Abstracts
Résumé
Cet article, inspiré par une sociologie basée sur la phénoménologie herméneutique d’Alfred Schütz, établit les assises d’une sociologie du nationalisme vécu. Cette approche, nous avançons, permet de mieux examiner la signification de la nation telle qu’elle se constitue dans les activités du quotidien. Par l’entremise d’une analyse de cas, nous démontrons la pertinence empirique d’une sociologie du nationalisme vécu. En reconstituant le sens des actions qui sous-tendent les campagnes de marketing d’une brasserie belge, nous mettons en lumière la manière dont le fait national prend part à la marchandisation de bières. En plus de soutenir l’idée que nous vivons dans un monde de nations, la brasserie, nous argumentons, participe à l’aménagement d’une ère de nation branding ; ce moment où, au côté des États, les entreprises, par leur performance économique de la nation, construisent mais aussi profitent de la nation comme une marque.
Mots-clés :
- Nationalisme,
- Alfred Schütz,
- phénoménologie,
- marchandisation,
- nation branding
Abstract
Based on Alfred Schütz’s hermeneutic phenomenology, we lay the theoretical foundations for a sociology of lived nationhood. This approach, we argue, allows for a better understanding of the constitutive sense of nationhood in everyday activities. To substantiate this thesis, we use a case study to illustrate the empirical relevance of a sociology of lived nationhood. By reconstituting the meaning of actions involved in the development of the marketing campaigns of a Belgian brewery, we demonstrate how nationhood shapes the merchandizing of beer. In addition to supporting the idea that we live in a world of nations, we posit that the operations of this brewery participate in the development of a nation branding era, a point in time in which companies, by doing business with nationhood alongside states, help to build but also benefit from the nation as a brand.
Keywords:
- Nationalism,
- Alfred Schütz,
- phenomenology,
- merchandizing,
- nation branding
Resumen
Este artículo, inspirado en una sociología basada en la fenomenología hermenéutica de Alfred Schütz, establece los fundamentos de una sociología del nacionalismo vivido. Este enfoque, creemos, permite examinar mejor el significado de la nación, tal como ésta se constituye en las actividades cotidianas. A través de un análisis de caso, demostramos la relevancia empírica de una sociología del nacionalismo vivido. Al reconstruir el significado de las acciones que sustentan las campañas de mercadeo de una cervecería belga, destacamos la forma en que el hecho nacional participa en la mercantilización de las cervezas. Además de apoyar la idea de que vivimos en un mundo de naciones, argumentamos que la cervecería participa en el ordenamiento de una era de nation branding (marca nación). En un momento cuando, al lado de Estados Unidos, las empresas, por su desempeño económico en la nación, construyen pero igualmente aprovechan la nación como marca.
Palabras clave:
- Nacionalismo,
- Alfred Schütz,
- fenomenología,
- mercantilización,
- cervezas,
- nation branding
Article body
Il est devenu un lieu commun dans l’étude du nationalisme d’argumenter que la nation est une construction sociale (voir Brubaker, 2004 : 3). Les préoccupations épistémologiques découlant de ce consensus constructiviste mènent cependant certains chercheurs à une incapacité à rendre compte des dynamiques d’objectification de la nation (Brubaker et Cooper, 2010 ; voir Dufour, 2019 : 18-30). En se concentrant exclusivement sur les processus de construction de la nation et les (re)négociations entourant ce qui la définit, les multiples formes à travers lesquelles la nation façonne la vie des individus sont négligées (voir Wimmer, 2013 : 2). Sans déroger au consensus constructiviste du champ, nous présentons dans cet article une sociologie visant à mieux examiner l’expérience vécue du nationalisme en nous penchant, en guise d’exemplification, sur la marchandisation de produits.
Inspirés par la tradition phénoménologique développée par Alfred Schütz et ses successeurs, nous établissons dans un premier temps les assises d’une sociologie du nationalisme vécu (Poitras, 2013 ; Poitras, 2019) et la manière dont elle nous permet de mettre en lumière ce que nous qualifions de performance économique de la nation à l’ère du nation branding. Dans un deuxième temps, nous démontrons l’intérêt empirique d’une sociologie du nationalisme vécu en développant une étude de cas portant sur la mise en marché de bières. À partir de pratiques de marchandisation d’un brasseur belge, nous examinons la façon dont le fait national s’introduit dans le développement de campagnes de marketing visant à faire la promotion de bières. Nous argumentons que la propension de la nation à s’insérer au sein de produits et à circonscrire les marchés, voire à devenir marchandise, participe à une ère de nation branding. Dans un troisième temps, nous revenons sur la phénoménologie de Schütz et soutenons en quoi son oeuvre permet le développement d’approches empiriques s’inscrivant dans la tradition herméneutique de la sociologie.
1. une sociologie du nationalisme vécu à l’ère du nation branding
Une sociologie du nationalisme vécu, comme nous l’établissons dans cette section, permet d’examiner et de mieux comprendre les multiples dynamiques qui sous-tendent les actions sociales engendrées par le phénomène de la nation, c’est-à-dire l’idée que nous vivons dans un monde divisé en groupes nationaux. En examinant ainsi le sens vécu du phénomène de la nation, cette approche vise à investiguer ce phénomène tel qu’il s’insère et prend part, souvent de manière implicite, aux actions du quotidien, et ainsi illustrer les implications qu’a cette idée d’un monde de nations au jour le jour. Le but d’une sociologie du nationalisme vécu, ultimement, est de mettre en lumière les façons diverses dont les individus performent la nation[1] et comment, en retour, ils la construisent.
Après avoir relevé la pertinence d’une sociologie du nationalisme vécu pour le champ d’études du nationalisme, nous établissons les fondements épistémologiques et conceptuels de cette approche. En examinant le phénomène de la nation selon la phénoménologie d’Alfred Schütz, nous définissons les objets d’une sociologie du nationalisme vécu ainsi que les méthodes permettant de les examiner. Nous nous penchons ensuite, en guise d’introduction à l’analyse de cas, sur les pratiques de marchandisation comme performance économique de la nation et sur comment celles-ci participent à ce que nous caractérisons d’ère de nation branding.
1.1 De la nécessité d’aller au-delà du référent national
Longtemps dominé par de grandes questions macrosociologiques et sociohistoriques, le champ d’études du nationalisme est, au tournant des années 1990, investi par des approches issues des niveaux d’analyse méso et microsociologiques (Dufour, 2019). Ces premiers écrits s’intéressent surtout au rôle que joue le nationalisme dans la pérennité de l’État. Ce dernier, selon les précurseurs de ce tournant analytique, dépendrait en effet essentiellement de sa capacité à mobiliser ses citoyens autour de la communauté nationale qu’il se dit représenter, et ce, au moyen d’un nationalisme dit civil ou ordinaire[2] (Billig, 1995 ; Eriksen, 1993).
Rogers Brubaker, désirant aller au-delà des explications fonctionnalistes et socioconstructivistes canons du champ d’études du nationalisme, adopte une approche qu’il décrit comme « cognitive » pour examiner son objet dans la majorité de ses travaux. La race, l’ethnicité et la nation, selon Brubaker, ne sont pas des choses, mais des perspectives sur le monde, des façons, parmi tant d’autres, de percevoir, d’interpréter et de représenter le monde social :
Instead of simply asserting that ethnicity, race and nationhood are constructed, [cognitive perspectives] help specify how they are constructed […] how and when people identify themselves, perceive others, experience the world, and interpret their predicaments in racial, ethnic, or national rather than other terms [and] specify how « groupness » can « crystallize » in some situations while remaining latent and merely potential in others.
Brubaker, 2004 : 18
Le fait national (nationhood), dès lors, est pensé non pas comme une catégorie analytique visant à examiner des groupes nationaux présupposés comme réels, mais comme une catégorie de pratique pouvant structurer les perceptions, les discours, les actions politiques, et informer les pensées et les expériences (voir Brubaker, 1996 : 7).
Cette approche cognitive, permettant d’examiner la nation sous un angle à la fois sociohistorique et ethnographique, a été utilisée par Brubaker et ses collègues au sein d’une étude conduite dans une ville roumaine et publiée sous le titre Nationalist Politics and Everyday Ethnicity in a Transylvanian Town (2006). Bien que la section sociohistorique de cet ouvrage permette de saisir les avantages certains de cette approche, les conclusions de la section ethnographique sont insatisfaisantes. Brubaker et ses collèges y concluent que l’ethnicité et le fait national ne sont pour la plupart du temps pas significatifs dans le quotidien des individus :
Most Clujeni do not frame their cares and concerns in ethnic terms […] ethnicity is only intermittently salient […] many nominally interethnic interactions are not experientially interethnic […] social connections, political power, economic interests, and moral corruption are more readily invoked than ethnicity in explaining who gets what and why. And ethnicity has little bearing on strategies for getting by or getting ahead
ibid. : 363
Novatrice à bien des égards, l’approche développée par Brubaker est cependant discutable sur deux points. Premièrement, elle réduit inexplicablement la signification que peut avoir la nation aux manifestations et mobilisations explicites d’un référent national. Or, ce n’est pas parce qu’un individu, au cours d’une quelconque activité, n’évoque pas sans équivoque un tel référent que le fait national n’est pas significatif à son action. Autrement dit, bien que le référent national ne soit pas constamment prédominant et que d’autres catégories de pratiques permettent aussi l’analyse d’activités, l’approche de Brubaker néglige le fait que « les individus interagissent dans un univers social dans lequel la nation leur est signifiée de manière quotidienne, [et que cette dernière] est considérée comme la forme d’appartenance politique la plus légitime pour une part considérable (majoritaire ?) d’individus dans le monde » (Martigny, 2010a : 13).
