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En quoi consiste le projet d’une herméneutique des sciences humaines chez Gadamer et quelles leçons permet-il de tirer sur la place de l’herméneutique en sociologie ? Si l’herméneutique a traditionnellement été l’art d’interpréter les textes religieux et juridiques, Gadamer participe à l’élargissement de la discipline au-delà de sa fonction exégétique, en lui assignant un caractère universel : l’interprétation n’est plus seulement une méthode pour déchiffrer les textes obscurs, elle est inhérente à la compréhension en général. L’herméneutique des sciences humaines de Gadamer rejoint sur ce point l’anthropologie interprétative développée dans l’ouvrage Homo interpretans de Johann Michel, qui ne réduit pas l’herméneutique à sa dimension méthodologique et épistémologique, mais fait plutôt ressortir l’importance de l’interprétation dans l’ensemble des activités humaines (Michel, 2017). Nous aurons toutefois à marquer la différence entre le projet qui gouverne Homo interpretans et la position de Gadamer. Si Gadamer a plutôt tendance à fusionner la compréhension et l’interprétation, l’anthropologie de l’homo interpretans affirme que l’interprétation est une faculté universelle constitutive de l’homme sans toutefois prétendre qu’il a toujours besoin d’interpréter. Elle s’interroge surtout sur les conditions et les situations dans lesquelles l’interprétation devient nécessaire, c’est-à-dire « lorsque l’agent humain est confronté à une mécompréhension, à une rupture d’intelligibilité du sens (d’une action, d’une parole, d’une situation, d’un texte…) » (Michel, 2017 : 44). En revanche, l’interprétation n’est pas mobilisée dans les situations routinisées et habituelles de la vie quotidienne, où la compréhension s’accomplit de façon spontanée et immédiate, « sans heurts ».

Or, pour Gadamer, l’interprétation n’est jamais un acte séparé de la compréhension, qui viendrait s’y ajouter après coup, dans un cadre purement épistémologique[1]. Elle est plutôt la mise en langage de la compréhension, en laquelle celle-ci atteint une forme plus claire et explicite. Les principes de l’herméneutique gadamérienne s’étendent alors à toutes les sphères de l’expérience humaine, incluant celle des connaissances sociologiques, dont nous traiterons plus loin dans cet article. S’il consacre plus d’attention à d’autres disciplines dans son oeuvre maîtresse, Vérité et méthode, parue en 1960, comme l’histoire et le droit, Gadamer manifestera un intérêt soutenu pour la sociologie au cours des années 1970, qui représentent pour ainsi dire « l’âge d’or » des articles sur l’herméneutique et la sociologie, dans le sillage de sa polémique avec Habermas, à laquelle nous accorderons une attention particulière. Tel que nous entendons le montrer à partir de Gadamer, l’interprétation est constitutive de l’activité du sociologue qui cherche à rendre compte d’un phénomène social, car comprendre, c’est toujours interpréter. La dimension herméneutique des sciences sociales devient particulièrement évidente lorsqu’on s’attarde à l’idée que le langage est le médium de l’expérience herméneutique chez Gadamer, c’est-à-dire l’horizon universel de la compréhension.

Dans une perspective gadamérienne, le monde vécu des agents sociaux est un monde de significations constitué de façon langagière : il s’articule, se structure et se transmet au moyen du langage ordinaire. En plus de déterminer l’objet de la sociologie, l’élément langagier (Sprachlichkeit) caractérise aussi la pratique du scientifique, parce qu’il médiatise tout ce qui a trait à l’accès aux données et leur théorisation, au processus de recherche, à la présentation des résultats, aux discussions menées par la communauté des chercheurs, etc. Nous montrerons à partir de Gadamer que la compréhension qui se déploie en sociologie ne s’accomplit pas en dehors de la sphère du langage : elle se construit dans le mouvement même des paroles qui portent l’interprétation, ce qui signifie que le langage n’est pas toujours un obstacle au savoir sociologique. Nous aurons alors à mettre en question le modèle de la « compréhension à distance » du chercheur objectif qui devrait s’abstenir de penser le monde social à partir des catégories de l’entendement commun, exigence que l’on trouve d’une certaine façon chez Émile Durkheim (Durkheim, 2017 : 116), ainsi que Pierre Bourdieu : « Le langage pose un problème particulièrement dramatique au sociologue : il est en effet un immense dépôt de préconstructions naturalisées, donc ignorées en tant que telles, qui fonctionnent comme des instruments inconscients de construction » (Bourdieu, 1992 : 212). Nous verrons avec Gadamer que certaines « préconstructions » sont, au contraire, constitutives de la connaissance scientifique.

Dans Vérité et méthode, Gadamer cherche à repenser le fondement des sciences humaines en prenant appui sur différentes expériences de vérité, dont celles de l’oeuvre d’art et de la rhétorique, qui ne reposent ni sur le modèle positiviste de la science moderne, puisqu’elles ne se laissent pas réduire à une objectivation scientifique, ni sur le paradigme subjectiviste de l’herméneutique psychologique de Dilthey, parce qu’elles outrepassent le vécu personnel de l’être singulier. En insistant sur l’aspect universel et ontologique de l’herméneutique, Gadamer défend l’idée selon laquelle les sciences humaines n’ont pas à se contenter de réfléchir sur les conditions de possibilité des connaissances scientifiques. Elles peuvent aussi connaître les choses elles-mêmes, c’est-à-dire le monde réel qui n’est pas l’apanage des sciences de la nature. Il est dès lors essentiel d’écarter les réceptions de Gadamer qui donnent une tournure relativiste à son herméneutique, comme celles de Vattimo (1997) et de Rorty (2018) qui estiment que tout est affaire d’interprétation, puisqu’elles ne tiennent pas suffisamment compte de sa thèse sur l’être, présentée dans le dernier chapitre de Vérité et méthode.

Pour Gadamer, la compréhension relève moins de l’épistémologie au sens strict que d’une révélation, d’une rencontre ou d’un dialogue entre la chose à comprendre et celui qui comprend. Cette « révélation » ne se laisse pas seulement expliquer par des règles ou des méthodes spécifiques, parce qu’on ne sait pas toujours comment elle s’opère ni d’où elle advient, ce qui ne l’empêche pas d’être à l’origine de connaissances solides et rigoureuses.

Ainsi les sciences de l’esprit se rencontrent avec certains types d’expérience situés à l’extérieur de la science, avec l’expérience de la philosophie, avec celle de l’art et celle de l’histoire même. Ce sont tous des types d’expérience dans lesquels une vérité se manifeste qui ne peut être vérifiée par les moyens méthodologiques dont la science dispose

Gadamer, 1996 : 11-12, nous soulignons

héritage humaniste et vérités de formation

Il est commun de constater que le concept moderne de science est profondément marqué par le modèle de la connaissance méthodique fourni par les sciences de la nature, qui s’est imposé à partir du xviie siècle comme la seule voie d’accès aux connaissances objectives. Pour justifier la prétention à la vérité des sciences de l’esprit et leur permettre de rattraper leur « retard » vis-à-vis des sciences exactes, certains historiens et philosophes (dont Dilthey et Droysen, selon Gadamer) ont cherché à doter les sciences humaines d’une méthodologie propre, qui serait aussi rigoureuse que celles qui ont permis l’essor des sciences de la nature. Or, pour Gadamer, les sciences humaines, qu’il propose de fonder autrement, soit en mettant en question cette conception méthodologique de la vérité, ne sont ni inférieures ni en retard par rapport aux sciences exactes. Pour saisir le mode de connaissance propre aux sciences humaines, il faut cesser de leur imposer le modèle méthodique des sciences pures qui ne conviendrait pas au type de vérité qu’elles produisent, lequel relèverait d’un savoir d’un autre ordre.

Contrairement à ce que certains lecteurs de Vérité et méthode ont pu comprendre — ce fut notamment le cas d’Emilio Betti —, l’ouvrage ne propose pas une nouvelle méthode pour atteindre la vérité dans les sciences de l’esprit. Il dirige plutôt notre attention sur la question suivante : ces sciences ont-elles véritablement besoin d’une méthodologie stricte et rigoureuse pour prétendre à l’objectivité scientifique ? Il est important de noter que Gadamer critique moins l’idée de méthode comme telle, qu’il juge indispensable au travail des sciences humaines et naturelles, que le monopole qu’elle prétend exercer sur le domaine de la vérité. De manière plus précise, il veut faire ressortir l’expérience de vérité qui précède et détermine toute réflexion méthodique, c’est-à-dire l’événement (Geschehen) de la compréhension — ce qui nous arrive, par-delà notre vouloir et notre faire, quand on comprend. En un mot, pour Gadamer, l’expérience de vérité des sciences de l’esprit ne dépend pas exclusivement des méthodes qu’elles mettent en oeuvre.

