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Depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York, l’armée de Terre en France a repris ses opérations extérieures (Opex) en Afghanistan (2002), au Maghreb (Libye en 2011), au Sahel (Mali en 2013, 2014), en Afrique centrale (République centrafricaine en 2013) et au Levant (Irak, Syrie, en 2014). Cet activisme militaire[1] a généré des traumatismes physiques et psychiques auprès d’une partie de la troupe rentrant du théâtre. Pour ces blessés, revenir d’opération est aussi rentrer avec les « fantômes de la guerre », c’est-à-dire en état de stress post-traumatique (espt). Selon la cellule d’aide aux blessés de l’armée de Terre (cabat), en 2019, « ce sont plus de 1200 blessés en service qui sont accompagnés quotidiennement, pas à pas sur « le parcours du combattant du soldat blessé[2] ». Pour l’armée, l’enjeu principal consiste à préserver le potentiel opérationnel des régiments en s’intéressant au militaire blessé comme acteur porteur de ressources. L’armée cherche donc à mettre en oeuvre des activités sportives pour le blessé afin de l’aider à retrouver sa place dans la société, mais ces activités ne sont pas investies de la même manière par les militaires. Le soldat forge, en effet, son corps (Robène, 2012) et le discipline (Foucault, 1976) pour l’action militaire. L’aguerrissement et le sport contribuent à produire ce corps combattant inséré dans le corps militaire fait de codes, d’une culture et de valeurs (Castillo, 2009), vecteurs de socialisation (Teboul, 2017).

Si bien que, lorsqu’elle survient, la blessure de guerre[3] bouleverse les conditions d’inscription culturelle du corps combattant dans le corps institutionnel. Le militaire blessé perd confiance en lui, entre dans une relation difficile avec l’entourage et devient une personne anxieuse affichant des troubles du comportement. Le traumatisme, physique ou psychique, vient diminuer les avoirs guerriers. Le corps blessé n’est plus un corps apte au combat ; il porte un stigmate[4] disqualificateur : le traumatisme de guerre. C’est pourquoi le sport, vecteur de retissage du lien social, vient nourrir des enjeux d’identité et de réadaptation du blessé dans ses groupes d’appartenance, c’est-à-dire l’armée, la famille, ses frères d’armes (Augé, 2021c).

Comment l’activité sportive peut-elle reconstruire l’estime et l’identité pour soi[5] c’est-à-dire l’autoperception du blessé ? Pourquoi les sports proposés par les associations de soutien sont-ils l’objet d’une interprétation singulière en fonction de la carrière, du grade ou du statut militaire et dessinent-ils des profils de pratiquants particuliers ? Quel sens donner à la pratique d’un sport extrême par les militaires du rang ?

Cet article s’intéresse aux motivations sociales des pratiques sportives du militaire traumatisé psychique[6] à travers le travail de réhabilitation associatif et militaire. Ce processus est étudié comme le moyen de reconstruire le corps guerrier et l’identité militaire. Aussi, notre hypothèse est-elle de dire que l’activité sportive du militaire traumatisé restaure les capacités physiques et les aptitudes (Ricoeur, 1995 et Sen, 2004) dans une logique de différenciation des pratiques. Les manières d’investir l’activité sportive ne sont donc pas homogènes selon le point atteint dans la carrière (début, milieu ou fin de carrière), le statut (militaire du rang/sous-officier/officier), le grade et le sens donné à l’activité.

C’est pourquoi, en référence à la tradition sociologique de Chicago[7], nous reprenons dans un sens interactionniste le concept de carrière pour interpréter ces pratiques (Darmon, 2008). La carrière opère une différenciation dans la reconstruction. À partir du travail de Jean-René Tréanton, nous entendons par carrière « une suite de seuils, d’étapes et de bifurcations […] séquence de statut et de rôles marquant le cours de la vie » (Tréanton, 1960). La carrière devient donc le facteur d’interprétation des pratiques sportives pour se reconstruire. Tantôt, l’activité sportive est vécue comme le vecteur d’une reconstruction des capacités physiques et d’une identité abîmée par le traumatisme ; tantôt, elle devient restauratrice des aptitudes, c’est-à-dire d’une compétence à agir faisant de l’individu militaire un acteur de sa vie qui améliore l’estime de lui-même.

De plus, les motivations des blessés à pratiquer une activité sportive sont variables et dessinent des profils différenciés[8] entre « pur utilisateur » en reconstruction physique dans un continuum thérapeutique, « ultra sportif » en quête d’adrénaline dans une morale de l’endurance et du dépassement, et « pratiquant individualiste » voulant se réaccorder avec soi dans une recherche de confiance.

Si le stigmate de la blessure psychique diminue les avoirs guerriers, les effets du sport les rétablissent en faisant du blessé un « sujet capable » (Ricoeur, 2004). Redevenu acteur de sa vie, il parvient à contenir les effets du stress post-traumatique.

L’état de stress post-traumatique est défini comme un trouble réactionnel susceptible d’apparaître à la suite d’un événement traumatique. Un événement est dit « traumatique » lorsqu’une personne est confrontée à la mort (la confrontation avec le réel de la mort ; « on se voit mourir, mais on reste avec les vivants »), à la peur de mourir ou lorsque son intégrité physique ou celle d’une autre personne a pu être menacée[9]. Cet événement provoque une peur intense, un sentiment d’impuissance ou d’horreur. Il donne lieu à une symptomatologie précise : la réviviscence (cauchemars, pensées envahissantes), l’évitement du souvenir traumatique (odeurs, bruits, mots) ou l’hyperactivité (hypervigilance). 

