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Le droit est, depuis le 19e siècle, pensé et organisé à travers le prisme de la rationalité, de la formalisation (le fameux syllogisme judiciaire), de la tempérance et de l’impartialité[1]. La doctrine juridique et la sociologie du droit francophones[2] se sont montrées peu ouvertes à une problématisation prenant en compte les émotions. La rationalité imprègne si fortement l’imaginaire juridique que les passions y sont, sur base du dualisme cartésien, aussitôt déclassées. En outre, le procès est appréhendé comme lieu de sacralisation de l’ordre (Garapon, 2001 : 43) qui ne peut être troublé par les émotions — ne dit-on pas qu’on est troublé lorsqu’une émotion nous affecte ? Pourtant, comment faire référence au procès familial[3] sans évoquer le sentiment d’injustice, l’indignation du parent quitté, la colère ou la peur des enfants, la tristesse des familles déchirées ? Pourtant, comme le souligne Clare Huntington (2016), « divorcing spouses may fell anger and resentement, children in foster care may experience abandonnement and fear, parents who lose custody of child to the state may suffer a deep loss”. Son constat est pourtant sans appel : le droit familial américain n’est pas adapté aux besoins émotionnels des parties.

Dès qu’on s’intéresse au droit tel qu’il est vécu et non tel qu’il est défini par ses penseurs, la dimension émotionnelle de l’action judiciaire apparait incontournable pour comprendre le droit en action. Encore faut-il pouvoir s’en saisir sociologiquement. C’est ce que permet l’approche praxéologique. Cette démarche de recherche propose de « décrire les modes de production, de reproduction, d’intelligibilité, de structuration et de publicité du droit et des activités qui s’y rattachent » (Dupret, 2006a : 186). Elle offre une prise méthodologique susceptible de rendre compte de la dimension émotionnelle du phénomène juridique, nous permettant par là-même d’affiner notre compréhension du droit et particulièrement du droit en action.

Après avoir posé les jalons conceptuels et méthodologiques d’une telle approche et avoir balisé contextuellement notre terrain de recherche, on montrera comment les émotions participent de la logique des situations judiciaires. À la fois omniprésentes, mais peu documentées, les émotions sont vues sans qu’on y prête attention. Elles permettent pourtant aux acteurs de se coordonner dans l’action. Elles constituent des indices sensibles que les avocats utilisent à la fois pour s’ajuster dans l’action, pour appuyer une demande ou au contraire faire profil bas sur certains aspects du dossier. Un savoir expérientiel se développe au fil des interactions permettant d’identifier les attentes normatives dans l’interaction.

1. se saisir des émotions dans la scène judiciaire. balises méthodologiques et conceptuelles

Les enjeux liés à la description de l’action animent les études ethnométhodologiques depuis les travaux fondateurs de Garfinkel (1967) et de Cicourel (1968). En rupture avec l’approche parsonienne qui voyait l’action comme le résultat d’un processus qui dépassait les acteurs, l’ethnométhodologie met l’acteur au coeur de son questionnement. « Le point de vue de l’acteur et son rôle dans l’organisation de l’action doivent être analysés par des moyens intrinsèques et les catégories d’analyse doivent être celles qu’utilisent les participants eux-mêmes » (de Fornel et Léon, 2000 : 133-134). L’attention portée à la production endogène des phénomènes d’ordre et aux catégories mobilisées par les acteurs dans l’interaction a naturellement poussé l’observateur à rendre le plus fidèlement possible compte des interactions. La conversation, appréhendée comme une activité en soi, devient alors le matériau empirique de prédilection des études ethnométhodologiques. L’analyse de conversation a fait du langage dans l’interaction l’objet de ses recherches, s’intéressant particulièrement à l’organisation des différentes séquences de la conversation dont ressortent la structure et les formations des tours de parole, des silences, des chevauchements, etc. afin de faire apparaitre une certaine structure conversationnelle.

Dans le courant des années 1980, l’analyse de conversation s’est enrichie d’études sur la contribution de la prosodie et de la gestuelle dans la production et l’interprétation du sens en contexte (de Fornel et Léon, 2000 : 150). Goodwin (1981) et Heath (1986) ont été les premiers à introduire la dimension visuelle et corporelle dans l’analyse conversationnelle. Cette approche multimodale a ensuite été prolongée par Schegloff (1984) et Mondada (2005 ; 2007), qui ont étudié la gestuelle, Rossano (2012), les mimiques faciales et les regards, Mondada (2009), le corps dans l’espace interactionnel. Bref, la multimodalité conçue comme « incluant les ressources sonores et visuelles, langagières et corporelles, mobilisées par les participants (prosodie, phonétique, syntaxe, lexique, gestes, regards, mimiques faciales, mouvements de la tête, postures du corps, etc.) » (Mondada 2012 : 130).