Sur quoi devrait-on fonder le caractère scientifique des sciences de l’esprit, si ce n’est sur une doctrine de la méthode ? Gadamer répond à cette question en empruntant une voie pour le moins surprenante, puisqu’il s’appuie d’abord sur les propos d’un théoricien des sciences pures, le physicien Hermann Helmholtz. Bien que sa contribution ne soit pas suffisante pour résoudre le présent problème, puisqu’elle reste entièrement sous l’emprise de l’idéal de méthode des sciences exactes, Helmholtz met néanmoins le doigt sur un élément crucial lorsqu’il décrit le caractère propre aux sciences humaines. Si les sciences méthodiques de la nature procèdent surtout par induction logique, les sciences humaines useraient plutôt d’une inférence inconsciente que Helmholtz nomme l’induction artistique-instinctive, dont l’exercice exige une espèce de tact (Taktgefühl) de la part du scientifique (l’historien, le philosophe, le sociologue), c’est-à-dire un certain doigté « qui nécessite le recours à des facultés de l’esprit qui sont d’un autre ordre », par exemple la sensibilité et l’empathie psychologique, la mémoire, l’imagination, l’expérience de vie et la reconnaissance d’autorités (voir Gadamer, 1996b : 21). Pour mettre en relief ce tact psychologique et la manière dont il s’acquiert, Gadamer part de l’héritage de l’humanisme et de ce qui constitue à son avis ses quatre « idées directrices », à savoir le sensus communis, la formation (Bildung), le jugement et le goût, auxquelles nous reviendrons sous peu. Nous verrons alors qu’une conscience instruite par l’herméneutique est une conscience bien formée qui se manifeste dans sa capacité de juger de ce qui est convenable ou non, laquelle requiert un certain goût pris en un sens moral et non esthétique, s’apparentant au bon sens ou au sens commun

Pour rendre justice aux sciences humaines, qui ne bénéficient pas de la même estime auprès du grand public que les sciences de la nature, il ne faut pas exiger d’elles des méthodes qui les amèneraient à dominer le monde humain et social de la même manière que les sciences pures parviennent à maîtriser le monde de la nature. Car l’objet des sciences de l’homme relève d’un autre ordre, selon Gadamer : ce n’est pas un « objet » à proprement parler, que l’on peut poser devant soi et examiner d’un oeil complètement neutre et détaché. Il s’agit plutôt de réalités auxquelles on appartient toujours déjà, à savoir la réalité humaine, sociale, culturelle et historique, dont la compréhension exige une certaine implication de la part du chercheur, qui doit souvent se servir de son propre jugement pour interpréter les phénomènes humains et sociaux, jugement qui implique un savoir moral, tel que nous le verrons sous peu. On peut dès lors se demander si l’idéal scientifique de recherche et de méthode est approprié pour rendre compte de l’objet de la sociologie. Il est indubitable qu’il existe des régularités dans le monde social et humain qui permettent une certaine contrôlabilité des données en sciences humaines — bien qu’elle « concerne plus les matériaux que les conséquences qui en sont tirées », c’est-à-dire leur interprétation particulière —, mais peut-on pour autant leur appliquer le concept de recherche, lequel implique en tout premier lieu « la découverte du nouveau, du jamais su, l’ouverture d’un chemin sûr conduisant à ces nouvelles vérités et pouvant être contrôlé par tous » (Gadamer, 1996a : 64) ? Découvrir continuellement de nouvelles connaissances ne semble intervenir ici qu’en second lieu, souligne Gadamer. Tel qu’il nous le fait remarquer, tout savoir novateur se rattache à un élément de tradition qui l’a préparé et rendu possible. C’est pourquoi les classiques occupent une place centrale dans les sciences herméneutiques : les grandes oeuvres qui ont marqué les sciences de l’homme depuis l’Antiquité continuent de nous faire (re)découvrir des aspects de la réalité humaine, sociale et historique, qui ne se « suppriment pas purement et simplement les uns les autres, au cours du progrès de la recherche » (Gadamer, 1996b : 305).

Au lieu de fonder le caractère scientifique des sciences humaines sur l’esprit méthodologique de la recherche, comme s’il représentait le seul mode de savoir, Gadamer propose de les comprendre à partir de leur terre originelle : la tradition de l’humanisme. Héritières des humaniora, les sciences humaines contemporaines sont pourtant de plus en plus coupées de leurs racines humanistes, en particulier la sociologie, où cette tradition demeure largement méconnue et oubliée, lorsqu’elle n’est pas explicitement rejetée[2]. En quoi la réhabilitation des idées humanistes est-elle fondamentale pour la mise en oeuvre d’une sociologie herméneutique ? Pour répondre à cette question, nous devons d’abord nous pencher sur le sens initial des concepts humanistes aujourd’hui oubliés, ce qui nous conduira entre autres au constat suivant : en tant que science humaine, la sociologie est d’abord appelée à produire des vérités de formation, c’est-à-dire des connaissances qui forment l’esprit de l’homme et le monde dans lequel il vit, ce qui signifie qu’elle doit engager une réflexion fondamentale sur le monde social dans son ensemble et éviter d’enquêter exclusivement sur des phénomènes isolés et objectivés.

Il est primordial de situer les sciences humaines dans la tradition humaniste, car le concept de Bildung (1), qui y occupe une place centrale, est l’élément naturel de ces sciences qui sont d’abord des sciences de formation (Bildungswissenschaften) : les vérités qu’elles transmettent forment et transforment l’être humain, parce qu’elles développent son intelligence, ouvrent ses horizons et lui procurent une direction morale et une sagesse de vie. Pour comprendre en quoi ce type de savoir se distingue du savoir méthodologique et vérifiable des sciences exactes, il est essentiel de rappeler que le terme Bildung (que l’on peut traduire par les notions d’éducation ou de culture) s’accompagne originairement d’une nouvelle affirmation de la dignité humaine qui s’enracine dans la tradition biblique, où il est écrit que Dieu a créé l’homme à son image (imago Dei). En effet, l’idéal humaniste de l’éducation repose sur l’idée que l’homme peut s’élever au divin par la culture — « édifier en lui-même l’image de Dieu qui a présidé à sa création » (Gadamer, 1996b : 27) — et par là, s’améliorer ou devenir meilleur, c’est-à-dire meilleur que ce à quoi le voue sa nature première, « animale ». Partant du principe que l’homme n’est pas par nature ce qu’il est appelé à être, l’humanisme classique valorise l’éducation (l’enseignement de la lecture, de l’écriture, etc.) et surtout l’apprentissage des arts libéraux, qui permettent à l’humain en tant qu’être doté d’un esprit de s’élever à l’universel, au-dessus de l’immédiat et du naturel, et de cultiver son âme, comme chez Cicéron notamment (cultura animi). En le faisant à sa ressemblance, Dieu aurait transmis à l’homme son pouvoir créateur, et par là, la capacité de façonner son propre monde, le monde social des moeurs et des institutions, et de se modeler lui-même par l’éducation, laquelle est appelée à se refléter dans son comportement et sa vie pratique. Or, les sciences de l’esprit, que Gadamer appelle parfois des sciences morales, en tant qu’elles ont pour objet « l’homme et ce qu’il sait de lui-même », ne produiraient-elles pas un savoir de cette sorte, c’est-à-dire « un savoir qui concerne la façon de se produire soi-même » (Gadamer, 1996b : 336-337) ?

Le tact psychologique introduit plus haut est justement affaire de formation, car la conscience du scientifique qui met en pratique un tel tact est une conscience préalablement formée, c’est-à-dire capable de voir au-delà de ce qui est près et immédiatement donné, et ouverte à l’altérité de perspectives différentes et plus générales que la sienne. En élargissant nos horizons par l’apprentissage de l’histoire, des lettres et de l’art, la Bildung nous amène à développer une sensibilité, un certain « sens » des choses qui nous aide à mieux saisir eur signification profonde. Pour comprendre telle ou telle société, il est essentiel que le sociologue ait un certain sens historique — qu’il sache instinctivement « ce qui en un temps est possible ou ne l’est pas » (Gadamer, 1996b : 33) — ainsi qu’un sens esthétique qui lui permette non seulement d’apprécier et de distinguer le beau du laid, mais aussi de savoir ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, de démêler le juste et l’injuste. La conception gadamérienne des sciences herméneutiques accorde moins d’attention à l’exigence de neutralité axiologique (Weber, 2003) que d’autres approches en sociologie, car le bon jugement de l’interprète se reflète aussi dans ses jugements de valeur, dans son habileté à discriminer le bien du mal. Comme nous allons le voir avec les trois autres concepts humanistes (le sens commun, le goût et le jugement), ce tact, que Helmholtz rapproche de l’intuition d’un artiste, ne se réduit pas pour autant à un simple sentiment ou à l’irrationalité de l’inconscient. Il s’agit du mode de connaissance des sciences de l’esprit, de ce par quoi elles peuvent prétendre à la vérité.

