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1. introduction[1]

Cet article présente une réflexion méthodologique à partir de l’expérience d’une étude de cas du réseau Tryspaces concernant les territorialités de jeunes Autochtones à Montréal, Québec, Canada. Il se concentre sur la création et la mise en place d’un cadre méthodologique qui a émergé d’une collaboration entre trois chercheuses aux origines et positionnalités différentes et avec des membres de la communauté autochtone de Montréal. Cette méthodologie, basée sur la cartographie participative, permet la cocréation de connaissances concernant la production sociale de l’espace urbain par de jeunes Autochtones. Ce processus de cocréation s’inscrit à l’intersection de la décolonisation des espaces urbains, des connaissances et de la recherche, et s’appuie sur un dialogue avec les savoirs territoriaux autochtones à travers la cartographie participative. Son objectif est la réalisation d’une recherche par et pour la communauté autochtone.  

Pour discuter de la création et de la mise en place de ce cadre méthodologique, nous commençons par exposer les enjeux théoriques liés aux approches décoloniales, tant des espaces urbains que des processus de recherche, et à la cartographie. Nous décrivons ensuite les étapes réalisées pour l’élaboration de cette méthodologie. Nous terminons par une discussion concernant les apports de cette méthodologie à nos compréhensions collectives des espaces urbains et des processus de recherche.

2. approches décoloniales de la ville et de la recherche

Notre travail collectif a commencé au printemps 2019, lorsqu’une des coautrices s’est rendue à Montréal en tant que doctorante invitée au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) à Montréal. Ángela est Muina-Muruy — deux Nations autochtones de l’Amazonie — du côté de son père et réalise un doctorat en études amazoniennes en collaboration avec des organisations autochtones concernant leurs territorialités dans le contexte urbain de Leticia, en Colombie. Elle avait été invitée par Stéphane, géographe et professeure en études urbaines à l’INRS, qui analyse l’autochtonisation des espaces urbains. Marie-Eve, anthropologue et sociologue, était également à l’INRS-UCS en tant que chercheuse postdoctorale travaillant sur Montréal comme lieu autochtone. Stéphane et Marie-Eve sont deux chercheuses non autochtones qui travaillent en collaboration avec des organisations et des personnes autochtones de Montréal.

C’est au cours de conversations avec ces personnes et organisations que s’est confirmé un intérêt pour des processus cartographiques dont l’objectif serait de visibiliser leurs territorialités urbaines. Dans une visée de décolonisation à la fois des représentations de la ville et de la recherche, nous avons rassemblé nos différentes perspectives et travaillé à la mise en place d’un processus participatif visant la cocréation de connaissances concernant les territorialités autochtones dans la ville de Montréal. Pour ce faire, il nous a d’abord fallu définir ensemble ce que l’on entendait par « décolonisation », dans nos contextes respectifs.

En Amérique dite « latine », plusieurs auteurs et autrices ont souligné que les sciences occidentales modernes ont cherché à monopoliser la production de connaissances — incluant les connaissances sur les milieux urbains — en imposant un cadre cognitif, évaluatif et normatif des « seules manières possibles » de connaître le monde (Golinski, 2003 ; Fals Borda, 1981). L’imposition de ce cadre cognitif, qui relève de la colonialité du pouvoir, de l’être et du savoir (Fernández et Sepúlveda, 2014 ; Quijano, 2011 ; Gómez-Quintero, 2010 ; Lander, 2000), implique aussi la tentative d’effacement des ontologies et épistémologies autochtones (de Sousa Santos, 2010 ; Escobar, 2008 ; Garzón, 2013). C’est relativement à ces constats quant au rôle des connaissances dans les structures de pouvoir et les hiérarchies coloniales, historiques et contemporaines (Mignolo, 2011), que se développent aujourd’hui des tentatives décoloniales en recherche et en production de connaissances (Mignolo et Walsh, 2018).

En Amérique du Nord, le colonialisme réfère à la violence de l’organisation sociale, politique et économique basée sur une structure capitaliste, raciste et patriarcale (Coulthard, 2014 ; Simpson, A., 2016). Décoloniser signifie donc de répondre à ces violences multiples. En d’autres termes, si la décolonisation implique le rapatriement des « territoires et des [projets de] vie autochtones » [traduction libre] (Tuck et Yang, 2012 : 1), elle doit également reposer sur les épistémologies et ontologies autochtones qui soutiennent ces projets de vie et relations aux territoires (Simpson, L. B., 2017). En ce sens, la conceptualisation de la colonisation et de la décolonisation par des auteurs et autrices autochtones de l’Amérique du Nord rejoint certains des éléments développés dans les Suds concernant la modernité et la colonialité du pouvoir.

En conséquence, nous définissions la décolonisation comme étant la (re)mise en place et en oeuvre de savoirs et de projets de vie autochtones en relation avec la Terre (Tuck et Yang, 2012 ; Corntassel, 2012 ; Simpson, L. B., 2017), ainsi que de subjectivités et de projets politiques qui se désengagent et se dissocient des épistémologies occidentales (Mignolo, 2011 ; de Sousa Santos, 2010 ; Mignolo et Walsh, 2018). La décolonisation ne représente pas une fin, mais plutôt un processus continu qui implique des dimensions collectives et individuelles et exige autant d’apprentissages que de dé-apprentissages.

