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Les occasions de se confronter directement à des processus fondamentaux de transformation sociale au cours d’une vie sont relativement peu nombreuses. Notre génération a le privilège de vivre ce processus aujourd’hui, et de le faire avec les avantages et les désavantages qu’offre le développement contemporain. C’est également notre responsabilité, en tant que communauté scientifique, de savoir interpréter cette transformation et d’en dégager des données adéquates pour la comprendre, dans le but d’aider à construire l’avenir.

L’essence du problème qui se présente à nous consiste à savoir combiner le vécu et le rationnel dans ces processus de changement radical. Il s’agit au fond d’un problème ontologique et d’un problème de conception générale auquel on ne peut se soustraire. Notamment, quelles exigences la réalité du changement nous a-t-elle imposées et nous impose-t-elle en tant que scientifiques, et sur le plan de notre conception et de notre utilisation de la science ? Parce que nous ne vivons pas seulement en tant qu’êtres humains, mais aussi en tant qu’êtres préparés pour l’étude et la critique de la société et du monde. Nos outils de travail ont été et sont essentiellement les cadres de référence et les techniques avec lesquelles des générations successives de scientifiques ont tenté d’interpréter la réalité. Mais nous savons bien que ces outils de travail n’ont pas de vie propre, qu’ils adoptent le sens qu’on leur donne avec leurs effets respectifs dans différents domaines de la vie et de la connaissance. Nous ne pouvons donc pas ignorer l’impact social, politique et économique de nos travaux, et, par conséquent, il nous faut choisir, pour nos besoins, ce qui est en harmonie avec notre vision de la responsabilité sociale. C’est là une manière de satisfaire également notre propre vécu.

Ces problèmes de nature philosophique, de conception du travail et d’articulation théorique se sont fait sentir de manière constante et parfois, avec angoisse, dans l’expérience colombienne qu’un certain nombre de chercheurs en sciences sociales avons vécu et tenté de rationaliser au cours des dernières années (1970-1976). Le fait que l’on puisse les articuler maintenant plus précisément fait partie intégrante du processus parcouru entre le vécu et la raison. Cela ne veut pas dire que les problèmes décrits ci-dessus ont été surmontés. Mais, pour être cohérents avec nos idées, nous souhaitons partager ces réflexions préliminaires — qui sont également un bilan de notre expérience — au nom d’une discussion qui nous est encore nécessaire et inévitable. La discussion est devenue planétaire, car les préoccupations ici énoncées à propos du cas colombien se manifestent presque partout où l’on a essayé, depuis plusieurs décennies, d’encourager consciemment des changements révolutionnaires, pour les voir ensuite frustrés ou prendre des chemins inattendus ou contraires. Il s’agit donc d’un problème théorico-pratique de la plus haute importance et de la plus grande urgence.

Il n’est pas nécessaire de donner des détails sur la nature de l’expérience colombienne de « recherche-action » (investigación-acción participativa), sujet d’une partie du présent travail, parce qu’elle a fait l’objet de plusieurs publications et d’une vaste polémique nationale et internationale[2]. Aux fins du présent travail, mentionnons seulement dans les grandes lignes les caractéristiques pertinentes suivantes :

L’effort de recherche visait à comprendre la situation historique et sociale de groupes ouvriers, paysans et autochtones colombiens, c’est-à-dire le secteur le plus exploité et en retard de notre société, soumis à l’impact de l’expansion capitaliste.

Ces travaux ont impliqué de réaliser des expériences très préliminaires sur la façon d’associer la compréhension historico-sociale et les études qui en découlent, à la pratique des organisations locales et nationales engagées (syndicales ou politiques) dans le contexte de la lutte de classes du pays.

Ces expériences ont été menées en Colombie dans cinq régions rurales et côtières et deux villes, avec tant des professionnels et des intellectuels engagés dans cette ligne de recherche-action que des cadres locaux, notamment des syndicats.

Dès le début, il s’agissait d’une démarche indépendante de tout parti ou groupe politique, même si différents contacts ou échanges ont ensuite été réalisés avec les organismes politiques intéressés à la méthodologie employée.

En plus, cette expérience a tenté de répondre, dans la pratique, à la préoccupation formulée précédemment par l’auteur (depuis 1967) à propos de « l’engagement » des scientifiques colombiens (et des intellectuels en général) vis-à-vis des exigences de la réalité du changement social.

Bien que ces tentatives de recherche-action n’aient pas toujours été cohérentes ni exemptes d’erreurs inévitables, elles ont mis en évidence des éléments qui méritent d’être repris et analysés. Elles ont entraîné des échecs, des hauts et des bas, des incompréhensions et des persécutions, des encouragements et des polémiques. C’est pourquoi il faut évaluer l’expérience qui en résulte afin de mesurer son rôle au sein du processus de transformation radicale, qui est le sort de notre génération et de celles qui suivent. L’établissement d’un lien entre connaissance et action — théorie et pratique —, comme dans le mythe de Sisyphe, est un effort permanent et inachevé de compréhension, de révision et de dépassement d’un parcours sans fin, difficile et semé d’embûches. C’est la voie que l’être humain a parcourue depuis la nuit des temps.

Afin d’éviter de vaines discussions, il convient de jeter dès le début les bases gnoséologiques du présent travail, qui peuvent se résumer comme suit :

  1. Le problème du rapport entre le penser et l’être — la sensation et le physique — est réglé par l’observation du matériel qui nous est extérieur et indépendant de notre conscience ; et le matériel inclut non seulement ce que la nature nous révèle, mais aussi les conditions fondamentales, primaires, de l’existence humaine.

  2. Le problème de la formation et de la réduction de la connaissance ne se résout pas en distinguant les phénomènes des choses en soi, mais bien en établissant une différence entre ce qui est connu et ce qu’on ne connaît pas encore. Toute connaissance est inachevée et variable, et partant, est assujettie au raisonnement dialectique ; elle naît de l’ignorance, dans un effort pour réduire cette dernière et devenir plus complète et exacte.

  3. Le problème du rapport entre le penser et l’agir se règle en reconnaissant que les choses ont une activité réelle que l’on ne cerne que par la pratique laquelle, dans ce sens, est antérieure à la réflexion ; c’est là que la vérité objective est démontrée, que la matière est en mouvement.

  4. Le problème du rapport entre la forme et le contenu se règle en proposant de surmonter son indifférence à l’égard de la pratique et non seulement par le comportement intuitif ou contemplatif ; toute chose se manifeste dans un assemblage inextricable de forme et de contenu ; c’est la raison pour laquelle la théorie ne peut être séparée de la pratique, ni le sujet de l’objet.

science et réalité

Même si c’est en 1970 que les travaux de terrain ont été formellement conçus entre ouvriers, paysans et autochtones colombiens dans la modalité d’une recherche-action, les difficultés théoriques et méthodologiques s’étaient manifestées bien avant : ces expériences ne répondaient pas aux cadres de référence ni aux catégories en vigueur dans les paradigmes normaux de la sociologie hérités d’Europe et des États-Unis. On était nombreux à trouver ces derniers inapplicables à la réalité existante, viciés idéologiquement en raison de leur défense des intérêts de la bourgeoisie dominante, et trop spécialisés ou cloisonnés pour comprendre la globalité des phénomènes que l’on vivait quotidiennement[3].

Sans entrer dans les raisons de ce rejet — qui font l’objet d’autres essais et qui, en général, sont assez connues dans la littérature scientifique récente (Solari, Franco et Jutkowitz, 1976 ; Cortés, 1970 ; Quijano, 1973 : 45-48 ; Graciarena, 1974 ; Bottomore, 1975) —, l’expérience accumulée au cours des dernières années indique la présence de causes profondes liées aux concepts de science et réalité employés, qui à ce stade n’étaient pas encore perçus dans toute leur ampleur, leur magnitude et leur transcendance. Nous étudierons maintenant quelques-unes de ces implications.

De la causalité

Rappelons encore une fois l’insistance, dans les écrits et dans les salles de cours, sur le fait que la sociologie pourrait être une science naturelle positive, dans le style des sciences exactes, où il faudrait suivre les règles générales de la méthode scientifique de recherche. Telles sont les règles qu’à l’époque Durkheim avait transféré à la sociologie depuis les sciences expérimentales, et qu’avait popularisées Pearson (et plus récemment Popper) dans les schémas fixes d’accumulation scientifique, validité, fiabilité, induction et déduction (Durkheim, 1895 ; Pearson, 1892 ; Popper, 1959). Essentiellement, on croyait que le concept de causalité pouvait s’appliquer tel quel dans les sciences naturelles comme dans les sciences sociales, c’est-à-dire, que des causes réelles analogues existeraient tant dans l’une que dans l’autre et qu’elles pouvaient être découvertes de manière indépendante par des observateurs appropriés, même de façon expérimentale ou contrôlée.

Le travail de terrain réalisé dans les régions sélectionnées, notamment au cours de la première étape, a reflété cette orientation positiviste, exprimée consciemment — en ce qui concerne l’application de certaines techniques formelles — et inconsciemment, parce que les procédures étaient à l’origine conditionnées par le paradigme positiviste sans que soient prises en compte les éventuelles conséquences déformantes pour l’analyse[4].

Les principales interrogations qui ont brisé le paradigme normal en vigueur sont nées de l’étude des mouvements sociaux. Ceux-ci, selon les modèles positivistes, peuvent constituer une réponse à des pulsions appliquées dans certains secteurs du système social ; ou sont le résultat de situations pathologiques susceptibles d’amélioration à leurs sources, individuelles ou groupales. C’est ainsi que se justifiaient théoriquement les campagnes de réforme sociale favorisées par la bourgeoisie dominante, comme l’action communautaire, la défense civile, la bienfaisance et la répartition des terres en fermes familiales, le tout dans le contexte politico-social existant.