Cette étude s’intéresse à l’individu militaire dans une perspective microsociologique. Elle fait du blessé un être agissant dont le sport devient un allocataire de la ressource identitaire. Comme l’écrit Georges Canguilhem (1966, p. 118), « en matière de norme biologique, c’est toujours à l’individu qu’il faut se référer ». Partir du point de vue des acteurs fait ressortir la diversité des représentations sur le parcours de réadaptation sociale. Celle-ci désigne les activités sociales accomplies pour retrouver une place dans ses groupes d’appartenance : l’armée, le régiment, la section, les amis, la famille.

terrain et méthode : le don et le contre-don

Notre méthode repose sur une approche compréhensive. Elle met au jour les motivations des militaires dans leurs pratiques sportives.

Pour mener cette étude, nous avons engagé des opérations épistémologiques visant à objectiver le recueil empirique des données, soutenir la méthode et mettre à distance la subjectivité liée à l’immersion permanente en milieu militaire[10].

Comme pour le chercheur civil, l’enquêteur en régiment doit accomplir des opérations de mise à distance de l’objet, en particulier dans le « monde social[11] » militaire, clos et caractérisé par des singularités fortes. L’objectif de ces opérations pour le sociologue enrégimenté (Pajon, 2005) : gagner la confiance et libérer la parole sur des sujets « confidentiel santé ». Le chercheur élabore donc des stratégies pour ouvrir au recueil d’une information où se conjuguent, selon Marcel Mauss, le don et le contre-don (Mauss, 2012).

Le don et le contre-don désignent un contrat social[12] basé sur la réciprocité de l’échange d’informations et de ressources (statut, identité, réseaux) dans une transaction gagnant-gagnant. L’anthropologue Francis Dupuy indique que le don est rarement gratuit (Dupuy, 2016). Le don appelle un geste en retour : le contre-don. Dans cette logique, le sociologue doit dévoiler ses labels endogènes pour témoigner de sa proximité avec le milieu militaire (famille, civil des armées, membre d’un laboratoire de la défense). Ces labels tiennent lieu, pour le sociologue, de socialisation anticipatrice. Ils font de l’enquêteur un proche du monde des armes, digne de confiance. Mais ils ont aussi un autre avantage : échapper au soupçon d’intrus imparfaitement familiarisé à la res militaris et créer un climat de confiance propice à l’enquête.

C’est pourquoi, en milieu militaire, l’aptitude du sociologue à construire un lien de confiance est essentielle. Pour l’informateur, le chercheur est une personne-ressource à même de relayer sa cause. Tout se passe comme si, plus la proximité culturelle du sociologue est avérée, plus la parole sera libre et le volume d’informations élevé.

En outre, le chercheur n’engageant qu’imparfaitement la mise à distance avec le milieu militaire s’expose à endosser le statut de caisse de résonance institutionnelle, peu pertinente en données scientifiques contradictoires. Si bien que la collecte des données empiriques nous a conduit à mobiliser trois opérateurs de mise à distance.

D’abord, le lieu géographique de l’enquête pour recueillir la parole. Les entretiens sont menés à 80 % hors du régiment. Le répondant et le chercheur sont face à face, dans un bureau, loin du chef militaire. Trente-six entretiens (20 %) ont lieu dans le civil (hôpital, association, logement). Neuf entretiens se font en régiment. Le lieu de l’enquête n’est donc pas neutre. Il informe sur les conditions de production des données : en dehors des enceintes militaires, la parole du blessé se libère, les effets de la blessure sur le corps sont traités sans retenue, y compris l’intime ou l’accompagnement dans la durée.

Le deuxième opérateur épistémologique est le « mot de la porte ». Il s’agit de l’interaction qui donne au blessé l’occasion de préserver sa liberté de parole malgré la présence du chef. Théorisé par la psychologie clinique[13], le « mot de la porte » désigne le discours de l’enquêté devant la porte alors que l’entretien est terminé. Placé à l’interstice de deux temporalités, celle des au revoir et celle de la fin de la discussion, bien souvent, ce mot permet au blessé d’exposer ses impressions, exprimer ses jugements ou formuler des critiques. En régiment, les militaires du rang ont souvent usé de ce temps interstitiel pour se réserver « une bulle d’expression ».

Le troisième opérateur concerne l’usage des concepts sociologiques. La carrière, les aptitudes, les typologies différenciant les pratiques sportives soutiennent la rupture épistémologique et la mise à distance du terrain. L’autre élément concerne la temporalité de l’enquête. Celle-ci réunit un corpus de militaires blessés rencontrés entre 2018 et 2020. L’armée française s’est, depuis cette période, retirée du Mali (2022) alors qu’elle avait mis fin à son opération extérieure en République centrafricaine en 2016 et en Afghanistan en 2014. Si bien que nous avons rencontré des blessés placés dans un parcours de soin éprouvé et capables de prendre du recul sur l’efficacité de l’accompagnement. Depuis cette période, la prise en charge s’est consolidée avec l’extension des « maisons Athos[14] » sur le territoire national pour accueillir le blessé et sa famille dans un parcours global.