2.1 Décolonisation des espaces urbains

Le géographe Edward Soja (1999, 2000) soutenait que les épistémologies modernes des villes ont privilégié l’historicité et la sociabilité sur la spatialité, laissant de côté l’analyse des relations qui s’établissent entre les êtres humains dans l’espace où se déroule leur vie quotidienne. L’ordre spatial colonial a par ailleurs associé les villes aux notions de progrès, de développement, de civilisation et de commerce (Porter et Yiftachel, 2019), exploitant un discours colonial de la différence qui, jusqu’à ce jour, rejette les Peuples autochtones hors du temps et de l’histoire « moderne » (Mignolo, 2011), en particulier dans les milieux urbains (Peters et Andersen, 2013 ; Dorries et al., 2019). Cette division coloniale de l’espace s’est en outre grandement appuyée sur la cartographie pour imaginer, matérialiser et contrôler l’espace (Brotton, 2014). Les villes, leurs représentations cartographiques et les processus d’urbanisation jouent un rôle clé dans le projet colonial. Les villes colonialistes (Guimont Marceau, Léonard et Ainsley-Vincent, 2023) ignorent les anciens centres urbains autochtones (Afanador-Llasch, 2018 ; Zárate et López-Urrego, 2018 ; Soares, 2010 ; Cobb, 2004 ; Yates, 2014) et ont été construites sur des territoires autochtones. Elles ont par ailleurs bénéficié des présences, des savoirs et du travail des Peuples autochtones pour leur établissement et leur croissance sur tout le continent (Arcila et Salazar, 2011 ; Weatherford, 1991). La cartographie a servi à reproduire les imaginaires géographiques coloniaux, ainsi qu’à concevoir et à matérialiser l’espace urbain et les processus d’urbanisation (Soja, 2000). Cependant, loin d’être uniquement des lieux de colonisation, les villes ont fait et continuent de faire partie des territorialités, réseaux et relations autochtones (Dorries et al., 2019), et participent à l’histoire et aux réalités contemporaines des Peuples autochtones (Guimont Marceau, 2020 ; Howard et Proulx, 2011 ; Edmonds, 2010 ; Newhouse, 2003).

La relation entre l’ordre spatial colonial soutenant la dépossession matérielle et symbolique des Peuples autochtones, ainsi que leur existence et résistance continue dans les espaces urbains, appelle la remise en question des épistémologies et des méthodologies avec lesquelles nous étudions et représentons les villes (Shields, Moran et Gillespie, 2020 ; Marcos, 2018 ; Vásquez-Fernández et al., 2017 ; Fast et al., 2017). En d’autres termes, il est nécessaire d’adopter des approches qui reconnaissent la façon dont les connaissances et les pratiques sociospatiales autochtones sont à la fois des contributions importantes à la construction quotidienne des espaces urbains, et des alternatives significatives en termes d’interruption des imaginaires urbains coloniaux (McClintock et Guimont Marceau, 2022). Le développement de cadres méthodologiques décoloniaux pour la recherche avec les Peuples autochtones (urbains) devrait tenir compte des liens constitutifs entre les projets coloniaux et la production d’espaces urbains, mais également de la colonialité de la recherche elle-même.

2.2 Décolonisation de la recherche

L’appel à une décolonisation de la recherche et des rapports de pouvoirs coloniaux qui s’y inscrivent a pris une ampleur incontournable à la suite des écrits de la chercheuse Ngāti Awa et Ngāti Porou iwi Linda Tuhiwai Smith (1999) qui soulignait la nécessité d’un changement majeur dans la production des connaissances concernant les Peuples autochtones et défendait un processus de décolonisation de la recherche qui s’appuie sur des modes autochtones de connaissances. Après cette publication et en réponse à la colonialité de la recherche, de nombreux chercheurs et chercheuses autochtones d’Amérique du Nord ont élaboré ou visibilisé des méthodologies de recherche qui reconnaissent la nature relationnelle des ontologies et épistémologies autochtones (Kovach, 2009 ; Wilson, 2008). La connaissance y est posée comme étant relationnelle puisqu’elle émerge des relations entre les humains, la Terre, les territoires, les non-humains, les idées, etc. (Wilson, 2008). En Amérique latine, le courant de la décolonialité en recherche a mené à des approches basées sur des dialogues entre les systèmes de connaissances, afin de confronter leur hiérarchie coloniale (de la Cadena, 2006 ; Argueta et Perez, 2019 ; Walsh, 2012 ; Beauclair, 2015). La nature relationnelle de la connaissance y est aussi reconnue (Pérez et Argueta, 2022).

Ces deux courants se rejoignent dans leur approche de décolonisation de la recherche. Ces approches demandent la mise en place de cadres méthodologiques qui dégagent l’espace nécessaire à l’expression d’une variété de connaissances, y compris celles émanant d’expériences de vie qui ont généralement été sous-évaluées dans les épistémologies occidentales (Merçon et al., 2014). De tels processus permettent de construire de nouvelles formes de connaissances sur la base de relations plus égalitaires et respectueuses de la diversité culturelle et des différentes formes de connaissances et modes de vie qui coexistent en milieu urbain.

Concrètement, l’application de ces approches méthodologiques peut passer par des méthodes de recherche-action et de recherche participative qui déstabilisent la hiérarchie entre les chercheur·euse·s « expert·e·s » et les communautés étudiées, et comportent une visée de justice sociale. La coconstruction ou cocréation de connaissances (de Leeuw, Cameron et Greenwood, 2012) est reconnue comme un processus qui non seulement produit des connaissances plus pertinentes reflétant davantage la complexité des situations sociales, mais aussi comme un processus qui soutient l’empowerment (autonomisation) des participant·e·s à la recherche reconnu·e·s comme cochercheur·euse·s. La cocréation de connaissances met l’accent sur l’aspect collectif du processus de recherche et sur les relations établies entre les cochercheur·euse·s afin qu’ils et elles « deviennent des témoins et des allié·e·s de leurs histoires collectives et individuelles » [traduction libre] (Bird-Naytowhow et al., 2017 : 4-5).

Nous avons opté pour une telle approche dans notre recherche avec de jeunes Autochtones de Montréal. La mise en place de méthodes de recherche et d’outils de communication qui cadrent avec une approche de cocréation de connaissances représente toutefois un défi. La cartographie participative, en tant que processus de recherche et outil de communication, nous a semblé pertinente afin de déconstruire les représentations coloniales de l’espace urbain et de visibiliser les expériences, connaissances et relations avec et dans la ville.