Mais une étude plus profonde et indépendante des problèmes économiques et sociaux laisse transparaître un réseau de causes et d’effets qui ne s’expliquent que par une analyse structurelle qui s’écartait des orientations mécanicistes et organicistes habituelles, c’est-à-dire du paradigme en vigueur. Les mêmes principes de causalité des sciences naturelles ne pouvaient s’appliquer, évidemment, parce que la matière première utilisée appartient à une catégorie ontologique différente, qui a des qualités qui lui sont propres[5]. Des faits et des processus de mise en relation circulaire ou en spirale s’affrontaient dans des systèmes ouverts qui alimentaient leur propre développement et leur propre dynamique, souvent comme des prophéties imposant les mécanismes de leur propre confirmation, sous forme de causalités qu’on ne trouve pas dans la nature, où prédominent des systèmes fermés et où le principe de l’action et de réaction est plus simple et direct[6]. Dans tous les cas, on entrevoyait un univers d’action lié aux causes que le paradigme en vigueur n’anticipait pas de façon opportune ou, plus correctement, qu’il laissait dans l’ombre de la connaissance.

Cette ombre était justement, l’aspect le plus intéressant de la démarche, et exigeait que l’on s’y intéresse. Ce faisant, c’est le reflet du principe hégélien qui semblait se dessiner : « Le vivant ne laisse pas la cause atteindre son effet » (Hegel, 1974 : 497-498). De sorte que s’ajoutait aux dimensions antérieures connues de multicausalité, circularité et autoconfirmation dans le domaine social un autre élément de volition qui menait à prendre en compte ce qui est fortuit ou aléatoire chez l’être humain, notamment dans des circonstances comme celles vécues dans les régions choisies pour l’expérimentation active.

Il ne s’agit pas là d’un hasard aveugle et mécanique, sujet à des règles mathématiques dans un univers homogène, tel qu’appliqué dans les sciences exactes ; mais d’un élément aléatoire humain conditionné par des tendances antérieures ou limité à une certaine viabilité dans les options d’action. Dans le domaine social, l’antécédent immédiat de l’action est volitif ; l’action n’est pas déterminée dans un sens unique, mais multiple, au sein d’un processus ou d’un cadre dans lequel elle acquiert son sens[7]. La détermination multiple, compte tenu de l’éventail d’options possibles dans une conjoncture donnée (possibilités qui se ferment, car d’autres s’ouvrent), expliquerait pourquoi l’histoire ne se répète pas, pourquoi ses processus ne sont pas inévitables, sauf peut-être sous des formes longues et lentes. Au sein d’une tendance historique ou d’un processus à moyen ou court terme, tout est possible : la détermination multiple et la volition créent des va-et-vient, des progrès, des sauts et des reculs que l’on peut observer dans la réalité des régions. D’où l’incidence des protagonistes concrets et des virages particuliers imposés par ceux-ci dans les campagnes des groupes régionaux de base. C’est la façon dont on comprenait la nature ultime du rapport entre ce qui est tactique et stratégique — la construction consciente de l’histoire vers le futur —, problème qui se manifestait au quotidien dans le travail de terrain, sans qu’on puisse bien le comprendre, et encore moins le maîtriser, dans toutes ses implications.

Toute cette problématique de la causalité a remis en question l’orientation du travail régional et les outils analytiques disponibles. Jusque-là, on avait procédé de manière routinière. L’expérience a indiqué que la validation des effets des travaux ne pouvait se faire, de manière définitive, que par le critère de l’action concrète, c’est-à-dire que la cause ultime avait une dimension théorico-pratique. Le caractère aléatoire de l’action sociale observée au jour le jour était en effet soumis au cadre de la praxis, comme nous l’expliquerons plus loin.

Sur la constatation de la connaissance

Une autre fracture du paradigme normal s’est produite avec le transfert de la notion de connaissance scientifique des sciences naturelles aux sciences sociales.

Un premier aspect a été celui de l’observation expérimentale. On sait que dans les disciplines sociales l’observateur fait partie de l’univers à observer, à la différence de l’observateur naturaliste. Cette condition spéciale avait été dissimulée par les modèles positivistes sur l’« objectivité » et la « neutralité » dans les sciences, qui faisaient en sorte que certaines techniques de terrain comme l’« observation participante » et l’« observation par expérimentation » (très connue chez les anthropologues) tendaient à conserver les différences entre l’observateur et ce qui est observé. En plus, de telles techniques « neutres » plaçaient les communautés étudiées en victimes de l’exploitation scientifique[8].

Une solution de remplacement avait été proposée, soit « l’insertion dans le processus social ». Pour le chercheur, cela impliquait une pleine identification avec les groupes auprès desquels il entrait en contact, non seulement afin d’obtenir une information fiable, mais aussi pour contribuer à l’atteinte des objectifs de ces groupes en matière de transformation. Ainsi, cette technique se distinguait des précédentes en reconnaissant le rôle de protagonistes des masses populaires et en diminuant le rôle de l’intellectuel observateur en ce qui concerne le contrôle ou le monopole de l’information scientifique (Mao Tse-Tung, 1968a – tome III : 119). Ensuite, bien que l’objectif d’un tel travail de recherche était de mieux comprendre la science et la connaissance par le contact primaire avec les groupes populaires de base, les résultats de cette nouvelle technique ont déçu. L’insertion du chercheur dans le processus social a entraîné la subordination de celui-ci à la pratique politique, conditionnée par des intérêts immédiats, et les connaissances obtenues relevaient davantage du perfectionnement et de la confirmation des connaissances plutôt que de l’innovation et de la découverte. Comme nous le verrons plus loin, le bon sens ou le savoir populaire est précieux et nécessaire à l’action sociale, mais la technique de l’insertion n’a pas permis d’articuler ce savoir populaire à la connaissance scientifique vérifiable recherchée afin d’orienter les campagnes de défense des intérêts populaires.

Finalement, il est apparu que la connaissance scientifique vérifiable résultait plutôt des notions abstraites discutées dans des séminaires fermés et des discussions entre collègues d’un même niveau intellectuel, ainsi que de l’étude de la littérature critique. On ne découvrait là rien de nouveau, malgré les attentes importantes qui avaient été entretenues au départ quant aux possibilités d’obtenir des connaissances scientifiques directement du contact avec les bases. Nous reviendrons sur cette question lorsque nous aborderons les « catégories médiatrices spécifiques » et le rôle des groupes populaires de référence.

De l’empirisme

La pratique a aussi permis de constater que le chercheur méthodique peut se faire à la fois sujet et objet de sa propre recherche, et analyser directement l’effet de ses travaux (voir la fin de la présente étude). Pour ce faire, il doit mettre l’emphase tour à tour sur l’un ou l’autre rôle durant le processus, suivant une séquence de rythmes dans le temps et dans l’espace, pour se rapprocher et se distancer des bases, de l’action et de la réflexion[9]. En cherchant la réalité sur le terrain, son engagement envers les masses organisées, c’est-à-dire son insertion personnelle, lui permet de ne pas se retrouver en dehors du processus. Les masses, en tant que sujets actifs, justifient la présence du chercheur et sa contribution aux tâches concrètes, tant à l’étape de l’action qu’à celle de la réflexion.

Ce travail ne laissait donc aucune place à l’expérimentation sociale traditionnelle pour faire de la science et interpréter la réalité dans de telles conditions, mais plutôt pour l’engagement personnel et à l’insertion par rythmes. Les techniques se trouvaient subordonnées à la loyauté des groupes d’actants et aux contraintes du processus : il était devenu important de prendre conscience de « pour qui » on travaille. De sorte que les techniques empiriques de recherche (l’enquête, le questionnaire ou l’entrevue), habituellement l’apanage de l’école classique, n’ont pas été écartées du fait de leur positivisme (seuls les groupes extrémistes ont confondu l’empirisme et le positivisme). Ces techniques ont plutôt bénéficié d’un nouveau sens dans le contexte de l’insertion au sein des groupes d’actants. Par exemple, il ne pouvait y avoir de distinction catégorique entre intervieweur et interviewé comme l’exigeaient les textes orthodoxes de méthodologie. Il convenait de transformer l’entrevue en une expérience participative et consensuelle entre le donneur et le récepteur de l’information, expérience dans laquelle tous deux s’identifiaient aux besoins et finalités partagés. C’est la raison pour laquelle, dans le texte miméographié préparé en 1974 (Fundación Rosca de Investigación y Acción Social, 1974), un chapitre est consacré aux techniques empiriques de mesure statistique, de comptage, d’analyse et d’organisation du matériel, que l’on jugeait nécessaires pour comprendre la réalité aux niveaux local et régional.

Cet effort de participation à l’étude pourrait s’appeler empirique dans le bon sens du terme, c’est-à-dire qu’il vise à ajuster les outils analytiques aux besoins réels des bases et non à ceux des chercheurs[10]. On voit donc, évidemment, que les techniques développées par les sciences sociales ne découlent pas d’un refus (comme certains l’ont prétendu), mais qu’elles peuvent être appliquées, améliorées et devenir des armes de politisation et d’éducation des masses. Que cela soit possible, l’expérience colombienne de l’insertion (et de l’« auto-recherche » comme nous le verrons plus loin) tend aussi à le démontrer. Toutefois, il faut replacer dans leur contexte conformiste les techniques empiriques issues du paradigme normal qui réifient la relation sociale en créant un véritable divorce entre le sujet et l’objet de la recherche, soit en maintenant l’asymétrie entre l’intervieweur et l’interviewé (comme dans les sondages d’opinion), et reconnaître leurs limitations. Qui plus est, on admet qu’il faut rejeter ces techniques lorsqu’elles se transforment en armes idéologiques en faveur des classes dominantes et en moyens de répression et de contrôle des classes démunies et exploitées, comme c’est souvent le cas.