Ce tact peut aussi être défini à partir du concept de sensus communis (2) ou de bon sens, thématisé notamment par Giambattista Vico dans La science nouvelle : « Le sens commun est un jugement sans aucune réflexion, senti en commun par tout un ordre, par tout un peuple, par toute une nation ou par le genre humain tout entier » (Vico, 2001 : 89, nous soulignons). Sa dimension préréflexive ne lui enlève toutefois pas sa vérité, car il est adéquat de s’y référer pour déterminer ce qu’il faut faire dans une situation donnée : « L’arbitre humain, très incertain de nature, devient certain et déterminé avec le sens commun des hommes relativement aux nécessités ou utilités humaines, qui sont les deux sources du droit naturel des gentes » (Vico, 2001 : 88, nous soulignons). En ce sens, l’appel de Gadamer au sens commun se rattache étroitement au thème aristotélicien de la phronèsis, si cher à ses yeux, c’est-à-dire au savoir pratique qui est orienté vers la situation concrète, parce que les hommes font usage du sens commun pour décider de ce qu’il faut faire et pour justifier ce qu’ils ont fait dans telle ou telle circonstance. C’est un sens du vrai et du bien (das Rechte) qui échappe à la conception méthodologique d’un savoir procédant de raisons et que Gadamer associe plutôt à l’art de distinguer ce qui est convenable de ce qui ne l’est pas. C’est aussi un sens de ce qui est bon pour la vie en commun, et pas seulement pour soi-même : celui qui a du sens commun sait ce qui fonde le bonheur des hommes et la cohésion d’une société, comme le note Gadamer avec Oetinger (voir Gadamer, 1996b : 45). Or, ce savoir du bien commun est porteur de vérité, pas au sens de ce qui est assuré méthodiquement et fondé à tous égards, mais au sens de ce qui est vraisemblable, de ce que la communauté admet comme vrai et juste. Prises sous cet aspect, les vérités morales et historiques du sens commun nous procurent une sagesse pratique qui nous amène à transcender la particularité — spécialement la nôtre. Selon nous, le sociologue ne peut pas se passer de cette forme d’instinct (ou de tact) qui comporte une fonction herméneutique, aussi bien pour sa propre insertion dans la société que pour sa pratique scientifique. Cette intuition s’acquiert et se développe par la vie en commun et par l’éducation, d’où l’importance des modèles éthiquement exemplaires et des études classiques pour la formation du bon sens — ces dernières tendent toutefois à disparaître à l’époque contemporaine, ce qui peut poser un problème pour l’avenir des sciences humaines. En effet, les sciences de l’esprit participent traditionnellement à la production du sensus communis, en particulier l’histoire, dans la mesure où celle-ci fournit des exemples probants de ce qui est juste et séant dans les affaires humaines et de ce qui ne l’est pas. La position de Gadamer s’éloigne ainsi de la posture méthodologique mise en avant par Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron dans Le métier de sociologue (Bourdieu, P., J.-C. Chamboredon et J.-C. Passeron, 2006 : 125), parce qu’elle n’exige pas une rupture épistémologique stricte entre l’interprétation sociologique et le sens commun, lequel « commande de manière décisive l’objet de ces sciences, l’existence morale et historique de l’homme, telle qu’elle prend forme dans ses actions et ses oeuvres » (Gadamer, 1996b : 39). Remarquons toutefois que Gadamer sait bien que le sens commun peut parfois errer et être jugé aberrant. Comme on le verra plus loin avec la question du préjugé, Gadamer insiste sur l’importance de constamment réviser ses préconceptions et de les mettre à l’épreuve de la réalité. L’idée n’est pas de remplacer le savoir scientifique par un ensemble de lieux communs, mais de reconnaître que les connaissances méthodologiques ne sont pas suffisantes pour comprendre l’objet des sciences humaines dans toute sa spécificité et que les vérités du sens commun nous dévoilent aussi des aspects essentiels de cet objet.

Par ailleurs, les enseignements et les vérités que l’on tire de l’histoire, de la philosophie et de la littérature amènent l’être humain à affiner son jugement (3), en développant sa capacité de juger du bien et du juste, ce qui signifie aussi faire preuve de bon sens. Notons que dans la tradition humaniste, le jugement ne se réduit ni à l’usage de règles méthodologiques ni au pouvoir de subsumer un particulier sous un universel. Il s’agit d’abord d’un sens moral qui évoque un idéal de sagesse et qui se manifeste chez celui qui sait apprécier les choses. Pour montrer qu’il s’agit d’un vrai mode de connaissance et non d’une appréciation subjective, Gadamer rapproche le concept de jugement, saisi comme une faculté des sens, de l’idéal humaniste du goût (4), ce qui peut à première vue sembler étrange car on a tendance à oublier que le bon goût avait initialement une portée cognitive et morale. En effet, avant que Kant et ses successeurs, en particulier Schiller, ne lui donnent un sens subjectif et esthétique, le goût avait une prétention à l’objectivité, puisqu’il était reconnu comme quelque chose d’universellement partagé. En réhabilitant l’ancien concept de goût, Gadamer met en évidence l’entente fondamentale qui existe entre les membres d’une société malgré les conflits et les oppositions qui les divisent dans la mesure où le goût humaniste relève du sens commun. En d’autres mots, il ne s’agit pas du « bon goût » esthétique, mais d’un sens moral que tous les hommes ont en commun[3].

On pensera ici à la critique contemporaine de l’idéal du jugement esthétique et à son nivellement tendancieux comme un pur élément de distinction (capital social et culturel). Pourtant, l’idéal d’une société de la culture (Bildungsgesellschaft) qui caractérise les humanités est aussi un idéal démocratique, parce qu’il s’oppose originairement à la société fondée sur la noblesse de sang, étant donné que le goût (comme savoir moral) est quelque chose que l’on peut cultiver, indépendamment de toute condition sociale, par l’éducation. Dans le contexte de nos démocraties de masse, une société fondée sur l’idéal de culture se traduit notamment par un accès universel au savoir et à l’éducation. Pour Gadamer, l’éducation repose sur l’espoir que l’homme élargisse ses horizons et détourne le regard de ses intérêts particuliers, afin qu’il soit amené à se soucier de la communauté et à être à l’écoute de l’autre (voir Gadamer, 1999 : 35). D’ailleurs, l’homme cultivé n’est pas celui qui collectionne les connaissances et affiche la supériorité de son savoir face aux autres. Il sait au contraire prendre un certain recul relativement à son propre point de vue, et sait admettre comme plausible celui des autres. Or, celui qui fait preuve de bon goût ou d’un bon jugement détient un authentique savoir, insiste Gadamer. En effet, le jugement moral est un savoir ferme et certain, voire évident : c’est avec la plus grande assurance que l’on dit d’une action qu’elle est indécente ou de mauvais goût. Un tel jugement implique une prétention à un accord universel, ce qui fait du goût un « phénomène social de premier ordre » et non une affaire de préférences personnelles.

Bien qu’il ne relève pas d’une démonstration logique, le tact exercé par l’interprète qui cherche à saisir le sens d’un phénomène sociologique est un mode de connaissance légitime, notamment parce qu’il exige une distanciation par rapport aux inclinations et champs d’intérêt personnels, laquelle est intrinsèque aux concepts humanistes présentés plus haut. Ceci peut être difficile à comprendre pour nous qui tenons généralement le jugement et le goût pour des phénomènes subjectifs qui n’ont rien de scientifique. Gadamer tient Kant pour responsable de ce revirement qui a été funeste pour les sciences humaines, lesquelles ont alors été coupées de leur terre d’origine, l’humanisme, et par là même, de leur prétention à la vérité.

le jugement esthétique en sociologie

En jetant les fondements de l’esthétique, qu’il érige du même coup en sphère autonome — séparée du « monde réel », considéré comme l’apanage des sciences pures —, Kant aurait non seulement contribué à discréditer les concepts humanistes de jugement et de goût, relevant désormais de l’esthétique (que ses successeurs réduiront au vécu subjectif du génie et à l’irrationalité de la vie), mais il aurait aussi placé les sciences humaines devant une alternative dramatique qui est venue sceller l’hégémonie de la méthodologie scientifique sur le domaine de la vérité. Elles doivent dorénavant se comprendre ou bien à partir du modèle épistémologique des sciences exactes, ou bien à partir d’un modèle plus esthétique qui s’accompagne d’une perte de vérité — ce fut implicitement le cas de l’historicisme, où les phénomènes historiques, par exemple les oeuvres d’art, sont compris comme des expressions d’une époque ou de l’Erlebnis (l’expérience vécue) d’un auteur.

Il importe de souligner que Gadamer critique l’esthétisation et la psychologisation des sciences humaines que l’on trouve chez Dilthey, car contrairement à ce que celui-ci prétend, comprendre, ce n’est pas se transporter dans l’esprit d’un auteur ou recréer son vécu originel, c’est plutôt participer d’une vérité qui nous forme et nous transforme. Plus précisément, pour Gadamer, l’événement de la compréhension est une rencontre entre celui qui comprend et la chose à comprendre, où ce dernier est « saisi » et transformé par ce qu’il découvre. Pour rendre compte de ce qui nous arrive lorsqu’on comprend, Gadamer part d’une Ontologie de l’oeuvre d’art afin de dégager, à même l’expérience de l’art, un concept de vérité (la vérité de l’oeuvre d’art) qu’il élargira ensuite à l’ensemble de l’expérience herméneutique, dont le mode de travail des sciences humaines. Nous aurons ensuite à déterminer si le concept de vérité que Gadamer tire de son ontologie de l’oeuvre d’art peut aussi être appliqué au champ de la sociologie.

Dans sa critique de la conscience esthétique, Gadamer défend l’idée selon laquelle toute oeuvre d’art transcende l’imagination du génie créateur et se rapporte de manière essentielle au monde réel — par contraste avec l’autonomie de la sphère esthétique qui créerait un monde abstrait (voire irréel) d’illusions, lequel serait entièrement coupé de la réalité et des questions de vérité. Parce qu’elle renvoie au-delà d’elle-même, à la chose qu’elle représente, l’oeuvre d’art nous fait découvrir et connaître une réalité qui surpasse le vécu personnel de l’artiste. Plus encore, la chose représentée dans une oeuvre réussie recevrait un « gain de réalité » ou, suivant l’expression de Gadamer, un « surcroît d’être », au sens où l’art saisit et fait ressortir l’essence des choses, il « nous dit » quelque chose de vrai sur celles-ci. Le mode de travail des sciences humaines et sociales n’impliquerait-il pas aussi une telle expérience exacerbée de la réalité ? Dit autrement, est-ce que l’interprétation qui est à l’oeuvre en sociologie, notamment dans la présentation (Darstellung) de données statistiques et dans l’analyse qualitative de discours ou de pratiques sociales, procurerait un surcroît d’être aux phénomènes étudiés, dans la mesure où elle ne se réduit pas à la subjectivité de l’interprète (à sa propre vision des choses), mais vise à faire ressortir ce qui est ? C’est une thèse que nous pouvons avancer à partir de Gadamer, car selon lui, l’advenir de la compréhension met en jeu l’horizon de l’interprète et celui du phénomène à comprendre, lequel s’impose à la subjectivité de l’interprète. Ce dernier doit se laisser dire quelque chose par l’objet qui lui révèle son sens au cours de leur « rencontre » (ou de leur « dialogue »), sens qu’il cherchera à saisir et à faire ressortir en forgeant des concepts, en rédigeant des articles scientifiques, des monographies, etc. (où le phénomène en question reçoit un surcroît de réalité). Dans cette optique, l’interprète n’est pas un « chercheur objectif » qui comprendrait seulement à distance, parce que le sens de l’objet qu’il accueille dans le jeu de la compréhension forme et transforme son être intérieur, c’est-à-dire qu’il change sa vision des choses, l’élève intellectuellement et élargit ses horizons. Il est opportun de partir de l’expérience de l’art pour décrire l’effet transformateur de la compréhension sur l’interprète.