3. cartographie participative et contre-cartographie

La cartographie a joué un rôle stratégique dans les processus de colonisation, puisqu’elle a servi autant à imaginer l’espace qu’à le matérialiser et à le contrôler. Depuis les années 1970, toutefois, la cartographie participative est devenue un outil puissant pour cartographier ce qui est invisibilisé dans les cartographies conventionnelles, en se basant sur la participation de ceux et celles qui habitent les espaces (Chapin, Lamb et Threlkeld, 2005). Ces innovations cartographiques donnent du pouvoir à ceux et celles qui participent à la construction des cartes et se voient représenté·e·s dans les résultats visuels (Vichiato, 2022 ; Hunt et Stevenson, 2017). En plus des résultats cartographiques, les relations construites au cours de ces processus redonnent du pouvoir aux personnes exclues. Cette autonomisation ne concerne pas seulement leurs rôles politique et social, elle renforce également leurs relations avec leurs espaces de vie, ainsi qu’avec tout ce qui les constitue.

La cartographie participative est comprise comme la communication d’expériences et de connaissances spatiales par le biais de différents types de cartes, géographiques ou non. Elle représente un outil de communication, mais aussi un processus social qui sert la décolonisation de la recherche, et soutient la visibilisation et l’analyse des territorialités de groupes marginalisés (Palsky, 2013). En conséquence, elle est pratiquée par de nombreux groupes autochtones pour expliquer, réfléchir et (ré)établir leurs relations à la Terre et aux territoires, y compris dans des contextes urbains, à travers les Amériques (Hirt et Lerch, 2014 ; Engler, Scassa et Taylor, 2013 ; Berno et Sales, 2009)[2]. Ce type de cartographie est par ailleurs devenu un outil utile pour valoriser les savoirs autochtones (Remy, 2018 ; Pualani, Johnson et Hadi Pramono, 2012), ce qui contribue à démanteler les hiérarchies intrinsèques à la colonialité. Depuis les années 1960 et 1970, des Nations autochtones du Canada utilisent la cartographie pour soutenir leurs revendications, un mouvement qui a aussi pris racine en Amérique latine à partir des années 1990 (Hirt, 2009). Puisqu’il s’agit généralement de produire des cartes de façon collective afin de créer des outils de contestation politique, le mouvement de cartographie participative autochtone est souvent associé à la contre-cartographie (Peluso, 1995).

À l’instar de Eades et Zheng [traduction libre] (2014 : 81), nous définissons la contre-cartographie comme la création « d’espaces alternatifs de représentation » servant à contrecarrer les héritages coloniaux et les espaces hégémoniques. La contre-cartographie utilise les cartes comme stratégie de communication pour visibiliser et valoriser des connaissances et des pratiques sociospatiales « autres » que « coloniales-modernes ». Elle implique également l’utilisation de méthodes participatives ayant des objectifs explicites de justice sociale et spatiale (Orangotango Kollektiv+, 2018).

Les chercheurs et chercheuses autochtones soulignent l’importance de (re)cartographier et d’analyser les spatialités autochtones contemporaines pour permettre aux Peuples autochtones d’exprimer leurs systèmes de connaissances spatiales, ainsi que leurs ontologies, pratiques et représentations spatiales (Pualani Louis, Johnson et Hadi Pramono, 2012). Ces cartographies soutiennent aussi la (ré)appropriation de leurs espaces et territoires (Goeman, 2013 ; López-Urrego, 2010). Reconnaissant que la cartographie autochtone a précédé la cartographie coloniale dans les Amériques, la cartographe cheyenne Annita Lucchesi (2018) envisage la contre-cartographie autochtone contemporaine comme un travail décolonial qui implique la récupération de connaissances et la réinvention de moyens et de pratiques pour exprimer ces connaissances. Cette cartographie décoloniale autochtone vise à raconter « les histoires autochtones de façon significative […] à notre manière » [traduction libre] (Lucchesi, 2018 : 21-22). Par conséquent, bien que la cartographie ne remplace pas les actions visant à restaurer les relations autochtones avec la Terre et les territoires, elle représente un moyen de (ré)inscription, de visibilisation et d’autonomisation de ces relations.

Si les cartes offrent des possibilités de résistance et de résurgence pour les Peuples autochtones, de nombreux auteurs et autrices mettent en garde contre l’utilisation de langages cartographiques ancrés dans la logique coloniale (Hunt et Stevenson, 2017), soulignant ainsi les limites de la cartographie « conventionnelle » pour exprimer les connaissances et les expériences spatiales autochtones (Éthier, 2020 ; Thom, 2009). À plus forte raison sachant que ces dernières sont souvent exprimées et transmises par des récits, des chants, des danses, des prières et des performances plutôt que sous une forme écrite ou dessinée (Lucchesi, 2018 ; Remy, 2018 ; Pearce et Pualani Louis, 2008).

Il nous fallait donc prendre en considération quel ou quels langages seraient utilisés, pour faire place à quelles ontologies et épistémologies spatiales dans notre processus de recherche. Différentes conceptualisations de la cartographie autochtone ont nourri nos discussions. Dans le contexte amazonien et dans la langue Muruy, le mot « carte », enirue joreño, peut être traduit par « l’esprit ou l’âme de la Terre ». Cette dénomination repose sur la conception qu’ont les sociétés Muruy-Muina de leurs territoires, qui sont construits grâce à la pratique de savoirs et les relations entre la spiritualité intangible (esprit ou âme) et la spiritualité tangible (Terre) (Farekatde et López-Urrego, 2022). En Amérique du Nord, la chercheuse Nishnaabe Leanne Betasamosake Simpson (2011) décrit le territoire comme étant constitué de relations intrinsèques et intimes au sein d’un écosystème local ; des relations qui peuvent changer au fil du temps et des générations. Elle conçoit donc les processus de cartographies autochtones comme s’appuyant sur « des récits, chansons et prières pour réinscrire les mémoires historiques et revitaliser leurs anciennes relations de réciprocité avec leur territoire et leur manière de vivre » [traduction libre] (Simpson, 2017 : 14).