De la réalité objective

Les orientations positivistes exigeaient le recours à des « coupes sectionnelles » pour appréhender la réalité, de nouveau selon l’imitation illogique des techniques d’échantillonnage très développées dans les sciences exactes. On obtenait ainsi des « faits » mesurables grâce auxquels on reconstruisait mentalement, morceau par morceau, la mosaïque de la société. Sans nier l’importance de la mesure dans le domaine social lorsqu’elle est justifiée, on a pu voir sur le terrain combien ces « faits » étaient amputés de leur dimension temporelle et procédurale. Or, cette dimension temporelle fait partie intégrante de la réalité des « faits » observés. Elle représentait leur portion dynamique, vivante, celle qui précisément requérait le plus d’intérêt du fait que les chercheurs pouvaient voir clairement la réalité objective de matière et mouvement que les scientifiques recherchent comme cause finale des choses[11].

La réalité objective apparaissait sous la forme de « des choses en soi » transitant dans la dimension espace-temps et provenant d’un passé historique conditionnant. Elles devenaient des « choses pour nous » en atteignant le niveau de compréhension des groupes concrets, notamment les groupes de la base dans les régions. C’est ce qui est arrivé à des concepts généraux connus comme exploitation, organisation et impérialisme, qui, compris empiriquement ou en tant que sensations individuelles par les paysans et les autochtones, étaient reconnus rationnellement et articulés idéologiquement et scientifiquement par ces derniers, pour la première fois, dans leur contexte structurel réel. L’un des dirigeants agricoles ayant exprimé son idéologie de manière formelle expliquait en termes de « lutte inconsciente de classe » certaines orientations traditionnelles du comportement des paysans-locataires, classe à laquelle il appartenait. Et le souvenir de l’organisation paysanne qui avait existé dans une région il y a de cela une cinquantaine d’années a resurgi comme une « chose pour nous » une fois traduite dans le contexte des confrontations actuelles, et les vieux acteurs de la lutte ont été resitués au sein d’un processus historique vivant.

Cette transformation des « choses en soi » en « choses pour nous », selon Lénine, « c’est précisément la connaissance » (Lenin, 1974 : 110, 111, 179)[12]. Grâce à cette transformation, le niveau de connaissance de la réalité objective s’est accru dans les régions où les travaux ont été menés. Il ne s’est pas accru davantage parce que cet effort de recherche et de création de connaissance s’est vu frustré, notamment, par l’utilisation consciente ou inconsciente de l’appareil conceptuel du paradigme en vigueur. De sorte que tout le sens de l’implication de « choses en soi » en « choses pour nous » pour comprendre la réalité objective n’a pu se clarifier qu’avec la remise en question des idées traditionnelles à propos de la validité de lois, la fonction de concepts et l’emploi de définitions en science. Le principe d’aléatoriété conditionnée au moyen duquel nous avons réexaminé les processus de causalité s’est révélé vital pour transformer des idées figées sur l’heuristique et le cadre conceptuel des sciences sociales, comme nous le verrons ci-après.

Des concepts

Nous tendons fréquemment à considérer les lois et les concepts comme absolus et à transformer les définitions en dogmes, soit à faire de la théorie un « fétiche ». C’est ce qui est arrivé dans les expériences décrites, d’où une certaine déformation ou la dérive de la réalité. En de nombreuses occasions, les chercheurs, en raison du manque de clarté des cadres de référence et de la rigidité des concepts et des méthodes, souhaitaient voir sur le terrain, avec une vie propre, des lois telles que celle de la « reproduction élargie de l’expansion capitaliste » et celle de la « correspondance entre structure et superstructure », ou appliquer facilement des concepts complexes comme autogestion et colonialisme, ou encore confirmer des définitions larges comme celles de secteur moyen, latifundio et dépendance, pour se rendre compte qu’elles étaient médiatisées, incomplètes, déformées et parfois contredites dans la pratique. Dans le cas des définitions, beaucoup sont apparues tautologiques, c’est-à-dire impossibles de concevoir sans leurs composantes réelles, entraînant des gains limités sur le plan du pouvoir d’analyse[13]. Cette situation théorique déplorable s’est aggravée du fait de l’impact obsessif des slogans et des doctrines préfabriquées, avec leur propre jeu de lois, concepts et définitions absolues, qui apparaissaient comme des fétiches dans les mouvements populaires et politiques des régions étudiées. Il était trop facile d’adopter des interprétations d’autres époques, des formations sociales et des conjonctures politiques différentes de celles rencontrées dans la réalité. À la longue, on voyait bien que l’on ne gagnerait rien, ni en connaissances, ni pour une action politique efficace[14].

Cependant, nous ne constatons ici rien de neuf. En effet, les concepts, les définitions et les lois, quoique nécessaires pour associer la réalité observée à l’articulation intellectuelle, c’est-à-dire afin de cerner les représentations de la réalité, ont une valeur limitée et circonscrite à des contextes déterminés pour expliquer les événements et les processus. Rickert disait : « On ne peut retirer des concepts que ce que nous y avons mis » (Rickert, 1943 : 69, 200 ; Hegel, 2007 – tome II : 516, 700) et, en outre, « nous ne pouvons rien faire d’autre que jeter des ponts sur le fleuve tumultueux de la réalité, aussi petites que soient les travées de ces ponts »[15]. Marx avait déjà suggéré que chaque période historique peut avoir ses propres lois[16], et Lénine avait écrit que « la loi n’est rien d’autre qu’une vérité approximative » constituée de vérités relatives[17]. La dogmatisation doit être proscrite de leurs oeuvres et de celles de leurs disciples les plus conséquents.

De la même manière qu’il n’a pas été profitable d’attendre de travailler avec des concepts stables ou permanents qui fourniraient une description « correcte, complète et objective » des faits, il a fallu chercher des solutions théoriques qui permettent de mieux se rapprocher de la réalité pour la comprendre et la transformer. La réponse la plus adéquate nous est venue de la méthode dialectique appliquée en étapes alternées et complémentaires : a) en encourageant un échange entre concepts connus ou préconçus et les faits (ou leurs perceptions) au moyen d’observations adéquates dans le milieu social ; b) en poursuivant l’action au niveau de la base pour constater dans la réalité du milieu ce que l’on cherchait à conceptualiser ; c) en réfléchissant à nouveau à cet ensemble expérimental pour déduire des concepts plus adéquats ou éclairer de vieux concepts ou vieilles théories à adapter au contexte réel ; d) en recommençant le cycle de la recherche pour terminer dans l’action.

Ces étapes et rythmes pouvaient s’exécuter ad infinitum, comme nous le verrons dans la partie consacrée à la praxis et à la connaissance (Hegel, 2007 – tome I : 50).

L’on sait que cette façon de travailler dialectiquement peut éviter que les nouvelles catégories s’accommodent des vieilles formes de pensée, chose indispensable pour la création de nouveaux paradigmes (Feyerabend, 1974 : 38-40). C’est ce qui arrive même dans les sciences naturelles étant donné que, là aussi, les données apparaissent conditionnées au milieu social dans lequel elles se constituent. On fait alors appel à des réflexions ad hoc qui tendent à expliquer les domaines non couverts par les paradigmes existants ou qui s’adressent aux aspects obscurs des explications théoriques en vigueur, qui souvent peuvent être vastes et significatives (Kuhn, 1970 : 13, 83, 152, 153, 172 ; Bernal, 1976 : I, 415, 417, 424, 427). Dans le cas colombien, de nombreuses réflexions ad hoc ont découlé d’une analyse préliminaire du matérialisme historique — comme nous allons le voir —, toujours avec le souci de ne pas devenir esclave de concepts plus spécifiques ou de leurs définitions plus courantes, malgré le risque que certains n’y voient qu’un « révisionnisme » fatal.

De la science sociale critique

Dans le cadre de cet effort limité pour acquérir des connaissances à la fois valides et utiles, un autre facteur, non pas nouveau, mais réitératif, a fait son apparition : la dimension du « fait » en tant que processus historique, qui fait appel à la reconnaissance de la réalité comme d’un « ensemble complexe de processus ». Nous avons reconfirmé pour la énième fois que, dans le domaine social, il ne peut y avoir de réalité sans histoire. Les « faits » se complètent par des « tendances », bien que celles-ci soient des catégories distinctes sur le plan de la logique[18].

Comme il fallait s’y attendre, les tendances ou les processus apparaissaient simplement comme des actes successifs valides pour des contextes immédiats, et pouvaient s’enchaîner les uns aux autres pour donner un sens à un changement social de plus grande envergure. Par exemple, on voyait dans l’occupation des terres une tendance vers un défi radical lancé à la mainmise des grands propriétaires ; un tel défi pouvait mener, à son tour, à un bouleversement des fondements du pouvoir politique local et régional. Étant donné que ces tendances venaient du passé (même si, évidemment, d’autres sont apparues durant les années de l’expérience), leur compréhension n’était possible qu’en considérant l’histoire, et personne ne se sentait capable de les projeter dans le futur sans comprendre ce qui venait du passé médiat et immédiat.