Pour mettre en lumière ce qui se produit dans l’expérience de l’art et, plus largement, dans l’advenir de la compréhension, Gadamer fait du concept de jeu le fil conducteur de son analyse ontologique, où il n’est plus seulement envisagé comme une libre activité de la subjectivité de l’artiste (comme chez Kant et Schiller). Chez Gadamer, le concept de jeu désigne plutôt quelque chose qui dépasse la subjectivité participante et l’entraîne dans sa réalité supérieure. Ces considérations sont cruciales pour comprendre le caractère objectif de l’implication personnelle du sociologue dans le procès de la connaissance. Pour Gadamer, une oeuvre d’art réussie opère une double transformation : celle de la chose qu’elle représente, dont elle fait ressortir le sens et l’être durable, et celle du spectateur qui participe à la réalisation du sens de l’oeuvre alors même qu’il est changé par celle-ci, dans la mesure où elle lui fait découvrir de nouveaux aspects de la réalité et lui permet de se développer intellectuellement et moralement, elle élargit ses horizons. En prenant part au jeu de la compréhension, celui qui interprète un texte, une oeuvre d’art ou un phénomène social présente le sens d’une chose ou d’une réalité, lequel s’impose à lui (il n’est pas qu’un pur produit de sa pensée) et le transforme. L’analogie de l’expérience de l’art permet de mettre en relief l’effet transformateur des sciences humaines dans la vie de l’homme : « Ce qui les distingue dans l’ensemble des sciences, c’est que leurs connaissances prétendues ou réelles déterminent directement les affaires humaines dans la mesure où elles se transposent d’elles-mêmes dans l’éducation et la formation humaines » (Gadamer, 1996a : 71). De manière semblable au spectateur grec qui n’assiste jamais à une tragédie de façon détachée ou entièrement « à distance », car il y est émotionnellement engagé, le sociologue est immédiatement impliqué dans ce qu’il connaît, soit le monde social et humain.

la sociologie herméneutique, une science de formation

Tel que nous souhaitons le montrer à partir d’une perspective gadamérienne, il est possible de penser la sociologie comme une science de formation qui aspire à former l’homme et le monde qu’il habite, bien qu’elle ne s’en rende pas toujours compte. Cette idée était pourtant centrale à la naissance de la discipline, notamment chez Durkheim (malgré sa prétention positiviste), qui cherchait à produire une connaissance objective du monde humain visant une « transformation méliorative de l’homme et de la société », comme le note Wiktor Stoczkowski, et continue d’être implicitement déterminante dans les approches théoriques plus récentes qui voudraient, par exemple, émanciper la culture de ses structures oppressantes (Stoczkowski, 2019 : 25). Selon ce dernier, à l’époque de Durkheim, les sciences sociales naissantes auraient repris du christianisme l’idée que le monde humain serait atteint d’un mal foncier, « produit par des accidents historiques qui ont perturbé l’ordre naturel des choses », et avaient pour tâche de diagnostiquer ce mal pour un jour l’abroger (Stoczkowski, 2019 : 17-18). Suivant cette thèse, les sciences sociales reposeraient à l’origine sur une ambiguïté radicale entre une tendance positiviste et une tendance humaniste. En ce sens, bien que ce soit de manière latente, la sociologie renfermerait initialement une doctrine du salut, perpétuant ainsi l’idéal de formation des humaniora. En effet, si l’on suit le raisonnement de Stoczkowski, la sociologie durkheimienne se situerait dans la continuité de l’humanisme, parce qu’elle fournirait à l’être humain une orientation générale dans l’existence, c’est-à-dire une « vision du monde » et de la société où l’homme occupe une place déterminée, ainsi qu’une direction morale, en tant qu’elle « doit lui inculquer le sens du devoir, du sacrifice désintéressé, du dévouement généreux pour le collectif » (Stoczkowski, 2019 : 138). Une fondation herméneutique de la sociologie devrait accentuer et assumer cette vocation, soit chercher à comprendre la société, ses besoins et ses aspirations, afin de lui fournir une direction déterminée, tout en maintenant une posture d’humilité, de manière à contrebalancer l’autre tendance fondamentale des sciences sociales (qui prend le pas sur la précédente), à savoir la volonté de décrire objectivement les phénomènes sociaux avec des théories empiriquement fondées. En effet, une sociologie herméneutique doit assumer son ancrage dans la tradition humaniste, ce qui signifie qu’elle doit reconnaître qu’elle produit un savoir dans lequel le chercheur est impliqué, un « savoir de soi » comme chez Aristote, dont l’objet est l’action humaine et la société. Dans cette optique, il n’est pas suffisant d’examiner cet objet à distance, en employant seulement une méthodologie positiviste semblable à celle utilisée dans les sciences de la nature. Le sociologue l’étudie plutôt à partir de sa propre situation historique et sociale qui influence sa démarche scientifique, sans qu’il en soit toujours conscient. Un effort de réflexivité sur la connaissance de ses propres présupposés historiques, culturels et sociaux doit alors accompagner l’exercice de l’analyse sociologique.

En un mot, pour Gadamer, le mode de travail des sciences humaines et sociales se fonde sur une expérience de vérité qui est susceptible d’atteindre les hommes et de les transformer. C’est pourquoi elles « ne peuvent échapper à la responsabilité qui tient à l’efficace qu’elles exercent […] par le biais de la famille et de l’école », soit « une influence directe sur l’humanité de demain » (Gadamer, 1996a : 70). Compte tenu de cette responsabilité, il est primordial que le théoricien des sciences sociales ait une conscience adéquatement formée, c’est-à-dire ouverte aux perspectives les plus diverses et avertie de sa propre finitude. Gadamer s’inspire ici d’Aristote qui fonde la méthode de sa philosophie pratique sur l’éducation et la maturité, dans la mesure où « théoriser sur les obligations pratiques et politiques exige une habitude ou une orientation morale stable, qui nous empêcherait d’oublier la connexion entre les généralités et les situations concrètes et contraignantes de la vie pratique et politique » (Gadamer, 1975 : 312, nous traduisons).

En faisant appel à l’expérience de l’art, et en particulier aux arts interprétatifs, Gadamer fait ressortir la structure circulaire de la compréhension, qui implique un va-et-vient constant entre le tout et les parties — celui qui interprète un morceau de piano, par exemple, a un savoir préalable de l’ensemble de la pièce au moment où il la joue. En sciences sociales, cette circularité du comprendre se traduit par l’idée qu’il n’y a pas d’interprétation sans compréhension préalable. Nous allons partir du cercle herméneutique de Gadamer afin de montrer que le sociologue a toujours une compréhension préalable de son objet et que celle-ci est une précondition de sa démarche scientifique. Nous verrons alors que l’interprétation qui se déploie en sociologie s’accomplit sur un fond de tradition, dans la mesure où celle-ci fournit à l’interprète les anticipations nécessaires à toute compréhension.

Gadamer reconnaît qu’un texte ou une chose peut donner lieu à plusieurs interprétations possibles, au même titre qu’une oeuvre d’art, mais cette absence d’objectivité univoque ne signifie pas que toute interprétation est arbitraire, car celle-ci aspire toujours à une compréhension adéquate du sens de la chose ou du texte (sa vérité[4]). C’est cette compréhension adéquate qui est visée dans le va-et-vient entre les préconceptions de l’interprète, héritées des traditions auxquelles il appartient, et la chose qu’il s’agit de comprendre.

le cercle herméneutique : préjugé, tradition et historicité de la compréhension

Il peut à première vue sembler curieux de fonder l’objectivité des sciences humaines sur une telle référence au domaine de l’art. Outre le concept de jeu, la réappropriation gadamérienne du cercle herméneutique est une autre voie par laquelle Gadamer nous montre que l’interprétation n’est pas qu’un acte de la subjectivité. Lorsqu’il s’efforce de comprendre un texte ou un phénomène de la vie sociale, le philologue ou le sociologue a déjà un savoir préalable de son objet : il l’appréhende à partir d’attentes de sens puisées dans son rapport propre et antérieur à ce dernier. Or, une telle précompréhension de l’objet, marquée, notons-le, « par l’empreinte de la tradition déterminante dans laquelle se tient l’interprète et par les préjugés qui s’y sont formés » (Gadamer, 1995 : 110), est une condition de possibilité de toute compréhension. Gadamer suit ici son maître Heidegger qui met en valeur la structure d’anticipation de la compréhension, comme catégorie fondamentale de l’existence du Dasein, qui est un « être de compréhension ». S’il reconnaît l’importance d’éliminer les préjugés faux, Gadamer rejette les théories de l’interprétation qui cherchent à surmonter toutes les préconceptions de l’interprète comme si elles représentaient de purs obstacles à l’objectivité scientifique, car selon lui, les préjugés légitimes ouvrent au contraire l’accès à la connaissance.