Cette manière d’envisager la conversation de manière non exclusivement logocentrée[4] rejoint les travaux de Watzlawick et al. (1972) sur la pragmatique de la communication humaine. En effet, un des axiomes de cette approche est que dans une interaction, tout comportement a valeur de message, avec comme corolaire, qu’il est impossible de ne pas communiquer. Tout comportement a valeur de message qui sera interprété par l’observateur de ce comportement[5]. La perspective communicationnelle se déplace donc de l’émetteur au récepteur, la communication se détachant des standards d’intentionnalité et de conscience.

Parallèlement et concomitamment[6], la sociologie des émotions devient dans les années 1980[7] un objet de recherche légitime. Arlie Hochschild (1983) est alors pionnière dans ce champ naissant. Elle s’affranchit du carcan organiciste qui considérait les émotions comme un processus biologique et s’inscrit dans une perspective interactionniste. Elle s’intéresse aux significations attribuées aux émotions ressenties et plus particulièrement à la manière dont les personnes de classes sociales et de sexes différents ressentent et gèrent leurs émotions. Le travail émotionnel est à l’oeuvre lorsqu’il y a un écart entre un sentiment ressenti, mais mal vu et un sentiment prescrit. Ce hiatus entre sentiment prescrit et sentiment ressenti a des implications différentes selon les cultures, les « règles de sentiments » différant selon les lieux et les époques (Mesquita et Frijda, 1992 ; Mesquita, 2003 ; Mesquita et al., 2016). À sa suite, les sociologues se lancent dans une entreprise d’objectivation (Game, 1997 ; Bernard, 2007) et de définition (Scherer, 2011 ; Cislaru, 2010) des émotions faisant ressortir le rôle cognitif et évaluatif des émotions dans l’action. Rompant avec l’approche des émotions à la première personne, Paperman et Ogien (1995) externalisent les émotions qui s’appréhendent à la troisième personne et non plus à la première personne — le “je” qui ressent. À leur suite, Quéré (2012), dans une perspective pragmatique et transactionnelle, prolongera les enseignements de Dewey et s’éloignera des conceptualisations subjectivistes de l’émotion afin d’ancrer le phénomène émotionnel dans la situation.

À la croisée de la sociologie interactionniste des émotions, de l’approche multimodale de l’analyse de conversation et de la pragmatique communicationnelle, je propose d’envisager les émotions à partir de la perception[8] qu’en ont les acteurs engagés dans l’interaction. Il s’agit de saisir ce que perçoivent les membres en interaction et comment ces perceptions participent du cours d’action en train de se faire. Il ne s’agit pas de faire apparaitre des schémas de rationalité dont les émotions seraient un biais[9] mettant à mal le processus cognitif rationnel — le sujet pense puis agit, son corps exécutant un acte de volonté[10]. Il s’agit au contraire d’élargir le paradigme compréhensif à l’expérience de la personne qui éprouve des sensations et des émotions, perçoit, pense, croit et raisonne en contexte et en interaction. La compréhension se fait alors multimodale et contingente. En situation, l’acteur s’appuie sur le discours, le mouvement du corps, les regards et la prosodie[11]. Les sens sont au coeur de l’interaction réhabilitant par là même le corps dans l’analyse sociologique, ajoutant une profondeur que l’analyse compréhensive a longtemps négligée, trop occupée qu’elle était à mettre en lumière les rationalités des acteurs.

L’approche praxéologique des émotions implique un positionnement épistémologique non ironique (Dupret, 2006b ; Travers, 2001). Il s’agit de décrire “comment les membres ordinaires de la société comprennent leurs propres actions, plutôt qu’à ironiser à ce sujet” (Travers, 2001 : 352). En refusant d’adopter un point de vue objectivant sur les phénomènes étudiés, cette approche utilise les catégories pratiques des acteurs afin de rendre compte de leur point de vue ordinaire, en mettant en avant leurs procédures d’interprétation et leurs méthodes de travail situées. Appréhender les émotions « à la deuxième personne »[12] s’inscrit dans cette démarche de recherche en mettant en avant les compétences pratiques des acteurs, c’est-à-dire leur capacité de percevoir et d’interpréter les expressions émotionnelles de la personne avec qui ls interagissent. Il ne s’agit plus de rendre compte des émotions telles qu’elles sont ressenties par les acteurs, mais de se placer du point de vue de celui qui perçoit l’émotion dans l’interaction[13].