Deuxièmement, l’approche de Brubaker revient essentiellement à utiliser le cadre de référence de la nation pour analyser le matériel empirique, alors qu’il tentait de s’en éloigner. En examinant la quotidienneté du fait national dans de multiples contextes sociaux, soit à l’école, au travail, en famille, dans un café ou encore à l’église, le cadre de référence principal permettant l’interprétation des informations ethnographiques provenant de milieux variés incombe à nouveau à la ville ou à la nation[3]. En plus de potentiellement participer à un nationalisme méthodologique (Wimmer et Glick Schiller, 2002) et au groupisme (Brubaker, 2004)[4], pourtant dénoncé par Brubaker lui-même, le cadre de référence principal de cette approche cognitive induit une perte d’information contextuelle certaine au moment de l’interprétation des actions. En négligeant ainsi l’importance du contexte social pouvant directement avoir une influence sur les actions étudiées, soit l’école, le milieu de travail ou l’environnement familial, l’approche de Brubaker ne nous informe pas sur les différents mécanismes de mobilisation du référent national et de sa présence au sein de multiples dynamiques contextuelles influençant les actions.
C’est dans cette perspective qu’une approche allant au-delà d’un référent national explicite au sein d’une pratique donnée nous apparaît nécessaire pour mettre en lumière les implications du phénomène de la nation au sein des actions sociales. En nous penchant sur le sens constitutif des actions, mais aussi des déterminants des contextes dans lesquels elles se déroulent, nous estimons possible de pouvoir mieux comprendre la signification du fait national et, ce faisant, la manière dont les individus performent la nation et la construisent au quotidien.
1.2 Alfred Schütz et le phénomène de la nation
En partant de la proposition que la nation est une perspective sur le monde et une catégorie de pratique parmi d’autres, il importe maintenant de remédier aux limites de l’approche de Brubaker. C’est ce qui, ultimement, nous mènera à établir les spécificités d’une sociologie du nationalisme vécu, ses objets et ses méthodes. Il sera question, pour ce faire, de déterminer comment la signification du fait national peut être mieux cernée. Cela nous incitera par le fait même à préciser la manière dont cette sociologie examine les mécanismes de mobilisation du référent national ainsi que les dynamiques contextuelles engendrées par la nation. L’intersection entre nationalisme et économie, centrale à notre étude de cas, permettra ensuite d’illustrer notre propos en plus d’introduire les notions et les concepts que nous mobiliserons.
Dans le but de mettre en lumière les multiples dynamiques qui sous-tendent les pratiques engendrées par le fait national, nous suggérons d’adopter une perspective sociologique basée sur une phénoménologie inspirée des traditions herméneutiques[5] ayant pour objectif de départ d’examiner les conditions de l’action et la manière dont elles constituent du sens[6] (Endreß, 2005 ; Endreß, 2014 ; Staudigl, 2014). L’oeuvre d’Alfred Schütz, inspirée par les écrits de Max Weber, instigateur d’« une sociologie herméneutique consistant en la recherche de la compréhension des phénomènes dans leur singularité » (Javeau, 1990 : 99), constitue le point de départ de notre approche. En incitant les chercheurs à ne pas directement s’intéresser aux objets construits et donnés du monde extérieur, mais à leurs significations et à la manière dont celles-ci se constituent dans les activités de la conscience (voir Schütz, 1962 : 115), Schütz nous permet de progressivement cerner l’objet de recherche d’une sociologie du nationalisme vécu : la signification de la nation telle qu’elle apparaît aux individus, autrement dit le phénomène de la nation.
L’idéal, afin d’examiner cette signification, serait d’étudier directement la conscience des individus, leur réserve de connaissance, c’est-à-dire la sédimentation de leurs expériences telle que définie par l’ensemble des situations qu’ils ont préalablement rencontrées (voir Eberle et Hitzler, 2004 : 67 ; voir aussi Schütz, 1970 : 123). Cette option, pour l’observateur, n’est pas envisageable. Ce sont plutôt les manifestations de cette conscience et de cette connaissance par des activités d’individus qui peuvent être saisies (voir Schütz, 1932 : 160-161 ; voir aussi Eberle, 2014). Dès lors, l’objet privilégié, plus précis et tangible d’une sociologie du nationalisme vécu, n’est ainsi pas tant la nation en soi que sa signification, telle qu’elle se constitue dans les expériences et les activités d’individus.
Bien que nous concevons, en phase avec Brubaker, la nation comme une façon parmi d’autres de se représenter le monde, nous nuançons l’aspect de son approche empirique selon laquelle une pratique doit explicitement mobiliser un référent national pour que le phénomène de la nation y soit interprété comme significatif. Nous envisageons plutôt le fait national comme prenant part à des activités, et non uniquement comme une activité en soi ou une pratique autonome. Il s’agit, pour ce faire, d’étudier le fait national en ce qu’il interagit, recoupe ou intègre d’autres sphères de la vie sociale, comme la politique, évidemment, mais aussi la géographie, l’art, l’éducation ou encore, comme nous le verrons, l’économie. Ce faisant, une sociologie du nationalisme vécu examine des activités et des pratiques en ce qu’elles nous informent sur les croyances, les positions, les intentions et les relations que les individus entretiennent avec un phénomène, celui de la nation. Dans cette perspective, nous étudions certes la construction de la nation, mais nous nous intéressons davantage à l’implication de ce construit dans le vécu des individus et aux manières multiples dont ces derniers, en vaquant à leurs occupations, participent à la réification de différents aspects de la nation. Le sens vécu, pour ce faire, est central à notre approche.
Comme l’avancerait le phénoménologue Maurice Merleau-Ponty, la nation est l’une de ces « constructions empiristes » qui cachent et rendent incompréhensibles les implications et la complexité véritable des activités sociales du « monde humain » (Merleau-Ponty, 1945 : 31). Pour les rendre intelligibles, il importe de « revenir au monde vécu en deçà du monde objectif, puisque c’est en lui que nous pourrons comprendre le droit comme les limites du monde objectif, de rendre à la chose sa physionomie concrète, à la subjectivité son inhérence historique, de retrouver le phénomène, la couche d’expérience vivante à travers laquelle autrui et les choses nous sont d’abord donnés » (ibid. : 69).
Pour un individu, le monde social dans lequel il naît et évolue est expérimenté comme un réseau tissé serré de relations sociales, de système de signes et de symboles qui ont leurs structures de significations propres, leurs formes d’organisations sociales institutionnalisées et leurs systèmes de statuts (voir Schütz, 1964 : 230). La nation, en tant que construit objectif perçu comme faisant partie de ce monde social, est génératrice de signifiants, autrement dit d’un corpus de savoir et de connaissance sociohistoriquement prédéterminés comme étant la réalité (voir Berger et Luckmann, 1966 : 15). Les individus, en tant que produits d’un environnement social particulier, expérimentent ce monde tout autant par leur sens que par une appartenance cognitive et impersonnelle leur permettant d’interagir avec leur entourage (voir Zerubavel, 1997 : 6-7). Comme démontré par nombre d’auteurs, le monde social que crée la nation est lui-même largement tenu pour acquis (Brubaker et al., 2006 ; Poitras, 2019 ; Skey, 2011). Les pratiques et les schèmes d’interprétations engendrés par la nation et permettant aux individus de vaquer à leurs occupations, tant et aussi longtemps qu’ils sont jugés efficaces, ne seront pas remis en question (voir Schütz, 1964 : 231 ; voir aussi Edensor, 2002). Ces modèles de connaissance acquis du monde social permettent d’anticiper les effets des actions présentes et futures qu’ils posent, et ce, selon les situations dans lesquelles les individus se trouvent ; ils sont, selon Schütz, les éléments à la base d’un réseau de typification (voir Schütz, 1964 : 232). Le phénoménologue poursuit :
In the social world as taken for granted, [we find] a socially approved system of typifications […] within which common problems emerge within a common horizon, problems requiring typical solutions by typical means for bringing about typical ends […]. The sum-total of these various typifications constitutes a frame of reference in terms of which not only the sociocultural, but also the physical world has to be interpreted, a frame of reference that, in spite of its inconsistencies and its inherent opaqueness, is nonetheless sufficiently integrated and transparent to be used for solving most of the practical problems at hand […] the field of everyday experience is at any particular moment structured into various domains of relevances, and it is precisely the prevailing system of relevances that determines what has to be assumed as being typically equal (homogeneous) and what as being typically different (heterogeneous)
ibid. : 233-236
Ce système de typification (Typisierung) et ces domaines de pertinence (Relevanz) partagés par les membres d’un groupe leur permettent de mobiliser la connaissance pertinente au moment opportun[7]. Il est le résultat d’un apprentissage pouvant, selon certains savoirs, remonter à l’enfance :
As early as in childhood we have to learn what we have to pay attention to and what we have to bring in connection, so as to define the world and our situation within it. The selection and application of interpretationally relevant material, even after it is once learned, and has become a habitual possession and a matter of routine, still remains biographically, culturally and socially conditioned […] only to a very small extent does the knowledge of each individual originate from his personal experience. The overwhelming bulk of this knowledge is socially derived and transmitted to the individual in the long process of education by parents, teachers, teachers of teachers, by relations of all kinds, involving fellow-men, contemporaries and predecessors. It is transmitted in the form of insight, beliefs, more or less well founded or blind, maxims, instructions for use, recipes for the solution of typical problems, i.e., for the attainment of typical results by the typical application of typical means. All the socially derived knowledge is, to begin with, accepted by the individual member of the cultural group as unquestionably given, because it is transmitted to him as unquestionably accepted by the group and as valid and tested. Thus it becomes an element of the form of social life, and as such forms both a common schema of interpretation of the common world and a means of mutual agreement and understanding
Schütz, 1970 : 119-129
Le phénomène de la nation engendre donc un système de typification et un domaine de pertinence structurant le vécu. En grande partie tenu pour acquis et partagé par au moins une majorité des membres s’identifiant à un groupe national donné, il représente ce que Schütz nommerait une « province de signifiants finie » socialement prédéterminée et conditionnée (Schütz, 1962 : 230 ; Schutz et Luckmann, 1979 : 252). Celle-ci, combinée avec d’autres provinces de signifiants finies, crée le monde vécu ; ce monde ayant existé bien avant notre naissance, ayant été expérimenté et interprété par nos prédécesseurs en tant que monde organisé qui nous est donné, par nos expériences et nos interprétations, en tant que « savoir prêt à utiliser » fonctionnant comme schème de référence (Schütz, 1962 : 208).