Il importe de noter que le cercle du comprendre en tant qu’existential n’est plus un cercle méthodologique qui se limiterait, comme dans l’herméneutique traditionnelle, à un ensemble de règles techniques permettant d’interpréter correctement les textes. Il est dès lors possible d’étendre la structure circulaire du comprendre, au-delà de l’interprétation des textes, à tous les secteurs de la connaissance humaine dont celui de la sociologie, considérant le caractère universel de l’herméneutique de Gadamer. En un mot : il n’y a pas de compréhension sans anticipation. En appliquant la structure circulaire du comprendre au domaine des sciences sociales, nous voyons mieux en quoi elles produisent un savoir de soi, dans la mesure où le cercle herméneutique fait ressortir la double appartenance de l’interprète à son objet et aux traditions. Notons que Gadamer ne propose pas une méthode des sciences historiques (comme le fait par exemple Schleiermacher). Son herméneutique vise plutôt à rendre justice à l’historicité de la compréhension, en montrant que celle-ci est toujours guidée par des anticipations constitutives, léguées par la tradition.

Ainsi ce qui donne corps et sens à l’appartenance, c’est-à-dire au facteur de la tradition dans l’attitude historico-herméneutique, c’est la possession commune de préjugés fondamentaux et porteurs. L’herméneutique doit partir de l’idée que quiconque veut comprendre a un lien à la chose qui s’exprime grâce à la transmission, et qu’il relaie spontanément ou de propos délibéré la tradition à partir de laquelle la transmission prend la parole.

Gadamer, 1996b : 317

Il est frappant de voir à quel point cette conception du mode de connaissance des sciences humaines contraste avec les principes mis en avant dans certaines branches de la sociologie, par exemple les théories de la domination qui identifient tradition et violence ou l’esprit méthodique qui exige que l’enquêteur mette à distance ses préopinions, parce qu’elles constitueraient de purs obstacles épistémologiques. Dans le même ordre d’idées, bien qu’il reconnaisse l’importance de forger des concepts qui visent à toujours mieux saisir le sens des choses, Gadamer privilégie l’emploi des mots du langage ordinaire pour rendre compte des phénomènes humains et sociaux, à la différence du Durkheim des Règles de la méthode sociologique qui prétend éviter l’emploie de concepts qui n’ont pas été « scientifiquement constitués » (Durkheim, 2017 : 124)[5]. Au lieu de chercher à toujours créer de nouveaux mots, que ce soit à des fins scientifiques ou pour émanciper la réflexion sociologique des catégories prédéterminées du langage, Gadamer nous amène à apprécier la langue telle que nous l’avons reçue par la tradition, avec ses représentations et ses schématisations propres (tout en reconnaissant sa plasticité et son caractère vivant), parce que le sens des choses ne se manifeste pleinement que dans le mouvement de nos paroles (Volpi, 2004 : 441). Le langage est le « lieu » de l’interprétation, son médium fondamental — on ne peut donc pas l’écarter de l’activité interprétative de l’homme de science. S’ils occupent une fonction de connaissance, les préjugés de l’interprète ne sont évidemment pas tous adéquats et légitimes. Pour juger de leur validité et assurer la scientificité de l’entreprise herméneutique, l’interprète a pour tâche de mettre ses préjugés à l’épreuve des choses mêmes : « Toute interprétation juste doit se garantir contre l’arbitraire d’idées de rencontre et contre l’étroitesse qui dérive d’habitudes de pensées imperceptibles et diriger son regard “sur les choses mêmes” » (Gadamer, 1996b : 287). En d’autres mots, il faut soumettre ses anticipations de sens à une révision constante, jusqu’à ce qu’elles soient conformes à la chose qu’il s’agit de comprendre, ce qui oblige le sociologue à rectifier ou à abandonner ses constructions conceptuelles si les faits leur apportent un démenti.

Si le jeu de la compréhension requiert la participation de l’interprète et non un effacement de soi-même ou une « neutralité quant au fond », il faut toutefois souligner que Gadamer met moins l’accent sur le pôle du sujet que sur celui de la chose qui se présente dans l’interprétation. Pour saisir le sens d’une chose sans lui imposer dès le départ des présupposés (erronés) susceptibles de déformer la compréhension, l’interprète doit s’aviser autant que possible de ses préjugés personnels, ce qui est en soi une tâche difficile puisqu’un préjugé est par définition inconscient. Faire l’effort de développer une conscience expresse de ses préconceptions est néanmoins nécessaire pour accueillir l’altérité de l’objet et être prêt à se laisser dire quelque chose par celui-ci — il faut lui donner la possibilité d’opposer sa vérité aux attentes de l’interprète. Bien qu’il ne puisse pas se départir de ses préconceptions, un sociologue formé à l’herméneutique doit donc s’efforcer de ne pas projeter ses propres convictions sur les phénomènes sociaux et historiques. Ces considérations nous amènent à mettre en question la dépréciation, évoquée précédemment, de l’humanisme et des oeuvres classiques perçues comme l’expression d’une domination occidentale, notamment, sur les représentations du savoir. D’un point de vue herméneutique, l’homme contemporain aurait plutôt pour « tâche constante de réfréner l’assimilation hâtive du passé à [ses] propres attentes de sens » (Gadamer, 1996b : 327), parce que juger les oeuvres ou les événements historiques à partir des normes du présent exclusivement l’empêcherait d’être pleinement réceptif aux choses et d’entendre ce qu’elles ont à nous dire, étant donné qu’il resterait enfermé dans le cercle de ses propres préconceptions. En d’autres mots, il faut chercher à atteindre un juste équilibre entre la mise en jeu de ses préjugés, en tant que conditions de possibilité de la compréhension, et l’ouverture à l’altérité de l’objet[6].

Revenons sur l’aspect provocateur de l’herméneutique pour la science sociologique, qui se donne pour tâche de déconstruire les préjugés et les fausses évidences du sens commun. Gadamer affirme plutôt que toute compréhension se déploie sur un fond de tradition (qui est néanmoins en constante formation). Plus précisément, l’appartenance positive de l’interprète à des traditions tient au fait qu’elles ne sont pas seulement une source d’opinions et d’idées reçues erronées : elles sont aussi porteuses de représentations adéquates de la réalité humaine, qui constituent ce que Gadamer appelle des préjugés légitimes[7]. Développer la discipline sociologique selon une orientation gadamérienne demanderait alors de reconnaître son droit à la tradition dans l’herméneutique des sciences humaines, dans la mesure où elle détermine à la fois le sujet et l’objet de ces sciences. En effet, en plus d’orienter l’enquêteur dans ses champs d’intérêt et la façon dont il aborde les problèmes qui le préoccupent, l’autorité de la tradition détermine également l’action et le comportement de l’enquêté, parce qu’il est lui aussi un être dont la vie est historique.

En faisant valoir la fonction positive du préjugé et de la tradition, Gadamer met en question le fondement même de l’idéal des Lumières — oser penser par soi-même —, lesquelles rejettent tout ce qui n’a pas été préalablement fondé en raison : « Seuls la fondation et le souci de procéder selon une méthode (et non la justesse comme telle par rapport à la chose) donnent au jugement sa dignité » (Gadamer, 1996b : 292). De ce point de vue, la conscience historique représenterait une radicalisation de l’Aufklärung, car selon cette conscience, tout ce qui provient du passé n’est compris qu’historiquement. Pourtant, les oeuvres du passé transmettent aussi des vérités qui transcendent leurs créateurs et leurs époques. Plutôt que de suivre l’hypothèse naïve de l’historicisme (se transporter dans le psychisme des auteurs d’autrefois pour atteindre l’objectivité historique), Gadamer met en valeur la fécondité de la distance temporelle : c’est surtout le recul du temps qui permet de dégager pleinement le sens d’une oeuvre et de l’apprécier à sa juste valeur[8]. Ceci fait une fois de plus ressortir la productivité du comprendre comme rencontre. Contrairement à ce que prétend la conscience historique objectivante, la compréhension n’est pas qu’une reconstruction de l’expérience vécue de l’autre. Car la vérité d’une oeuvre dépasse la subjectivité de l’auteur et celle de l’interprète. Elle communique directement son sens au présent, par-delà et via la distance historique, qui n’est pas seulement une entrave à la compréhension du passé.

Il est possible de tirer quelques enseignements de cette valorisation de l’historicité de la compréhension pour la discipline sociologique. D’abord, il faut reconnaître que le sociologue appartient à la société de la même manière que l’historien appartient à l’histoire. Soulignant la finitude de l’être historique que nous sommes, c’est-à-dire son caractère limité et conditionné (par l’histoire, la culture et la société), Gadamer estime qu’il ne suffit pas de prendre conscience de sa propre détermination historique pour y échapper. En effet, dans la mesure où les préjugés du sociologue constituent la réalité historique de son être, il sera toujours d’une façon ou d’une autre déterminé par son appartenance aux traditions et au langage, de laquelle il ne peut se départir entièrement. Lorsqu’il enquête sur tel ou tel groupe de la société, le sociologue ne doit pas chercher à se transporter dans l’état d’esprit de l’enquêté ou à recréer son vécu, parce qu’il faut tenir compte de la dimension productive de l’interprétation (comprendre, c’est toujours comprendre autrement). Tel qu’on l’a vu précédemment, la compréhension émerge dans la rencontre productive entre l’horizon de l’interprète et celui de l’objet. Elle signifie s’élever à l’universalité du phénomène étudié en tant que phénomène social qui surpasse à la fois l’individualité de l’enquêteur et la manière dont le phénomène est vécu par chaque participant. Dans le même ordre d’idées, il ne s’agit pas non plus, pour le chercheur de terrain, de s’immerger complètement dans l’univers de l’enquêté, par l’observation participante par exemple, car quoi qu’il fasse, il ne parviendra jamais à s’affranchir complètement de son propre monde d’appartenance, c’est-à-dire des médiations qui forment son habitus, sans que cet enracinement dans le particulier soit un pur voile d’intérêt empêchant de voir toute vérité objective.

