il y a certainement des conditions dans lesquelles le caractère esthétique des photographies peut constituer un obstacle, mais ce n’est pas toujours le cas. Au fil de mes discussions avec Jerry Krase et en examinant quelques-unes des photos les plus frappantes de certains sociologues visuels, je me suis éloigné de cette idée selon laquelle il est inévitable que les qualités esthétiques entravent la lecture sociologique. Par la suite, je me suis mis à prendre davantage de photos mieux cadrées lors de mes promenades. Ça m’a permis de comprendre que, sans laisser la construction de la photographie être guidée uniquement par des considérations esthétiques, il est possible de faire des photos intéressantes à regarder. Je pense que j’ai commencé à le faire de manière plus systématique lorsque je donnais des conférences sur la sémiotique spatiale et que j’avais besoin de bons exemples de photos pour illustrer ce que je voulais décrire. Des photos où je pouvais montrer, par exemple, un membre d’un groupe social en relation à l’environnement bâti et au groupe auquel il appartient. Si ces images ne sont pas nécessairement de « belles » photos, elles sont tout de même mieux planifiées comparativement à celles que je faisais auparavant. Certains de ces éléments peuvent d’ailleurs être déterminants dans l’analyse elle-même, révélant des choses absolument pertinentes relativement à la question sociologique posée. Or, ce n’est pas toujours le cas. Il y a aussi des circonstances où les choix esthétiques des gens influencent ce qu’ils sont en mesure de voir. En somme, je pense que c’est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord et un point méthodologique vraiment intéressant pour les personnes engagées dans les pratiques de la marche. On peut certainement obtenir de belles photos par accident, mais on est à coup sûr plus susceptible d’obtenir de telles images en s’engageant dans un type précis d’expérience photographique. Les chercheurs doivent donc y réfléchir.

Cette pratique photographique plus construite implique donc une forme moins intuitive de relation au terrain. Pourrait-on décrire cela comme une seconde couche dans le travail de documentation visuelle : une première couche plus aléatoire qui permet d’explorer et une seconde, plus élaborée, qui permet d’illustrer ?

Oui, je pense que c’est une bonne façon de le dire. Il y a des photographies qui sont de meilleures illustrations d’une dynamique sociale particulière. Quiconque a tenté de publier une recherche basée sur du matériel visuel a probablement vécu cela. Les éditeurs, par exemple, demanderont s’il n’existe pas une meilleure photo, parce qu’ils ne souhaitent pas publier une photo floue ou mal cadrée. Il faut donc garder en tête la production d’images qui répondent aux critères de publication.

L’exemple auquel je pense concerne les marchés alimentaires informels à Brooklyn et à Paris. Ils sont vraiment difficiles à photographier d’une manière sociologiquement intéressante parce que ce sont des espaces intuitifs fréquentés par des gens qui y font leurs courses et ne veulent pas nécessairement être l’objet de photographies sociologiques. Néanmoins, je pense qu’avec des compétences de photographe, il est possible de prendre des photos plus planifiées afin d’illustrer les dynamiques sociales. Quelle est la composition ethnique, religieuse, linguistique, genrée des acheteurs ? Et celle des vendeurs ? Et ainsi de suite. On pourrait le faire non seulement avec des photographies, mais aussi avec de la vidéo, ce qui permettrait d’intégrer l’ambiance sonore en plus de la dimension visuelle.

Cela correspond pour moi à la différence entre simplement reproduire dans un texte des données brutes d’une enquête et produire un tableau synthèse des données. Le tableau est un outil d’organisation qui permet de montrer de manière synthétique ce qui a été observé et d’en présenter les motifs récurrents. Ainsi, les mauvaises photographies que je prenais régulièrement dans mes enquêtes n’étaient pas nécessairement idéales pour illustrer ces motifs. Par conséquent, cela m’amenait dans certaines de mes présentations à devoir commenter les images pour ajouter des informations ou des observations qui n’étaient pas présentes visuellement. Je pense donc en effet qu’on peut considérer les photos plus construites comme une autre couche du travail photographique ou comme un tableau synthèse qui surplombe les données brutes.

Dans l’un de vos textes, vous parlez d’un « tournant vers la mobilité » (mobility turn) dans la théorie sociale. Pouvez-vous préciser ce que signifie ce tournant pour vous ? Et où situeriez-vous les méthodes de marche par rapport à lui ?