Le sport, la guerre et le blessé : être reconnu pour se reconstruire

Les chiffres des militaires souffrant de stress post-traumatique sont variables. Cette situation est due à la confidentialité des questions de santé relatives au traumatisme psychique. Néanmoins, des chiffres existent. Le rapport d’information de l’Assemblée nationale du 18 septembre 2019 indique que, depuis sa création en 1993, « la cellule d’aide aux blessés de l’armée de Terre (cabat) a ouvert plus de 9 000 dossiers de militaires blessés et recense 2 050 blessés depuis 2010 (jusqu’en 2020). En 2013, elle a suivi 628 nouveaux dossiers, dont 469 pour blessures physiques et 159 pour blessures psychiques. » (Audibert-Troin et Poumirol, 2019).

Dans le 13e rapport du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire (hcecm) présenté au mois de juillet 2019 au président de la République et à Florence Parly, alors ministre des Armées en 2022, il est signalé que depuis 50 ans, 634 militaires sont morts en opération.

L’armée de Terre est le corps d’armée le plus touché par la blessure physique et psychique du fait de ses missions au contact de l’ennemi. Elle évalue à 12 500 les militaires blessés sur des théâtres d’opérations depuis 1993 (jusqu’en 2019), dont un tiers sont des blessés psychiques. Leur prise en charge fait l’objet de mesures institutionnelles : celles du commandement, du service de santé, du soin psychosocial et administratif avec les cellules d’aide aux blessés, des centres territoriaux d’action sociale (ctas) et des actions sportives.  

Le sport est donc, pour le blessé, un vecteur de reconstruction physique et morale. La pratique sportive tient d’abord d’une fonction de rééducation du corps ; c’est le point de vue du service de santé des armées. Mais le sport remplit aussi un rôle de socialisation par la réhabilitation d’une identité liée à une morale de l’effort.

D’un point de vue fonctionnaliste, l’identité guerrière[15] désigne le système des valeurs, des pratiques et des savoirs opérationnels qui déterminent des rôles et des fonctions pour le combat. Le sport est donc considéré comme une modalité thérapeutique sous la forme d’une activité physique adaptée (apa), notamment dans les études du docteur Ludwig Gutmann, fondateur des Jeux paralympiques après la Deuxième Guerre mondiale. Ludwig Gutmann introduit le sport au National Spinal Injuries Centre de l’Hôpital Stoke Mandeville (Angleterre) comme une séquence du traitement administré aux personnes atteintes de lésions de la moelle épinière (Barbin et Thöni, 2010).

Si, pour la médecine, l’activité physique améliore la santé, l’armée réserve des dispositifs sportifs aux blessés des trois armées (Terre, Air, Mer) et de la Gendarmerie : le Département des blessés militaires et sports (dbms). Ce sport adapté fait désormais partie des protocoles prioritaires de réinsertion.  

En effet, depuis sa création en 1993, la cellule d’aide aux blessés de l’armée de Terre (cabat) a créé un parcours de reconstruction par le sport. Ce parcours prend place au sein d’une charte interministérielle au coeur de la coordination des acteurs institutionnels comme la cellule d’aide aux blessés de la marine nationale (cabam), le Service de santé des armées (ssa), l’organisation des rencontres militaires blessures et sport (rmbs), le Cercle sportif de l’Institution nationale des Invalides (csini) et le Centre national des sports de la défense (cnsd). Ce dernier soutient la participation des soldats blessés aux compétitions sportives nationales et internationales : le Ad Victoriam, les Invictus Games, les Jeux mondiaux militaires (MMS) ou les Heroes Military Games créés en 2021. Ces compétitions valorisent les blessés dont certains font le choix de s’investir pleinement jusqu’à entamer une carrière internationale avec l’espoir de faire partie de l’Équipe de France Paralympique (Daviré, 2021). Au fil des Opex, l’armée adapte ses réponses pour améliorer l’accompagnement. Dans cette tâche, elle est soutenue par les associations.  

Près des régiments, les associations proposent des stages sportifs : Ad Augusta (à Paris et Crozon), la Fédération nationale des anciens des missions et des opérations extérieures (fnam-opex) à Lyon ou le Centre de ressources des blessés de l’armée de Terre (crebat) créé en 2015 poursuivent cet objectif : accompagner le militaire traumatisé. À ces organes, s’ajoutent les stages associés au programme omega pour le retour à l’emploi. L’ensemble de ces dispositifs s’articulent autour d’une idée : se réinsérer par le sport pour redonner confiance au militaire et lui permettre de retrouver ses capacités physiques et son aptitude à l’effort.  

Ces dispositifs font ressortir une logique normative des effets du sport. Cette approche minimise la façon dont les représentations individuelles et le statut façonnent les pratiques. Aussi convient-il de s’intéresser à ceux qui « font la guerre » pour recueillir leur parole, les motivations dans le choix des activités sportives. 

Les dynamiques sociales de la reconstruction par le sport

En octobre 2010, Pierre (caporal-chef de l’armée de Terre) est blessé par un engin explosif improvisé (eei-ied) lors d’une patrouille avec sa section en Afghanistan. Bilan médical : un pied arraché, des doigts sectionnés par l’explosion et un visage abîmé. Ses blessures physiques sont associées à un état de stress post-traumatique (espt) selon le médecin militaire. Pierre est rapatrié à Paris et pris en soin à l’Hôpital d’instruction des Armées de Percy (hia) et à l’Institution nationale des Invalides (ini). 