L’ajout définitif de la dimension historique pour comprendre la réalité objective (une conviction, qui, en vérité, remonte aux premières études de Saucío en 1955 et Boyacá en 1957), a fini par rompre le paradigme normal et la vigueur de la sociologie positiviste et académique. Il ne semblait plus possible de transformer de l’intérieur cette sociologie universitaire en instrument révolutionnaire. La sociologie que l’on connaissait en Colombie avait été conçue selon les intérêts conservateurs de classe et de pouvoir social et politique de la bourgeoisie dominante : elle ne pouvait donc se suicider intellectuellement avec son propre instrument. Dans les régions étudiées, on ressentait le besoin de se doter d’une sociologie qui soit avant tout une science sociale inspirée des intérêts des classes travailleuses et exploitées. On avait besoin d’une « science populaire », telle que définie au début de notre démarche, qui soit d’une plus grande utilité pour l’analyse des luttes de classes qu’on voyait sur le terrain, ainsi que pour l’action politique et la projection des classes travailleuses comme acteurs de l’histoire (nous reviendrons sur ce point fondamental).

À cette nouvelle science sociale par le peuple et pour le peuple travailleur, il fallait intégrer diverses disciplines : la sociologie seule ne suffisait pas, et ne pouvait être son socle général. C’est le matérialisme historique comme philosophie de l’histoire qui offrait le point culminant de l’unification, comme cela a été démontré, à d’autres époques et sous d’autres latitudes, par de nombreux chercheurs compétents[19]. Grâce au matérialisme historique, comme disait Lukács, on était en mesure de « révéler l’essence de l’ordre social capitaliste et, au moyen des rayons froids de la science, en mesure de traverser les voiles posés par la bourgeoisie pour dissimuler la situation de la lutte des classes, la situation réelle ». Le matérialisme historique pouvait s’avérer en même temps guide scientifique et instrument de lutte (Lukács, 1975 : 91).

Les autres disciplines susceptibles de s’intégrer à la sociologie et à l’histoire étaient l’économie, la géographie, la psychologie, l’anthropologie, la science politique et le droit, pour aboutir à quelque chose se rapprochant de ce que l’on appelait économie politique au 19e siècle. À ces éléments s’ajoutaient les éléments de « théorie critique » que Marx et Engels surtout ont élaboré dans leurs travaux et leur action politique propre, éléments que d’autres scientifiques des champs sociaux ont repris, notamment certains membres de l’École de Francfort durant les décennies de 1950 et 1960, ainsi que des marxistes de diverses nationalités depuis plusieurs décennies. C’est ainsi qu’est née une « science sociale critique » qui n’était pas neuve, mais que les besoins actuels obligeaient à appliquer avec plus d’intensité et d’engagement[20].

Dans un premier temps, étant donné la taille restreinte des groupes engagés dans ces expériences, il n’a pas été possible d’élaborer de manière cohérente un paradigme nouveau de la science sociale critique, mais on a pu envisager sommairement la direction à donner à ce nouvel effort de recherche régional, en se basant sur des expériences et des informations antérieures pertinentes de Colombie et d’autres pays. À mesure que l’on avançait, on a vu que le défi pour ces groupes était franchement épistémologique, vu qu’il fallait comprendre à fond les implications théorico-pratiques et philosophiques de ce que l’on avait appelé avec un certain enthousiasme naïf recherche-action. Dans les sections qui suivent, nous en examinerons les implications et les conséquences.

La praxis et la connaissance

Le rejet du positivisme et des techniques « objectives » de recherche inspirées du modèle connu de l’intégration et de l’équilibre social ne pouvait laisser les nouveaux travaux régionaux dans le vide : cela aurait équivalu à rejeter la science même. Il fallait plutôt substituer à la structure scientifique initiale des travaux une nouvelle structure plus appropriée aux besoins réels et à la nature des tâches de recherche concrètes dans ces régions.

Dans la section précédente, nous avons donné quelques indications à propos de la façon dont s’est formé un nouveau paradigme scientifique dans le domaine de la méthodologie et la conception de la réalité. L’adoption du matérialisme historique comme guide scientifique et instrument de lutte a été une étape cruciale.

L’axe central autour duquel s’est articulé ce que l’on peut considérer comme la base de ce nouveau paradigme a été la possibilité de créer et d’obtenir des connaissances scientifiques dans l’action même des masses travailleuses. Autrement dit, le fait que la recherche sociale et l’action politique puissent se fondre et s’influencer mutuellement pour augmenter tant le niveau d’efficacité de l’action que la compréhension de la réalité (Fals Borda, 1976 : 55, 58, 66, 67, 73, 74 ; Fundación Rosca de Investigación y Acción Social, 1972 : 44-50 ; Stavenhagen, 1971 : 339 ; Moser, 1976 : 357-368)[21]. Étant donné que « le critère de la correction de la pensée est, bien sûr, la réalité », le dernier critère de validité de la connaissance scientifique était alors la praxis, comprise comme une unité dialectique formée de la théorie et de la pratique, dans laquelle la pratique est cycliquement déterminante[22].

La découverte de la praxis en tant qu’élément définitoire de la validité du travail régional n’était, en aucune manière, la base d’un nouveau paradigme général des sciences sociales nationales, étant donné que cette découverte, comme cela a déjà été dit, venait de très loin et, dans les faits, avait été appliquée dans divers contextes, au pays comme à l’étranger. Le « nouveau » paradigme était vieux selon d’autres critères : ce qui manquait dans ce cas, c’était de mieux le connaître et d’ouvrir des possibilités d’application supplémentaires dans divers milieux et organisations sociales et politiques dans lesquels se justifiait son adoption[23]. Le point de départ de cette discussion n’a pas été la toute première définition de la praxis d’Aristote comme action ou exercice pour atteindre la bonté et la justice dans la formation du caractère, mais plutôt celle qui définit la praxis comme action politique en vue de changer la société structurellement. Son origine est la découverte faite par Hegel que l’activité, en tant que travail, est la forme originale de la praxis humaine — que l’homme est le résultat de son propre travail, découverte que Marx a par la suite étoffée en tant qu’« action instrumentale », c’est-à-dire comme activité productive qui régit l’échange matériel de l’espèce humaine avec son environnement naturel[24]. Le principe original de la praxis, dans le domaine de la connaissance et des relations entre théorie et pratique, se traduit dans huit des onze Thèses sur Feuerbach (1888), particulièrement la deuxième et la onzième. Ces thèses de Marx sont à considérer, au niveau philosophique, comme la première articulation formelle de la science sociale critique : une science sociale engagée à l’égard de l’action pour transformer le monde, en opposition au paradigme positiviste qui interprète la praxis comme une simple manipulation technologique et comme un contrôle rationnel des processus naturels et sociaux[25].

Dans le contexte concret du travail régional que nous examinons ici, ce qui s’appelle théorie comprend des préconcepts, des idées préliminaires ou des informations externes (exogènes) en rapport avec des « choses en soi », des processus, des faits ou des tendances observables dans la réalité ; et la pratique renvoie à l’application de principes ou d’information dérivée de l’observation, application réalisée tout d’abord par les groupes de base, en tant qu’acteurs et contrôleurs du processus avec qui les chercheurs partageaient l’information et faisaient le travail de terrain. Ces étapes pouvaient se produire simultanément, ou selon le rythme réflexion-action avec des rapprochements et distanciations de la base, comme expliqué dans la section précédente. L’idée était de susciter un échange entre concepts et faits, observations adéquates, action concrète ou pratique pertinente afin de déterminer la validité des observations, de revenir à la réflexion selon les résultats de la pratique, et de produire des préconcepts ou des approches ad hoc à un nouveau niveau, ce qui permettait de recommencer indéfiniment le cycle rythmique de la recherche-action.

Bien qu’il n’ait pas été possible d’appliquer ces principes dans toute leur ampleur pour diverses raisons (voir plus loin), cette modalité expérimentale de travail a donné de bons résultats tant en ce qui concerne l’accumulation de connaissances scientifiques sur la réalité régionale que l’action politique et organisationnelle (conjoncturelle) des groupes de base intéressés. L’opportunité du principe de la praxis pour déterminer la validité des travaux locaux et des possibilités de développer un nouveau paradigme de la science sociale critique se voyait ainsi confirmée. Plusieurs exemples illustrent cette affirmation.

  1. L’hypothèse de « l’arme culturelle » en tant qu’élément mobilisateur de masses avait été exposée et appliquée par les organisations révolutionnaires vietnamiennes (entre autres) (Burchett, 1969). En Colombie, cette hypothèse n’avait pas été tentée sérieusement ni largement, en partie parce que l’on considérait — erronément à notre avis — que le « front culturel », avec ses expressions traditionnelles, artistiques et intellectuelles, devait avoir une priorité faible dans la lutte contre l’impérialisme et la bourgeoisie. Grâce à l’information préliminaire obtenue de l’expérience vietnamienne, il a été décidé de stimuler le « front culturel » dans une région où la musique populaire était bien enracinée. Dans le cadre de cette expérience, des groupes ont été formés et ont changé la musique romantique traditionnelle pour lui conférer un contenu de contestation révolutionnaire, ce qui a servi à la mobilisation et à la politisation des masses paysannes de la région. En même temps, en ce qui concerne la connaissance, on a mieux compris l’origine, la signification et l’histoire réelle de cette musique, telle que la conçoit le peuple qui la chante et l’interprète, et non la bourgeoisie qui la danse. On a ainsi brisé certaines conceptions classiques de l’histoire culturelle nationale, soutenues par des intellectuels et des artistes de la bourgeoisie.