Dès lors que le système de typification et les domaines de pertinence de la nation sont prédéterminés et tenus pour acquis — autrement dit principalement implicites —, l’expérience de ce phénomène qu’en font les individus ne peut se résumer à la mobilisation explicite d’un référent national, comme l’avance Brubaker. Dans le but de mieux saisir la manière dont le fait national façonne la vie des individus, il importe d’examiner le sens constitutif des activités sociales et des environnements dans lesquels elles se déroulent afin de déceler les répercussions potentielles du phénomène de la nation sur les activités de tous les jours.
En examinant le sens vécu du phénomène de la nation, une sociologie du nationalisme vécu se penche donc sur la manière dont la signification de vivre dans un monde conçu comme divisé en groupes nationaux se constitue dans les activités et les environnements ; c’est-à-dire comment il peut prendre part à certaines actions ou les guider. Celles-ci, en tant que mise en pratique du stock de connaissances d’un individu, sont le point d’entrée empirique d’une sociologie du nationalisme vécu. En se penchant sur les activités d’individus, cette approche procède par la reconstitution de la mise en pratique du stock de connaissance afin d’y dégager les implications du phénomène de la nation. Il s’agit, pour ce faire, d’analyser la description des interprétations et des actions génératrices de sens pour les acteurs, tout en tenant compte des objets et des environnements, en ce qu’ils génèrent eux aussi du sens au sein des processus analysés (voir Endreß, 2014 : 46). Dans cette analyse, il n’est ainsi pas seulement question de pratiques, mais aussi de l’espace dans lequel elles se déroulent : un cadre de référence constituant une province de signifiants finie, socialement prédéterminée et conditionnée.
1.3 Une performance économique de la nation
Une sociologie du nationalisme vécu s’intéresse certes aux motifs[8] pouvant sous-tendre l’action, mais elle suggère surtout d’examiner les processus de constitution du sens de l’action in situ (voir Schütz, 1932 : 49-51). Il s’agit, dès lors, d’ancrer l’analyse au coeur d’actions se déroulant dans le monde vécu, plus précisément au coeur d’actions d’individus engagés dans des activités ayant une fin spécifique – et ayant donc une certaine cohérence entre elles — au sein d’un contexte bien délimité. C’est dans cette perspective que nous proposons, en guise d’analyse de cas, de nous pencher sur les stratégies de mise en marché d’une agente de relations publiques et d’une brasserie, et sur la façon dont ces acteurs déploient leurs campagnes de marketing dans le but de vendre leurs produits au sein du marché brassicole. La densité de l’information empirique que suggère de construire l’approche du nationalisme vécu — résultant aussi bien de l’accomplissement de tâches de travail ou des objectifs poursuivis par les acteurs, que des contraintes associées aux normes des environnements dans lesquels ces actions sont menées —, se déroulant de surcroît au sein d’un contexte délimité, ouvre la porte à une analyse processuelle du phénomène de la nation et à la manière dont il peut, selon les circonstances, générer du sens[9]. Il devient possible, ce faisant, de mettre en lumière comment des individus qui, a priori, ne sont pas des porte-étendards de projets nationalistes mettent en pratique cette idée d’un monde de nations, autrement dit comment ils performent la nation au jour le jour en vaquant à leurs tâches du quotidien.
En nous penchant sur le développement de stratégies de marketing, ses ramifications et ses visées, nous tentons de déceler et de comprendre les systèmes de typification et les domaines de pertinence relatifs à ces activités. En examinant, par exemple, comment l’agente typifie certains groupes de consommateurs en nommant ce qu’elle identifie comme leur « nationalité », il s’agit de reconstituer le sens de ces actions dans le cadre de référence au sein duquel elles se déroulent, soit le marché brassicole, afin de comprendre comment elles nous informent sur le phénomène de la nation. Considérer le marché brassicole comme principal cadre de référence — au lieu de l’État-nation — permet d’entrevoir comment le fait national prend part et structure à la fois les actions de l’agente et son environnement de travail, et ce, en dénationalisant ou en dé-ethnicisant l’analyse[10]. Décentraliser notre attention de la nation comme cadre de référence favorise une interprétation dynamique du matériel allant au-delà de la simple reconstruction ou reproduction du portrait d’une nation ou d’un groupe ethnonational. En mettant en lumière une performance économique de la nation — c’est-à-dire la mise en pratique de l’idée d’un monde divisé en groupes nationaux par des activités commerciales —, l’approche du nationalisme vécu révèle non seulement comment le phénomène de la nation se dissimule au sein de stratégies de mises en marché de bières, du monde brassicole et de ses produits, elle nous éclaire également sur la manière dont ces pratiques de marketing, à première vue anodines, participent à l’aménagement de ce que nous concevons comme une ère de nation branding.
L’étude de l’intersection entre nationalisme et économie est en effervescence depuis quelques années (Castelló et Mihelj, 2018). Certes, des théoriciens du nationalisme avaient déjà montré l’importance de certaines transformations économiques dans l’avènement de la nation (Gellner, 1983 ; Anderson, 2006)[11] ; tout comme des économistes avaient aussi souligné dans le passé l’influence du phénomène de la nation sur certains enjeux économiques, notamment ceux concernant la consommation ethnocentrique (Shimp et Sharma, 1987) et le nationalisme économique (Heilperin, 1960). Au cours des dernières années, cependant, les études combinant ces deux champs tendent davantage à adopter une perspective interdisciplinaire et à explorer la réciprocité des impacts entre pratiques nationalistes et pratiques économiques (Fetzer, 2020). Il émerge de ce courant une vaste littérature aux objets et aux approches variés, examinant une multitude d’acteurs économiques incluant l’État, bien sûr, mais aussi des entreprises en tout genre. De ces écrits, le concept ayant reçu le plus d’attention est assurément celui du nation branding (Potter, 2003 ; Anholt, 2007).
Le nation branding désigne un ensemble de pratiques étatiques qui visent à construire et à mobiliser la réputation des pays comme s’il s’agissait d’une marque de commerce (voir Anholt, 2007 : xi). De manière générale, il s’agit d’activités utilisées comme un soft power en diplomatie afin de promouvoir les qualités d’un État à l’étranger, mais aussi sur le plan domestique (Potter, 2003). Plus qu’une démonstration de puissance politique ou militaire, le nation branding est davantage conçu comme une forme de pratique de distinction se basant sur l’identité culturelle d’un État (voir Aronczyk, 2013 : 10). Comme outil, le nation branding serait devenu indispensable dans un monde où tous les pays rivalisent les uns avec les autres pour attirer les consommateurs, les touristes, les investisseurs, les étudiants, les entrepreneurs et les évènements culturels ou sportifs du monde, ainsi que pour attirer l’attention des médias internationaux, des autres gouvernements et des habitants d’autres pays (voir Anholt, 2007 : 1). Au-delà d’un nouvel outil économique ou diplomatique, il s’agit, d’après Volcic et Andrejevic, d’une évolution logique de l’État à l’ère de la gouvernance néolibérale :
the state’s promotion of a sense of national identity, both internally and externally, has served as a means of furthering national interests and promoting a sense of loyalty and belonging. The nation branding trend makes the connection between nationalism and marketing explicit and concrete, insofar as it is characterized by unprecedented levels of state expenditure on branding consultants, the mobilization of private/public partnerships for promoting national identity, and the convergence of the state’s use of commercial strategies for public and international relations with the private sector’s use of nationalism to sell products
Volcic et Andrejevic, 2011 : 598-599
Longtemps perçus comme apolitiques, la majorité des acteurs économiques non étatiques étaient jusqu’à tout récemment rarement considérés comme d’importants protagonistes dans les processus de construction de la nation. Comme l’énonce un récent corpus de recherche, ces acteurs, sans être nationalistes au sens traditionnel du terme, participent tout de même à cette construction et à l’édification de la nation comme marque : ils « nationalisent » ou attribuent une identité nationale à la cuisine, la nourriture et les boissons (Demossier, 2001 ; Wilson, 2006 ; Martigny, 2010b), mais aussi aux paysages touristiques, aux meubles, aux voitures ou à divers objets (Edensor, 2002 ; Foster, 2002 ; Pretes, 2003 ; Kühschelm et al., 2012), ou encore, ils marchandisent un groupe national ou ethnique avec des produits censés le représenter ou commercialisent des expériences touristiques dites authentiques (Bankston et Henry, 2000 ; Comaroff et Comaroff, 2009)[12].
Alors que les pratiques de performance économique de la nation ouvertement nationalistes de nation branding mises de l’avant par les États renforcent assurément cette idée que nous vivons dans un monde divisé en groupes nationaux (voir Aronczyk, 2013 : 176), il est de plus en plus clair que les entreprises participent elles aussi à la réification du phénomène de la nation et à légitimer l’utilisation de la nation comme marque, mais ce, sans qu’elles soient nécessairement nationalistes[13]. Cette non-présence de motifs nationalistes et l’absence d’attribution de caractère national à un produit peuvent cependant escamoter, pour l’observateur, la compréhension de l’implication du phénomène de la nation dans les pratiques économiques. En adoptant la perspective d’une sociologie du nationalisme vécu qui, dans le cadre de l’étude de l’intersection entre nationalisme et économie, vise à examiner la manière dont cette idée de vivre dans un monde de nations se constitue dans les activités économiques, nous suggérons qu’il devient possible de mettre en lumière la manière dont la nation peut prendre part aux actions d’entreprises ou les guider, parfois d’une manière des plus subtiles. Une meilleure compréhension de l’implication du phénomène de la nation auprès de pratiques de marchandisation permettra d’argumenter en quoi celles-ci s’inscrivent dans l’aménagement d’une ère de nation branding : ce moment où, au côté des États, les entreprises, par leurs performances économiques de la nation, construisent mais aussi profitent de la nation comme marque.