Nous avions donc la volonté d’élaborer un processus de cartographie participative qui créerait un espace permettant de représenter ces « âmes de la Terre », leurs relations intimes au sein d’un écosystème urbain, de même que leurs relations toujours changeantes et mobiles avec les espaces et les lieux. Notre approche ne visait pas la définition d’un territoire aux frontières fixes d’une ou de plusieurs Nations, mais plutôt la visualisation de l’enchevêtrement de diverses territorialités, émergeant des relations entre les territoires, les humains et les non-humains. Cette approche des territorialités admet que de nombreux Peuples autochtones peuvent avoir des relations avec les mêmes lieux et espaces, dans une perspective relationnelle partagée, d’où l’importance de mettre en place des outils — les cartes — qui permettent de communiquer ces diverses relations et de les partager. Cela permet de reconnaître une diversité de territorialités pour les personnes autochtones qui sont nées, vivent ou sont de passage dans des centres urbains. La grande mobilité dont les jeunes Autochtones font preuve (Côté et al., 2015) enrichit largement leurs territorialités qui, loin d’être en porte-à-faux avec les territoires traditionnels autochtones, les incluent et les complètent par une diversité de lieux, de relations et de pratiques qui les inscrit dans différents espaces physiques (incluant virtuels) et sociaux.

L’organisation d’un atelier nous a obligées à réfléchir à la mise en pratique des principes théoriques et méthodologiques présentés jusqu’ici et aux enjeux concrets liés aux processus de cartographie participative. Nous sommes toutes trois issues de disciplines différentes et avons des expériences variées avec la cartographie. Ángela est spécialisée en systèmes d’information géographique et possède une vaste expérience de l’utilisation de processus participatifs avec des communautés autochtones de la Colombie afin d’illustrer les relations de ces communautés avec les territoires, ainsi que les connaissances diverses qu’elles en ont. Marie-Eve est anthropologue et avait surtout utilisé les cartes comme outil de mobilisation des connaissances, incluant des cartes interactives en ligne qui communiquent des récits et des réalités alternatives d’un territoire. Stéphane, quant à elle, est géographe et avait une approche plus individuelle de la cartographie, avec l’utilisation de cartes mentales comme moyen alternatif ou complémentaire à des entretiens, pour comprendre les représentations d’espaces sociaux.

Fortes de nos expériences, des problématiques abordées dans nos projets de recherche et des conversations établies avec différentes personnes et organisations autochtones de Montréal, nous avons donc proposé un premier atelier de cartographie visant à explorer l’intérêt et les modalités possibles pour développer un projet de recherche. Ce premier atelier se voulait à la fois une façon d’établir les bases relationnelles et méthodologiques d’un projet de recherche, et une offre d’introduction à la cartographie pour de jeunes Autochtones qui pourraient ensuite développer leurs propres projets cartographiques. Nous avions conçu cet atelier en plusieurs étapes, mais les participantes[3], par leur engagement, en ont modifié le déroulement et ont posé les bases d’un processus de cocréation qui sera éventuellement encadré activement par les participantes devenues des cochercheuses.

4. la mise en place d’une méthodologie décoloniale

L’organisation de l’atelier Re-présenter les territorialités de jeunes Autochtones à Montréal/Tiohtià : ke, à l’automne 2019, était donc une première étape dans un processus de recherche qui reconnaît que Montréal est un territoire autochtone non cédé. Tiohtià : ke est son nom dans la langue de la nation Kanien’kéha : ka qui est reconnue comme étant la gardienne de ce territoire n’ayant jamais fait l’objet de traité et avec lequel plusieurs Nations autochtones ont des relations depuis des temps immémoriaux. Décoloniser nos représentations de Montréal, une ville à laquelle les Peuples autochtones ont toujours contribué (Musée McCord, 2011), impliquait d’abord de reconnaître les impacts matériels et symboliques de la colonisation pour les Peuples autochtones qui y vivaient et pour ceux qui y vivent toujours. La ville abrite une diversité de Premières Nations, d’Inuits et de Métis, ainsi que des Peuples autochtones de toutes les Amériques et d’ailleurs. Plusieurs lieux et évènements marquent le paysage culturel et organisationnel autochtone de Montréal et plus de 50 organisations (RÉSEAU, 2013) y fournissent une variété de services.

Cependant, les expériences des jeunes Autochtones dans les espaces urbains demeurent invisibilisées, de même que les lieux qui leur sont significatifs et ceux qui font partie de leur vie quotidienne. Nous nous intéressions donc à leurs perceptions, connaissances et expériences, à partir de leurs propres façons de vivre la ville et de prendre part à la production de ses espaces. En utilisant la cartographie participative pour témoigner de leurs lieux et espaces, notre objectif était de contribuer à la visibilisation de leurs territorialités.

Il nous semblait important de mettre l’accent sur les territorialités, comprises comme les relations sociospatiales que nous entretenons avec et dans les espaces, afin de prendre en compte les lieux, les itinéraires et les expériences quotidiennes, sans être cantonnés à une notion matérielle du territoire, un espace physique délimité par des frontières fixes. La notion de territorialité se rapproche en outre des définitions fluides proposées dans la section précédente. Les territorialités permettent d’appréhender les relations puisqu’elles sont co-construites avec les autres (Echeverri, 2004).

Nous visions également à décoloniser les processus de création des connaissances à l’aide d’une approche participative et relationnelle faisant place à l’expression d’une diversité de perspectives. Cette approche est basée sur la réciprocité et le respect qui permettent la création et l’approfondissement de relations, ainsi que sur la posture de cochercheuses adoptées par les participantes. Une telle approche s’éloigne d’une perspective de la science dans laquelle le ou la chercheur·e demeure l’expert·e et impose une démarche basée sur des connaissances et des méthodes spécifiques. Les participantes, ou cochercheuses, demeuraient les expertes en termes de connaissances, de récits et d’expériences qu’elles souhaitaient partager pour exprimer leurs territorialités. Elles pouvaient également décider de la forme par laquelle les représenter. Nous avions conçu l’atelier comme un espace où les cochercheuses créeraient leur propre carte, à partir de leurs ontologies et épistémologies en relation avec leurs spatialités. Nous envisagions ces cartes comme des moyens de communication de leurs pensées et de leurs connaissances, des supports qui faciliteraient la cocréation de connaissances sur les territorialités autochtones tissées avec le milieu urbain. Nous tablions sur la mise en partage de ces cartes pour créer un échange entre différentes représentations d’un espace commun, qui nous conduirait éventuellement à de nouvelles compréhensions, sur la base des contributions de chacune. Afin de mettre en application nos principes méthodologiques, nous devions concevoir un environnement sécurisant et favorable à un processus décolonial.