  2. L’hypothèse de la « récupération critique de l’histoire » mène à l’examen du développement des luttes de classes du passé pour récupérer, pour les besoins actuels, des éléments qui auraient été utiles à la classe travailleuse dans ses confrontations avec la classe dominante. La période critique de 1918 à 1929, lorsque sont apparus les premiers syndicats en Colombie, était presque un mystère pour les historiens colombiens et pour les organisations politiques. Ce mystère n’a commencé à se dévoiler que lorsqu’une des principales dirigeantes de l’époque, Juana Julia Guzmán, déjà octogénaire, a constaté la résurgence de la lutte paysanne en 1972 et s’y est intégrée. Auparavant, on avait résisté à communiquer de l’information aux historiens bourgeois et libéraux qui s’en étaient préoccupés. Avec l’incorporation de Juana Julia au mouvement paysan, on a obtenu les premières données fiables à propos de l’anarcho-syndicalisme au sein des premiers syndicats colombiens et de l’origine du parti socialiste du pays, données qui ont été publiées dans un fascicule illustré qui, pendant un certain temps, était la seule source fiable sur ce développement politique important en Colombie. Simultanément, la récupération de la mémoire de cette période de luttes et de l’une des plus anciennes dirigeantes a donné une continuité historique et un élan idéologique et organisationnel plus important au mouvement régional des « usagers paysans » entre 1972 et 1974, pour le mener vers une position d’avant-garde qui lui a été reconnue dans tout le pays.

  3. La théorie de la « lutte et de la violence de classes » en tant que constante historique largement connue, a été confrontée dans une région colombienne à des résultats pédagogiques et politiques semblables. Avec cette théorie à l’esprit, on a découvert qu’au début du 20e siècle, un diocèse s’était approprié des terres d’une communauté autochtone afin d’y construire un séminaire. La recherche historique dans les archives et registres notariaux sur ce sujet — comme la recherche locale sur le terrain — a mené non seulement à la confirmation de la théorie et à l’enrichissement des connaissances sur la région et son histoire du point de vue de la lutte des classes, mais aussi à fournir au mouvement autochtone des armes formelles et les connaissances idéologiques et politiques nécessaires pour affronter l’évêque et récupérer leurs terres par la force dans une grande victoire populaire.

Dans chacun de ces cas, la validité de la connaissance a été déterminée par les résultats objectifs de la pratique sociale et politique et non par des appréciations subjectives (Mao Tse-tung, 1968a : 319). De cette façon, l’aléatoire a été circonscrit par l’action concrète et la connaissance pertinente, c’est-à-dire qu’est intervenu un certain contrôle de l’issue des conjonctures qui n’aurait pas été possible autrement. Ces cas avaient des référents théoriques antérieurs et exogènes, certains fondés sur des expériences et des réflexions spécifiques d’ailleurs, ce qui ne contredisait pas la possibilité de créer, de même, des connaissances absolument originales. De toute manière, on peut démontrer que dans ces cas, on a obtenu, et créé, des connaissances scientifiques au sein de l’action même des masses, et ces connaissances ont intégré le patrimoine général des groupes de base et le patrimoine spécifique de la science sociale critique. En même temps, la lutte populaire s’est alimentée de ces connaissances et a bénéficié ainsi d’un incitatif important parmi les options découlant de la conjoncture. C’est pourquoi on peut de nouveau soutenir que la praxis a une force définitoire et qu’associer la théorie et la pratique, dans notre milieu, pour atteindre un changement radical ou révolutionnaire n’est pas si difficile ni aussi complexe qu’il n’y paraît[26].

Il reste toutefois une question à examiner à ce sujet : celle du rôle de l’organisation de base pour l’obtention et l’utilisation des connaissances, et l’exécution de la praxis. Sans cette organisation, on ne serait pas arrivé aussi loin et on n’aurait pas obtenu des données suffisamment solides, et celles-ci n’auraient eu la même transcendance et utilité politique. Mais ce point est également tributaire du type d’organisation et de la nature des relations établies entre les chercheurs et les bases, soit le sujet de la section qui suit.

savoir populaire et action politique

Si l’on admet que la praxis de validation, telle que nous la concevons ici, est avant tout politique, la problématique de la recherche-action oblige nécessairement à qualifier les relations entre les chercheurs et les bases populaires ou leurs organismes avec lesquels le travail politique est effectué. C’est là un aspect fondamental de la méthode de recherche parce que, comme nous l’avons dit, son objectif est de produire des connaissances pertinentes pour la pratique sociale et politique : on n’étudie rien sans raison. Puisque l’action concrète se réalise au niveau de la base, il est nécessaire de comprendre les façons dont celle-ci s’alimente de la recherche, et les mécanismes par lesquels l’étude, à son tour, se perfectionne et s’approfondit au contact de la base.

En recherche-action, il est indispensable de connaître et d’évaluer le rôle que jouent la sagesse populaire, le sens commun et la culture du peuple, cela afin d’obtenir et de créer des connaissances scientifiques, d’une part. D’autre part, il convient également de reconnaître le rôle des partis et autres organismes politiques ou syndicaux, en tant que contrôleurs et récepteurs du travail de recherche et en tant que protagonistes historiques. C’est à ces derniers aspects que se consacre le reste du présent travail, d’autant plus que ces questions n’ont été que relativement peu traitées dans la littérature critique. On peut les analyser de la façon suivante :

  1. Étudier les relations réciproques entre sens commun, science, communication et action politique.

  2. Examiner l’interprétation de la réalité du point de vue prolétaire, selon des « catégories médiatrices spécifiques ».

  3. Étudier la façon dont se combinent sujet et objet dans la pratique de recherche en reconnaissant les conséquences politiques d’une telle combinaison.

Nous analyserons chacun de ces trois problèmes dans le cadre de l’expérience colombienne à l’étude ici.

Sur le sens commun

Certaines des recherches régionales entreprises se sont d’abord inspirées d’une conception presque romantique de la notion de « peuple », au point de voir dans les opinions et les attitudes de celui-ci toute la vérité révolutionnaire. Cette tendance, clairement erronée, de croire que « les masses ne se trompent jamais » venait d’écoles politiques qui avaient privilégié l’identification personnelle des étudiants et des intellectuels avec les masses. On allait jusqu’à demander des preuves palpables d’engagement, telles que des mains calleuses et une forme de vie franciscaine en analogie avec la pauvreté des bidonvilles et hameaux ruraux où les travaux de recherche étaient menés. Dans la pratique, ce « masochisme populiste » n’a mené à rien. Ça n’était pas la meilleure façon de s’allier les masses travailleuses, car cette façon de faire n’était ni intellectuellement ni humainement honnête, et car elle péchait par un objectivisme extrême qui, au fond, sied mieux aux intellectuels petits bourgeois (Mandel, 1972 : 51-61).

Évidemment, en réaction à l’intellectualisme universitaire d’où provenaient de nombreux chercheurs, on a voulu démontrer le potentiel scientifique du lien avec les bases, en créant des groupes de référence constitués de paysans, d’ouvriers et d’autochtones (Fals Borda, 1976 : 58-61 ; Gramsci, s. d. : 81). Le but était d’écourter la distance entre le travail manuel et le travail intellectuel pour que les ouvriers, les paysans et les autochtones s’émancipent du joug spirituel des intellectuels. On cherchait à ce que les cadres les plus avancés assument au moins quelques tâches de recherche et d’analyse, auparavant considérées comme le monopole des techniciens et des bureaucrates.

Comme l’orientation idéologique des travaux n’était pas vraiment claire — au-delà d’une idée très générale et quelque peu ingénue de partager la recherche sur la conscience prolétaire avec les bases —, le zèle partisan est apparu pour faire voir que ce type de travail « d’intellectuels indépendants » était « volontaire », en reléguant au second plan les activistes et les cadres politiques organisés (chercheurs-militants). Dans ces cas, de telles difficultés politiques ont empêché la pleine réalisation des principes méthodologiques.

La première inspiration de ce type de travail — peut-être assez mal interprétée — allait dans une autre direction. Il ne s’agissait pas de faire concurrence aux partis ou à leurs cadres, mais plutôt de créer une expérience pédagogique politique directe avec les classes travailleuses. Cette idée provient de Gramsci et de sa thèse selon laquelle il est nécessaire de « détruire l’a priori que la philosophie est quelque chose d’extrêmement difficile, vu qu’il s’agit d’une activité propre à une catégorie spécialisée de lettrés »[27]. Au contraire, croyait-on à l’instar de Gramsci, il existe une « philosophie spontanée » contenue dans le langage (sous la forme d’un ensemble de connaissances et de concepts), dans le sens commun et dans le système de croyances ou le folklore qui, bien qu’incohérent et dispersé, a de la valeur pour articuler la praxis au niveau populaire. Gramsci voyait une grande faiblesse dans les gauches : « ne pas avoir su créer une unité idéologique entre ceux d’en haut et ceux d’en bas (comme dans l’Église catholique), entre les simples et les intellectuels », point de vue d’une grande importance pour rompre avec la tradition académique et appliquer l’engagement des intellectuels. En outre, toujours pour cet auteur, « toute philosophie tend à transformer le sens commun d’un milieu aussi restreint soit-il (celui de tous les intellectuels) », ce qui relativise le problème et renforce la décision de ces groupes de chercheurs qui se distancient des bases dans les régions[28]. Bien sûr, ni Gramsci ni les chercheurs ne tentaient d’introduire une nouvelle science dans la vie individuelle des masses. Ils voulaient donner une utilité critique à l’activité déjà existante, en faisant en sorte que la « philosophie des intellectuels » prenne en considération plus fidèlement les réalités observées et devienne la culmination du progrès du sens commun. Parce que, comme le soutient Gramsci lui-même, le sens commun implique un principe de causalité sérieux, qui se développe d’une manière peut-être plus exacte et immédiate que celle offerte par les jugements philosophiques profonds ou par les observations techniques sophistiquées. On connaît des antécédents importants, basés sur la transformation d’expériences quotidiennes en connaissance philosophique ou scientifique : celui de Kant, par exemple, dont les interprétations newtoniennes dans sa Critique de la raison pure se caractérisent par une rationalité qui n’est autre que le sens commun de son époque (Wright Mills, 1969 : 111). Ou l’exemple de Galilée, dont la « théorie du dynamisme » présentée dans ses premiers écrits sur la mécanique (De motu) était l’expression de l’opinion commune sur le mouvement à partir du 15e siècle (Feyerabend, 1974 : 63, 189)[29].