2. marchandisation de bières à l’ère du nation branding
Notre analyse de cas se penche sur la manière dont la nation s’introduit dans le développement de stratégies de marketing d’un brasseur belge. D’abord, il sera question de la rencontre avec l’agente de relations publiques de la brasserie et de son exposé ponctué, par moments, par le fait national. Puis nous analyserons à proprement parler ces informations empiriques en examinant, en premier lieu, les normes entourant le marché brassicole et, en deuxième lieu, les pratiques de marchandisation de bières de l’agente et du brasseur. Nous conclurons en argumentant que la propension de la nation à s’insérer au sein de produits ou à circonscrire les marchés, voire à devenir marchandise, participe à une ère de nation branding.
2.1 Duvel, Belgish Speciaalbier : icône mondiale de la bière belge ?
Au cours d’un terrain de recherche mené en Belgique[14], un informateur, journaliste pour une revue économique de langue néerlandaise basée à Bruxelles, et un des auteurs de cet article se rendent à la brasserie Duvel Moortgat, à Puurs en Flandre, pour y rencontrer une agente de relations publiques. Celle-ci nous entretient sur les dernières nouveautés de la brasserie et sur leurs plans pour les mois à venir. Bien que cet exposé marketing comporte une variété d’arguments de différentes natures, les ambitions du brasseur, ou du moins un aspect de sa stratégie de mise en marché telle que rapportée par l’agente, comprend une importante composante mobilisant des aspects du fait national.
Dans un premier temps, l’agente nous fait part de sa vision — qu’elle dit partager avec le brasseur — du marketing : un marketing authentique, visant la transparence.
« Les gens aujourd’hui, nous dit-elle, sont à la recherche de plus de transparence […]. Nous avons un peu perdu la confiance en tout le monde, dans les institutions, et donc, plus que jamais, le consommateur a besoin de vrais récits, de récits authentiques, et pas de marketing bullshit […]. C’est donc très important d’être authentique, ne pas promettre l’impossible, la perfection, il faut rester humain. […] Nous sommes passés d’une rational benefits economy à une passion economy […]. Aujourd’hui, les gens connectent davantage avec une histoire authentique, avec des personnes, et non avec des institutions[15]. »
Ce faisant, selon elle, les consommateurs achètent les produits qui leur ressemblent, des produits plus proches de leurs valeurs et qui représentent et offrent une expérience avec laquelle ils sont en accord. Heureusement, affirme-t-elle en guise de conclusion pour ce segment de la rencontre, « Duvel a toujours été authentique ! Il s’agit d’une entreprise familiale qui a depuis longtemps choisi la qualité. Cela fait partie de notre A.D.N. »
À ce moment, le journaliste s’enquiert de ce que le brasseur a dans ses cartons pour les mois à venir. Pour répondre à cette question, l’agente change de ton. D’une allocution théorique, voire philosophique, elle s’engage alors dans un discours au style plutôt publicitaire, au sein duquel les produits de la brasserie sont mis en vedette — brochures, verres et bières embouteillées à l’appui. Le reste de la rencontre, somme toute, peut être divisée en trois segments, représentant chacun un produit s’adressant principalement à une clientèle particulière.
Le premier produit que nous présente l’agente est la Duvel Triple Hop. Il s’agit d’une bière Duvel, nous dit-elle, à laquelle un troisième type de houblon, différent d’une année à l’autre, est ajouté. « Cette bière est brassée, poursuit-elle, par pure passion pour l’art du brassage. » Ces cuvées visent à plaire aux beer geeks et à « surprendre les consommateurs, leur faire essayer quelque chose de nouveau, confirmer l’excellence de nos brasseurs, et montrer en quoi l’ajout d’un seul houblon peut transformer le goût d’une bière ». Le deuxième produit au menu de la présentation est la Chouffe Soleil, qu’elle nous vante comme une bière idéale pour l’été. « Nous avons remarqué, dit-elle, que les amateurs de la Chouffe, en été, ont envie d’une bière fraîche qui n’est pas trop lourde et qui reste intéressante ; plus légère qu’une bière spéciale, mais plus intéressante qu’une pils. Ils veulent du goût, sans trop d’alcool. » La brasserie a adapté certains produits pour les connaisseurs de bières et pour les amateurs de la Chouffe en saison estivale ; ainsi, l’agente nous fait part d’un dernier produit que tente d’adapter Duvel Moortgat à une clientèle en particulier, celle du marché étranger.
Ce troisième produit est la mini-Duvel. L’agente prend un détour afin de nous parler de la bière Duvel, de manière générale, faisant ainsi référence à son approche de marketing authentique telle qu’abordée au tout début de la rencontre. « En Belgique, dit-elle, la Duvel est déjà une icône de la bière, une lovemark, [c’est-à-dire] une marque que les gens admirent : ils se font tatouer la marque, utilisent des faire-part de naissance à l’effigie de Duvel pour annoncer la venue d’un nouvel enfant, ou encore font inscrire “DUV” ou le chiffre 666 sur leur plaque d’immatriculation. Donc la Duvel est une lovemark en Belgique. » Dans les années à venir, poursuit-elle, nous voulons que la Duvel devienne une lovemark ou l’icône de la bière belge à l’étranger, comme le Coca-Cola est devenu une icône américaine à travers le monde. « La Duvel, avance-t-elle, est une pionnière, et l’a toujours été. C’est une bière unique dans le monde, qui a créé une nouvelle catégorie de bières : la strong blond. Coca-Cola a défini la catégorie “cola”, Duvel a défini la catégorie “strong blond”. » L’agente, par la suite, nous entretient sur le plan de marchandisation à l’international de la brasserie afin d’atteindre son objectif. La mini-Duvel est centrale à cette stratégie.
L’agente de relations publiques, en brandissant une copie d’une étude de marché, ajoute qu’aux Pays-Bas et en France — les premiers marchés où se déploiera le fruit de leur stratégie —, le goût de la bière Duvel est grandement apprécié. Le problème, ou du moins le frein principal à la croissance des ventes de leur produit vedette, serait son taux d’alcool. Affichant 8,5 % d’alcool, la Duvel serait, selon les coups de sonde, trop « lourde » aux yeux de nombreux Néerlandais et Français. Afin de contrer ce problème, l’équipe de marketing de la brasserie a confectionné la mini-Duvel : une bière brassée selon la recette déjà approuvée par les consommateurs étrangers, mais vendue dans une bouteille de 18 cl, au lieu des 33 cl habituels. « Ce format, nous assure l’agente, est parfait pour la dégustation […] pour apprendre à connaître la Duvel. » Preuve à l’appui : un verre, titrant Duvel Apéro, épousant les formes désormais classiques du verre de Duvel traditionnel, a même été confectionné sur mesure pour ce format de bière. Avec cette mini-Duvel, l’agente affirme que les consommateurs pourront désormais déguster la bière Duvel sans pour autant ressentir trop rapidement les effets de l’alcool. Une campagne de marketing accompagnée de slogans, adaptée aux différents marchés européens, est en route : small is beautifull, the devil is in the details, petit et mignon, picolla i bellisima, klein maar fijn, etc.
En conclusion, l’agente nous fait part d’une dernière campagne de marketing, cette fois pour le marché intérieur à la Belgique, mais extérieur à la Flandre. À l’occasion des fêtes de la Wallonie, le nom de la bière Duvel, dont le nom signifie diable dans un dialecte flamand de la province d’Anvers, sera traduit en dialectes wallons. C’est ainsi qu’elle nous montre deux bières : à l’endroit où est habituellement inscrit Duvel, nous lisons, dans la même police d’écriture du nom original, les inscriptions Diâl et Diâpe, signifiant, comme elle nous l’indique, diable dans les dialectes wallons des provinces de Namur et du Hainaut, respectivement[16]. Cette même bière aux nouvelles étiquettes, poursuit-elle, sera aussi offerte dans quelques points de vente préalablement définis, pour un temps limité. Avec la fin de cet exposé sur la mise en marché de nouveaux produits de la brasserie Duvel Moortgat, nous quittons les lieux, chacun avec un verre Duvel et un paquet de quatre bières.
* * *
La stratégie de marchandisation développée par la brasserie Duvel Moortgat, telle que présentée par l’agente de relations publiques, peut être analysée sous de nombreux angles. Principalement intéressée par le fait national, l’adaptation de la bière Duvel au marché étranger et à une partie du marché régional belge attire plus particulièrement notre attention. En considérant l’ensemble de la rencontre, nous examinons à l’aide d’une sociologie du nationalisme vécu la manière dont le fait national prend part à la marchandisation des produits de Duvel Moortgat.
2.2 Le biais national : le marché de la vente de bières comme cadre de référence
Avant de nous pencher à proprement parler sur les activités de la brasserie Duvel Moortgat et de son agente de relations publiques, il importe d’examiner l’environnement dans lequel elles évoluent, autrement dit le marché brassicole. En Belgique, comme dans la majorité des États, la vente d’alcool est fortement réglementée. La mise en marché des produits des brasseries est, ce faisant, préalablement conditionnée par un ensemble de lois. Cet encadrement législatif de la vente de bière constitue un biais national avant même que le plan de marketing ait pu commencer à germer dans la pensée des brasseurs ou de leurs agents de relations publiques. Loin d’être déterministes, ces caractéristiques qui incombent au milieu de la vente de bières représentent cependant un passage obligé de notre analyse. Ici, elles nous servent comme point de départ et constitueront, ultimement, notre cadre de référence pour l’analyse processuelle de la mise en marché de bières.