4.1 Mettre nos principes en pratique

En dépit de notre volonté de travailler le plus possible avec et au sein de la communauté autochtone, nous nous sommes heurtées au fait que les organisations autochtones font face à un manque d’espace pour conduire leurs propres activités et à une sur sollicitation pour participer ou collaborer à des projets de recherche. Dans ces circonstances, nous avons choisi de camper notre premier atelier dans les locaux de notre institution, tout en étant conscientes qu’il ne s’agissait pas de l’endroit idéal pour accueillir de jeunes Autochtones étant donné l’historique colonial lié aux universités. Nous pensons que cela peut expliquer la faible participation que nous avons eue : une douzaine de personnes se sont montrées intéressées, mais nous avons fini par réaliser l’atelier avec quatre jeunes Autochtones[4]. Le choix du lieu peut avoir influencé la participation moins importante, de même que le fait que les personnes qui ont pris part à l’atelier provenaient toutes d’une tranche particulière de la population, soit des femmes initiées au monde universitaire et à la recherche[5]. Sachant que les jeunes Autochtones sont fortement sollicités pour participer à des activités et qu’une certaine méfiance subsiste par rapport à la recherche, et puisqu’il s’agissait d’un premier atelier exploratoire, cette participation est néanmoins satisfaisante. Ce groupe plus restreint nous a, en outre, permis d’approfondir nos réflexions et de prendre le temps nécessaire à l’établissement de relations de confiance. Ces personnes se sont par ailleurs toutes engagées à plus long terme au sein du projet de recherche.

Malgré les limites du choix du lieu, il nous semble que cette démarche peut néanmoins contribuer aux méthodes décoloniales en ouvrant le cadre universitaire aux présences et savoirs autochtones. Plusieurs membres de notre institution qui ne participaient pas à l’atelier ont en effet été interpellé·e·s par un message qui leur avait été envoyé pour annoncer la tenue de l’atelier et pour les informer de l’utilisation de pratiques cérémonielles de fumigation. Des professeur·e·s, étudiant·e·s et employé·e·s ont eu diverses réactions et questions concernant les pratiques et approches autochtones, ce qui nous a permis d’ouvrir un dialogue sur la sécurisation et la sensibilisation culturelles au sein de notre institution.

En organisant l’atelier au sein de notre institution, notre premier défi demeurait toutefois de réussir à créer un espace sécurisant pour les cochercheuses. Nous avons donc invité une Aînée autochtone à se joindre à nous, afin qu’elle puisse soutenir un tel espace et partager ses propres connaissances et expériences en tant que membre de la communauté autochtone de Montréal. Grâce à ses pratiques et aux objets cérémoniels qu’elle a installés au centre de la salle, elle a largement contribué à créer un espace sécurisant et intime. Nous avons aménagé la salle de façon circulaire et l’avons rendue aussi accueillante que possible : décorée avec des images créées par d’autres membres de la communauté autochtone lors de projets précédents, éclairée de façon tamisée, animée par de la musique d’artistes autochtones pendant les périodes de création, etc. La forme du cercle, à la base de plusieurs ontologies autochtones (Sioui, 1999), était au coeur de notre rencontre. Nous avons également partagé un repas cuisiné par une cheffe autochtone pour le dîner. Le fait de disposer d’une journée complète a aussi permis de créer un espace-temps fertile. Les cochercheuses ont dit avoir ressenti un « décalage » entre l’ambiance à l’intérieur de notre salle de réunion et le reste de l’université. Nous avions aussi mis l’accent sur les questions éthiques afin de nous assurer que toutes les personnes présentes étaient conscientes qu’elles demeuraient propriétaires du matériel créé au cours de la journée et des récits partagés. Le formulaire de consentement qu’elles ont signé spécifie le niveau de reconnaissance ou d’anonymat qu’elles souhaitent pour les futures publications et outils de mobilisation des connaissances. Nous ne présentons ici que ce qu’elles ont accepté de partager.

Une cérémonie de fumigation a été réalisée pour entreprendre la journée et a été répétée au besoin tout au long de l’atelier, lorsque des souvenirs douloureux faisaient surface. Elle a également servi à clôturer la journée sur des réflexions concernant le travail qui reste à accomplir. L’Aînée a ouvert la journée en invitant les cochercheuses à commencer le travail sur le plan personnel, ce qui correspondait à notre objectif d’amener les expériences personnelles à un niveau collectif. Nous cherchions justement à souligner le fait que les histoires personnelles sont profondément enracinées dans les récits et les structures collectives qui nous concernent tous et toutes, Autochtones et non-Autochtones, partageant les espaces montréalais.

Nous avions prévu différentes activités, dont une présentation sur la contre-cartographie ; la création et le partage par chaque cochercheuse d’une carte mentale ; l’élaboration d’une carte collective ; ainsi qu’une introduction à la cartographie numérique. Toutefois, dans l’optique des approches participatives, seules les deux premières activités ont été réalisées, afin de respecter le temps et l’espace dont les cochercheuses avaient besoin pour les réaliser, et en fonction des intérêts qu’elles exprimaient. En d’autres termes, si nos premières discussions nous avaient amenées à concevoir l’objectif de l’atelier comme étant lié à la création d’une cartographie collective, ce sont les cartes personnelles des cochercheuses et le partage de leurs logiques et pratiques spatiales qui ont occupé l’espace et le temps dont nous disposions. Nous avons ainsi mis l’accent davantage sur le processus relationnel que nous vivions ensemble que sur la création d’un produit final. C’est sur la base de ces relations que nous avons pu développer un processus de recherche auquel ces cochercheuses ont décidé de participer par la suite, aux côtés d’autres jeunes Autochtones.La journée a débuté par une présentation des différentes définitions qui peuvent être données aux cartes, à la cartographie, au territoire et aux territorialités. Ángela a présenté comment les cultures Muina et Muruy conçoivent ces notions, ce qui a entraîné de nombreuses réactions des cochercheuses, particulièrement pour faire des liens avec leur ou leurs propres cultures dont elles reconnaissaient plusieurs aspects. Cette présentation a aussi donné lieu à une conversation concernant la colonialité de la ville et les relations avec les Peuples autochtones, la famille et la communauté, en milieu urbain, qui a inspiré les cochercheuses dans leurs réflexions et la création de leurs cartes.