Voyons comment se traduit le principe du sens commun à la réalité du travail de terrain régional en Colombie, sans ignorer la nature expérimentale et préliminaire de ces travaux.

Premièrement, il fallait prendre en compte le savoir et l’opinion expérimentée des cadres et des autres personnes informées des régions et des localités. Cela se référait avant tout aux problèmes socioéconomiques régionaux et leurs priorités, et en cela la confiance des chercheurs s’est vue bien récompensée. La richesse factuelle de l’expérience paysanne s’est reflétée dans l’organisation d’actions concrètes, comme l’occupation de terres ; dans l’interprétation de l’agriculture comme technique et forme de vie ; dans l’adoption de coutumes et de pratiques neuves dans le milieu traditionnel ; et dans l’utilisation de la botanique, de l’herbologie, la musique et le théâtre dans le contexte régional spécifique. Ces activités, comme d’autres, ont remporté plus de succès que d’échecs, ce qui confirme la conviction séculaire des possibilités intellectuelles et créatrices du peuple.

Ensuite, il fallait transmettre des idées et des informations aux bases et illustrer ou modifier le « bon sens » (Gramsci). Ce problème concernait davantage la thèse plus générale du destin de la connaissance.

À en croire ce qui précède, la recherche active ne se contente pas d’accumuler des données comme exercice épistémologique, qui conduiraient à découvrir des lois ou des principes de science pure ni à poser des thèses ou faire des dissertations doctorales, sans plus. Elle ne vise pas non plus à susciter des réformes, aussi nécessaires semblent-elles, ou à maintenir le statu quo. La recherche active a pour objectif d’armer idéologiquement et intellectuellement les classes exploitées de la société afin qu’elles assument en toute conscience leur rôle d’acteurs de l’histoire. Tel est le destin final de la connaissance, celui qui valide la praxis et remplit son engagement révolutionnaire.

Comme la plupart de l’information est générée sur le terrain avec les bases, il s’agissait de rendre cette connaissance aux bases. Cette restitution ne pouvait se faire n’importe comment : elle devait être systématique et ordonnée sans arrogance. On a essayé de suivre le principe maoïste bien connu « des masses, aux masses ». On a également tenu compte de l’expérience vietnamienne sur l’utilisation de la culture populaire à des fins révolutionnaires (Mao Tse-tung, 1968 – tome III : 119).

Le principe de la « restitution systématique » est celui qui a exigé le plus d’énergie et suscité le plus de polémiques, peut-être parce qu’il traitait des éléments évidents que de nombreuses organisations syndicales et politiques avaient relégués au second plan, en dépit de leur importance. En effet, garantir la compréhension de ce qu’on fait, dit ou écrit peut faire la différence entre le succès et l’échec dans un mouvement politique ou social. Un philosophe de renom comme Fichte s’est préoccupé de communiquer ses idées et n’a cessé de « traduire » certains de ses traités compliqués pour « s’obliger à comprendre le lecteur », comme il disait, au moyen d’un « exposé clair comme la lumière du soleil, à la portée du grand public » (1801).

L’effort de communiquer implique, au moins, de reconnaître les possibilités de compréhension de nouvelles idées par les bases. Si tous les hommes ne sont pas des philosophes formels, du moins les philosophes spontanés abondent, disait Gramsci. Dans le cas colombien, le problème résidait dans la façon d’atteindre les masses, non pas avec une information journalistique ou pédagogique (dont elles étaient déjà suffisamment bombardées), mais bien avec une connaissance scientifique de la réalité qui engendrerait une conscience de classe révolutionnaire et réduirait l’aliénation qui les empêche de comprendre la réalité et d’articuler leur lutte et leur défense collective[30].

En conséquence, on a expérimenté des activités destinées à rompre, ne fût-ce que partiellement, la barrière culturelle avec les bases paysannes, ouvrières et autochtones. On a tenté d’ajuster ces principes et techniques de communication à la situation colombienne, en reconnaissant que le niveau de développement politique et éducatif des groupes de base était assez déficient. On a donc appliqué la règle déjà signalée de commencer à travailler au niveau de la conscience politique des bases pour les amener progressivement au « bon sens » et à la conscience révolutionnaire de classe. Cette énorme tâche est finalement demeurée incomplète aux niveaux national et régional pour différentes raisons dont nous parlerons plus tard, la plus importante ayant été le fait que les chercheurs actifs, en tant que tels, ne pouvaient pas assumer un rôle d’avant-garde politique malgré le vide observé dans ce domaine.

Néanmoins, cette expérience pédagogique et politique a fait ressortir certains aspects :

  • En premier lieu, devant la reconnaissance croissante de l’importance de réaliser des travaux de recherche pour rationaliser et dynamiser l’action des organismes syndicaux et politiques, des études historiques et socioéconomiques régionales ont été encouragées (côte atlantique, littoral pacifique, Cauca, Antioquia, Valle del Cauca). On a ainsi couvert des questions telles que l’origine de la propriété foncière (latifundio), la formation des classes paysannes, les histoires des communautés, les histoires des mouvements populaires, la situation actuelle de l’enseignement primaire, les facteurs de répression et la violence de l’État, etc.

  • Ces travaux de recherche ont été conçus à la suite de consultations avec les bases (surtout leurs cadres les plus avancés), en tenant compte de ce qui a été dit sur l’expérience populaire, la détermination de priorités et objectifs des groupes de base et le contrôle de l’information. C’est ainsi qu’ont été publiés, avec l’accord des bases et dans une rédaction simple, des livres comme Historia de la cuestión agraria en Colombia (1975b) ; Modos de producción y formaciones sociales en la costa atlántica (1974) ; La cuestión indígena en Colombia, par Ignacio Torres Giraldo (1975) ; María Cano, mujer rebelde, par Ignacio Torres Giraldo (1973) ; En defensa de mi raza, par Manuel Quintín Lame (1972) ; Por ahí es la cosa (1972), entre autres.

  • En deuxième lieu, avec l’aide des cadres les plus avancés du milieu local, on a préparé et publié des textes illustrés, de lecture et compréhension aisées, issus de ce même travail de terrain (Lomagrande, Tinajones, Felicita Campos, El Boche, etc.). Les bases étaient pratiquement les premières à connaître les résultats des recherches entreprises. Afin de soutenir cet élan, on a transmis aux cadres les techniques et la connaissance nécessaires, au moyen de manuels et d’ateliers. S’y sont ensuite ajoutés des ressources audiovisuelles, courts-métrages (Mar y pueblo, La hora del hachero, etc.), vidéos, diapositives et finalement des enregistrements éducatifs et des performances de groupes de musique et de théâtre des localités visitées.

  • En troisième lieu, on a créé en 1974 une revue nationale de critique politique et de dénonciation, Alternativa, afin d’élargir le contact avec les bases et d’inclure dans celles-ci des segments de la petite bourgeoisie et de la classe moyenne colombiennes. Le succès phénoménal de la revue, qui en cinq mois a atteint le second tirage en importance du pays avec 52 000 exemplaires, a montré qu’on était sur la bonne voie, du moins en ce qui concerne la politisation des secteurs de la classe moyenne. D’importants groupes de gauche ont collaboré à cette initiative. Mais l’insistance à prioriser le contact avec les groupes de base paysans, syndicaux et autochtones aux dépens de secteurs de la classe moyenne, a conduit à une crise publique nationale qui a été très négative pour les causes que défendaient les divers groupes participants, crise qui s’est traduite par la division et la suspension temporaire de la revue[31]. Donc, la communication avec les bases dans le domaine journalistique n’a que très peu aidé à surmonter l’aliénation et l’ignorance pour en arriver au « bon sens » et à la conscience révolutionnaire de classe, du fait du « cannibalisme » déchaîné et de la confusion quant aux objectifs de la revue par rapport aux intérêts des groupes responsables.

  • En quatrième lieu, au moyen d’ateliers spéciaux et du texte vulgarisé Cuestiones de metodología (1974), on a fourni aux cadres avancés des techniques simples de recherche sociale et économique pour leur permettre de mener ou de continuer leurs propres études avec un minimum de systématisation et d’analyse sans recourir à une aide externe ; on a ainsi voulu stimuler l’« auto-recherche » dans les communautés et résoudre en partie le problème du contrôle des travaux et le « pour qui » de la recherche.

  • Finalement, comme suggéré précédemment, on s’est efforcé, pour tous les projets et niveaux, d’adopter un langage direct, clair et simple pour la communication des résultats. Cela a obligé à réviser des concepts et des définitions et à combattre le remplissage scientifico-académique et le verbiage spécialisé, et a mené à concevoir de nouvelles formes de publication et de production intellectuelle, plus ouvertes et moins ésotériques et prétentieuses.