Notons au passage que la position de Gadamer rejoint certains aspects des épistémologies du savoir situé, comme le veut la formule de Donna Haraway (Haraway, 1988), qui défendent l’idée selon laquelle toute connaissance est produite par des personnes qui ne sont pas en dehors du monde, mais appartiennent à un contexte social, historique et géographique déterminé. Bien qu’elles aient en commun de contester la conception traditionnelle de l’objectivité scientifique, nous ne pouvons passer sous silence la distinction fondamentale entre la posture herméneutique et la théorie du savoir situé, qui est incompatible avec la thèse sur l’être de Gadamer et son appel constant aux choses elles-mêmes. D’après la théorie des savoirs situés, toute connaissance dépend de la position sociale et politique du sujet producteur du savoir. Dans cette optique, la vérité de la chose à comprendre est au mieux une vérité partiale, partielle et incomplète, parce qu’elle est le reflet du point de vue toujours incarné et particulier que l’on pose sur elle. Il convient de se demander si ces nouvelles épistémologies peuvent donner lieu à un authentique dialogue entre deux horizons — l’horizon de l’interprète n’a-t-il pas tendance à absorber complètement celui de l’objet, que l’on connaît chaque fois (et exclusivement) à travers le prisme des circonstances particulières et hétérogènes qui caractérisent tout vécu subjectif ? Soulignons que Gadamer accorde beaucoup d’importance à l’ouverture à d’autres perspectives, comme on l’a vu avec l’idéal de Bildung. Il estime qu’une variété de points de vue — et de voix — sur un même objet permet de dévoiler de nouveaux aspects significatifs de la chose et d’acquérir une compréhension toujours plus riche et adéquate de celle-ci. La perspective de Gadamer serait donc favorable à l’idée de multiplier les points de vue sur le monde social et de diversifier les sources de la production du savoir dans les sciences humaines. Cela étant dit, les théories et les connaissances développées dans le cadre de ces sciences ne se réduisent pas à la situation particulière de leurs auteurs, qu’ils soient considérés comme « dominants » ou « dominés ». Elles se rapportent toujours à la réalité humaine et sociale qui dépasse le sujet producteur du savoir, et nous apprennent des choses sur cette dernière même si elles demeurent partielles et incomplètes. De toute manière, aucune interprétation n’est exhaustive ou achevée aux yeux de Gadamer.

Il importe par ailleurs de noter que dans une perspective gadamérienne, la question de la coappartenance de l’interprète et de l’interprété à un même milieu social semble secondaire, voire inessentielle, dans la mesure où l’effort herméneutique exige de s’ouvrir à une réalité qu’on ne pourra jamais s’approprier totalement et d’accueillir cette altérité irréductible. Pour y arriver, au lieu de faire abstraction de lui-même, l’interprète doit s’aviser de ses anticipations personnelles et des effets de sa propre insertion dans la société et dans l’histoire sur sa démarche scientifique[9]. Si l’on part du principe que la compréhension est une rencontre avec l’autre (et non avec soi-même), il ne semble pas nécessaire que celui qui enquête sur un groupe minorisé en fasse lui-même partie. Pour s’ouvrir le plus possible à d’autres points de vue, il faut d’abord prendre conscience de la « situation herméneutique » concrète dans laquelle on se trouve, bien qu’on n’ait jamais une conscience pleine et entière de cette situation, laquelle détermine et limite les possibilités de vision, parce qu’elle nous amène à voir certaines choses plutôt que d’autres (voir Gadamer, 1996b : 323-324). Or, quel que soit le point précis où nous nous tenons, la compréhension juste d’un phénomène transcende l’expérience concrète et particulière que nous en faisons. Il ne s’agit pourtant pas d’une vérité absolue ou mathématique, insiste Gadamer, qui met en valeur l’historicité de notre expérience de vérité, en tant qu’êtres finis et dotés de limites.

En résumé, le jeu de la compréhension repose sur une dialectique entre deux moments irréductibles : celui de l’interprète, dont il faut reconnaître l’apport productif, par contraste avec le méthodologisme objectivant, et celui de la chose interprétée, laquelle conserve une réalité ontologique qui transcende toute expérience personnelle et historique. La tâche de l’interprète est de faire ressortir le sens ontologique de la chose et de le présenter dans sa mise en langage. Or, l’implication personnelle de l’interprète est subordonnée, ou plus exactement, mise au service du sens de la chose, et non l’inverse, dans le sens où l’objectif n’est jamais de confirmer ses présuppositions de départ. Il faut au contraire se soumettre à la vérité que l’on découvre au cours de l’interprétation ou du dialogue, même si cela implique parfois de reconnaître que l’on a tort (voir Gadamer, 2005 : 167-168). C’est ici qu’intervient la mise en pratique du tact dont il est question plus haut, cette aptitude que Gadamer associe à une finesse d’esprit particulière. Mettre en valeur la signification d’un texte ou d’un phénomène social exige un certain jugement de la part de l’interprète, qui doit regarder au-delà de ses préconceptions et des limites que lui impose son propre champ de vision, pour être pleinement réceptif à ce qui transcende son horizon personnel et ainsi rendre justice à ce qui est compris. Il s’agit là des nécessités d’un véritable ethos de la recherche, d’une éthique de la vérité.

L’exigence herméneutique de reconnaître les limites de ses propres présupposés s’est retrouvée au centre du débat entre Gadamer et Habermas entourant les sciences sociales, sur lequel nous allons brièvement nous pencher. Habermas reproche à l’herméneutique philosophique d’être prisonnière des murs de la tradition et de manquer de réflexion critique (voir Habermas, 1987 : 213-215). Gadamer estime quant à lui que son interlocuteur attribue un pouvoir démesuré à l’autoréflexion, dans la mesure où celle-ci appartient elle-même à des traditions sans toujours s’en rendre compte (voir Gadamer, 1982 : 167-168). C’est pourquoi il est essentiel que le sociologue soit averti de la finitude de son propre diagnostic de la société, par exemple qu’elle serait dominée par la lutte des classes (où un authentique dialogue ne peut avoir lieu), au sens où il doit reconnaître que ce présupposé résulte également d’un certain conditionnement historique. Bien qu’elles s’adressent plus spécifiquement à Habermas, les considérations qui suivent peuvent aussi s’appliquer à toute sociologie de l’émancipation qui présente un intérêt pour la domination, le pouvoir et le conflit, et qui s’inspire par exemple des oeuvres de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu[10].

universalité de l’herméneutique, dialogue et ouverture à l’autre : les limites de la critique des idéologies d’habermas

Dans un premier temps, il importe de souligner que Habermas reconnaît les mérites de l’herméneutique de Gadamer et sa pertinence pour les sciences sociales, notamment pour avoir mis en évidence le lien constitutif entre la compréhension et son application concrète, en tant que savoir pratique qui permet aux groupes sociaux « de se comprendre eux-mêmes et ainsi de s’orienter dans l’action », et par là même, pour avoir « détruit la compréhension objectiviste que les sciences humaines traditionnelles ont d’elles-mêmes » (voir Habermas, 1987 : 245-247). C’est principalement à la prétention de l’universalité de l’herméneutique que s’attaque Habermas dans son débat avec Gadamer vers la fin des années 1960.

Selon Habermas, l’auteur de Vérité et méthode ferait preuve d’un optimisme exagéré dans le dialogue lorsqu’il déclare que « l’être qui peut être compris est [langage] » (Gadamer, 1996b : 500), insinuant par là qu’une chose ne peut être comprise que dans le médium du langage[11]. Habermas met en relief les limites du langage et le désaccord permanent entre les acteurs sociaux, alors que Gadamer valorise plutôt le « familier » et l’accord profond qui nous unit par-delà l’altérité. Selon Gadamer, il est toujours possible de faire l’effort de se comprendre les uns les autres et de chercher une entente lorsqu’on fait face à des situations conflictuelles, dans la mesure où nous partageons une même langue et appartenons à des traditions communes (voir Gadamer, 2004 : 75)[12]. En ce sens, pour Gadamer, l’entente langagière n’est pas qu’un idéal normatif et contrafactuel comme chez Habermas : c’est quelque chose qui précède toute mécompréhension et différence entre les agents sociaux et qui s’incarne réellement dans le monde éthique et historique déjà existant (le droit, le politique, les normes communes, les valeurs, les coutumes, etc.). On s’aperçoit ainsi que Gadamer établit les conditions de possibilité de la société avec les concepts de Bildung et de sensus communis, qui sont des éléments essentiels à la vie collective, soit avoir des traditions et une éducation en commun (d’où l’importance d’un accès universel à l’éducation).