Il y a eu un moment dans la sociologie urbaine, la géographie humaine et dans les autres domaines connexes, où on parlait beaucoup des méthodes de mobilité, et on pouvait alors vraiment constater un tournant vers la mobilité dans la manière dont la recherche était envisagée. Cette expression correspondait pour moi à un désir de capter ces discussions et préoccupations. Evrick Brown et moi avons publié quelques livres[3] dans lesquels étaient rassemblés des travaux issus de différentes sources. Effectivement, il y a eu un moment fort où il était question des méthodes relatives à la marche, mais je ne sais pas si les chercheurs voient cela comme une pratique distincte aujourd’hui. Je pense que c’est lié au fait que quiconque fréquente les espaces urbains de nos jours doit reconnaître que ces formes de mobilité (par exemple la marche ou le vélo) sont devenues omniprésentes et s’avèrent une activité banale de la vie urbaine. Ainsi, les chercheurs urbains s’intéressent à ces dispositifs de mobilité, et les utilisent aussi eux-mêmes pour conduire leurs recherches. Je me demande donc si, au fond, la bataille n’a pas été gagnée et qu’on accepte tout simplement que ces méthodes fassent maintenant partie de l’arsenal des moyens à la disposition des études urbaines. Aujourd’hui, au contraire me semble-t-il, il faudrait formuler un argument explicite pour ne pas les utiliser dans ce genre de recherche.

Je pense, de plus en plus, que cette trajectoire des méthodes liées à la mobilité ressemble au développement de la sociologie visuelle. Initialement, il fallait y aller d’un argument positif pour expliquer pourquoi les images sont des données sociologiquement valides dans le cadre d’une enquête. Il y avait une théorisation précise à développer en relation avec la photographie ou la vidéo. Cependant, comme les appareils photo sont devenus omniprésents de nos jours, je soutiendrais qu’à certains égards, la sociologie visuelle a remporté la victoire. On prend aujourd’hui des photos de tout. C’est devenu presque inhabituel pour les chercheurs de planifier l’étude d’une communauté sans envisager de prendre des photos ou de parler à des gens qui en prennent. Je remarque également un développement parallèle en ce qui a trait aux méthodes mobiles et moi-même, dans mon travail, les méthodes de mobilité étant intégrées sans qu’il soit besoin d’en faire l’objet d’un argumentaire spécifique. Il me semble que les gens comprennent, même lorsqu’ils n’en parlent pas explicitement, que leur propre méthode implique des déplacements à travers les espaces qu’ils étudient, ou lorsqu’ils se penchent sur des personnes y circulant. C’est le cas aussi dans mon champ, dans la littérature sur la sociolinguistique ou la sémiotique de l’espace, où les choses ont évolué : il y a eu un moment où les gens parlaient aussi de méthodes mobiles, mais maintenant je pense que c’est intégré. Cela est sans doute dû à l’omniprésence du téléphone cellulaire. J’ai remarqué, dans les manuscrits que j’ai eu l’occasion d’évaluer, entre autres pour Visual Studies (la revue de l’International Visual Sociology Association), que de plus en plus de chercheurs réalisent des projets en prenant des photos avec leur téléphone, lesquelles deviennent des données de l’enquête et la base d’une partie de leur analyse. Je pense donc que si on en parle moins, c’est peut-être parce que c’est devenu plus commun.

Je voulais aussi parler avec vous de la figure du flâneur, incontournable lorsqu’on évoque les méthodes liées à la marche et, en partie aussi, les méthodes visuelles. Dans l’un de vos textes, vous dites que le flâneur est aujourd’hui une « figure fatiguée ». L’image est forte puisqu’en évoquant la fatigue physique, qui peut être rapprochée de l’activité de marcher dans la ville, elle renvoie surtout à la fatigue relative à cette association constante entre cette figure mythique et le marcheur/chercheur contemporain. Êtes-vous personnellement fatigué de l’omniprésence de cette figure ou vous considérez-vous comme un flâneur ?

Cette question rejoint la précédente à mon avis puisque dans le passé, quand les méthodes de marche étaient discutées, il était presque inévitable d’évoquer le flâneur. J’ai moi-même déjà décrit le flâneur comme le chercheur urbain original. Toutefois, mes propres références à cette figure ont généralement diminué avec le temps pour être en partie remplacées par les idées portées par les situationnistes, lesquels sont, en quelque sorte, cousins de la figure littéraire du flâneur classique, puisqu’ils évoquent aussi la dimension poétique de l’expérience de la ville.