Les cochercheuses ont ensuite travaillé à une création personnelle afin de représenter leurs territorialités en cartographiant leurs connaissances, expériences, récits, émotions et relations avec la ville à partir de divers matériaux (tissus, perles, papier, carton, crayons de couleur, etc.). Dans une perspective de coconstruction de connaissances, nous nous sommes placées, comme membres de l’équipe organisatrice, en tant que participantes à l’atelier, et avons, nous aussi, réalisé des cartes personnelles. Nous souhaitions ainsi déstabiliser, même de façon limitée, les relations de pouvoir entre « chercheuses » et « participantes », en nous considérant plutôt toutes comme des cochercheuses.

Nous avons ensuite ouvert un cercle de partage pour que chacune puisse montrer et raconter aux autres le fruit de son travail de réflexion et d’analyse. Pour écouter ces récits, nous étions assises autour d’une carte de Montréal à laquelle nous avions donné une forme circulaire (voir figure 1). Cette « désacralisation » de la cartographie officielle de Montréal visait à mettre en évidence d’autres représentations de l’espace. Elle nous a permis de nous approprier ce dernier et d’ouvrir la porte à une vision différente de son territoire. Elle a également remis en question l’autorité de la carte occidentale en tant qu’outil politique et conceptuel de la colonisation. Ce sont là quelques-uns des efforts que nous avons déployés dans l’organisation de l’atelier afin de décoloniser nos façons de faire et notre méthodologie.

Figure 1

Le cercle de partage des cartes individuelles

Photo Raphaëlle Ainsley-Vincent

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4.2 Entre processus et résultats

Notre atelier s’est donc concentré sur la création, par les cochercheuses, de cartes mentales exprimant leurs expériences, conceptions, sensations, sentiments, souvenirs, liens spirituels et connaissances de la ville. Elles ont matérialisé et partagé une cartographie de leurs relations personnelles et intimes dans et avec la ville. Notre objectif n’était pas d’analyser le contenu de ces cartes, mais de laisser place à une conversation autour des différentes logiques spatiales, des connaissances et expériences qu’elles expriment, afin d’établir les bases d’un projet de recherche qui les prendrait en considération.

Lors du cercle de partage, l’une des cochercheuses a ainsi raconté avoir cartographié sa généalogie liée à une Nation et à un territoire situé à l’extérieur de Montréal, ainsi que les différents lieux où elle a vécu et les établissements d’enseignement qu’elle a fréquentés et qui ont joué un rôle dans sa trajectoire identitaire. Si cette carte montrait deux géosymboles importants (le fleuve Saint-Laurent et le mont Royal), elle racontait surtout ses relations : familiales et avec la communauté autochtone de Montréal. Une autre cochercheuse a raconté avoir représenté les territorialités autochtones à l’aide d’un cercle rempli par des couches de différentes couleurs et textures. Elle a en outre mentionné se sentir en déséquilibre dans un contexte colonial comme celui de Montréal, ainsi que l’importance d’y trouver un équilibre. Elle a parlé de sa carte en se centrant sur les Peuples autochtones en tant que survivants qui, en raison de tout ce qu’ils ont survécu, ont développé une vision du monde fondée sur l’acceptation. Les différentes couches interreliées représentaient également le processus de recherche de similitudes entre les Peuples autochtones qui se retrouvent dans le même contexte urbain. Une cochercheuse a, de son côté, réalisé un collage représentant ses espaces, en commençant par le soi, puis son environnement, puis ses sentiments et émotions, le tout relié par une ficelle. Elle a expliqué essayer de trouver un équilibre dans ses relations avec et dans la ville, incluant les sentiments qu’elle lui procure, alors qu’il lui est toujours difficile de se voir et de s’identifier en tant que femme autochtone dans la ville. Une autre a créé une carte plus géographique en situant certains lieux sur un tracé de l’île de Montréal, mais l’a accompagnée d’un livret relatant des récits historiques et contemporains de traumatismes et de guérisons.

Si les cochercheuses étaient d’accord avec l’affirmation de l’une d’entre elles qui mentionnait que « l’espace est principalement constitué de connexions », elles ont toutes exprimé ces connexions selon leurs propres logiques et expériences. Elles ont surtout représenté des relations avec la ville dans son ensemble, plutôt qu’avec des lieux spécifiques. Leurs représentations incluaient des espaces au-delà de la ville elle-même, une multitude de relations sociales, incluant avec les ancêtres, ainsi qu’elles-mêmes, connectées à diverses dimensions spatiales de la ville — dimensions émotionnelles, spirituelles, historiques et environnementales. L’atelier a donné à chacune la possibilité de réfléchir à ses territorialités et de les exprimer d’une façon propre. Il a créé un espace et un temps afin que les cochercheuses se réapproprient leurs réalités sociospatiales et leurs relations à celles-ci.