Pour ce faire, un dispositif méthodologique tridimensionnel a été mis sur pied. Premièrement, l’observation d’audiences a été enregistrée avec l’accord des parties présentes et de leur avocat. Cela m’a permis de consigner les échanges langagiers ainsi que la prosodie. Ce matériau sonore a été complété, durant les audiences, par une prise de note focalisée sur les éléments saillants qui attiraient mon attention : éléments particuliers de l’histoire, comportements des parties, du juge, des avocats, du ministère public le cas échéant. Si dans un premier temps, les notes étaient indistinctement dirigées vers les postures des parties et avocats, éléments du dossier et réactions du juge, la proximité progressive avec les magistrats a changé le rapport au terrain. Devenue familière, la scène a offert un autre niveau de lecture davantage tourné vers le langage non verbal des juges (soupirs, hochements de tête, prise de notes, rires, regards). Troisièmement, l’observation d’audiences a été complétée par des entretiens d’auto-confrontation réalisés directement après les audiences. La focale a été mise sur les perceptions des juges et des avocats : comment ont-ils perçu les parties, leurs réactions émotionnelles, le contexte de l’affaire ? L’observateur a pu comparer ses perceptions d’audience à celles du juge ou de l’avocat qui en étaient les protagonistes. Ainsi, les éléments saillants relevés par l’observateur ont été soumis aux professionnels qui y ont réagi. Le feedback sur la manière dont l’observateur perçoit les expressions émotionnelles du juge et des parties constitue un puissant outil méthodologique. L’effet miroir engendré par un tel retour permet de revenir sur l’audience vécue et de saisir les interprétations du magistrat ou de l’avocat, leurs perceptions, leurs sentiments face à l’affaire, de manière contingente bien que légèrement différée. Observations d’audiences et entretiens d’auto-confrontation paraissent par conséquent complémentaires et indissociables. La dimension émotionnelle de la scène ne peut être comprise sans ce supplément d’explicitation qui n’est pertinent qu’au regard des incongruités situationnelles observées. En voulant saisir « l’ordinarité » émotionnelle dans le procès, le chercheur déplace le regard à la périphérie du phénomène étudié pour mieux en toucher le coeur. Cela permet d’éviter l’écueil souvent rédhibitoire de la définition a priori du phénomène. Les émotions appréhendées comme des expressions émotionnelles sont donc une porte d’entrée méthodologique au service de la compréhension du phénomène juridique. Elles constituent un « prétexte » pour dévoiler des choses qui sont vues sans qu’on y prête attention- « seen but unnoticed », selon l’expression consacrée de Garfinkel (1967). Elles ont une vertu heuristique : elles révèlent en éclairant sous un jour nouveau des dimensions du réel peu explorées lorsqu’on se focalise sur les discours, les rationalités ou les rapports de pouvoir. Autrement dit, les expressions émotionnelles[14] complètent le spectre des prises à la disposition du sociologue pour documenter un événement. Les émotions ne sont donc pas étudiées per se — on ne propose pas une sociologie des émotions[15] qui a pour objet la définition et la captation des émotions en soi — mais comme ressources interprétatives pour comprendre l’action en train de se faire.

2. le contentieux familial belge. éléments de contextualisation

Le contentieux familial est un contentieux particulier à plus d’un titre. Imprégné d’un idéal de consensualisme, il va d’une part à rebours de la dynamique classique du procès basé sur le conflit et l’opposition des parties et de leur point de vue et d’autre part, il répond peu au standard classique du raisonnement juridique basé sur l’opération de qualification juridique entendue comme l’application de règles de droits aux faits présentés par les parties. En effet, le jugement de droit en matière de droit de la famille ne départage pas les parties[16] — les parents en l’occurrence — dans la manière dont celles-ci appréhendent juridiquement les faits qui se sont déroulés dans le passé[17]. Le contentieux familial est prospectif : il est destiné à organiser pratiquement la vie des couples séparés ou divorcés par l’intermédiaire d’un cadrage juridique contraignant.

Par conséquent, les débats acquièrent une grande importance dans le processus décisionnel puisque les juges disposent généralement de la requête,[18] mais non de conclusions[19]. Le magistrat est donc amené à construire une décision sur la base des interactions de l’audience (contrairement à la plupart des affaires civiles où le dossier (citation, conclusions, dossier de pièces) occupe une place fondamentale. Ici, la procédure est largement orale et l’audience constitue le réservoir de données contextuelles sur lesquelles le juge s’appuiera afin d’envisager les mesures à imposer aux parents. Ainsi, les juges observés prennent beaucoup de notes pendant l’audience. Celles-ci serviront d’ébauche — parfois très aboutie — de jugement. Le travail rédactionnel commence dès lors pendant l’audience et s’achèvera le jour même ou quelques jours après l’audience. Les points qui font l’objet d’un accord sont notés et entérinés par le juge qui tranchera alors uniquement les points de désaccord.