Je pense que la figure du flâneur demeure évocatrice de plusieurs idées importantes associées à la manière dont les gens appréhendent la vie urbaine et la culture. En ce sens, c’est probablement approprié que chaque chapitre traitant des méthodes de marche réponde à l’obligation de se référer à la figure du flâneur comme justification. Cela reflète sans doute la reconnaissance plus large en sociologie du rôle primordial des mobilités dans la vie sociale à différentes échelles. Toutefois, il y a désormais un ensemble plus diversifié de métaphores pour parler de l’importance des pratiques de mobilité pour les habitants urbains. La figure du flâneur demeure une façon de penser le rapport à la ville et cela est une bonne chose. Je continue moi-même à faire de telles promenades quand je visite des endroits. Et je me souviens qu’à certaines occasions à Paris, lors de mes recherches, des gens ont indirectement évoqué cette figure pour se référer à moi. Je me promenais simplement dans un quartier, n’étant même pas à ce moment-là activement en train de mener ma recherche. Ainsi, les individus reconnaissent encore ce rapport à la ville et interagissent toujours de cette manière… Le flâneur demeure donc une figure de l’espace urbain, même si elle n’a plus le même statut, en matière de justification théorique des méthodes de recherche urbaine.

Une autre figure, moins commune celle-ci, qui a une grande influence sur votre travail, est celle des situationnistes, que vous venez d’évoquer, et de leur idée de « dérive ». Comment voyez-vous le mouvement situationniste et la dérive en conjonction avec le flâneur ?

Ce que j’apprécie particulièrement dans le fait de pouvoir emprunter cette théorisation aux situationnistes est qu’elle apporte, de manière plus efficace, il me semble, la notion de pouvoir dans l’analyse. Les situationnistes ne se considéraient pas comme des chercheurs et ils regardaient même avec un certain mépris ceux qui appliquaient ce genre de procédures de manière stérile. Ils essayaient plutôt de construire un nouvel urbanisme, même s’ils n’en parlaient pas en ces termes. Ainsi, ils remettaient en question la logique hypercapitaliste qui tend à remodeler les villes. Leurs pratiques étaient conçues pour être fondamentalement en opposition à cette logique, comme une arme dans cette lutte. Aujourd’hui, le capitalisme a gagné. Je pense que si les situationnistes étaient encore là de nos jours, ils reconnaîtraient que le capitalisme a gagné et qu’il a donné forme aux villes, dans la mesure où les villes globales sont devenues de plus en plus homogènes, ce qui constitue bien une preuve de la victoire du capitalisme. Revisiter les pratiques développées par les situationnistes amène une autre compréhension de la ville, notamment en réintroduisant la dimension de pouvoir.

Dans mon propre travail, où j’envisageais une étude comparative entre Brooklyn, Paris et Londres, j’ai d’abord fait des recherches préliminaires, en utilisant des techniques traditionnelles pour déterminer où se trouvaient les quartiers d’immigrants. Je souhaitais examiner les communautés musulmanes dans ces villes globales, car c’était un point commun aux trois, ce qui me permettrait de parler des dynamiques identitaires tout en mettant en relief certaines différences. J’ai planifié la recherche de manière traditionnelle, à l’aide de cartes par exemple, pour déterminer l’étendue des quartiers. Cependant, dans la réalisation de l’enquête de terrain, j’ai développé de nouveaux itinéraires dans les villes, en partie inspirés par les idées des situationnistes, afin de réfléchir aux possibles déplacements alternatifs dans ces espaces, des manières de parcourir ces lieux en échappant à la planification des urbanistes. J’étais surtout curieux alors d’observer comment les habitants de la ville l’utilisaient de cette manière. J’ai ainsi commencé à rechercher les marchés informels où les gens étalent simplement leurs marchandises sur le trottoir. Ces endroits ne sont pas conçus pour être des espaces de commerce, mais ont plutôt été appropriés à cette fin. Il est possible de tracer des trajectoires à Brooklyn ou à Paris pour aller de l’un de ces marchés à un autre et observer comment les gens remettent en question l’organisation capitaliste de la vie urbaine.

Selon moi, il s’agit de pratiques d’appréhension de la ville qui sont toujours très importantes pour les chercheurs urbains. Les situationnistes ont eu leur moment, même si la référence n’est pas aussi commune que celle du flâneur, et il y a de plus en plus d’articles qui les citent comme une source utile à la compréhension de ce type de schéma. Dans les recherches que je mène actuellement sur les villes, je cherche à voir où l’on peut trouver des formes de communications politiques informelles, par exemple des graffitis ou des posters, et dans quelle mesure ces messages se rapportent aux quartiers dans lesquels ils sont présentés. Cette recherche est largement inspirée par la réflexion menée à partir des idées situationnistes, permettant de saisir la qualité poétique attachée à ce type de pratique. Il s’agit également de comprendre une forme de contestation du pouvoir, et ainsi bonifier notre vision de l’espace et de la vie urbaine.