Il est cependant devenu évident que les cochercheuses partageaient des connaissances et des expériences qu’il n’était pas toujours possible de géolocaliser ou qui auraient perdu leur sens en étant représentées topographiquement. Dans ce contexte, il ne nous a pas semblé pertinent de pousser pour la création d’une carte numérique collective comme nous l’avions d’abord envisagé. Grâce au leadership des cochercheuses, nous avons plutôt pris le temps de discuter des logiques spatiales exprimées et de la façon dont ces discussions collectives modifiaient notre rapport personnel à la ville. Une cochercheuse a souligné l’importance, pour elle, de prendre le temps de réfléchir à sa relation au territoire, en ville ; une autre a exprimé le fait que ce partage avec d’autres jeunes femmes autochtones l’aidait à se voir dans la ville et à affirmer davantage son identité. Même l’Aînée nous a dit, après l’atelier, ne plus percevoir la ville de la même façon à la suite de nos discussions.

Les cochercheuses ont donc modifié la méthodologie de départ, en exprimant vouloir prendre le temps nécessaire à la création et au partage de cartes individuelles et aux récits qu’elles permettaient de communiquer et de partager. Cependant, nous ne considérons pas comme un échec le fait de ne pas avoir réalisé, comme prévu, une carte que nous aurions pu numériser et télécharger sur Internet. Nous soutenons plutôt que la modification de notre méthodologie représente un résultat en soi, qui nous a permis de porter un regard différent sur la cartographie comme outil de communication des connaissances et expériences, ainsi que sur la ville elle-même et sur la recherche. Cette méthodologie nous a en outre permis de créer des relations à plus long terme et de poser les bases d’une recherche qui se poursuit actuellement avec les cochercheuses, auxquelles se sont ajoutés d’autres jeunes Autochtones de Montréal. Nos activités ont pris un tournant virtuel avec la pandémie et une série de rencontres en ligne se sont tenues à l’automne 2020, auxquelles deux des cochercheuses du premier atelier ont pris part, en plus de cinq nouvelles personnes. Une carte narrative du processus a été créée et mise en ligne en 2020[6]. Les cochercheur·euse·s ont ensuite voulu ajouter des voix au récit collectif, ce qui nous a amenés à poursuivre la démarche avec huit entretiens individuels menés en 2021. Au début de 2022, des cochercheur·euse·s, dont trois du premier atelier, ont formé un comité créateur qui a réfléchi à la façon de diffuser les récits individuels partagés et les compréhensions collectives de la ville qu’ils et elles ont codéveloppées. Les membres du comité se sont réunis pour développer un récit collectif, à partir d’extraits des récits partagés au cours de la démarche. Ce récit collectif est diffusé sur une plateforme virtuelle interactive en libre accès (carteconfluencesmap.com) afin que ces récits puissent rejoindre d’autres jeunes Autochtones et leur servir, comme l’avaient souhaité et décidé les membres du comité créateur.

5. discussion : mettre les relations au centre de la recherche

L’atelier a eu deux incidences qui nous semblent fondamentales dans un processus de décolonisation de la recherche et des réalités urbaines autochtones. Il a d’abord permis aux cochercheuses d’exprimer et de visibiliser leurs territorialités pour elles-mêmes, ainsi que les unes avec les autres, et de saisir les dimensions relationnelles de la production de l’espace urbain au sein d’un polylogue orienté vers la coconstruction de connaissances. Puis le processus s’est révélé un moyen pertinent de développer des relations, qui se poursuivent aujourd’hui, entre les cochercheuses et avec l’équipe de recherche.

5.1 Polylogue et cocréation de connaissances

Comme discuté plus haut, la mise en place de notre atelier s’est d’abord appuyée sur une conversation entre les coautrices, provenant de différentes disciplines et régions du monde, quant à la décolonisation, aux réalités autochtones urbaines et aux approches de cartographie participative. L’atelier a ensuite ouvert cette conversation aux cochercheuses qui en ont modifié la méthodologie et ont participé à créer de nouvelles connaissances concernant leurs territorialités. Nous en venons ainsi à concevoir qu’un des résultats importants de l’atelier fut la mise en place d’un polylogue, soit l’interaction hétérogène de plusieurs voix et l’échange horizontal de multiples perspectives et connaissances produites dans différents contextes et disciplines (Pulido, 2015). L’atelier s’est ainsi révélé un espace d’expression pour une multitude de subjectivités, de voix et d’expériences, dans un polylogue qui remet en question les hiérarchies entre savoirs académiques « experts » et savoirs autochtones, en visibilisant et en valorisant les présences et récits de chacune.

L’une des cochercheuses, alors qu’elle considérait les diverses cartes personnelles réunies autour de la carte topographique de Montréal, s’est ainsi exprimée : « Il peut y avoir plusieurs cartes dans une même carte. » San Pedro (2013, 2017) souligne que ces processus de « tressage de récits » représentent une forme de résistance pour les individus, mais aussi pour les collectivités autochtones, en remettant en question les récits dominants. Ainsi, en partageant leurs expériences et connaissances individuelles de la ville à travers le polylogue qui prenait forme, c’est une perspective collective que les cochercheuses tissaient. Le polylogue a permis de nous engager avec les présences autochtones urbaines, individuelles et collectives, dans toutes leurs diversités, nuances et complexités, en créant un espace de résistance à l’exclusion matérielle et symbolique normalisée des Peuples autochtones dans les espaces urbains.

Le processus a donc laissé place autant à l’intime qu’au collectif, aux souvenirs et à l’oralité, tout en reconnaissant les épistémologies autochtones actuelles de manière à permettre aux nouvelles générations de définir leurs territorialités, maintenant et pour les futures générations (Shields, Moran et Gillespie, 2020 ; Tuck et McKenzie, 2015 ; Goeman, 2013). Le partage de ces représentations spatiales entre pairs et entre générations — avec la présence d’une Aînée — constitue par ailleurs un outil précieux de (re)connexion avec les communautés, les savoirs, les pratiques et les protocoles (Éthier, 2020 ; McGurk et Caquard, 2020 ; Kidd, 2019). En nous concentrant sur le processus plutôt que sur le produit final, ainsi que sur la nature relationnelle des territorialités plutôt que sur l’étude d’un territoire aux frontières fixes, il a été possible de replacer leurs récits dans un contexte et une vision plus larges en termes de temporalité et d’espace, et de montrer comment ils s’inscrivent et se relient au sein d’histoires et de traditions partagées. Ce partage a permis aux cochercheuses de « se voir dans la ville », de réfléchir à leurs relations aux espaces urbains et de développer de nouvelles perspectives sur la ville. L’espace urbain est produit par des relations sociales (Soja, 2000), ce qui est particulièrement explicite dans les représentations basées sur des ontologies relationnelles comme celles des cochercheuses.