Peu après la consolidation de l’Union européenne (UE), un règlement visant à harmoniser les droits d’accise sur l’alcool et les boissons alcoolisées entre les États membres est entré en vigueur afin de limiter les importations et les exportations de produits alcoolisés légales, mais surtout illégales entre pays voisins (Sopek, 2013 ; Heyse et Nelson, 2021). Aujourd’hui, un marchand d’alcool ou un brasseur situé dans un pays membre de l’UE, avant d’exporter ses produits, se doit d’informer les services douaniers de l’État récepteur, même si ce dernier est lui aussi un pays membre (Christophe, 2019). La réglementation des produits alcoolisés ne se limite pas à l’importation et à l’exportation. Sur le plan européen, il y a, par exemple, des lois « concernant la mention obligatoire de la liste des ingrédients et de la déclaration nutritionnelle sur l’étiquetage des boissons alcoolisées » (Commission européenne, 2017). Il existe aussi une politique de qualité de l’UE, qui « vise à protéger les dénominations de produits spécifiques afin de promouvoir leurs caractéristiques uniques liées à leur origine géographique et au savoir-faire traditionnel » (Commission européenne, 2021). Le marketing de l’alcool est, quant à lui, réglementé par chacun des États membres de l’UE (EUCAM, 2018).
C’est ainsi que malgré cette union politico-économique, les États membres de l’UE demeurent en grande partie souverains en matière d’importation et d’exportation de produits alcoolisés, mais aussi des règlements ayant trait à leur marketing. Ces États surveillent l’arrivée de l’alcool produite à l’extérieur de leur frontière, dénombrent la quantité qui se retrouvera sur leur marché et la manière dont les compagnies vendant ces produits en feront la promotion. Évoluant au sein d’une telle configuration, une entreprise comme Duvel Moortgat peut difficilement réfléchir en d’autres termes que ceux imposés par l’État — si elle désire à tout le moins vendre ses produits en dehors de son pays d’origine et en faire la promotion. C’est ainsi qu’avant même d’avoir vendu une seule bière, le fait national, en fonction des législations visant à réguler le marketing et le marché intereuropéen de l’alcool, intègre la production et la mise en marché des produits des brasseurs. Il incite ainsi Duvel Moortgat à utiliser un schème de pensée dans lequel le monde est divisé en différents groupes nationaux ou, plus précisément, en différents marchés nationaux. Il n’est dès lors pas étonnant que leurs études de marché et le déploiement de leurs campagnes de marketing suivent cette logique imposée par le fait national qui, inévitablement, suggère un domaine de pertinence spécifique dans lequel ces acteurs doivent mener leurs activités.
L’environnement de travail de Duvel Moortgat et de son agente, le marché de la vente de bières en Europe, est donc fortement structuré par les lois européennes et étatiques concernant le marketing, les importations et les exportations de produits alcoolisés. Cette imposition du fait national dans les activités des brasseurs n’est cependant pas reçue de manière passive ; elle n’est pas systématiquement et inconsciemment subie par les acteurs du monde brassicole, bien qu’elle les incite à typifier des situations et des objets, mais aussi leurs environnements et leurs activités, dans ses termes, autrement dit à donner un sens et à comprendre ce qu’ils font au moyen d’un domaine de pertinence faisant appel au phénomène de la nation. À la lumière de ces déterminants du marché de la vente de bières dans lequel évoluent toutes les brasseries belges, nous analysons dans ce qui suit les campagnes de marketing de Duvel Moortgat.
2.3 Vendre une bière à l’aide de la nation…
Il va sans dire que l’objectif principal d’une brasserie, peu importe son envergure, consiste à vendre ses produits, ses bières. C’est en examinant le sens constitutif des activités permettant à Duvel Moortgat d’accomplir cette tâche de travail que nous tentons, dans ce qui suit, de mieux comprendre comment le fait national prend part à ses stratégies de mise en marché, telles que présentées par leur agente de relations publiques.
Le désir évoqué par l’agente concernant cette idée que la bière Duvel devienne l’icône de la bière belge à l’étranger pourrait, à première vue, paraître motivé par un sentiment nationaliste. En tout début de rencontre, d’ailleurs, avant son exposé concernant les produits de Duvel Moortgat pour lequel le journaliste se déplaçait, elle évoquait, sur un ton plus personnel que professionnel, son retour en Belgique en des termes quelque peu patriotiques :
« Après 10 ans à l’étranger, nous sommes revenus en Belgique — c’était une décision personnelle — nous voulions donner des racines belges à nos enfants, et enfin, je voulais vraiment redonner à la Belgique. J’ai commencé à regarder pour une compagnie belge avec des visées internationales, pour appliquer ce que j’avais appris, et redonner à une compagnie belge. »
Cependant, en reconstituant le développement de la stratégie de mise en marché des bières de la brasserie, il semble peu probable, malgré la teneur des propos, que le motif principal qui sous-tende sa tâche de travail puisse être nationaliste. En considérant l’ensemble de la rencontre, le fait national ne faisait partie que d’un aspect bien spécifique de la campagne destinée à promouvoir les dernières nouveautés de Duvel Moortgat. Le discours concernant les premiers produits dont il fut question, en effet, avait un angle promotionnel autre que celui de la nation — amenuisant ainsi davantage la présence potentielle d’un quelconque motif nationaliste à la base des actions de l’agente et de la brasserie.
La campagne de marketing propre à la Duvel Triple Hop semblait avoir pour objectif de faire valoir le savoir-faire des maîtres brasseurs de l’entreprise. Le public visé, les connaisseurs de bières, devaient être interpellés, selon l’agente, par l’art du brassage, la curiosité de découvrir ce que l’ajout d’un nouveau houblon peut apporter. Alors que pour la Chouffe Soleil, l’aube de la saison estivale semblait le cadre privilégié pour faire la promotion de ce nouveau produit. Dans ce cas-ci, le public visé se résumait davantage aux amateurs de la Chouffe à la recherche d’une version plus légère et rafraîchissante de leur bière pour l’été. Le fait national, dans les actions visant à promouvoir et vendre ces deux bières, est absent. Ce n’est en effet qu’au troisième produit, la mini-Duvel, que le fait national apparaît dans la campagne de marketing visant à promouvoir les nouveaux produits de la brasserie.
Assurément dans le but d’accroître ses ventes, la brasserie Duvel Moortgat ne propose pas seulement de nouveaux produits pour son marché intérieur, la Belgique, elle en développe aussi plus spécifiquement pour le marché extérieur. C’est à ce moment que son environnement de travail, le marché brassicole structuré par le fait national, impose un domaine de pertinence faisant appel au phénomène de la nation et incite à l’utilisation d’un schème cognitif national — les deux premières marchandises n’étant pas concernées par le fait national, ce schème était ignoré. Reconnue en Belgique, selon l’agente, comme une lovemark, la Duvel aurait le potentiel de devenir l’icône de la bière belge à travers le monde. Bien que le pays d’origine de la bière soit explicitement affiché sur l’étiquette, « bière de spécialité belge[17] », le fait national s’introduit également dans le développement de la stratégie de marketing, notamment par les sondages, et dans la mise en marché du brasseur par l’adaptation de son produit, plus précisément de son format, au marché conçu comme étranger.
Dans le but de favoriser les ventes de leur bière vedette au-delà de la Belgique, l’équipe de marketing de Duvel Moortgat a mené une étude de marché. Celle-ci, conditionnée ou influencée par la législation entourant le marché intereuropéen de l’alcool, porte sur différents marchés nationaux, selon le vocabulaire de l’agente, incitant le département de marketing, pour la suite des choses, à réfléchir par l’entremise d’un schème cognitif national en typifiant les consommateurs comme des Néerlandais et des Français, et leurs habitudes, comme étant les habitudes typiques des consommateurs de ces groupes. L’agente, à la suite de son étude, en arrive à la conclusion qu’aux Pays-Bas et en France, le goût de la bière Duvel est apprécié, mais que son important taux d’alcool empêche les consommateurs d’en boire en trop grande quantité. Face à ce constat, le département de marketing de la brasserie a confectionné un nouveau produit : la mini-Duvel. C’est ainsi qu’en tentant d’accomplir cette tâche de travail que représente la vente de bières, l’agente de relations publiques et les membres de son équipe ont adapté le produit vedette de Duvel Moortgat aux habitudes de consommation de bière des Néerlandais et des Français, telles qu’ils se les représentent. Bien que d’autres activités promotionnelles impliquant le fait national accompagnent la stratégie de marketing de ce nouveau produit, telles que les slogans uniques aux langues de chaque marché, certain de ces aspects, comme la confection d’un verre d’apéro pour servir la mini-Duvel, en sont exempts.
La vente de bières Duvel au nom traduit en dialectes wallons semble représenter une pratique de marketing quelque peu différente. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’adapter la Duvel aux caractéristiques du marché wallon sur la base d’une étude menée à l’aide d’un schème cognitif national, il s’agit de l’adapter à une occasion, les fêtes de Wallonie, en y apposant un référent national, ou régional. En faisant ainsi référence à différents dialectes wallons, Duvel Moortgat a créé une campagne de marketing non pas pour vendre un nouveau produit, mais pour rappeler l’imaginaire national, voire attirer l’attention des médias[18], sur un produit existant et ainsi jouer sur les effets de la consommation ethnocentrique afin de consolider cette étiquette de lovemark au pays. De cette volonté est née, pour l’occasion des fêtes de Wallonie, une adaptation de la bière Duvel par l’ajout de référents wallons.