Pour décrire vos recherches, vous utilisez également le terme « psychogéographie ». Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit et ce que cela implique dans le cadre de vos recherches ?

Pour moi, le terme est lié à mes recherches en sémiotique où je cherche à mieux comprendre la construction du sens qu’opèrent les individus. En utilisant la psychogéographie comme concept, cela permet de se questionner sur les relations affectives que les gens nouent avec l’espace urbain, que ces relations soient positives ou négatives. Ces relations affectives sont généralement intimement liées à leurs pratiques quotidiennes, à la façon qu’ont les gens de se déplacer à travers les lieux.

À Paris, par exemple, à un endroit le long du canal, il y avait des bancs ; un type d’espace que l’on retrouve peu à Brooklyn où l’on semble toujours vouloir éviter que les gens restent immobiles. Donc, on pouvait s’y asseoir, et je m’étais moi-même arrêté pour prendre des notes et me reposer. Or, je me suis rendu compte que ce lieu permettait d’observer comment les individus présents dans cet endroit utilisaient l’espace. Les pratiques de déplacement dans la ville sont en partie façonnées par l’environnement construit, mais également par l’environnement social, ou plutôt par l’utilisation sociale de l’espace. Dans un article, j’ai en effet avancé que j’avais assisté là à l’un des moments les plus multiculturels dont j’ai été témoin à Paris, puisqu’il y avait des gens de différents groupes ethniques, religieux, raciaux et linguistiques, qui partageaient ce même espace. Ce qui était particulièrement intéressant, c’est la façon qu’ils avaient d’occuper cet espace commun. Par exemple, des personnes de différents groupes partageaient un banc, se trouvant simplement les unes à côté des autres, mais elles s’en détournaient pour parler à d’autres personnes. Il s’agissait là d’une mosaïque vraiment remarquable, qui influait sur la manière dont elles vivaient dans cet espace public. Mes observations dans ce lieu m’ont aussi permis de voir que certaines personnes traversaient l’espace de manière très instrumentale — elles se rendaient quelque part —, alors que d’autres utilisaient cet espace d’une manière esthétique — elles marchaient jusqu’au canal et s’asseyaient sur un banc pour observer, ce qui devenait une partie importante de leur expérience. Ainsi, chacune, dans cette scène, établissait des relations affectives avec cet endroit de manière différente, en fonction de son expérience. On aime ou n’aime pas cet endroit. On l’aime parce qu’il est multiethnique, ou au contraire, on ne l’aime pas pour la même raison. On l’aime non pas parce qu’il est multiethnique, mais plutôt parce qu’il est joli. On l’aime parce qu’on peut s’y asseoir pendant un certain temps en allant du métro à chez soi. Ainsi de suite. Toutes sortes de pratiques amenaient les gens à s’attacher affectivement à l’espace urbain, point de convergence où ils venaient avec différentes intentions, en ne portant pas nécessairement attention à la relation que les autres nouaient à l’espace. Cela m’a semblé être une perspective intéressante à mettre en relation à la psychogéographie, puisqu’elle pourrait ainsi nourrir ma réflexion sur les dynamiques qui relient les groupes sociaux à l’environnement urbain.

Une autre des idées très stimulantes que l’on trouve dans votre travail a trait à la conception de la ville comme un texte. Et vous ajoutez que les habitants des villes développent une forme de littéracie des espaces urbains, comme une compétence à lire la ville. Que voulez-vous dire plus précisément par cela ?

Oui, cette idée est liée aux écrits des théoriciens urbains classiques qui soutiennent que les villes peuvent être vues comme des lieux remplis d’étrangers, où les gens interagissent sans cesse avec les membres d’autres groupes sociaux. Ainsi, c’est un fait incontournable de la vie urbaine que nous interagissions constamment avec des gens qui ne nous ressemblent pas. Ces gens sont toutefois semblables à nous à certains égards — nous sommes tous résidents de Brooklyn, par exemple — mais aussi complètement différents de nous à d’autres égards — notamment en matière de race ou de religion. Dans ce contexte, toutes nos pratiques urbaines sont marquées par ces moments de lecture de ce qui se passe. Nous lisons les signes des identités qui définissent ces espaces dans les pratiques quotidiennes des autres. Et comme c’est le cas de la lecture, nous en sommes généralement très peu conscients. Si on demande aux individus comment ils ont appris à lire, très peu le savent vraiment ; une grande majorité d’entre eux lisent sans forcément en être conscients.