Après avoir subi plusieurs chirurgies, Pierre retrouve une bonne mobilité et une autonomie. Lorsqu’on l’interroge sur les ressorts de sa reconstruction, il répond : « mon épouse, mes enfants, Hector, notre chien, et les activités nautiques ». Il ajoute qu’il a été pris en charge par l’association Ad Augusta spécialisée dans le soutien aux militaires blessés de l’armée de Terre, aux gendarmes et aux pompiers. Elle offre des activités sportives telles que l’escalade ou la navigation nautique aux blessés pour se reconstruire.

Pour Thomas Janier[16], président en 2020 de l’association Ad Augusta, le sport nautique comme la voile est associé aux sentiments de liberté. La mer ouvre à l’aventure, la navigation en voilier impose de travailler en coordination dans un collectif embarqué vers un même objectif : garder le cap et naviguer vers un port de débarquement. Cette activité s’avère adéquate pour l’accomplissement de soi. Elle replace le blessé dans un collectif où le sentiment d’isolement diminue. L’effort accompli dans un cadre collectif où la cohésion du groupe est de mise contribue à construire l’image d’un individu agissant. 

Le travail social de reconstruction de soi par l’effort

Le sport et la guerre ont en commun de pousser l’individu à tutoyer ses limites et se dépasser. C’est le cas des sports nautiques comme la voile et des stages en mer proposés aux blessés. Pour le président de l’association Ad Augusta, avec laquelle nous avons mené nos enquêtes, la manoeuvre du voilier par les skippers réaccoutume le corps à l’effort physique. Elle pousse le blessé à renouer avec la psychologie de l’effort et le dépassement de soi.

Les stages en mer pour la reconstruction du physique et du psychique du militaire blessé sont proposés par les associations ou les cellules d’aide aux blessés (cabat ou cabam).

Le « pratiquant individualiste » pour le goût de l’effort

Vingt-deux militaires reviennent dans leur témoignage sur le bénéfice de la voile comme moyen de réduire le stress. En entretien, ils évoquent le retour de la confiance en soi et vivent cette activité sur un mode individualiste où le « soi » est capital. C’est le cas de Michel, sergent, rencontré en Bretagne en 2019 qui déclare : « En me voyant naviguer, à manoeuvrer avec mes camarades blessés sur le voilier, je redécouvre mes capacités à faire, à faire des choses. Simplement. C’est génial. Je ressens l’énergie du collectif, celle qui m’a portée au combat lorsque j’étais dans les sables en opération. Et ce sentiment de liberté et d’ouverture donné par la navigation en mer est génial

En se voyant naviguer, Michel réalise qu’il n’est plus seul et qu’il peut « faire », c’est-à-dire agir et se sentir soutenu par les autres dont il partage le même projet : rentrer au port et débarquer. La voile est exigeante et nécessite un effort coordonné. « Elle impose de la coordination, de la coopération ainsi qu’un effort individuel ajusté à la force du vent, du courant marin et de la volonté des équipiers », rappelle le président de l’association Ad Augusta

La navigation fait ressortir les dynamiques de groupe proches de la vie militaire où l’effort est commun, la sueur partagée et la détermination constante pour mener la mission.

Michel incarne la figure du « pratiquant individualiste » cherchant à se réaccorder avec lui-même et retrouver le goût de l’effort. Le sentiment d’appartenance collectif est capital pour ces blessés. Mais Michel est aussi un sous-officier blasé par une longue carrière professionnelle. Enrôlé comme militaire du rang, il a gravi par l’effort les échelons pour devenir sous-officier. Le sport est selon lui le moyen de retrouver les sensations du collectif où la cohésion forge son identité militaire. Durant sa carrière, Michel a valorisé cette fraternité d’armes propre au soldat qu’il a été avant de devenir sous-officier. Le sport était le moyen de lutter contre la solitude induite par les symptômes du trouble de stress post-traumatique et l’occasion, dit-il, de se retrouver et réapprendre à se connaître.

Si la voile avec plusieurs skippers renoue avec l’effort, elle contribue aussi au changement de l’image que le militaire a de lui-même.

Le continuum thérapeutique par le sport et l’image de soi

La capacité du blessé à « aller jusqu’au bout de l’effort » change avec l’image que les proches ont du blessé. Le regard de l’entourage améliore ou, au contraire, dégrade son image et ses capacités. Parmi les 19 militaires atteints d’un traumatisme physique, 13 insistent sur l’image positive qu’ils ont d’eux-mêmes grâce au sport vécu comme un outil thérapeutique. Dans ce groupe, nous avons rencontré des basketteurs en fauteuil. Leur handicap physique a dégradé leur corps, devenu incontrôlable, presque indomptable. Pour Christian, sportif en fauteuil, le basket est l’espace de réappropriation d’un corps handicapé. Par le sport, Christian redécouvre son dynamisme après une longue période d’isolement, il est presque combatif dans son jeu, déclare-t-il. Son activité l’aide à rompre avec l’invisibilité sociale, où il se sentait placé par le regard porté sur lui.

Christian incarne la figure du « pur utilisateur » qui fait du sport un continuum thérapeutique, apaisant le stress psychologique et tenant lieu d’exutoire physique et mental. Avec ce sport, il déclare porter sur lui une image positive éloignée de celle dégradée qu’il avait par le passé. Il explique comment, après plusieurs semaines de basket en fauteuil, il prend conscience de ses capacités physiques retrouvées, même s’il admet qu’elles restent diminuées par sa jambe amputée. Mais la bonne image qu’il a de lui est aussi liée au regard que sa compagne lui porte :

Lorsque j’en parlai avec Céline, ma compagne, je me sentais […] bien. Plus d’hésitations dans la voix en évoquant mon handicap. Pour la première fois, je me sentais bien comme j’étais. J’en arrivais même à oublier mon handicap lorsque je jouais avec les co-équipiers […] après les matchs, je me sentais fier de moi […] fier de ce que j’avais accompli : marquer des paniers à mes adversaires, faire des passes D [décisive]. […] Et puis […] il y a la façon dont les autres vous voient. Ma femme ne m’a jamais regardé comme un incapable. Ses mots sur mon handicap m’ont aidé à sortir la tête de l’eau et me lancer. Ses encouragements au bord des terrains m’ont porté ; je sais ce que je lui dois.