Selon Gadamer, l’universalité de l’herméneutique tient au fait que la compréhension est étroitement liée au langage, qui pénètre la totalité de l’expérience humaine du monde. Le monde des hommes comporte en ce sens un caractère herméneutique fondamental : tout ce qui est langage (incluant la langue des gestes, des émotions, de l’art, les silences significatifs, etc.) peut en principe être compris ou faire l’objet d’un effort de compréhension (voir Gadamer, 1995 : 146-147). Dans le même ordre d’idées, Gadamer relie l’universalité de l’herméneutique à celle de la rhétorique, parce qu’elles se rapportent toutes deux à la socialité de l’animal humain envisagé comme un être de compréhension et de langage, c’est-à-dire à « son aptitude à une relation compréhensive à l’égard des hommes » (Gadamer, 1995 : 237). Par contraste avec une certaine dépréciation moderne de l’élocution, Gadamer met en relief le rôle positif de la rhétorique dans la vie sociale, qu’il ne réduit pas à l’art de manipuler les esprits : elle peut aussi dévoiler et transmettre des vérités sur le bien commun. Gadamer s’intéresse plus particulièrement à la finalité éthique de l’art du discours, mise en avant chez Platon et Vico notamment[13]. Pour Gadamer, la rhétorique est plus qu’une simple technique du discours : elle peut donner lieu à un véritable savoir, un savoir qui « s’applique à la chose suprême à connaître, c’est-à-dire au bien » (Gadamer, 1991 : 335). Son rôle est de connaître et de défendre le juste et le vrai, ce qui signifie qu’au fond, la rhétorique est moins l’art de bien dire que l’art de bien dire le bien[14]. L’application pratique de cet art se traduit notamment dans la capacité à dire ce qu’il faut faire dans une situation donnée, capacité qu’on ne saurait acquérir par le simple apprentissage de règles[15]. En d’autres mots, pour déterminer ce qui est raisonnable et ce qui doit être fait en toute justice dans une situation concrète, nous devons interpréter. Or selon Gadamer, ce n’est pas en apprenant et en mémorisant des directives générales sur le bien et le mal que l’on parvient à une juste compréhension d’une situation donnée et des obligations qu’elle entraîne, mais en cultivant notre sagesse et notre jugement.

Habermas critique cette apologie de l’art de la parole et interroge, plus largement, le rôle qu’occupe le langage chez Gadamer. Selon lui, le langage ne permet pas de dissoudre les contraintes liées au pouvoir, mais perpétuerait au contraire les rapports de domination et les préjugés sociaux régnants, lesquels engendreraient (et maintiendraient) des représentations erronées du monde. Selon Habermas, il faut abandonner la rhétorique, au profit du « dialogue rationnel », en raison de son caractère contraignant. Mais comme le fait remarquer Gadamer, toute pratique sociale, même émancipatrice, présuppose un tel élément de contrainte (voir Gadamer, 1982 : 171). En vérité, la sociologie n’échappe ni à l’universalité de l’herméneutique, car l’enquêteur et l’enquêté sont tous deux des êtres de compréhension qui se fient aux connaissances interprétatives des situations de la vie sociale pour orienter leurs actions, ni à l’universalité de la rhétorique qui est un élément essentiel du travail de sociologue, car elle lui permet de communiquer le contenu de ses recherches à différents publics, de sorte à intégrer la science — et l’idéologie émancipatrice — à la vie en société.

En outre, il est opportun de s’attarder à l’analogie que fait Habermas entre la psychanalyse et la critique des idéologies, qu’il finira toutefois par abandonner avec le temps et à laquelle Gadamer s’opposa vigoureusement au cours de leurs échanges, parce qu’elle permet de mettre en relief des divergences essentielles entre l’herméneutique philosophique et certaines postures dans les sciences sociales (voir Habermas, 1987 : 251-266). Pour résumer, l’application de la théorie psychanalytique à la vie sociale a pour but d’émanciper la société des contraintes inaperçues exercées par le pouvoir en les rendant conscientes, de sorte à dissoudre les « blocages » qu’elles engendreraient secrètement et rétablir la communication « interrompue » entre les acteurs sociaux. Habermas estime, en ce sens, qu’il est nécessaire de dépasser les frontières du langage qui maintiendraient à notre insu les perturbations non décelées de la communication, qu’il compare à celles présentes dans la névrose que l’entretien psychanalytique vise à faire remonter à la surface, c’est-à-dire à la conscience du patient (voir Habermas, 1987 : 251-252). Selon lui, la théorie herméneutique de Gadamer serait incapable de mener à bien cette tâche, en raison de son attachement « traditionaliste » à des préjugés « dépassés » et aux « illusions » engendrées par le langage. Gadamer répond aux objections d’Habermas dans « Réplique à Herméneutique et critique de l’idéologie » paru en 1971, où il explique les raisons pour lesquelles le modèle psychanalytique ne devrait pas être appliqué à la sociologie et aux autres sciences sociales.

Il convient d’abord de noter que, contrairement à ce que Habermas insinue, ce qu’il appelle le « conservatisme » de Gadamer renferme en réalité un rapport essentiel à la nouveauté et au changement. En effet, la tradition comme telle « ne se trouve elle-même que dans un changement continuel », précise Gadamer, qui signale que son appel à « se joindre à la tradition c’est tout autant transformer ce qui existe que le défendre » (Gadamer, 1982 : 165). Si les projets auxquels on aspire débordent par définition la réalité immédiate, leur réalisation concrète n’est possible que s’ils s’insèrent minimalement dans un ordre déjà constitué, avec ses formes de vie et de pensée qui permettent la venue de nouveautés. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire « d’établir une médiation entre les anticipations du souhaitable et les possibilités du réalisable » (Gadamer, 1982 : 165-166) — l’utopie d’une société entièrement réconciliée est-elle réalisable ? En d’autres mots, la transformation de ce qui s’est rigidifié au fil du temps s’opère toujours dans un certain rapport à la tradition qui est l’horizon changeant dans lequel s’accomplit toute pratique humaine.

Pour bien comprendre les raisons pour lesquelles Gadamer rejette le rapprochement entre la sociologie et la psychanalyse, il est essentiel de rappeler quelques principes fondamentaux de son herméneutique, dont l’ouverture à d’autres perspectives, l’humilité et la conscience de sa propre finitude, ce qui signifie reconnaître que c’est peut-être l’autre qui a raison. Selon Gadamer, la relation entre un thérapeute et son patient n’est pas du tout celle qui existe entre le sociologue et les autres acteurs sociaux. Premièrement, le médecin détient une autorité à laquelle le patient se soumet volontairement, puisqu’il reconnaît être malade et estime que le traitement prescrit peut l’aider à aller mieux. Or, le sociologue n’a pas l’autorité du médecin thérapeute, car rappelons-le, il appartient à la société au même titre que l’homme du commun et ne possède pas, en ce sens, une position privilégiée par rapport aux autres partenaires sociaux en ce qui concerne les questions de bien commun et de vivre-ensemble. En effet, bien qu’il puisse produire un savoir légitime sur la société, ses besoins et ses aspirations, l’interprétation ou la thèse du sociologue, qui n’est pas un absolu, se doit d’être ouverte à recevoir des arguments adverses, surtout lorsqu’il est question de liberté, de justice et de vie bonne. Car le sociologue ou le « thérapeute social » n’a pas le monopole de la vie juste et bonne : il s’agit d’un savoir auquel tous les hommes peuvent prétendre en tant qu’ils sont dotés d’une raison pratique, renvoyant au concept humaniste du jugement exposé plus haut. En effet, le savoir du bien commun s’édifie dans le vaste dialogue entre l’ensemble des partenaires sociaux et leurs infinis efforts d’entente, où les convictions qui s’affrontent sont réciproquement mises à l’épreuve (voir Gadamer, 1994 : 43). Cela ne signifie pas que toutes les visions du monde s’équivalent. Le dialogue de la vie sociale et historique aspire toujours au « vrai » savoir du bien commun, qui reste présupposé, c’est-à-dire à l’idéal d’une société juste et raisonnable de citoyens libres. Or ce savoir du bien commun, ou ce que Habermas appelle « l’anticipation d’une vie réussie » (Habermas, 1973 : 157), a besoin de l’herméneutique et de la rhétorique pour se transposer dans le monde social et le faire évoluer. Car un tel idéal de vie juste (l’idée d’un dialogue sans contrainte par exemple) demeure indéterminé en tant qu’idée générale. Ce que l’on entend par l’anticipation de la vie droite doit se concrétiser dans l’élaboration d’authentiques buts et de convictions communes au sein de l’espace politique et social formant une communauté dialogale, ce qui est impossible sans un élément de rhétorique, qu’il ne faut pas réduire à la démagogie[16].

Ce qu’il est important de retenir des leçons d’herméneutique de Gadamer est que l’on ne peut jamais revendiquer pour soi-même la supériorité de son propre savoir en face de l’ignorant, dans la mesure où chaque homme dont la conscience est adéquatement formée peut avoir « la prétention de savoir ce qui convient à l’ensemble [de la société] » (Gadamer, 1982 : 173). Il est donc nécessaire que chaque personne, dont le sociologue, s’ouvre au dialogue et prenne ses propres présupposés pour ce qu’ils sont vraiment : des hypothèses provisoires (et non des dogmes incontestables) qu’il faut soumettre à une révision constante. Or, selon Gadamer, les présuppositions de départ d’Habermas ne sont pas elles-mêmes mises en discussion, par exemple l’idée que des rapports de domination détermineraient la totalité des connaissances et des discours — sauf le sien — qui proviendraient d’une « communication systématiquement déformée ». Ceci semble être une attitude assez commune chez les sociologues qui prétendent dévoiler un « mal » qui échapperait à la conscience des autres membres de la société et auquel ceux-ci participeraient sans s’en rendre compte, parce qu’ils ont tendance à présenter leur diagnostic de la société comme une certitude irréfutable et non comme une idée de départ qu’il faut mettre à l’épreuve de la réalité et du dialogue.