Je pense que cette métaphore de la lecture capture une dimension vraiment importante de la vie urbaine, une activité de déchiffrement que nous faisons constamment, presque toujours sans en être conscients, et qui entraîne également son lot d’erreurs d’interprétation. L’un des aspects notables du concept, c’est que les habitants de la ville confondent régulièrement différents types de signes dans l’espace urbain. Par exemple, les gens s’habillent d’une certaine manière en partie pour signifier aux autres personnes leur appartenance à un certain groupe. Ainsi, même s’ils ne connaissent pas personnellement les autres membres de ce groupe, ils peuvent reconnaître qu’ils en font également partie. Ce type d’habillement peut être pris pour un signe expressif et provoquer un certain nombre de réactions par rapport à cette identité affichée, alors que ce n’est pas forcément l’intention première de ceux qui portent ces vêtements.

Méthodologiquement, cet élément est important, mais étant donné que peu de gens y portent attention, il est très difficile d’enquêter sur ces aspects. Ce serait un peu comme leur demander comment ils connaissent le sens des mots ; ils le connaissent, c’est tout. En conséquence, la méthode ethnographique semble particulièrement mal adaptée pour comprendre cet aspect de la vie sociale en ville. La sémiotique peut ici être d’une grande aide, en partie parce qu’elle est fondée sur une théorie structuraliste. Ainsi, réfléchir à ces phénomènes en matière de rhétorique ou de lecture apporte des métaphores utiles, car elles permettent de comprendre comment les pratiques sont structurées même lorsque les gens ne réalisent pas qu’elles le sont. L’une des choses qui intéressent souvent les sociologues, c’est lorsque des schémas d’action ou de pensée deviennent visibles chez les populations qu’ils étudient. Par exemple ici, la manière dont les gens se déplacent dans un quartier particulier et perçoivent les signes identitaires de certains groupes sociaux, de même que la manière dont ils y font l’expérience des choses et des processus. Quand les gens disent à propos des membres d’un groupe social étranger qu’ils sont en train « d’envahir le quartier », ils se réfèrent habituellement à un certain nombre de signes, par exemple une boutique qui a dans sa vitrine une enseigne qu’ils n’arrivent pas à lire. Ces éléments prennent pour eux une signification vraiment puissante. Lorsque nous voyons un panneau portant une inscription dans une langue que nous ne comprenons pas, nous ne savons pas ce qu’il dit, mais il nous paraît clair qu’il n’est pas affiché à notre intention. Et cela modèle le quartier.

Comment cela peut-il nous aider ? Qu’est-ce que cela nous dit sur la manière dont les gens font l’expérience de l’espace urbain ? Je pense que ce type de métaphore — parler de rhétorique ou de lecture, du fait que nous lisons la ville — est vraiment utile, car il nous donne un moyen de comprendre ces dynamiques, mais s’avère aussi une approche méthodologique. Je dirais d’ailleurs que c’est l’un des aspects de la recherche urbaine où la dimension visuelle prend particulièrement de l’importance, puisque interroger les gens sur ce qu’ils pensent que ce panneau signifie, ou comment ils se sentent par rapport à celui-ci, ne me permettrait pas nécessairement de comprendre ce que je cherche à comprendre.

L’aspect visuel de telles recherches semble en effet fondamental. Par contre, cette dimension est elle-même limitée. La frontière symbolique du Chinatown par exemple ne se perçoit pas seulement visuellement, mais aussi par des sons ou des odeurs, ou même des sensations. Avez-vous développé une réflexion à ce sujet ? Comment peut-on capter les dynamiques sociales au-delà du visuel ? Qu’en est-il de ce que l’on capte avec nos différents sens en se déplaçant dans les différents quartiers de la ville ? Y a-t-il, pour vous, des pistes pour une approche multisensorielle en sociologie ?

Oui, c’est vraiment intéressant, et je me souviens d’avoir sérieusement réfléchi à cela pour la première fois en prenant connaissance de travaux de chercheurs qui étudiaient les paysages sonores urbains par rapport aux paysages visuels. Lorsque j’étais l’éditeur de Visual Studies, il y avait des chercheurs qui prenaient fermement position en faveur d’une sociologie multisensorielle, mais je percevais cela presque comme blasphématoire et je soutenais qu’il fallait maintenir la primauté du visuel, car il s’agissait de la mission même de la revue.