Il est indéniable que Duvel Moortgat et son agente de relations publiques, dans leur développement de stratégies visant à favoriser ses ventes, élaborent des campagnes de marketing dans lesquelles s’insère le fait national. Bien que l’ajout de référents nationaux comme les dialectes wallons en soit la manifestation la plus explicite, l’emploi d’un cadre cognitif national visant à sonder les consommateurs étrangers et à adapter leurs produits à leurs habitudes, représente des pratiques où le fait national s’insère de manière plus anodine, nécessitant d’aller au-delà de l’objectification de la Duvel comme étant une bière belge, de surcroît une lovemark en Belgique, ou de la bière de Belgique à l’étranger. C’est ainsi qu’en fonction des situations définies par le marché brassicole et leurs objectifs de ventes, Duvel Moortgat et son agente élaborent des campagnes de marketing à l’aide du fait national, autrement dit, ils utilisent à leur avantage cette idée de vivre dans un monde de nations pour élaborer des stratégies de marketing leur permettant d’accomplir leurs tâches de travail. C’est dans cette perspective que, de manière proactive, ils adaptent le format de leur bière aux marchés français et néerlandais — pensant répondre aux habitudes de consommation de bière des citoyens de ces pays — et qu’ils traduisent en dialectes wallons le nom de leur bière iconique pour une occasion — désirant faire appel à l’imaginaire national des consommateurs. Ils ne performent ainsi pas tant la nation par conviction nationaliste que par conviction professionnelle — celle de parvenir à bien accomplir leur travail.
2.4 … et vendre la nation à l’aide d’une bière
Bien que Duvel Moortgat et son agente de relations publiques n’entretiennent pas, dans le cadre de leurs activités professionnelles telles qu’observées, de relations envers le fait national qui soient déterminées par un motif nationaliste, l’accomplissement de leurs tâches de travail les mène tout de même à performer la nation, à reproduire cette idée que nous vivons dans un monde divisé en groupes nationaux. Le développement de campagnes de marketing à partir d’un schème cognitif national, l’adaptation de produits à des marchés conçus comme nationaux et — sans doute la performance impliquant la nation le plus explicitement — l’ajout de référents nationaux aux bières constituent tous des activités qui performent la nation en lui adjoignant un aspect proprement économique. Cette performance économique de la nation, cette mise en pratique de l’idée d’un monde divisé en groupes nationaux, au moyen d’activités commerciales, participe non seulement à la réification du phénomène de la nation, elle s’inscrit dans l’aménagement d’une ère de nation branding.
Tandis qu’un État performe la nation par, notamment, des pratiques de nation branding dans le but de construire ou de mobiliser la nation qu’il représente comme s’il s’agissait d’une marque de commerce à des fins de soft power diplomatique, économique ou de politique interne, Duvel Moortgat et son agente performent la nation essentiellement à des fins économiques entrepreneuriales. Ces acteurs, en impliquant le fait national au sein du développement de leurs stratégies de marketing, n’avaient pas l’ambition de transformer la brasserie en représentant de l’État belge ou de la Région flamande et de les encenser afin d’en faire la promotion au détriment d’autres entités politiques. L’implication du fait national dans la mise en marché de leurs produits a servi, d’une part, à isoler les facteurs pouvant influencer la volonté de certains consommateurs à choisir leur bière et, d’autre part, à développer des pratiques visant à mieux en faire la promotion auprès de différents groupes, et ce, tout en affichant la nation, sur leur étiquette et dans leurs discours, au côté de leur propre marque, comme si elle en était complémentaire. Ces stratégies, mais aussi le processus ayant permis leur développement, démontrent ainsi que les entreprises participent à rendre légitime l’utilisation de la nation comme marque, tout en la construisant et en en tirant profit.
En circonscrivant des marchés typifiés comme nationaux, le phénomène de la nation a mené Duvel Moortgat et son agente à s’intéresser aux caractéristiques de consommation des Français et des Néerlandais, ce qui les a incités à proposer des produits adaptés à ce qu’ils perçoivent comme leurs habitudes. En retour, ils ont mis en place une stratégie visant à faire de la Duvel la bière de Belgique à l’étranger, associant certes leur produit à un référent national dans le but de faire allusion à la réputation brassicole belge[19], mais aussi en l’adaptant à ce qu’ils identifient comme les besoins des consommateurs de ces marchés nationaux imaginés. C’est ainsi que pour répondre aux exigences de ces acheteurs potentiels, la mini-Duvel a été confectionnée, reprenant la même étiquette faisant référence à la « bière de spécialité belge », mais en format adapté aux exigences perçues de groupes particuliers. En ajoutant à leurs produits des référents nationaux, les dialectes wallons, la brasserie et son agente ont également profité de la nation en tentant de susciter, dans le cadre de festivités elles-mêmes nationales, un effet de nouveauté et de curiosité faisant appel à l’imaginaire national. Cet ajout, pouvant sans aucun doute favoriser un effet de consommation ethnocentrique, permettrait aussi de maintenir ou de renforcer, dans leurs mots, la Duvel comme lovemark en Belgique.
Au final, ce que révèle la performance économique de la nation de Duvel Moortgat et de son agente de relations publiques est qu’une partie des activités des entreprises contemporaines tendent à être encastrées[20], de manière parfois implicite, au fait national. C’est cet encastrement qui, lorsqu’une compagnie désire étendre sa présence au-delà de ses frontières nationales, par exemple, impose un domaine de pertinence faisant appel au phénomène de la nation et incite l’utilisation d’un schème cognitif national afin d’adapter ses produits, ou qui, encore, suggère l’ajout de référents nationaux afin de notamment profiter de l’effet de consommation ethnocentrique ou de distinction rappelant une caractéristique perçue comme spécialité nationale.
D’une part, l’encastrement des activités économiques d’entreprises au fait national structure leurs actions, d’autre part, les entreprises, par l’omniprésence de l’utilisation de la nation en tant que marchandise et en tant que marque mobilisée par les États, profitent d’un outil de marketing qui est significatif pour l’ensemble de la population. Le phénomène de la nation, dans une perspective commerciale, est en effet tout autant structurant pour le vécu des entreprises que pour celui des consommateurs. Ainsi, que Duvel Moortgat et son agente mobilisent la nation au sein de stratégies de marketing afin de vendre leurs produits, ou que le consommateur choisisse la bière Duvel parce qu’il s’agit de l’icône mondiale de la bière belge ou qu’elle rappelle un imaginaire national familier ou distinct, il s’agit dans les deux cas — bien que pour des raisons distinctes[21] — de performances économiques de la nation participant à la réification d’un monde divisé en groupes nationaux, mais aussi en marchés nationaux.
L’effet structurant du phénomène de la nation et le potentiel commercial de la nation comme marque entraînent une distillation croissante de la nation au sein des activités de l’État comme des d’entreprises (voir Comaroff et Comaroff, 2009 : 127). Qu’il s’agisse d’États pratiquant le nation branding ou d’entreprises qui attribuent une identité nationale à la cuisine, la nourriture, aux paysages ou qui, sans détour, par la commercialisation d’expériences touristiques dites authentiques, transforment la nation ou un groupe ethnonational en marchandise, le capitalisme et le nationalisme sont désormais interpénétrés, et se renforcent mutuellement (voir Foster, 2002 : 162). Cette relation, bien qu’explicite dans de nombreux cas, est par moments ténue, nécessitant ainsi une sociologie du nationalisme vécu afin d’être mise en lumière.
3. la perspective du nationalisme vécu : une sociologique basée sur une phénoménologie inspirée des traditions herméneutiques
L’herméneutique, initialement associée au domaine de la philosophie, a substantiellement évolué depuis son émergence comme théorie et comme méthode (Soeffner, 2004 ; Zimmerman, 2015). Alors qu’autrefois elle s’intéressait davantage à la « valeur » de la compréhension, principalement de textes religieux, elle porte aujourd’hui plus particulièrement sur le « comment » de la compréhension ; elle s’intéresse, autrement dit, « in the understanding of understanding itself, in procedures, ‘‘rules’’, ‘‘patterns ’’, implicit premises, modes of meaning and understanding that are communicated as part of the socializing processes of adaptation, instruction and the passing on of traditions » (Soeffner, 2004 : 95). Ce tournant, qui aboutit au courant que plusieurs nomment l’herméneutique des sciences sociales (sozialwissenschaftlichen Hermeneutik), est en grande partie attribuable à la réception des écrits de Schütz (Soeffner, 1989 ; voir aussi Staudigl et Berguno, 2014[22]).