Bien qu’aucun article du Code civil ne soit cité lors des audiences, les règles juridiques imprègnent les pratiques des avocats et des juges. Elles constituent la base d’une culture juridique intégrée par les professionnels du droit. Elles façonnent leur rapport aux autres et au contentieux et demeurent une référence implicite, offrant un horizon d’attentes partagées. Sédimentées en quelque sorte dans les pratiques quotidiennes, elles ne sont explicitées et mobilisées par les professionnels que lorsqu’elles ne sont pas respectées.

Ainsi, l’ordre dans lequel sont abordés les points qui organisent le régime juridique de la séparation et la vie des enfants fait l’objet d’une norme pratique partagée par les juges et les avocats. Les premiers dirigent les débats et rédigent leur jugement en suivant invariablement le même ordre, à savoir d’abord l’autorité parentale, la fixation du domicile, les modalités d’hébergement et enfin la part contributive.

Au fil des audiences, on voit apparaitre une « checklist » : les mêmes questions sont posées systématiquement dans le même ordre par le juge.

– « Vous étiez concubins ou cohabitants légaux ? »

– « Quand vous êtes-vous séparés ? »

– « Autorité parentale : conjointe ou exclusive ? »

– « Où sera domicilié le ou les enfant(s) ? »

– « Pour l’hébergement : égalitaire ou principal et secondaire ? »

– « Qu’offrez-vous à titre de parts contributives ? »

On retrouve d’ailleurs cette même structure dans le jugement rendu. Les requêtes mises à disposition des parties par le greffe[20] suivent également le même ordre. Les avocats de leur côté rédigent l’acte d’introduction d’instance en respectant cet ordre. Gare à l’avocat qui rédigerait la requête en ne respectant pas la progression tacitement imposée ; son confrère rompu à l’exercice ne manquerait pas de le lui faire remarquer, déforçant le dossier et mettant en doute la sincérité de son client. C’est particulièrement le cas lorsque la demande de part contributive devance la question de l’autorité parentale ou les modalités d’hébergement[21]. Dans ce cas, le parent est soupçonné d’introduire une procédure non dans l’intérêt de son ou de ses enfants, mais dans son intérêt pécuniaire propre.

Les deux premières questions portent sur le passé commun du couple et constituent des questions factuelles. Les autres questions ne visent plus à établir des faits, mais à programmer l’organisation future de la vie de famille déclinée désormais au pluriel, et particulièrement le sort des enfants.

À mesure que l’on progresse dans la liste des points à aborder, les questions deviennent de moins en moins consensuelles. Si le régime juridique des parents avant la séparation (concubinage ou cohabitation légale, moment de la séparation) n’appelle aucune discussion, la part contributive est généralement le point le plus épineux. Entre ces deux pôles, les questions de l’autorité parentale, de la domiciliation et de l’hébergement peuvent, selon le contexte de l’affaire, être source de tensions plus ou moins vives.

L’article 374 du Code civil[22] et les articles 203[23] et 203bis[24] du Code civil constituent le « kit juridique de base » des magistrats. Ils règlent les questions relatives à l’autorité parentale, la domiciliation et l’hébergement des enfants pour le premier et à la part contributive pour le second.

C’est l’article 374 du Code civil qui favorise l’accord des parties, tant sur le plan des modalités d’organisation de vie des enfants après la séparation que sur la manière dont la décision doit être idéalement adoptée lors de la procédure judiciaire. Il est assez remarquable de constater que le principe de la parentalité conjointe basée sur l’accord des parents en matière d’éducation des enfants communs percole par conséquent dans la manière dont la juge dirige les débats. Il pose en outre comme principe l’autorité parentale conjointe, l’autorité exclusive étant l’exception ainsi que l’hébergement égalitaire.

3. savoir anticiper, percevoir et interpréter les expressions émotionnelles. grammaire sensible de l’interaction au coeur du procès familial

« La réalité est en représentation. Le monde, en vérité, est une cérémonie »

Goffman, 1973 : 41

La salle d’audience est presque vide. On y voit une avocate, un magistrat et sa greffière et un substitut du procureur du roi. Comme on l’a mentionné, c’est une configuration très inhabituelle au tribunal de la famille. On apprend qu’il y a eu un problème de convocation de la partie adverse : le pli judiciaire convoquant le père s’est égaré. Ni celui-ci ni son avocat ne sont présents. En l’absence des parties, dans l’intimité et le confort de l’entre soi, on perçoit très nettement le changement d’ambiance par rapport aux affaires précédentes. Les interactions sont beaucoup plus relâchées, les professionnels du droit discutant sans y mettre les formes. Le cérémonium jusqu’alors observé est abandonné. Après quelques minutes de discussion à propos du dispositif militaire mis en place suite aux attentats terroristes, l’avocate veut commencer à plaider son dossier, mais elle est d’emblée interrompue par la juge qui lui dit sur un ton de cordiale conspiration : « vous n’allez pas plaider ! allez à l’essentiel et dites-moi ce que la mère demande » (trib. famille du 7/3/17). Ainsi, en l’absence des parties, les masques n’ont plus de raison d’être et tombent. Le texte est récité, mais sans intonation et effets de manches. En effet, sans public, y a -t-il un intérêt à jouer la comédie ?