La posture du sociologue éclairé qui prétend posséder d’avance le savoir du bien commun (c’est-à-dire avant la confrontation pratique), savoir qui permettrait de libérer le peuple de son ignorance, est aux antipodes de l’attitude herméneutique mise en valeur chez Gadamer. Ce dernier s’oppose à ce que le théoricien des sciences sociales se permette de « discerner exactement l’aveuglement d’autrui », tel un médecin en face de son patient, puisqu’il n’a ni la légitimité ni l’autorité de traiter comme malade la conscience sociale des autres. Le seul fait de parler d’aveuglement « présupposerait qu’un seul possède la conviction juste » (Gadamer, 1982 : 165), alors que chez Gadamer, qui valorise la culture du débat civique et intellectuel, comprendre signifie au contraire reconnaître que c’est peut-être l’autre qui a raison — contre moi. Sur ce point, nous proposons de faire intervenir la contribution de Paul Ricoeur qui conteste fermement la possibilité d’une véritable « science » du social, qui se prétendrait neutre et libre de toute idéologie (voir Ricoeur, 1986 : 348). Ricoeur dit même de cette prétention — qu’il fait remonter à Kant — qu’elle est « l’idée la plus dangereuse de toutes, qui prévaudra à partir de Fichte jusqu’à Marx compris, à savoir que l’ordre pratique est justiciable d’un savoir, d’une scientificité, comparable au savoir et à la scientificité requis dans l’ordre théorique » (Ricoeur, 1986 : 277). Ce qui inquiète Ricoeur, ce sont surtout les répercussions que peut avoir une telle science du social dans le domaine pratique, parce qu’un discours qui se prétend objectif et scientifique serait plus à même de s’imposer à la collectivité sans être remis en question. Pareillement à Gadamer, Ricoeur fait appel à la pensée d’Aristote qui met en garde contre la tentation de constituer une « science appliquée à la pratique », parce que le domaine de l’agir relève, sur le plan épistémologique, de l’ordre du vraisemblable au sens de ce qui est plausible et probable (voir Ricoeur, 1986 : 278). Autrement dit, la philosophie pratique d’Aristote s’intéresse au domaine des choses « variables et soumises à la décision », qui requiert davantage le jugement de l’homme cultivé que la science rigoureuse de l’expert (Ricoeur, 1986 : 278, nous soulignons). Bien qu’il refuse l’idée d’une connaissance scientifique de la société échappant à toute idéologie, Ricoeur défend tout de même la possibilité d’une critique des idéologies qu’il incorpore cependant à une perspective herméneutique, où la critique est toujours une « interprétation qui se sait elle-même historiquement située, mais qui s’efforce d’introduire autant qu’elle peut un facteur de distanciation » (Ricoeur, 1986 : 338). Ainsi, à la différence de Gadamer, Ricoeur met l’accent sur la fonction critique de la raison pratique qui doit « démasquer les mécanismes dissimulés de distorsion par lesquels les légitimes objectivations du lien communautaire deviennent des aliénations tolérables » (Ricoeur, 1986 : 286). Sur ces questions, la position de Ricoeur (qui est peut-être trop conciliante) rejoint à la fois celle de Gadamer et celle de Habermas, parce qu’elle reconnaît avec le premier l’appartenance du chercheur à une culture et une histoire, tout en insistant avec le second sur la capacité de l’interprète de prendre conscience de sa situation et des idéologies qui le portent.

Or, dans son débat avec la critique des idéologies, Gadamer met plutôt l’accent sur le fait que, malgré sa capacité de se rendre compte de sa propre situation, le sociologue est lui-même partenaire dans le jeu de la société auquel nous avons tous part, c’est-à-dire dans le jeu du langage, des argumentations et des expériences où chacun a son tour « sans qu’aucun de nous ait préséance sur les autres ». Et ce serait surestimer la compétence de la réflexion émancipatrice que de prétendre qu’elle puisse se soustraire à ces jeux linguistiques (Gadamer, 1982 : 135). Ceci pose toutefois un problème pour la discipline sociologique, car si elle n’est qu’un jeu linguistique parmi d’autres, en quoi l’activité du sociologue se distingue-t-elle de l’activité quotidienne des autres agents sociaux ? Ces derniers, rappelons-le, sont eux-mêmes constamment en train d’attribuer un sens aux pratiques sociales et à leurs propres actions, qui s’inscrivent dans des institutions et des traditions[17].

La voie gadamérienne pour aborder ce problème consisterait d’abord à rappeler que l’interprétation scientifique se distingue de l’interprétation quotidienne en ce qu’elle se met consciemment au service de « ce qui s’impose » à elle dans la réalité historique ou sociologique étudiée, dont elle cherche à faire ressortir le sens profond, en essayant d’élaborer des concepts et des outils théoriques qui aident à mieux le cerner, par exemple l’anomie pour comprendre le suicide chez Durkheim[18]. Ainsi, bien que l’activité du sociologue n’échappe pas au milieu langagier dans lequel s’opère la totalité de l’expérience humaine du monde, sa tâche est de mettre en valeur le sens des phénomènes de l’activité quotidienne qu’il recueille et systématise dans ses recherches. Certes, il restera encore à déterminer la validité des connaissances ainsi produites, c’est-à-dire à se demander si le sens des choses qui a été dévoilé est adéquat ou non. C’est surtout la distance du temps qui nous permettra d’y voir plus clair. Il conviendrait néanmoins de consacrer un examen plus approfondi à la manière dont s’articulent les deux niveaux d’interprétation, celle du sociologue et celle des autres partenaires sociaux (l’interprétation que le sociologue interprète) en tant qu’elle est toujours « en cours de développement », alors que les textes qu’analysent l’historien et le philologue ont été fixés dans des oeuvres durables. Il faut admettre que la contribution de Gadamer au débat entourant les sciences sociales n’est pas suffisante pour bâtir une sociologie herméneutique digne de ce nom, parce qu’elle ne marque pas de façon claire la distinction entre ces deux niveaux d’interprétation et ne consacre pas assez d’attention à ce qui fait la spécificité de l’interprétation sociologique par rapport à celle de l’expérience ordinaire. L’approche phénoménologique de la vérité que Gadamer rattache étroitement à l’idée de distance temporelle rend problématique la réflexion sur les conditions de production de la connaissance sociologique, parce que le sociologue n’a jamais le recul historique nécessaire pour répondre convenablement à l’exigence d’objectivité et de vérité à laquelle aspire toute recherche scientifique.

L’ouvrage Homo interpretans signalé plus haut contient à notre avis des pistes de réflexion qui peuvent nous aider à compléter l’apport de Gadamer au projet général d’une sociologie herméneutique. Pour ne pas avoir à simplement réduire la sociologie à un jeu linguistique parmi les autres, il est utile de prendre appui sur la distinction que fait Johann Michel entre les techniques interprétatives qui s’opèrent dans les activités quotidiennes — qu’il appelle avec Garfinkel les ethnométhodes — et « le déchiffrement savant des signes » (Michel, 2017 : 167). Face à une situation confuse, étrange, obscure ou irrégulière, que l’auteur regroupe sous l’expression de « régimes de problématicité du sens », les agents ordinaires ont spontanément recours à différentes méthodes d’ethno-interprétation, comme la clarification, la simplification, l’explicitation, le dévoilement et la catégorisation, pour n’en nommer que quelques-unes (voir Michel, 2017 : 122- 135). La démarche qui préside à l’ouvrage de Johann Michel a le mérite d’articuler la dimension anthropologique de l’interprétation avec sa dimension épistémologique. Partant de là, il est possible de réfléchir à différentes méthodes d’investigation susceptibles d’amener un complément à l’approche herméneutique de Gadamer, dont l’intention n’a jamais été de procurer un fondement épistémologique à la sociologie. Tout en reconnaissant le rôle fondamental de l’interprétation dans l’analyse sociologique, dont l’expérience de vérité ne commence pas seulement avec ses outils méthodologiques, il faut mettre en avant les variations d’échelles entre la compréhension immédiate et la compréhension savante du sociologue, qui s’appuie sur des théories et des méthodes d’investigation dont ne disposent pas les agents ordinaires.

conclusion

Si la sociologie est une science de formation qui est appelée à comprendre la société et ses problèmes pour mieux en diriger les transformations, la polémique avec Habermas nous a permis de montrer que Gadamer met le sociologue en garde contre la tentation de se présenter en thérapeute social. C’est plutôt une attitude orientée vers l’ouverture, l’humilité et la sagesse qu’il valorise avec l’idéal humaniste de formation (Bildung). L’herméneutique de Gadamer met en lumière la puissance trompeuse que l’on prête souvent à la réflexion critique, qui se rapporte d’une manière ou d’une autre à des intérêts spécifiques (l’intérêt émancipateur par exemple), étant donné l’appartenance de l’enquêteur à la société et ses traditions. En prétendant percer à jour les intérêts masqués qui contamineraient l’ensemble du système social, la critique des idéologies sous-entend qu’elle serait elle-même affranchie de toute idéologie, et présente alors ses propres normes comme si elles étaient évidentes et absolues, ce qui est intenable du point de vue de l’herméneutique gadamérienne (Gadamer, 1975 : 315).

L’idéal de la méthode scientifique renforce l’idée que le chercheur serait coupé du monde connaissable et maîtrisable qui nous entoure, d’où l’autorité exagérée que nos sociétés contemporaines confèrent souvent à l’expert ou l’ingénieur social. Gadamer nous enseigne plutôt qu’on ne peut pas avoir une maîtrise totale de ce qui toujours-déjà nous saisit, soit le monde culturel et historique que nous habitons. Au lieu de céder les tâches fondamentales et les problèmes de notre civilisation à l’expert, les sciences de l’esprit devraient revaloriser l’usage de la raison pratique et politique de chaque homme et la défendre vis-à-vis de la domination de l’idéal technoscientifique. C’est précisément la tâche de l’herméneutique philosophique de Gadamer, qui revendique à nouveau la tâche du citoyen fondée sur les idées de responsabilité, de décisions individuelles et de dévouement désintéressé pour le collectif, et qui s’inscrit, en ce sens, dans la continuité de la tradition ancienne de la philosophie pratique (voir Gadamer, 1975 : 316).