La perception du traumatisme par les proches (famille, amis, conjoint) est essentielle car elle amène le blessé à renouer avec une estime de soi. C’est le propos de Loïc, 30 ans, qui reconnaît le rôle de son épouse dans la perception de son handicap. Ses mots, le regard valorisant porté sur les prédispositions de Loïc à s’en sortir, l’ont conforté dans sa volonté de « remonter la pente » après plusieurs mois difficiles entre soins et accompagnements hospitaliers par un personnel médical exceptionnel, dit-il. 

Loïc rentre en France en 2014 après une mission en République centrafricaine (rca). Neuf mois après son retour, il est diagnostiqué en état de stress post-traumatique par les médecins de l’Hôpital d’instruction des Armées (hia) Clermont-Tonnerre de Brest : « Pendant plusieurs mois, j’ai vécu avec l’idée que je n’étais plus bon à rien ; que je n’étais qu’un faible. Ma compagne a toujours été présente à mes côtés. Elle a su me redonner confiance. Ses mots et ses gestes ont été importants par rapport à la façon dont je pouvais me regarder. Je lui dois beaucoup. »

Alors que la blessure engendre un sentiment de repli et pousse à l’isolement, l’activité sportive tient lieu d’espace partagé qui projette le blessé dans un groupe socialisateur et protecteur. C’est le point de vue des médecins du Service de santé des armées (ssa). Ils placent le sport au centre des thérapies proposées aux militaires traumatisés. Après les soins de consolidation physique, le blessé est encouragé à pratiquer un sport.  

Mais l’enquête empirique montre aussi une minorité de blessés, sortis du circuit des soins institutionnels, faire le choix de pratiquer un sport extrême. Leur objectif est de retrouver une adrénaline voisine des sensations du combat dont ils se sentent nostalgiques. Ce sont les « ultras sportifs » en quête de sensations.

Le sport extrême pour l’adrénaline

Ces expériences rassemblent des blessés physiques et psychiques (sous-groupe Σ = 10). Ils choisissent un sport extrême dont la pratique s’apparente à une quête de sensations fortes. Ces sportifs de l’extrême incarnent les « ultras sportifs » tournés vers la recherche d’émotions. Ce sont les propos de Pierre, rencontré en 2019 à l’académie militaire. Pierre est adjudant-chef. Il souffre d’un stress post-traumatique avec des symptômes d’isolement. 

Dans ce sous-groupe, le choix d’un sport extrême permet au blessé de renouer avec l’action et ses sensations (peur, adrénaline, dépassement, proximité avec la mort). Les enquêtés ressentent le besoin de pratiquer ce type de sport pour affronter un danger qu’ils reconnaissent comme omniprésent. Par sport extrême, nous désignons une activité sportive dangereuse exposant celui qui la pratique à des blessures graves ou à la mort en cas d’erreur dans son exécution, et où le jeu avec la gravité domine (Soulé, 2008).

Ce groupe est réuni autour de la recherche de sensations fortes de l’action opérationnelle. En entretien, ces blessés racontent leur difficulté à « tourner la page » d’une vie militaire faite d’adrénaline. Ces « ultras sportifs » sont des militaires du rang et des sous-officiers. Le plus âgé a 40 ans ; le plus jeune, 25 ans. Ce sous-groupe (Σ = 9) réunit des sergents-chefs, des caporaux, des caporaux-chefs, des adjudants-chefs. Les militaires du rang sont sous contrat à durée déterminée (CDD) alors que les sous-officiers sont en milieu de carrière. Où en est le blessé dans sa carrière discrimine et renseigne sur les perceptions de la blessure psychique. Pour ceux en milieu de carrière, la blessure n’a pas diminué leur « envie de vivre ». Ce sentiment est reconverti en recherche de sensations dans des sports extrêmes comme la chute libre, le saut à l’élastique, le parachute, le rafting, le parapente ou la descente en rappel, selon les capacités physiques de la personne.

Dans ce groupe, nous avons rencontré Marc, jeune capitaine. Pour lui, la pratique sportive à fortes sensations repose sur l’attachement à une forme d’identité radicale du métier d’officier où les valeurs de masculinité, d’endurance et de rusticité restent associées au sport extrême et à l’adrénaline qu’il procure. Cet officier se voit comme un professionnel radical (Huntington, 1957) selon Samuel Huntington pour lequel le combat et ses valeurs (masculinité, ferveur religieuse, endurance physique et morale) forgent l’identité militaire.

Pierre, adjudant-chef, déclare :

Je veux retrouver les sensations de l’opération extérieure, l’adrénaline […] j’ai recherché un sport extrême comme l’alpinisme, le saut en parachute ou le vol en ultra léger motorisé (ULM). J’ai même tenté le sport mécanique. Le plus dur, c’était de voir ma compagne avec la peur au ventre, de l’entendre se plaindre. À la longue, j’ai cédé à ses demandes de cesser de me mettre encore en danger. Elle me disait après tes missions extérieures, voici les sports extrêmes. Si ça continue, je pars. Ma limite c’était la menace de rupture avec Alice, ma compagne.