Si la métaphore théâtrale permet de donner du sens à ce qui se joue au coeur du procès, notons d’emblée qu’il y a deux niveaux de compréhension. Les échanges langagiers entre professionnels du droit constituent le premier niveau de compréhension. Tout un chacun comprend globalement ce qu’il s’y passe, quoique de manière assez sommaire. Ainsi, le justiciable reconnait les éléments de son histoire intime dont il est en partie dépossédé car celle-ci est retravaillée et mise dans les formes du droit par son avocat. Quant aux motifs de contestation ou aux demandes juridiques, elles paraissent déjà plus inaccessibles. En effet, le langage juridique et les procédures sont propres au monde du droit et les parties restent la plupart du temps passives. Tels des spectateurs, elles assistent aux échanges en ne pouvant les interrompre. Les justiciables qui tentent de prendre la parole sans qu’elle leur ait été donnée se voient intimés de se taire : « on se tait », « on laisse plaider », « taisez-vous ou je vous fais sortir » avertit le juge, responsable de la police de l’audience. Entre les mots échangés, au coeur de la mise en scène de la vie intime des parties, se joue une autre intrigue qui ne s’appuie pas ou peu sur les paroles échangées. Il s’agit d’une intrigue sensible, subtile qui n’est perceptible que par les initiés, ceux qui en connaissent les codes et ont appris à les manier avec finesse.

C’est à l’exploration de ce niveau de compréhension de l’interaction que se situent ces analyses. Elles visent à expliciter l’implicite et à montrer les règles pratiques qui sous-tendent la scène qui se joue, à révéler les « idiomes rituels[25] » qui renvoient aux gestes, à la prosodie, aux postures, aux expressions faciales, bref aux indicateurs qui transmettent de l’information sur la personne qui se trouve en face de soi. Les expressions émotionnelles[26] constituent des indices que les professionnels du droit perçoivent et interprètent pour s’ajuster dans l’action. Dans un premier temps, on verra comment les avocats ajustent leur comportement et leur plaidoirie aux réactions du juge. Les avocats « sentent » quand ils doivent parler, passer à un autre argument ou se taire parce qu’ils perçoivent et interprètent certaines expressions verbales et surtout non verbales du juge. À force de fréquenter le tribunal, les avocats apprennent, au fil de leurs expériences, certains codes de comportement pratique[27], qui, s’ils ne sont pas respectés, sont rappelés par la réaction émotionnelle des partenaires de l’interaction. Cette acculturation passe par l’anticipation des émotions du juge à qui les avocats tentent de plaire.

3.1 Ajustements. Perception et interprétation des expressions émotionnelles : les prises (indices non verbaux sur lesquels l’avocat s’appuie)

Les avocats, lorsqu’ils plaident, sont très attentifs aux réactions du juge et tentent de puiser dans le comportement de ces derniers des indices (Ginzburg, 1980) pour orienter leurs plaidoiries. Ainsi, lorsque le juge pose des questions, l’avocat « sent », à l’intonation de sa voix, à sa posture ou à son regard, qu’il est dubitatif, qu’il met en question le bien-fondé de la demande ou qu’il avalise les dires du plaideur. Explorons les indices sensibles sur lesquels les avocats s’appuient.

L’intonation du juge est un précieux guide pour les avocats qui plaident. Le ton peut être dubitatif, sarcastique, compatissant ou au contraire cassant. L’avocat s’ajuste assez naturellement à la prosodie du magistrat.

Outre l’intonation du juge, les avocats s’appuient sur la gestuelle et les expressions faciales. Lorsque plongé dans un dossier, le juge relève soudain la tête, ce geste est interprété par l’avocat comme un signe d’intérêt pour ce que il avance. Certaines expressions faciales trahissent des encouragements à poursuivre, de l’ennui, du désaccord ou encore du doute.