En ce qui concerne les groupes de référence populaires qui, au début, étaient vus comme une solution de remplacement aux universitaires et aux intellectuels, ils se sont constitués de cadres dirigeants expérimentés et doués d’une certaine capacité analytique. Mais leur influence a finalement été plus pratique que théorique, plus politique que scientifique. Malgré l’utilité de ces groupes, la discussion strictement scientifique a dû se faire entre professionnels désignés pour le travail de recherche, à qui on transmettait les impressions — le sens commun — des bases.

En dépit des grandes difficultés rencontrées, ces activités ont parfois eu des développements étonnants à certains aspects. Les difficultés et les malentendus dans leur réalisation ont surtout été de caractère politique, et auraient pu être à la lumière des charges imposées auparavant au « volontarisme ». Il semble que la principale difficulté du traitement et de l’interprétation de ces éléments d’éducation, de communication et de politisation résidait dans l’oubli partiel du processus dialectique qu’implique la praxis, pour transmettre aux bases populaires des principes idéologiques et des connaissances mettant en question leur propre expérience qui leur permettent de progresser dans la transformation du monde[32].

En d’autres termes, les bases engagées dans ces travaux ont progressé idéologiquement, mais non suffisamment, parce que la philosophie et la connaissance découlant de la recherche ne se sont pas traduites, à ce niveau, en un sens commun plus éclairé, ordonné et cohérent, en un « bon sens » qui conduise à un niveau d’action politique supérieur. On a recueilli de l’information pour les bases, on a obtenu des données scientifiques, on a publié et on a suscité des mouvements, mais le travail ne s’est pas cristallisé en organismes supérieurs ou en tâches plus ambitieuses de transformation sociale. Les groupes actifs dans la démarche de recherche-action n’ont pu réaliser cette tâche supérieure, car cela impliquait des ressources d’organisation politique et de permanence institutionnelle dont ils ne disposaient pas ; depuis le début, ils demeuraient des cadres spontanés, sans attache. Bien qu’il y ait eu plusieurs tentatives prometteuses, on n’a pas non plus réussi à articuler solidement cette tâche avec les partis révolutionnaires existants à cause de méfiances réciproques irrationnelles.

Malgré tout, les quelques avancées réalisées dans le domaine de la pédagogie politique ont démontré l’importance d’entrer dans l’appareil de convictions des bases et de leurs dirigeants pour les préparer à agir, et à agir avec efficacité. Cela semblait une façon pertinente de transformer la « psychologie de classe » en conscience de classe, contribuer à passer de la « classe en soi » à la « classe pour soi » (Lukács, 1975 : 55, 83, 223, 225 ; Feyerabend, 1974 : 82). Avouons qu’on n’a pas encore trouvé de meilleure façon de transformer le sens commun en connaissance scientifique ni de fournir les éléments dynamiques nécessaires au dépassement politique. Ce défi demeure, mais il concerne davantage les partis révolutionnaires de gauche que les intellectuels engagés[33].

De la science du prolétariat

Lorsqu’ont débuté les expériences de recherche-action en 1970 (comme nous l’avons dit dans la première partie de cette étude), en rejetant la tradition sociologique positiviste et universitaire, on a commencé à distinguer « science bourgeoise » et « science du prolétariat » à la manière critique habituelle des intellectuels de gauche. Il était évident que l’interprétation dominante de la réalité et du monde en Colombie — avec son idéologie et sa science propres — était et continue d’être celle de la bourgeoisie, une domination que la bourgeoise combine, depuis la fin du 18e siècle, avec le triomphe des mouvements politiques libéraux rendus possibles par la révolution industrielle. Cette observation élémentaire avait montré objectivement que de telles interprétations de la réalité et du monde sont conditionnées par des processus stimulés par des intérêts de classe, soit par des forces historiques motrices qui poussent les événements dans la réalité. De la même manière que la bourgeoisie a fait sa révolution — y compris sa science comme élément auxiliaire —, il était possible de déduire qu’on peut configurer une contresociété dans laquelle la classe sociale serait celle qui s’oppose à la classe dominante, dans ce cas, et par définition, le prolétariat. On peut alors conclure facilement que le prolétariat en tant que classe peut aussi développer et imposer son propre système d’interprétation de la réalité, soit sa propre science.

Les expériences révolutionnaires réussies (les expériences cubaine, chinoise, soviétique et vietnamienne, entre autres) ont montré que cette science doit être conçue de façon à comprendre les contradictions du capitalisme et à agir sur elles, avec des éléments idéologiques capables de surmonter ce dernier. On ne connaît pas aujourd’hui une conception plus appropriée à cette fin que celle fondée sur le matérialisme historique, dont le développement conséquent a été, disons-nous, la science critique. Parce que le matérialisme historique comme philosophie de l’histoire permet de combiner la connaissance à l’action : il est lui-même action. Le prolétariat actuel doit par conséquent promouvoir la lutte dans laquelle coïncident la théorie et la pratique, thèse que nous avons déjà acceptée comme valide lorsque nous avons étudié le concept de praxis[34].

Le problème constant dans ce travail réside dans la façon de définir et déterminer ce prolétariat en tant qu’acteur de l’histoire, en y incluant les intellectuels qui auraient adopté l’idéologie prolétarienne. Il n’a pas été résolu. À la ville comme à la campagne, il y avait des groupes qui étaient, évidemment, des prolétaires objectifs, et c’est avec eux que le contact le plus intime a été établi. On a voulu reconnaître leur sagesse populaire et leur sens commun, pour voir si, sur cette base, il était possible de développer leur propre science ; cela n’a donné aucun résultat tangible. Il existait certes une interprétation paysanne et ouvrière de l’histoire et de la société, et comme elle provenait des entrailles du peuple travailleur, du souvenir des anciens informateurs, de sa tradition orale et de ses propres coffres et archives, c’était une interprétation différente de l’interprétation bourgeoise consignée dans les livres d’histoire. On a connu des cas encourageants où des cadres paysans ont mis par écrit leurs nouvelles conceptions idéologiques. Ces écrits ont eu un effet positif sur la politisation et la création de conscience prolétaire chez d’autres camarades, et ont servi à ébaucher une « science populaire », comme on l’a appelée en 1972.

Cependant, en général, la voix des bases avait des accents très traditionnels qui reflétaient le poids de l’aliénation par le système capitaliste : il s’agissait nécessairement de personnes formées et corrompues par la société capitaliste. Même les cadres les plus avancés ont parfois démontré ne pas avoir une conscience claire de leur action dans l’histoire, et encore moins la capacité d’articuler une interprétation scientifique de leur propre réalité ni la projeter dans l’avenir.

Ce sont finalement, avec une impatience caractéristique, les chercheurs actifs et leurs alliés intellectuels qui ont défini ce qu’ils souhaitaient voir se constituer comme une « science populaire », en opposition à la science bourgeoise, et qui ont injecté leur propre définition intellectuelle dans le contexte de la réalité. Cela revenait un peu à chercher un fantôme : comme il n’y en avait pas, ils l’ont créé. Le résultat en a été une application spéciale du concept d’insertion dans le processus social, pour « mettre la connaissance au service des intérêts populaires », et non pas, avant tout, d’extraire des conditions objectives du prolétariat, ce qui aurait été théoriquement plus correct[35]. Néanmoins on en est arrivé à proposer et à appliquer des modèles coopératifs de recherche avec les groupes prolétaires de la campagne, et ces derniers ont joué un rôle actif dans la solution à ce problème. Dans tous les cas, face à l’ampleur du problème réel, les fondements de l’orientation et de la validation du travail de terrain et de la quête scientifique ont continué d’être ceux du matérialisme historique et de la praxis qu’il sous-entend. Puisque le matérialisme historique était le patrimoine presque exclusif des chercheurs actifs et des intellectuels engagés, ceux-ci n’ont eu d’autre choix que de le faire connaître et de le diffuser au sein de la base en tant qu’idéologie, ce qui a mené à adopter comme « catégories médiatrices spécifiques » celles qui, de manière classique figurent comme les postulats généraux du marxisme. De sorte que ce qu’on a appelé « science populaire » a dû être un calque idéologique d’une des thèses générales du matérialisme historique, telles que développées dans divers contextes et différentes formations sociales, c’est-à-dire qu’elle s’est retrouvée dans la plus grande forme historique du dogmatisme, la mimèsis[36].

Ce transfert de concepts et de catégories donnés a donné de bons et de moins bons résultats. Dans la pratique, on n’a ressenti aucun enrichissement d’une « science du prolétariat », parce que ce que l’on avait anticipé comme « science populaire » n’a pas réussi, à cause du dogmatisme, à refléter fidèlement les réalités objectives observées, et les a parfois déformées ou obscurcies, comme dans les discussions entre les chercheurs et d’autres, sur le rôle et les fonctions de l’avant-garde révolutionnaire, le dogme des cinq modes de production, la survivance de la féodalité en Colombie et sa relation avec la formation sociale, le déterminisme économique et la caractérisation de la société. Ces discussions, souvent, ressemblaient à s’y méprendre à un dialogue de sourds. Un résultat ambigu comme celui-ci aurait pu être anticipé : il semble que la condition historique et sociale des masses colombiennes n’est pas en mesure de former et d’enrichir l’ensemble complexe scientifique et culturel propre des intérêts des classes travailleuses (face à la bourgeoisie) en tant qu’acte d’un sujet historique capable de produire l’avenir en anticipant son résultat, c’est-à-dire capable de voir et de comprendre la réalité concrète du présent et de construire ainsi, consciemment, sa propre histoire. Il ne fallait pas se faire des illusions quant au matériel humain dont on disposait (bien qu’on tendait à l’idéaliser), et les options de l’aléatoire se trouvaient trop étroitement conditionnées par le système traditionnel : la révolution, en effet, ne se fait pas en un jour, et les déficiences humaines des bases et de leurs cadres n’ont cessé de se manifester de manière coûteuse[37].