Voici l’histoire de Geoffroy.

Geoffroy est sous-officier au 27e bataillon de chasseurs alpins[17]. Il est victime d’une embuscade par engin explosif improvisé à Alasay en Afghanistan en 2011. Dans son groupe de combat, plusieurs blessés sont à déplorer. Geoffroy sera atteint d’un blast, c’est-à-dire une pathologie induisant des lésions dans l’organisme causées par l’onde de choc de l’explosion. Il est blessé physiquement lorsqu’il quitte la base opérationnelle avancée (forward operating base, FOB) de Tagab.

Il est 20 h lorsqu’à travers le pare-brise, je vois un énorme flash provenant de ma droite. D’un seul coup, plus de son, plus de bruit, je suis blasté. Avec le choc, je fissure l’écran du système télé opéré en perdant connaissance, sans savoir combien de temps cela a duré. Je n’ai plus la notion du temps […] j’essaie de comprendre ce qui se passe […]. J’entends des hurlements, Benji, le maître-chien : il souffre terriblement, je vois un gros trou dans son tibia et son pied seulement rattaché par quelques morceaux de chair […] nous lui posons un premier garrot, mais le jet de sang ne cesse pas. Clément a la tête posée sur la plaque moteur, les yeux fermés, brûlés […]. L’évacuation sanitaire (EVASAN) a lieu par hélicoptère. L’explosion a fait des dégâts. Benji a perdu une partie de sa jambe et Clément, pendant son sommeil, a trouvé la mort.

De retour en France, Geoffroy réapprend à vivre. Entre 2011 et 2012, il a une « vie en lambeaux », selon lui, faite de cauchemars, de sursauts nocturnes et de colère contre ses proches. Sa compagne, dont il finit par se séparer, le pousse à consulter un médecin. À la fin de l’année 2012, il est diagnostiqué en état de stress post-traumatique. Fin 2019, il est contacté par un capitaine informé de son état psychique pour participer au projet dit « Équateur » (Hodicq et Duhem, 2022 : 127). À ce moment-là, il ne pratique pas la montagne. Il se lance néanmoins. Il déclare :

Je décide de poursuivre le projet sans préparation et en rends compte au capitaine qui m’a contacté. Je prends part au projet « nouveau souffle à 6000 ». C’est l’occasion rêvée de montrer à mon staff et à mes stagiaires que je suis capable de sortir de ma zone de confort et dans un sens, montrer l’exemple face à ce défi qui me procure l’adrénaline que je ne retrouve plus depuis l’arrêt des missions opérationnelles.

En voulant tutoyer le danger, Marc cherche des sensations proches de l’adrénaline opérationnelle. Pour lui, la pratique d’un sport jugé dangereux par son entourage familial devient le moyen de « se réaccorder à la vie ». Il déclare : « Le saut en parachute m’aide à retrouver des sensations de liberté. Je ne pense plus à mon traumatisme. Je me sens puissant. J’ai conscience du danger… mais me sentir en danger me fait du bien. »

Dans le sport extrême, la recherche du risque s’apparente paradoxalement à une logique de réancrage avec la vie. Pour lui, vivre, dira-t-il avec force, c’est prendre des risques. « J’avais échappé à la mort, et je me suis dit que j’allais croquer la vie » (Cyrulnik, 2022). Et pour Marc, « croquer la vie » signifie s’exposer à la mort.

Dans son ancienne vie de soldat, le fait d’avoir frôlé la mort lui procure une envie de vivre intensément, quitte à s’exposer au danger. Le saut en parachute est le moyen de lutter contre les symptômes du traumatisme psychique. Tout se passe comme si l’isolement et le repli sur soi imposés par le traumatisme étaient compensés par le désir ardent de vivre des émotions intenses associées à la prise de risque.

Pour Jules, caporal de 28 ans, le choix d’un sport extrême tient du même enjeu : risquer sa vie, après la blessure, pour se « sentir vivant ». Jules dit vouloir « profiter de la vie au maximum ; se libérer de quelque chose ». Il pratique le surf et le windsurf en ayant des comportements dangereux qui l’exposent à l’accident :

Je vivais au jour le jour. Je me gavais de surf et je sortais […] je voulais me libérer de quelque chose après toutes les endorphines que j’avais produites pendant les combats. J’essayais juste de faire ma vie, et c’était le plus souvent dans l’eau : du windsurf, du surf, de la plongée, en allant chercher le plus de frayeurs possible, les vagues les plus grosses, passer au plus près des autres surfeurs. Je me souviens d’un Anglais qui ne respectait pas les règles de priorité. Une, deux fois… à la troisième fois, je lui ai mis mon poing dans la tête.

le sport, révélateur des aptitudes et des capacités

En appliquant la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth à l’économie des pratiques sportives du soldat blessé, le sport tient lieu d’espace de confirmation d’une image de soi positive (Honneth, 2000). Le sport génère un sentiment de confiance retrouvée ; il suscite le respect dans le regard des autres spectateurs de l’effort accompli ; il engendre une estime de soi.

Le militaire blessé, un être capable

Comme l’ont montré Armatya Sen et Paul Ricoeur, « l’individu capable » transforme l’impuissance physique et psychique en ressource pour agir : la contrainte devient une ressource (Ricoeur, 2004 : 211).