Le magistrat qui siège il fait aussi souvent des mimiques. Les magistrats en famille n’ont pas de dossier. Ils ont la requête qui fait 10 lignes ou 20 lignes. Ils seront vierges complètement et donc 9 fois sur 10 tu vois des magistrats qui font des signes. Il y en a qui sont super expressifs. Le juge Declercq, quand il n’est pas d’accord avec ce que tu dis, il fait [mime un mouvement facial avec une bouche dubitative et des sourcils qui se lèvent]. Ça sert plus à rien, tu bifurques et tu passes au sujet suivant.

avocat 2, p. 12

Les regards constituent des appuis à la coordination. Un regard bienveillant ou au contraire courroucé n’invite pas aux mêmes réactions.

Lors d’une audience, les deux parents sont présents et accompagnés de leur avocate respective. Le couple parental a une petite fille de 6 ans. Il a été décidé lors d’un précédent jugement que Clara passerait un mercredi après-midi sur deux chez son papa. Le père saisit le tribunal pour faire respecter son droit d’hébergement en demandant au juge qu’elle fixe une astreinte car Clara n’est jamais à l’école le mercredi midi, sa mère la gardant auprès d’elle. La mère tente d’intervenir pendant l’exposé des faits de l’avocate du père. La juge, énervée, pose un regard autoritaire sur elle, puis sur son avocate. Ensuite, la juge interroge la mère pour comprendre les raisons d’une telle attitude. La mère revient alors sur les circonstances de la séparation, il y a 4 ans et sur l’incapacité de son ex-compagnon à s’occuper de leur fille et de lui faire faire ses devoirs. Elle dit que le père fait peur à sa fille et qu’il a toujours été violent « sous ses dehors de bonne éducation ». Au fur et à mesure que la mère expose ses griefs, sa voix devient de plus en plus forte et aigüe. Lorsqu’elle commence à parler de la nouvelle compagne du père de sa fille, la juge pose un regard désapprobateur sur l’avocate[28]. Ce sera son avocat qui la fera taire en posant une main sur son épaule.

– Av : J’ai senti à un moment qu’il fallait l’arrêter. Quand le magistrat commence à te regarder et qu’il fait ça (gros yeux) puis qu’il ne prend plus de notes et qu’il commence à regarder à droite à gauche, si tu laisses continuer la mère, c’est foutu. Il faut arrêter sinon c’est foutu. Ça les énerve.

– JC : c’est quoi qui est foutu ?

– Av : tu sens bien que ça les énerve

audience du 30 mai 2017

Il y a aussi les regards ailleurs, qui sont perçus comme un manque d’intérêt du magistrat.

– Av2 : je suis sûr que pour 20 ou 30 % du dossier qui est gagné parce que tu connais comment le magistrat va réagir. Tu sens les choses

– JC : sentir les choses ?

– Av2 : quand tu plaides une garde alternée, quand t’as une étude sociale qui est pourrie, que tu sens que le magistrat dit : tiens, c’est quand même bizarre, l’étude sociale a dit ça. Tu sens que tu dois embrayer dedans. Ou quand tu sens qu’il regarde par la fenêtre ou qu’il commence tout doucement à plus t’écouter, il faut arrêter de parler. Tu sens que tu dois commencer à parler. …Tu sens ce que tu dois dire

avocat 2, p. 13

Enfin, la prise de notes constitue également un geste signifiant sur lequel les avocats s’appuient pour détecter un certain intérêt du magistrat. Lorsqu’on interroge les juges de la famille, ils confirment le sentiment des avocats. Les prises de note constituent en effet la base du jugement que les juges rédigeront dans les jours qui suivent l’audience. Ils disposent généralement de la requête, plus rarement de pièces. Ils notent alors le lien entre les pièces apportées le jour de l’audience et la demande d’une part et les éléments de fait qu’ils retiendront dans leur jugement d’autre part. Ces prises de note consignent le premier tri d’informations dont disposent les juges.

3.2 Grammaire sensible de l’interaction

Outre une fonction d’ajustement, les expressions émotionnelles permettent aux professionnels de s’acculturer aux attentes normatives de leurs pairs. En effet, le non-respect des normes pratiques provoque l’énervement ou la colère des magistrats tandis que les échanges fluides sont autant de renforcements positifs de l’attitude adéquate. Sont envisagées dans cette section les normes professionnelles pratiques censées cadrer les échanges.

On envisagera d’abord les règles pratiques qui s’appliquent à tous les acteurs présents, qu’ils soient profanes ou professionnels, ensuite ce que l’avocat donne à voir au magistrat, enfin les attentes normatives liées au rôle de l’avocat.

3.2.1 Politesse et tempérance : ces règles censées s’appliquer à tout le monde

La salle d’audience offre un spectacle d’interactions policées, très codées. Les expressions émotionnelles y sont étroitement cadrées. Ni le juge, ni les avocats ni les parties ne peuvent se laisser submerger par leurs émotions, les derniers jouissant toutefois d’une plus grande tolérance n’étant pas censés maitriser les codes.