Bien que l’oeuvre de Schütz mobilise largement les catégories de l’herméneutique, notamment à travers les termes « sens » et « signification », elle se réfère peu à l’herméneutique de manière explicite (voir Staudigl, 2014 : 1 ; voir aussi Srubar, 2014). Pourtant, l’herméneutique n’est pas seulement pertinente pour son travail d’un point de vue conceptuel, une lecture attentive de ses écrits révèle un trait herméneutique fondamental à sa pensée, constant tout au long de son oeuvre, faisant en sorte que l’approche de Schütz pourrait être qualifiée, selon Staudigl, de phénoménologie sociale herméneutique :
This appears to be all the more appropriate, since the basic phenomenological trait of his account—i.e., the thematization of a primordial sociality as the horizon wherein the “things themselves” appear—is intrinsically coupled with the hermeneutical gesture of questioning back into the social conditioning of this horizon’s meaningfulness […] Concretely viewed this implies that phenomenology and hermeneutics function as reciprocal correctives for each other in Schutz’s account : […] the hermeneutical attentiveness to the pre-reflective genesis of sense, to the symbolic over-determinations of our lived experience and to the independent life of semiotic processes require a profound phenomenological effort : they urge us to include those phenomena into our phenomenological description that not only escape their reduction to the authority of a meaning bestowing consciousness, but—be it in terms of texts, discourses, or, finally, media structures—at once co-determine its concrete experiential genesis
Staudigl, 2014 : 1-3
Si l’herméneutique est si importante dans l’oeuvre de Schütz, c’est que dans son premier ouvrage, Der Sinnhafte Aufbau der Sozialen Welt. Eine Einleitung in die Verstehende Soziologie (1932), il avait pour objectif de compléter et de mettre à jour certain des fondements de la sociologie compréhensive de Max Weber, principalement à l’aide de la phénoménologie herméneutique d’Edmund Husserl (voir Noschis et Caprona, 1987 : 249). Les réflexions méthodologiques soulevées par Schütz dans cet ouvrage proposent entre autres aux chercheurs de s’intéresser non pas aux motifs qui sous-tendent les actions d’acteurs, mais plutôt au sens que génèrent les actions au sein d’un cadre de référence cohérent, et ce, grâce à l’intersubjectivité entre l’observateur et les observés[23]. C’est en reconstituant ce sens, c’est-à-dire en tentant de comprendre la compréhension qu’ont les individus de leurs actions in situ qu’il devient possible d’examiner et de décrire les systèmes de typification et les domaines de pertinence issus des phénomènes sociaux du monde vécu structurant le quotidien des individus. C’est ainsi que Schütz, en édifiant la sociologie compréhensive sur les bases de l’herméneutique telle que conçue par Husserl, a inspiré le développement de nombreuses approches herméneutiques en sciences sociales, la plus célèbre étant sans aucun doute l’herméneutique objective (objektiv Hermeneutik) (voir Endreß, 2014 : 35). Et c’est également en nous inspirant de cette sociologie basée sur la phénoménologie herméneutique de Schütz que nous avons proposé, dans cet article, une perspective sociologique visant à mieux comprendre les implications découlant de cette idée que nous vivons dans un monde divisé en groupes nationaux.
Après avoir établi la nécessité d’une telle perspective dans le champ d’études du nationalisme qui, en amplifiant le consensus constructiviste, est devenu à bien des égards incapable de rendre compte des dynamiques d’objectification de la nation, et donc de la manière dont elle façonne la vie des individus, nous avons défini les assises d’une sociologie du nationalisme vécu. Nous avons établi, pour ce faire, les fondements épistémologiques et conceptuels de cette approche en nous penchant sur la phénoménologie de Schütz et de ses successeurs. En suggérant d’examiner le sens vécu du phénomène de la nation, autrement dit la signification de la nation telle qu’elle se constitue dans les activités du quotidien, nous avons argumenté qu’une sociologie du nationalisme vécu permet de mettre en lumière les implications qu’a cette idée d’un monde de nations, et la manière dont elle s’introduit au sein d’activités du quotidien. Au moyen d’une analyse de cas portant sur la marchandisation de bières, nous avons par la suite démontré la pertinence empirique d’une sociologie du nationalisme vécu et la façon dont elle permet de déceler comment la nation peut prendre part ou guider les actions d’entreprise, parfois d’une manière des plus subtiles.
L’analyse de la reconstitution du sens des actions qui sous-tendent la marchandisation des produits de la brasserie Duvel Moortgat a permis de mettre en lumière la manière dont le fait national participait, momentanément, au développement de campagnes de marketing de bières. Ce faisant, il a été possible de dégager et de reconstituer les implications multiples du phénomène de la nation sur les pratiques de promotion de leurs différents produits : adoption d’un schème cognitif national dans l’élaboration de stratégies de marketing hors Belgique ; adaptation de produits, sous la dénomination de mini-Duvel à des marchés et à des consommateurs perçus comme nationaux ; ou encore des ajouts de référents nationaux par l’usage de dialectes wallons. Ces activités, malgré l’absence de motifs nationalistes, avons-nous argumenté, performent la nation, de surcroît économiquement, et participent donc à réifier ce monde de nations, mais aussi à légitimer la nation comme marque. En développant des stratégies visant à mieux faire la promotion de leurs produits, ces derniers sont ultimement conçus comme représentants de la nation belge imaginée, que ce soit en vue de devenir l’icône mondiale de la bière belge ou de rappeler un imaginaire national familier.
En mettant en lumière ces performances économiques de la nation — ces mises en pratique de l’idée d’un monde de nations au moyen d’activités commerciales —, une sociologie du nationalisme vécu révèle non seulement comment le phénomène de la nation se dissimule au sein d’entreprises brassicoles et d’une campagne de marketing de bières, mais elle nous éclaire également sur la manière dont ces pratiques participent à l’aménagement de ce que nous avons décrit comme une ère de nation branding : ce moment où, au côté des États, les entreprises, par leurs performances économiques de la nation, construisent, mais aussi profitent de la nation comme une marque significative pour nombres de citoyens.
Les nations, comme tout construit objectifié, tendent à naturaliser nombre de processus dits formels et de manières de faire, ou encore à faire passer pour réels et factuels des lieux de mémoire, des évènements ou des personnages. Ce n’est qu’en adoptant une perspective sociologique inspirée des traditions herméneutiques, telle qu’une sociologie du nationalisme vécu, qu’il devient possible, comme nous le suggérons, d’aller en deçà du monde objectif, prédéterminé, afin d’y examiner le vécu. Le programme de toutes les sociologies herméneutiques, en ayant pour prémisses que les activités du quotidien sont façonnées par la manière d’habiter le monde, se propose d’interpréter les interprétations qu’ont les individus du monde dans lequel ils évoluent, de comprendre, autrement dit, la constitution du sens des actions ainsi que leurs conséquences sur ce monde que nous construisons au quotidien, sans ne jamais tout à fait nous en rendre compte.
Appendices
Notes
-
[1]
Ce concept de la performance de la nation (doing nationhood) (Poitras, 2019) est influencé par le concept de la performance du genre (doing gender) (West et Zimmerman, 1987). Il présuppose que la nation, comme le genre, est un construit social, une manière d’entrevoir et de comprendre le monde qui est activée de manière circonstancielle. Conséquemment, cette idée de vivre dans un monde divisé en groupes nationaux peut être « mise en pratique », et donc performée. Cette performance de la nation, du moins de certains de ses aspects, contribue en retour à la construction des groupes et de leurs attributs en tant que nations (imaginées).
-
[2]
Vincent Martigny, dans un numéro spécial de Raison politique portant sur l’ouvrage de Billig, Banal Nationalism (1995), propose le terme de nationalisme ordinaire pour faire référence au concept de banal nationalism. Il fait valoir que le terme banal en français peut avoir une connotation péjorative, et que le terme ordinaire renvoie aux écrits sur la culture très ordinaire de Michel de Certeau (1990) qui met « en lumière les structures de la société à travers l’analyse de la vie quotidienne » (Martigny, 2010a : 5). Dans la même veine, l’ordinaire, la quotidienneté, comme se propose de l’examiner une sociologie du nationalisme vécu, n’est pas étrangère aux travaux de l’anthropologue Albert Piette sur ce qu’il qualifie de religion ordinaire. Dans son ouvrage Le fait religieux : une théorie de la religion ordinaire (2003, voir aussi du même auteur 2005 ; 2009), Piette se penche sur le religieux en train de se faire en examinant les activités secondaires aux intentions premières des acteurs ou, selon sa terminologie, les modes mineurs de l’action. Une sociologie du nationalisme vécu, comme il en sera question, s’inscrit donc dans cette tradition de l’étude de la quotidienneté, de l’ordinaire. Elle ne se penche ainsi pas tant sur le nationalisme institutionnel de l’État ou d’acteurs politiques traditionnels que sur les pratiques au sein desquelles le phénomène de la nation s’insère de manière implicite, anodine, secondaire.
-
[3]
Il en est de même pour le matériel sociohistorique, quoique cela soit moins problématique, en ce sens que les individus auxquels il se réfère sont généralement des acteurs étatiques évoquant explicitement l’État-national comme cadre de référence.
-
[4]
Le nationalisme méthodologique ou le groupisme font référence aux études qui considèrent la nation, la race, l’ethnie, l’État ou la société comme unité d’analyse de base ou comme une forme d’appartenance sociale ou politique naturelle (voir Brubaker, 2004 : 8 ; voir aussi Wimmer et Glick Schiller, 2002 : 302). Critiques à l’égard de ce type d’études, dans la mesure où elles ne font que reconstruire le canon de la nation examinée, ces auteurs privilégient une approche qui analyserait plutôt la nation dans une perspective relationnelle, dynamique et processuelle.
-
[5]
Schütz avait pour objectif de compléter les fondements de la sociologie compréhensive de Max Weber à l’aide, notamment, de la phénoménologie herméneutique d’Edmund Husserl (Noschis et Caprona, 1987). Il a, par la suite, inspiré ce que plusieurs nomment l’herméneutique des sciences sociales (sozialwissenschaftlichen Hermeneutik) (Soeffner, 1989 ; voir aussi Staudigl et Berguno, 2014). Nous y revenons dans la section 3.
-
[6]
Bien que l’utilisation du terme « sociologie phénoménologique » soit fréquente, nous en écartons l’usage puisque, selon Thomas Eberle, « there is no such thing as a “phenomenological sociology” » (Eberle, 2010 : 134), parce que la sociologie et la phénoménologie seraient deux disciplines distinctes. À ce sujet, Thomas Luckmann, collègue et grand interprète de Schütz, distingue la sociologie (comme une science empirique) de la phénoménologie (comme une philosophie), bien que cette dernière puisse néanmoins soutenir l’entreprise de la sociologie (voir Luckmann, 1973 : 164).