En accueillant les aspects performatifs (récits, poèmes, relations avec les ancêtres et généalogie, etc.) et en reflétant les ontologies et épistémologies spatiales autochtones, notre méthodologie a montré toute la profondeur des territorialités des cochercheuses (Lucchesi, 2018 ; Pualani Louis, Johnson et Hadi Pramono, 2012 ; Pearce et Pualani Louis, 2008). La cartographie sensible (Olmedo 2021) de ces territorialités a souligné leurs couches profondes, formées des multiples relations qui donnent forme et prennent forme dans les lieux et espaces du passé, du présent et du futur.

5.2 Création d’espaces relationnels

Le principal résultat de cet atelier repose sans doute sur les relations qu’il a permis de souligner, de créer et de développer. Les relations représentées sur les cartes, celles entretenues avec la ville et ses lieux, les relations qui ont servi à organiser l’atelier et les relations qui se sont nouées ce jour-là, formaient, ensemble, une « cérémonie de relations » (Bird-Naytowhow et al., 2017). Nos cercles de partage ont permis à chacune d’entre nous d’écouter, d’être écoutée avec respect et d’être en harmonie avec les autres. Comme le chercheur Opaskwayak Cree Shawn Wilson (2008) l’a bien montré, la recherche peut devenir une cérémonie au coeur de laquelle des relations, avec les humains et les non-humains, les territoires et les idées, sont créées et honorées, ce qui transforme les cochercheur·euse·s sur le plan personnel et collectif.

Castleden et ses collègues (2012) soulignent par ailleurs l’importance du développement de relations de confiance au sein d’un processus de décolonisation de la recherche qui remet en question les paradigmes de la recherche occidentale. Un tel processus doit laisser la possibilité aux personnes autochtones de déterminer leur niveau d’engagement et d’affirmer leur leadership dans la démarche. En prenant le temps d’écouter profondément et activement, de respecter le rythme de chacune, de questionner et d’ajuster notre processus de façon flexible dans une démarche réflexive, nous avons respecté ces principes.

Les relations créées ce jour-là ont, de surcroît, servi à établir un processus de recherche collaboratif à plus long terme. C’est tout le processus entourant la préparation, la réalisation et l’analyse de l’atelier de 2019 qui a servi à développer les relations et la méthodologie qui soutiennent encore la recherche à ce jour. Les jeunes Autochtones ont à plusieurs reprises souligné la richesse de cette méthodologie qui les place en tant que cochercheur·euse·s. Comme le souligne l’une d’elles : « Je pense que ça fait vraiment la différence entre la recherche plus coloniale et celle décoloniale d’avoir cet aspect relationnel, cette confiance » (Ibarra et al., à paraître). La création de relations de confiance nécessite un temps et un espace qui se retrouvent, malheureusement, en porte-à-faux avec les conceptions néolibérales du travail universitaire imposées dorénavant dans nos institutions (Larose, 2019) en nous éloignant des possibilités de comprendre autrement la complexité des processus et phénomènes étudiés.

Grâce aux relations créées lors de notre premier atelier, notre processus est devenu participatif à toutes les étapes de la recherche, de sa conception de la recherche et de sa méthodologie (lors du premier atelier) à la mobilisation des connaissances sur une carte interactive, un chapitre de livre et un livre à paraître, en passant par la collecte de données (les cartes et récits partagés de 2019 à 2021), et l’analyse de ces données (la mise en commun des récits, les compréhensions développées et le récit collectif tissé en 2022). Nouer des relations repose donc au centre de ce processus de décolonisation de la recherche où les relations de pouvoir sont déconstruites pour laisser place à la collaboration et à la cocréation de connaissances. Les approches autochtones replacent la relationalité des connaissances au centre des processus qui cherchent à les produire (Wilson, 2008 ; Kovach, 2009). Établir des relations respectueuses de chacun·e, qui s’appuient sur une responsabilité partagée face à la création de connaissances et à la décolonisation, devient, en soi, un résultat du processus de recherche. En tant que cochercheuses, nous sommes redevables à ces relations et à notre engagement à les entretenir et à poursuivre nos cheminements, individuels et collectifs, de recherche et de décolonisation.

conclusion

Cet article montre toute la richesse de processus de recherche relationnels. Il souligne le temps et l’espace, ainsi que les principes, nécessaires à la création de relations sur lesquelles repose la cocréation de connaissances et de compréhensions communes. Les relations développées au cours de l’atelier présenté dans cet article, qui ont mené à la modification de notre méthodologie vers la création d’un polylogue, sont des résultats importants en termes de reconnaissance de la recherche comme processus relationnel à long terme, de la cartographie comme outil de partage de récits, ainsi que des espaces urbains comme espaces autochtones. La richesse du processus relaté dans cet article repose sur ce polylogue et sur les relations développées comme cochercheuses et co-productrices des espaces urbains. Les différentes postures et identités mises en relation ont permis à un processus créatif et flexible de voir le jour et de renforcer la recherche collaborative. La flexibilité de notre approche a laissé libre cours à cette modification et a finalement permis de créer un espace où les cochercheuses ont réfléchi aux relations qui composent leurs territorialités et qui, en même temps, participent à la production de l’espace urbain. Le partage de connaissances a ouvert sur un polylogue dans lequel les récits des cochercheuses ont pris tout leur sens et dans lequel se sont développées des relations qui perdurent dans le temps, jusqu’à aujourd’hui. Pour reprendre les mots du chercheur Kamëntšá de Colombie William Mavosiy, le processus nous a permis de comprendre la puissance des relations qui tissent « la peau de tsbatsan mama », ce que dans notre langue coloniale nous appelons « territoire » (Mavisoy, 2018).