Le titre du présent texte renvoie aux erreurs de construction de la réalité. C’est en quelque sorte la devise de la sociologie de Siegfried Kracauer, tirée d’une de ses recensions, publiée en 1922, d’un livre de Serge Tretiakov. Kracauer y traite d’une littérature qui se contente de décrire la réalité au lieu d’en « repérer les erreurs de construction » (Kracauer 2011c : 41). L’exigence formulée dans cette expression — celle de ne pas fixer la réalité à la manière d’un documentaire, mais plutôt de la déchiffrer d’un oeil critique dans ses relations et ses effets contradictoires ou cachés, ainsi que dans ses développements — caractérise à mon avis l’intention de Kracauer dans ses travaux sociologiques. Dans le petit exercice que je m’apprête à vous présenter, je m’intéresse à la façon dont Kracauer cherchait à détecter les erreurs de la réalité, en laissant de côté la question de savoir si les réalités qu’il a étudiées se sont avérées dignes de la critique. Je me penche sur la façon de travailler, les outils méthodologiques et les modes d’exposition qu’il a mis de l’avant dans ses écrits sociologiques. De toute évidence, il n’a développé dans ses travaux aucune méthode de recherche formelle ; il s’agit donc de voir comment, en particulier dans son étude sur les employé·e·s et dans des textes connexes de cette époque, il a concrètement oeuvré en sociologue. Kracauer utilise avant tout, comme je le démontrerai dans un instant, une méthode renvoyant à la comparaison à plusieurs niveaux. Je qualifierai de critique performative le type de critique sociale vers laquelle tendent ses analyses comparatives. Avant d’aller plus loin, il me semble cependant nécessaire de caractériser la sociologie de Kracauer. Dans son article « Against Narrative : A Preface to Lyrical Sociology », Andrew Abbott (2007) distingue deux types de sociologie : narrative et lyrique. Cette distinction s’avère à mon sens très utile pour qualifier les travaux sociologiques de Kracauer. Si Abbott ne mentionne à aucun moment Kracauer, je pense que ce dernier a mené quelques analyses exemplaires de ce qu’Abbott décrit comme une sociologie lyrique. Quelles sont les différences entre une sociologie narrative et une sociologie lyrique ? On ne sera pas surpris d’apprendre que la sociologie narrative représente la forme dominante au sein de la discipline, au côté de laquelle Abbott veut mettre en évidence l’existence d’une sociologie lyrique. La sociologie narrative, selon Abbott, raconte une histoire et appréhende la vie sociale dans une démarche explicative. Elle vise l’explication. Une partie de la sociologie qualitative, mais aussi de la sociologie quantitative, s’inscrirait dans le paradigme narratif : elles racontent des histoires explicatives sur les liens entre variables indépendantes, d’intervention et dépendantes. Le pôle opposé à la sociologie narrative ne serait donc pas l’analyse causale, mais la sociologie lyrique. La sociologie lyrique, telle que l’entend Abbott, ne raconte pas d’histoire, encore moins d’histoires téléologiques ; elle ne propose pas d’explications causales entre des entités clairement définies ou des constructions réifiées comme la « bureaucratie » ou les « attitudes » de certains groupes de la population. La sociologie lyrique utilise des métaphores et des analogies ; il s’agit autant d’une perspective que de l’exposition d’une chose ; elle s’adresse à ses destinataires d’une façon directe et cherche à susciter des effets, de l’émotion. Elle travaille à leur transmettre l’expérience d’une découverte sociale. L’opération de base de la sociologie lyrique n’est pas une histoire du type « si a donc b » ou une narration causale « avant/après », mais plutôt la parabole épique, les fondus comparatifs, les métaphores qui produisent des effets d’étrangeté. Elle présente des événements et des …
Appendices
Bibliographie
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