Dans la phénoménologie de l’action d’Armatya Sen, les aptitudes désignent la compétence morale dont se dote l’individu pour choisir sa vie et devenir l’auteur d’une réécriture biographique de soi. Pour l’auteur de Commodities and Capabilities, cette compétence traduit la liberté individuelle : « considérée en termes positifs, la liberté représente tout ce qu’une personne, toutes choses prises en compte, est capable ou incapable d’accomplir » (Sen, 1985 ; 1987).

« L’individu capable » valorise ses capacités physiques et sa force morale pour se dépasser et s’accomplir. Le traumatisé psychique ne subit plus seulement les conséquences de sa pathologie (isolement, repli, rupture du lien familial ou professionnel). Par le sport, le blessé entre dans un maillage de relations et reprend conscience de ses aptitudes, c’est-à-dire d’une compétence à se projeter pour agir sous la forme du « Je peux » selon Paul Ricoeur.

Jean s’estime heureux de retrouver, avec le basket en fauteuil, la volonté de faire « des choses » avec les autres : « Je me sens à nouveau appartenir à un groupe. Je suis utile aux autres. C’est un sentiment agréable. J’ai l’impression d’être à nouveau normal ».

Gilbert, blessé en Afghanistan, souffre du syndrome de stress post-traumatisme. Comme Michel soutenu par l’association Ad Augusta, il pratique la voile et reconnaît qu’une telle activité lui a permis de retrouver une estime de lui-même. Il déclare : « J’ai mené des stages en mer avec l’association Ad Augusta. J’étais accompagné d’autres militaires blessés et d’un ancien capitaine des forces spéciales, lui-même blessé en opération. Ensemble, nous avons fait des choses. J’ai appris à me faire confiance. Je me suis senti capable de réaliser des choses. J’avais une mission, je l’ai menée ! »

L’analyse des aptitudes fait du traumatisé un être qui peut faire face à l’adversité. Cette perception est une ressource de l’identité individuelle au sens de l’ipse[18] (Ricoeur, 1990). Elle fait du traumatisme une réalité qui n’est plus stigmatisante mais qui se vit sur le mode d’une expérience apprenante de soi. C’est le propos de Jeanne, l’épouse de Patrick, ancien caporal-chef au 1er régiment de hussards parachutistes de Tarbes (1er RHP) atteint d’un syndrome de stress post-traumatique. Elle raconte :

Il s’enfermait des heures dans les toilettes. Il engageait difficilement la conversation. Il se sentait perdu ici, chez lui, dans sa famille avec nous, sa fille et moi (…). Mon mari n’était plus lui-même. Il était comme poursuivi par les fantômes de la guerre. Le temps n’apaise pas le traumatisme. J’avais l’impression de « faire ménage à trois ». Le contact avec ses camarades du 1er RHP a accentué cette descente aux enfers. Il s’était même renseigné pour intégrer une formation de mercenaires en Russie. Son obsession : « Dézinguer le plus possible », relate-t-elle.

Orienté par les médecins du régiment, Patrick consulte un psychiatre malgré la stigmatisation de ses pairs. Il est pris en charge par la cellule d’aide aux blessés de l’armée de Terre. En voyant sa femme malheureuse, Patrick a un déclic : il entame une formation, devient électricien. Il travaille désormais en milieu civil. Il n’est pas guéri pour autant et ne le sera jamais, peste sa femme. « Mais, dit-elle, j’ai retrouvé un mari actif, souriant, qui a aussi redécouvert sa fille. Quelques symptômes persistent : les cauchemars la nuit, l’irritabilité et les moments de tristesse. »

L’autre variable qui détermine un rapport singulier au corps physique et aux capacités est le statut. La différenciation de statut entre la figure du militaire du rang, du sous-officier ou de l’officier forge une identité professionnelle, elle-même typique. Le rang hiérarchique façonne les perceptions et les motivations des officiers dans leur manière d’aborder, de choisir et d’accomplir leur activité sportive.

Du rapport au corps à l’interprétation sociale de l’effort

La relation au corps est dépendante des différences sociales et culturelles qui déterminent le sens et les pratiques des acteurs (Le Breton, 1990). Si bien que l’identité militaire et la représentation du corps changé par le sport ne sont pas les mêmes en fonction du rang dans l’armée. Aude Béliard et Jean Sébastien Eideliman (2014) ont, pour leur part, montré que le rapport aux incapacités répond à des logiques sociales, observées dans l’échantillon d’enquêtés, qui sont marquées par le statut militaire.

Le militaire du rang et l’officier ont une perception divergente de leur corps, de leur blessure et de ses effets (agoraphobie, isolement, méfiance, rougeurs épidermiques, raidissement musculaire). La méthode d’analyse des entretiens révèle des disparités auxquelles s’ajoutent des spécificités liées au statut. Luc Boltanski (1971) met en valeur la thèse selon laquelle les membres de catégories sociales différentes ne perçoivent pas de la même manière les sensations corporelles (Loretti, 2019 : 275).