De sorte que l’expérience de recherche d’une « science du prolétariat » est demeurée orpheline et sans réponse, dans l’espoir que de nouveaux échanges, contacts et efforts éducatifs diminuent l’effet de l’ignorance et de l’aliénation tant chez le prolétariat que chez les intellectuels, pour leur permettre de faire un saut qualitatif qui leur permette de construire cet avenir et cette science, et les libère politiquement[38]. D’où la responsabilité renouvelée de clarification et de critique qui incombe aux cadres révolutionnaires contemporains dans la praxis, parce que, comme le signalait Hobsbawm, si les intellectuels n’ont pas nécessairement un rôle décisif, les classes travailleuses ne pourront pas non plus faire la révolution sans eux, encore moins contre eux (Hobsbawm, 1973 : 264, 266)[39].

Sur le sujet et objet de la connaissance

Comme nous l’avons vu, selon le paradigme de la science sociale, la différence entre sujet et objet peut se réduire dans la pratique de la recherche. L’expérience colombienne de recherche-action tend à vérifier cette thèse, qui, à vrai dire, n’est pas nouvelle : Hegel avait déjà expliqué comment, dans l’idée de la vie, le dualisme du sujet et de l’objet est dépassé par la connaissance, dans une synthèse, qui se fait en réduisant le second au premier (Hegel, 2007 – tome II : 671-674). En conséquence, le travail sur le terrain dans les régions colombiennes étudiées n’a pas été conçu comme une simple observation expérimentale, ou comme une simple observation avec les outils habituels (questionnaires, etc.), mais également comme un « dialogue » entre personnes intervenantes qui participeront ensemble dans l’expérience de recherche vue comme une expérience vitale, qui utiliseront de façon partagée l’information reçue et prépareront et autoriseront la publication des résultats de façon tactique et utile pour les objectifs des mouvements impliqués[40].

La possibilité d’une telle compréhension entre personnes d’origines, de formation et souvent de classe sociale différentes s’est produite lorsque la personne la mieux préparée a modifié la conception de son rôle — à savoir de cadre ou de chercheur — et a adopté une attitude d’apprentissage et de respect vis-à-vis de l’expérience, du savoir et des besoins de l’autre, en étant prêt en même temps à accepter qu’on « exproprie » sa technique et sa connaissance. Cette attitude de compréhension a entraîné des conséquences politiques positives, comme cela a été constaté sur le terrain. En effet, des erreurs politiques par excès d’activisme ou par ignorance ont été évitées lorsque le niveau réel de conscience de la situation (des membres des communautés de base) a été pris en considération comme point de départ pour l’action, et non le niveau du cadre en tant que tel, dont la conscience pouvait être bien plus développée que celle des bases[41].

On a essayé en outre d’éviter (pas toujours avec succès) des décisions unilatérales ou verticales qui pouvaient sentir le paternalisme et qui, tout à coup, auraient pu être de nouvelles formes d’exploitation intellectuelle et politique des masses, formes qu’on voulait combattre à tout prix.

La recherche ainsi conçue — qui était en partie « auto-recherche » — a mené à une division du travail intellectuel et politique qui a pris en considération les niveaux de préparation, en évitant la discrimination ou l’arrogance des cadres. Par exemple, l’analyse quantitative était faite par un cadre avancé, alors que l’entrevue directe, l’enregistrement avec les personnes âgées, la recherche de documents et de portraits anciens dans les coffres des familles, ou la photographie pouvaient être faites par d’autres, moins formés. L’aspect principal était la participation à part entière des personnes intéressées au travail et la connaissance et la maîtrise de la recherche, et de ses fins, dans ces cas, essentiellement par l’organisation syndicale. C’est ainsi que le travail a été fait sur le terrain avec des résultats qui ont dépassé les attentes. Dans de nombreuses situations motivées par la nature des luttes vécues, il n’aurait pas été possible de poursuivre des études ni d’acquérir des connaissances sans cette approche « dialogique », qui réduisait les différences entre le sujet et l’objet de la recherche.

Comme les études ainsi faites n’étaient pas de simples exercices intellectuels, mais qu’elles étaient conditionnées à la pratique politique directe ou indirecte, elles ne pouvaient pas être vues seulement comme étant le produit d’une synthèse entre sujet et objet. Il fallait les voir comme un exercice convenu entre sujets et objets actifs qui partageaient l’expérience dans un même processus historique, comme un seul sujet. Par conséquent, il fallait poser le problème du sens de l’insertion au sein du processus historique et de son effet politique sur les masses et sur ses propres organismes.

En général, l’expérience colombienne laisse entrevoir qu’il est possible que des chercheurs isolés mènent à bien ce type de recherche-action lorsqu’elle est faite en fonction des intérêts objectifs des bases ou de leurs syndicats ; mais qu’évidemment, son effet politique tombe dans le vide lorsque le travail ne s’aligne pas avec celui des partis ou organisations politiques, ou lorsqu’il n’est pas directement parrainé ou encouragé par ses chercheurs militants. Compte tenu du danger que cette ambiguïté pouvait représenter lorsque les chercheurs actifs se sont éloignés de cette règle, des accusations de « spontanéisme » ont été portées et la jalousie partisane a souvent aggravé des situations ou autorisé une forme de persécution, de maccarthysme ou de « cannibalisme » à l’endroit des cadres et chercheurs que l’on estimait responsables.

Ce chaos produit par le sectarisme partisan, d’une part, et le désir spontané et individuel de participer au processus révolutionnaire, de l’autre, a créé des pressions pour répondre à l’impasse politiquement, c’est-à-dire pour que les chercheurs se constituent à leur tour en groupe politique. Mais, même si des démarches ont été faites dans ce sens, à la longue cela n’a pas été possible pour différentes raisons : a) les différences à propos des appareils de communication (notamment la revue Alternativa), ont mené à une dramatique scission dans ces groupes, avec des effets publics négatifs ; b) les bases paysannes et ouvrières ont également subi une division interne qui a approfondi les contradictions liées aux interprétations tendancieuses et personnalistes sur le travail régional et l’origine économique des contributions ; c) au moment de la décision, certains d’entre nous avons opté pour faire pencher la balance et garder les distances en soulignant le rôle du chercheur engagé dans le processus et non le rôle du politicien pragmatique et calculateur que pouvaient exiger les circonstances. De toute façon, de tels dilemmes et tentations ont simplement confirmé l’importance fondamentale, également déjà acceptée, que c’est dans ces activités théoriques pratiques de l’organisation que se développe tout le potentiel révolutionnaire.

On sait que du point de vue des principes orthodoxes du marxisme-léninisme, « l’organisation est la forme de médiation entre la théorie et la pratique » (Lukács, 1975 : 312 ; Gramsci, s. d. : 76 ; Mandel, 1974 : 61). Par conséquent, l’organisation est celle qui devrait savoir, en fin de compte, comment mettre en oeuvre la recherche, quand et avec qui, car c’est celle qui maîtrise les options concernant la tactique et joue avec l’aspect aléatoire du changement dans les conjonctures. Cette thèse est valable pour les organisations non fétichistes qui accordent de l’importance à la recherche, parce qu’elles appliquent correctement le principe léniniste selon lequel « sans théorie révolutionnaire, on ne peut pas avoir d’action révolutionnaire » et le maoïste selon lequel « celui qui n’a pas fait de recherches n’a pas le droit de donner son opinion » (Mao Tse-tung, 1968c : 9 ; Colletti, 1976 – partie II). Cependant, dans le cas colombien, on sentait souvent qu’il n’y avait qu’une reconnaissance rituelle de tels principes, et que presque toutes les énergies et les ressources organisationnelles étaient consacrées à l’action directe. Une telle solution, bien que respectable de plusieurs points de vue, ne semblait pas convenir au processus révolutionnaire en général, notamment dans ses aspects stratégiques de création d’une contresociété forte et convaincue. Mais le processus nous a appris que : les coups successifs d’un ennemi d’une classe mieux informée grâce à l’étude et à la recherche scientifique ont conduit certains de ces groupes activistes et partis à revoir leur position. Dans ces cas, l’expérience a mené en Colombie à des formes plus mûres de médiation entre la théorie et la pratique, qui ne peuvent plus ignorer les principes méthodologiques de la recherche-action et de la science sociale critique, tels que décrits ici.

Le fait de se plonger dans le savoir populaire et l’échange et l’expérience de base apparaissent comme une nécessité tactique. Le sens commun et la formation d’une opinion publique basée sur la conscience de classe et consciente de sa véritable histoire, sont des éléments à prendre sérieusement en considération étant donné les possibilités qu’offrent la création et l’enrichissement d’une éventuelle science du prolétariat. La compréhension dialectique du sujet-objet dans la praxis est au coeur de ce problème, en ce qu’elle prend en compte le développement social et politique des masses.

Comme on le sait déjà, le changement révolutionnaire et la construction de l’avenir ne sont pas possibles sans les bases organisées ; il n’est pas non plus possible sans acquérir les connaissances scientifiques nécessaires à ces tâches vitales. Mais cette connaissance continue d’être, tant bien que mal, la responsabilité des scientifiques. Évidemment, ce seront des scientifiques plus cohérents, efficaces et productifs, s’ils maintiennent l’équilibre, le rythme et la dialectique de cette opposition, et si l’organisation politique les stimule, les accueille et les respecte pour ce qu’ils sont.