Le juge doit savoir montrer sa capacité d’écoute et pas montrer à l’audience son parti pris. Le juge ne doit pas montrer ses émotions, lui. Le client peut les montrer, mais pas trop. S’il se laisse envahir, il se dessert. Il faut atteindre un juste milieu : exprimer son émotion, ça va, mais pas se laisser envahir par les émotions puisque ça ne mène à rien

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Les émotions les plus courantes sont la colère et la tristesse. Les magistrats font généralement peu de cas des larmes qui coulent car la tristesse étant silencieuse, elle n’interrompt pas le cours de l’audience. Par contre, la colère s’exprime par un haussement de ton, voire par des cris, de l’agressivité. Il arrive souvent au juge de menacer les parents indisciplinés : « je vais sortir les parties » ; « ne criez pas ça ne sert à rien ».

J’essaie d’apaiser mes clients parce que s’ils se laissent envahir par ses leurs émotions, ça peut leur être dommageable. D’ailleurs j’ai eu le cas en jeunesse. Parce que ces émotions, elles sortent de la mauvaise manière. Elles sortent sous forme de rage et le magistrat ne supporte pas voir ça. J’ai déjà vu un magistrat foutre à la porte le gars qui exprimait, c’était de la colère. Elle n’a pas cherché à l’apaiser et à lui dire : Monsieur, je vous comprends. Non, ça a été : vous ne savez pas vous tenir, ça ne va pas, sortez de la salle d’audience

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La sanction est immédiate. Après quelques rappels à l’ordre, le juge peut décider de mettre à la porte de la salle d’audience la partie qui ne parviendrait pas à contenir l’expression agressive et bruyante de ses émotions.

Les avocats doivent également être calmes et mesurés. Une des juges m’expliquera lors d’un entretien d’autoconfrontation qu’elle n’aime pas l’avocat Faincoeur car il crie toujours et il s’énerve. La seule personne qui peut légitimement hausser le ton est le juge qui détient l’autorité et le devoir d’assurer la police de l’audience. L’ordre doit être maintenu, les échanges devant répondre à une exigence de sobriété que juge et avocats s’évertuent à maintenir en canalisant les justiciables, prêts à intervenir, réagir, crier ou pleurer. Il leur faut contenir ces débordements émotionnels jugés « inutiles pour faire avancer le dossier ».

3.2.2 Ce que l’avocat donne à voir à l’audience : la maitrise du dossier et du client

Les avocats ont la mission de conseiller et de représenter les intérêts de leur client. Lors des audiences, ils portent la parole et les revendications de ces derniers dans l’arène judiciaire. Bien entendu, de nombreux travaux se sont penchés sur la relation avocat-client et sur le travail de négociation qui découle de cette relation (Sarat et Felstiner, 1995 ; Mille et Zimmermann, 2017). Ils rencontrent leur client préalablement à l’audience et « préparent leur dossier », retenant les faits qu’ils jugent pertinents et négociant les objectifs à atteindre afin de formuler des demandes juridiques régulières. Si l’avocat dépend financièrement de son client, ce dernier dépend de son avocat pour porter sa voix en justice. Cette relation de codépendance parfois inconfortable est mise à l’épreuve du regard des professionnels du droit présents à l’audience, qu’il s’agisse des magistrats et des confrères avocats. En effet, la gestion d’un dossier a une durée de vie relativement brève au regard de ce que peut durer la carrière d’un avocat. Ce dernier doit dès lors pouvoir préserver une certaine image professionnelle à l’égard des confrères et magistrats qu’il côtoie quotidiennement. Pris entre le marteau et l’enclume, les avocats sont amenés à faire preuve d’une grande inventivité pour mener de front sa relation au client et sa relation au monde du droit. Dans certaines matières, une manière de gérer le problème est de faire en sorte de plaider en l’absence du client. Au tribunal de la famille, cependant, c’est une voie qui est peu suivie, les parents devant, la plupart du temps, comparaître en personne.

Le travail du dossier se fait en amont de l’audience. L’avocat a préalablement formaté le dossier pour répondre aux exigences procédurales et pour assurer la pertinence juridique de ses allégations (Dupret, 2006a). Pour ce faire, lors des rendez-vous avec ses clients, il réalise un travail d’évaluation des exigences formulées par ses clients, de réorientation de celles-ci, de traduction de ces demandes en demandes juridiques et de transformation des récits ordinaires en exposé des faits et motifs. Ce travail préalable est orienté et mis en perspective de la jurisprudence du tribunal et de la manière de fonctionner des juges devant qui il plaidera le dossier. La demande est évaluée et calibrée et l’avocat tentera d’orienter la requête ou ses conclusions en ayant fait un travail de persuasion auprès de son client.