Pour les militaires du rang, le sens donné aux pratiques sportives est déterminé par leur statut : ce sens fait ressortir une vision mécaniste du corps pour laquelle le sport est pratiqué comme le vecteur de la reconstruction d’une identité combattante (Teboul, 2017). Alexis, blessé en Afghanistan, déclare : « J’ai participé à plusieurs événements sportifs pour me prouver que j’étais encore fort et capable de dépasser mes propres limites physiques malgré mon handicap. »

Alexis s’engage à 17 ans dans l’unité du Génie pour aller ensuite dans les forces spéciales au 1er RPIMA[19]. En 2012, lors d’un saut en parachute d’entraînement de nuit, il se blesse gravement : chute au sol, multiples fractures osseuses, fracture C7 et trois tassements vertébraux D3-D4-D5. Durant trois mois, il est pris en charge par le service de rééducation, il doit porter un corset intégral. Un an plus tard, il dira, que grâce au sport, il est revenu dans le match et est reparti en mission opérationnelle.

Pour les militaires du rang, l’aptitude à résister à la souffrance physique est valorisée. Elle s’interprète comme une morale de l’endurance dans laquelle la capacité à durer dans l’effort est une dimension de l’identité du soldat : « Plus je me dépasse, plus je suis à même de recouvrer mon identité guerrière. » C’est pourquoi nous avons trouvé, dans notre échantillon, des militaires du rang engagés dans les stages sportifs tels que les Rencontres militaires blessures et sports, la compétition Cabat-Marine Corps Trail-Cnsd-Ad Victoriam, les Jeux paralympiques.

Dans le sous-groupe des « ultras sportifs », les militaires du rang sont majoritaires (Σ = 9). Ils choisissent l’accomplissement d’un effort physique dans des conditions extrêmes où ils sont exposés au danger comme les hauteurs à gravir en montagne ou les sauts en parachute, et ce, malgré leur blessure. Pour ces soldats, le corps devient la souche de leur identité professionnelle (Le Breton, 1990 : 7) ; il est la « condition de l’homme, le lieu de son identité, ce qu’on lui retranche ou ce qu’on lui ajoute modifie son rapport au monde de façon plus ou moins prévisible » (Le Breton, 1990, cité p. 105). L’articulation du corps et de l’identité fait ressortir la notion de bio-identité (Paul Rabinow, 1996) : elle indique que les identités sont déterminées par des savoirs génétiques. Le corps sportif est donc un corps ré-apprivoisé et remilitarisé. La vision du soldat sur le lien entre le sport et l’effort physique souligne l’analogie entre le « dressage du corps » par le sport et la discipline militaire à laquelle il a été soumis (Foucault, 1976).

En revanche, pour les officiers, le sport relève non seulement d’une volonté de s’affirmer par l’effort mais aussi d’un continuum thérapeutique pour affermir des aptitudes limitées par le traumatisme. Si, après le traumatisme, les officiers n’évoquent que peu une morale de l’endurance, celle-ci reste présente bien qu’ils tendent à la minimiser.

Le sport est une activité pour le bien-être et le « maintien d’un état général de forme physique et intellectuelle » selon les mots d’un officier entendu en entretien. Ces officiers ne cherchent donc pas à développer leur seule force physique. Pour eux, le sport permet de restaurer des aptitudes cognitives, intellectuelles et morales. Sa pratique ne s’interprète pas seulement sous l’angle d’une « technique du corps » (Mauss, 1936) à maîtriser par l’entraînement, l’aguerrissement ou l’exercice physique. Luc Boltanski (1971) mentionne que,

à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie sociale, que croît le niveau d’instruction et que décroît corrélativement et progressivement l’importance du travail manuel au profit du travail intellectuel, le système des règles qui régissent le rapport des individus à leur corps se modifie également : lorsque leur activité professionnelle est essentiellement une activité intellectuelle n’exigeant ni force ni compétences physiques particulières, les sujets sociaux tendent premièrement à établir un rapport conscient à leur corps et à s’entraîner systématiquement à la perception de leurs sensations physiques et à l’expression de ces sensations et, deuxièmement, à valoriser « la grâce », la « beauté », ou la « forme physique » au détriment de la force physique.

Boltanski, 1971 : 222

Des disparités apparaissent donc : les militaires du rang font du sport, en particulier du sport extrême majoritairement pratiqué, une activité de valorisation de la force et des capacités physiques alors que les officiers y voient un espace régénérateur d’aptitudes morales, cognitives et intellectuelles.

conclusion

Le traumatisme physique ou psychique de guerre cause une discontinuité dans le parcours biographique du militaire, entre les perceptions du Moi au présent et l’image de Soi au passé (Ricoeur, 1990). Dans la reconstruction du blessé, l’activité physique devient un révélateur de potentialités. Toutefois, la perception de ces potentialités diffère selon les pratiques sportives choisies, le statut et le rang dans l’armée. Ces indicateurs établissent des différenciations dans les usages sociaux du sport pour se reconstruire. L’étude de leurs effets sur les perceptions et les motivations de l’économie des pratiques sportives est éclairante dans cette perspective.

Pour l’officier, l’espace sportif est la « continuation par d’autres moyens » de la thérapie post-traumatique alors que le militaire du rang y investit une image de lui-même adossée à une socialisation par l’effort devenue un enjeu identitaire. Dès lors, deux dynamiques s’articulent : une approche pragmatique et performative et une perspective thérapeutique de l’usage du sport par les acteurs rencontrés.

L’espace sportif est investi sur le mode de la différenciation des pratiques en fonction de marqueurs statutaire et culturel, et du rang dans l’armée. L’analyse conduite dans cette étude permet aussi de rendre compte des usages sociaux du sport dans la construction et la reconstruction de l’individu militaire pour mieux faire face aux conséquences physiques, sociales et psychiques de l’état de stress post-traumatique en milieu militaire.