Le visuel a aussi été central dans l’élaboration de mon propre travail de recherche. Le corpus de littérature scientifique et les apports théoriques dont j’ai fait usage sont ancrés dans le visuel : la manière dont on lit les signes — lire, c’est une métaphore visuelle. Néanmoins, prise au sens figuré, soit comment on prend conscience des signes, on les comprend et les interprète, elle ne se limite pas à ce qu’on peut voir. Certainement, ce qu’on entend ou sent a une grande importance dans la perception des espaces. Par exemple, les façons dont on entend de la musique dans les paysages urbains, que ce soit de la musique jouée dans les magasins ou des gens qui en jouent dans les espaces, cela façonne notre compréhension de l’environnement. Est-ce que ces référents culturels m’appartiennent ou appartiennent-ils à un autre groupe social ?

Dans l’un de mes livres, je consacre un chapitre aux pratiques alimentaires où l’analyse est basée uniquement sur du matériel visuel. J’y étudie les signes de ce que les gens peuvent voir en relation avec elles. Cela constitue, bien sûr, seulement une petite dimension des pratiques alimentaires et même, à certains égards, la moins importante. Je me souviens d’avoir lu des articles de chercheurs s’adonnant à l’ethnographie urbaine et d’avoir discuté avec certains d’entre eux. Ils ne remarquaient pas, comme je l’aurais fait, les enseignes, le multilinguisme et l’indexicalité de la langue. Ils se concentraient plutôt sur ce qu’ils pouvaient sentir et comment ils savaient qu’ils entraient dans un quartier associé à une communauté culturelle en fonction, par exemple, des odeurs de nourriture. Cela m’est apparu particulièrement significatif puisque la consommation des aliments est une pratique quotidienne si profonde. Dans toutes les villes globales que je connais bien, la rue est définie par les commerces dans lesquels on vend notamment des aliments, ce qui donne à ce type de produit une grande visibilité dans la ville.

J’aimerais croire que le futur de la sociologie visuelle sera probablement lié à une sociologie multisensorielle, si nous avons les moyens d’incorporer ces différents éléments. Et je pense que la sociologie visuelle a un peu connu ce type d’enjeu, par exemple dans le débat entre la photographie et la vidéo. Dans le passage d’une technique à l’autre, nous n’avons pas seulement ajouté une dimension temporelle, mais aussi d’autres éléments pouvant être intégrés aux analyses, particulièrement la bande-son. Notre expérience des espaces urbains repose sur les informations que nous recevons de nos différents sens simultanément, selon nos capacités. Nous n’utilisons jamais l’un de nos sens de manière isolée des autres, n’est-ce pas ? Je suis d’avis qu’une approche sémiotique pourrait encore ici être fructueuse dans ce type d’examen pour trouver les structures essentielles stimulant la sensibilité aux différents stimuli sensoriels. Cela en révélerait certainement beaucoup sur la manière dont nous faisons l’expérience de la ville, particulièrement en ce qui concerne les dynamiques de groupe.

Par contre, tous ces stimuli sensoriels sont souvent difficiles à capter. S’il est assez facile de le faire pour des sons et des images aujourd’hui, il en va tout autrement pour des odeurs ou des goûts. Comment collecter des données pour faire une sociologie multisensorielle ? C’est un vrai défi si on veut aller au-delà de la simple expérience individuelle du chercheur.

En effet. C’est le cas aussi de la dimension tactile, puisque la manière dont les espaces urbains se ressentent diverge considérablement d’un endroit à l’autre. L’environnement bâti diffère généralement d’un quartier à l’autre et cela forge la manière dont ces espaces sont utilisés. Dans les villes globales, l’environnement bâti est souvent fortement lié au pouvoir, de sorte que la sensation physique des quartiers est différente selon qu’ils sont principalement occupés par des populations riches ou pauvres, des membres de la majorité ou des minorités. Ces aspects sont en effet extrêmement difficiles à capter. Nous pouvons tenter de saisir certaines textures de la ville, mais cela demeure limité. C’est valable toutefois de réfléchir à la question en relation aux pratiques de mobilité, car celles-ci impliquent nécessairement des changements dans la manière dont nous ressentons les espaces que nous traversons. Cela structure notre rapport physique aux espaces et, ultimement, notre rapport affectif aux lieux, mais cela demeure extrêmement difficile à représenter dans une recherche en sociologie.