-
[7]
Dans la phénoménologie schützéenne, comme chez Weber et Brubaker, le groupe ne représente jamais une entité fixe. Il est toujours le résultat de contingences. Il devient pertinent, ou plutôt, son domaine de relevance devient pertinent, selon les contextes. Nous faisons partie de plusieurs groupes à la fois, tout comme nous sommes constamment exclus d’autres. Il s’agit de « réalités multiples » dont chacune comporte « un style d’existence particulier » (Schütz, 1987 : 104). L’application de notre réserve de connaissance, ce faisant, est modulée selon chaque réalité, selon sa dynamique d’appartenance et d’exclusion : « The system of typification and relevances shared with the other members of the group defines the social roles, positions, and statutes of each. This acceptance of a common system of relevances leads the members of the group to a homogeneous self-typification. Our description holds good for both a) existential groups with which I share a common social heritage, and b) so-called voluntary groups joined or formed by me. The difference, however, is that in the first case the individual member finds himself within a preconstituted system of typification, relevances, roles, positions, statuses not of his own making, but handed down to him as a social heritage. In the case of voluntary groups, however, this system is not experienced by the individual member as ready-made ; it has to be built up by the members and is therefore always involved in a process of dynamic evolution » (Schütz, 1964 : 252).
-
[8]
Bien que Schütz s’intéresse également aux motifs, ils sont moins centraux que dans la sociologie wébérienne. D’ailleurs, Schütz reprochait à Weber de s’intéresser principalement aux motifs rationnels en finalité ou en valeur, alors que les actions du quotidien, qui constituent la grande majorité de nos actions, sont rarement rationnelles et sont plutôt mues par des motifs affectuels ou de tradition (les deux autres types de motifs pour Weber). Pour ce faire, Schütz conçoit principalement deux types de motifs : le « motif en-vue-de » fait référence au futur et vise à expliquer une action ayant un objectif précis à atteindre ; alors que le « motif parce-que » faire référence au passé et vise à expliquer la raison de l’action observée (Schütz, 1932 : 122).
-
[9]
Comme il est impossible pour l’observateur d’avoir accès à la conscience des acteurs, notamment aux systèmes de typification et aux domaines de pertinence qu’ils mobilisent à un moment donné, il est préférable d’examiner les actions ayant un but précis, au sein d’un contexte délimité, afin de voir quand, pourquoi et comment, au cours d’une journée où les individus observés sont engagés de manière cohérente dans l’atteinte d’un quelconque objectif, certains systèmes de typification et domaines de pertinence deviennent pertinents, alors que d’autres cessent de l’être, ou ne sont jamais significatifs. En cumulant une plus grande densité d’information concernant des activités dirigées vers une fin spécifique, par exemple la mise en marché de bières, l’observateur obtiendra une compréhension plus riche de la situation observée, conséquemment du phénomène examiné. D’ailleurs, pour mieux comprendre les activités sociales et le phénomène social auquel elles se rattachent, Schütz privilégie l’étude de cas, dans la mesure où c’est à l’aide d’une description détaillée des modes de comportements individuels qu’il devient possible d’examiner et de comprendre tous les phénomènes sociaux (voir Schütz, 1932 : 12).
-
[10]
De nombreux chercheurs contemporains du domaine de la sociologie du nationalisme conviennent de l’importance de dénationaliser ou de dé-ethniciser la recherche. Comme le résume Thomas Hylland Eriksen : « if one goes out to look for ethnicity one will find it and thereby contribute to constructing it » (Eriksen, 2002 : 161). Dans le but d’éviter une analyse découlant d’un nationalisme méthodologique ou d’un groupisme, les chercheurs suggèrent ainsi d’étudier l’ethnicité ou la nation à partir d’un cadre autre que celui de l’État-nation. Il peut s’agir d’interpréter l’information empirique à partir de quartiers, de villes ou de régions (Brubaker et al., 2006 ; Glick Schiller et al., 2006), de classes sociales (Lamont, 1992 ; 2000), d’écoles (Kao et Joyner, 2000), ou encore d’environnements de travail (Ely et Thomas, 2001 ; Poitras, 2019). En adoptant cette dernière option, il s’agit de considérer le marché comme cadre de référence à partir duquel interpréter le sens constitutif des activités entourant une tâche de travail (la vente de bière) et la manière dont elles nous informent sur le fait national, mais ce, sans constamment nous référer directement à la nation comme cadre d’analyse. Autrement dit, une sociologie du nationalisme vécu s’intéresse au phénomène de la nation en ce qu’il prend part et structure le milieu de travail et les activités entourant l’accomplissement de tâches.
-
[11]
Ernest Gellner lie l’émergence du nationalisme à l’industrialisation (1983), alors que Benedict Anderson la conçoit comme étant le résultat du capitalisme de l’imprimé (2006).
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[12]
Des études adoptant un niveau d’analyse méso — entre les activités de l’État et celles des entreprises — renforcent aussi cette idée que le monde est divisé en groupes nationaux sans nécessairement se pencher sur les activités d’acteurs. Elles affirment, par exemple, que les statistiques économiques reproduisent continuellement cette idée d’un espace économique national mesurable (Tooze, 1998), ou encore que les devises monétaires situent les individus au sein de communautés nationales définies (Helleiner, 1998).
-
[13]
Seuls quelques auteurs examinant des compagnies impliquant le fait national dans leurs activités allèguent qu’elles le feraient sous un prétexte nationaliste (Comaroff et Comaroff, 2003 ; Hau, 2016 ; Lee, 2019 ; Prideaux, 2009).
-
[14]
Cette recherche, conduite dans le cadre d’une thèse doctorale menée à l’Université de Trèves, en Allemagne, avait pour objectif d’examiner le nationalisme vécu dans différents milieux de travail à Montréal et à Bruxelles. La méthode de construction de données, le shadowing (Kussenbach, 2003 ; 2012 ; McDonald, 2005 ; Quinlan, 2008) visait à observer les participants dans leur milieu de travail, entre octobre 2013 et août 2014, et la manière dont le fait national prenait part à l’accomplissement de tâches. L’agente de relations publiques était l’une des personnes avec qui le journaliste s’est entretenu lors du séjour avec cet informateur. Une partie de l’information empirique construite avec ce participant a été utilisée dans le cadre de la thèse doctorale, mais les informations présentées dans cet article n’ont pas été exploitées. Ce qui est présenté dans cet article est la rencontre entre le journaliste et l’agente telle qu’observée par l’un des auteurs.
-
[15]
Tous les extraits sont une traduction libre d’un entretien, entre le journaliste et l’agente de relations publiques, réalisé en néerlandais et auquel l’un des auteurs de cet article a pu assister et enregistrer en tant qu’observateur.
-
[16]
Ce coup de marketing a été reproduit l’année suivante. Cette année-là, quatre dialectes avaient droit à leur traduction et à leur étiquette : la Deivel (Luxembourg), la Diâpe (Hainaut), la Djale (Liège) et la Diâl (Namur) (Sudinfo, 2015).
-
[17]
En Belgique, mais aussi en France et aux Pays-Bas, cette inscription apparaît en néerlandais et en français. Pour le marché anglophone, on y lit depuis peu « The original Belgian strong blond », alors qu’il y a à peine quelques années on y lisait « Belgian Golden Ale ». L’étiquette a changé à quelques reprises au cours des dernières années, mais la référence à la Belgique semble toujours s’y trouver, bien que nous n’ayons pu vérifier si cela est le cas depuis sa création, en 1923.
-
[18]
Un site web d’information namurois rapportant cette pratique en 2015 mentionnait : « Certains vont ‘‘tiquer’’, d’autres vont apprécier : Duvel, cette bière spéciale flamande et partenaire principal des Fêtes de… Wallonie, vient d’éditer des étiquettes en patois wallon » (Sudinfo, 2015).
-
[19]
D’autres produits sont devenus des icônes nationales associées à des cultures économiques imaginées, par exemple la Volskwagen (la voiture du peuple) (Rieger, 2013).
-
[20]
En sociologie économique, le concept d’embeddedness, généralement traduit en français par le terme « encastrement » (Grossetti, 2015), vise à mettre en lumière les facteurs ainsi que les conditions dont dépendent les activités économiques (Polyani, 1968 ; Granovetter, 1985 ; voir aussi Bourdieu, 2000).
-
[21]
Une entreprise, comme discuté dans cet article, peut performer la nation en réalisant sa tâche de travail, par exemple, vendre une plus grande quantité de son produit. Le consommateur, de son côté, peut choisir de dépenser son argent pour un produit issu d’une compagnie s’identifiant au même groupe national que le sien afin d’économiquement la soutenir, au détriment d’une autre considérée comme étrangère. Dans les deux cas, le phénomène de la nation structure l’action, et cette idée de vivre dans un monde de nations est « mise en pratique » par des pratiques économiques ; d’un côté une pratique de marchandisation, et de l’autre une pratique de consommation.
-
[22]
L’ouvrage collectif de Staudigl et Berguno, Schützian Phenomenology and Hermeneutics Traditions (2014), est dédié à l’influence de l’herméneutique sur Schütz et sur la réception des écrits de ce dernier par des auteurs se revendiquant de l’herméneutique des sciences sociales et de la phénoménologie herméneutique.
-
[23]
Dans sa définition de l’intersubjectivité, Schütz reprend « un moment essentiel de la description phénoménologique de Husserl : l’autre apparaît d’emblée sur le mode du “là”, qui s’oppose à l’“ici” propre à celui qui l’appréhende ; il est un ego coexistant sur le mode “là”, donc un alter ego. L’autre n’est pensable que par rapport à moi qui en suis l’ego, mais il ne saurait en aucune façon être conçu comme une réduplication du moi, et de là naît toute la problématique méthodologique qui vise à s’assurer d’une compréhension de l’autre » (Noschis et Caprona, 1987 : 267). Cette problématique méthodologique se résout notamment à travers les concepts de typification et de domaines de pertinence décrite dans la section 1.2, qui permettent à l’observateur d’appréhender la manière dont les activités des individus sont structurées par les phénomènes sociaux du monde vécu. Aussi, voir la Postface de Noschis et Caprona dans Le chercheur et le quotidien (1987) d’Alfred Schütz pour une discussion plus exhaustive sur les apports de Schütz aux fondements et à la mise à jour de la sociologie compréhensive wébérienne.
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