Tu t’arranges avant l’audience et t’essaies de maitriser un peu tes clients et tu expliques ce qui serait bien de faire pour ne pas démolir le dossier, démolir les enfants, partir en expertise, partir dans l’audition d’enfants

avocat 2 p. 6

Certains avocats n’hésitent pas à jouer la carte de l’ambiguïté afin de peser sur les catégorisations que le juge devra opérer lorsqu’il tranchera le litige. Il s’agit de parvenir à faire tenir, tout en subtilités, le dossier de pièces, les arguments juridiques, les demandes et les impressions qui naitront de l’observation des parties durant l’audience. Un avocat me confie qu’une jeune femme héroïnomane le consulte et lui demande s’il évoquera son addiction à l’audience. Ce dernier sait qu’une telle addiction marque les corps et que ces stigmates ne peuvent être masqués d’une quelconque manière. Il conseille alors à cette dame de « travailler son dossier » afin de pouvoir contrebalancer les catégorisations[29] spontanées que ne manquera probablement de faire le juge à l’audience. Il lui conseille par conséquent d’aller chez son médecin afin qu’il lui prescrive de la méthadone. Cette manière de construire le dossier vise à influer sur le processus de catégorisation du juge. Cette mère toxicomane peut espérer donner l’impression de se prendre en mains, de se soigner et de vouloir en finir avec son addiction. La raisonnabilité de cette attitude est alors compatible avec la catégorie de mère, alors que les catégories d’héroïnomane ou de toxicomane et de mère forment des paires catégorielles antithétiques (Jayyusi et Barthélemy, 2010).

Durant les audiences, les avocats font également un gros travail d’intermédiation. Non seulement, ils représentent leur client et donc parlent à leur place, mais en plus, ils doivent pouvoir maitriser ceux-ci.

Il faut pouvoir maîtriser ses clients pendant l’audience. Quand ils veulent trop parler, je les arrête. Je les coupe. Je mets la main sur l’épaule, je suis très tactile

avocate 1

Le droit de la famille est un droit peu technique qui laisse une grande marge d’appréciation au magistrat et foisonne de standards juridiques qui doivent être appréciés in concreto, l’exemple paradigmatique de ces standards étant l’intérêt de l’enfant. Les avocats évoluent sur la corde raide, entre une position trop distanciée inapte à toucher le juge et une trop grande implication qui diminuerait la pertinence de ses arguments.

Quand je ne parviens pas à rentrer dans une véritable communication avec mon client, je suis bien obligée de m’attacher aux faits, mais je ne sais rien communiquer au juge de la personne puisqu’il ne me transmet rien. C’est un peu compliqué alors, quand il n’y a aucun émotionnel. C’est difficile de travailler

avocate 9, p. 3

Faire intervenir l’émotion dans la plaidoirie[30], c’est être au plus près des réalités des gens, c’est montrer la concrétude des liens, la vie derrière les concepts juridiques, les coeurs qui battent sous les procédures.

Je joue beaucoup sur la corde du papa, moi. Le papa à qui on coupe les relations, la maman à qui on coupe les relations. Le papa qui n’a pas vu son enfant depuis 62 jours. Tu ne dis pas deux mois ! tu dis 61 jours. Tu dis jamais deux mois ! Alors quand c’est 6 mois, c’est encore plus… ; tac ! tu dis : « 6 mois, soit 187 jours ! » c’est souvent le papa qui ne voit pas les enfants pendant longtemps. Tu poses des questions : est-ce que vous alliez conduire les enfants au sport ? comment s’appelle l’entraineur ? votre enfant jouait à quelle place ? combien d’entrainements par semaine ? et quand tu plaides, t’essaies de jouer sur la corde en disant voilà mon client avait le petit Kevin… il faut dire les prénoms, c’est primordial ! Il ne faut pas dire « son enfant ». Pour le magistrat, il se rend compte que comme papa, il allait au foot, à Ougrée, mercredi, qu’il voyait son gamin s’entraîner, qu’il allait au match le samedi et que ça créait des liens sociaux, que le papa voyait des gens aussi. C’est pas dans le dossier, mais c’est quand même important que le client l’entende et le voit. Pour que la juge se dise : merde, oui, il avait quand même une vie, quoi. Tandis que si tu dis : « le fils de mon client allait au football. Mon client était impliqué » ça veut rien dire.

avocat 4, p. 13

Certains avocats maitrisent l’art de l’ambiguïté. En présentant les faits sous leur meilleur jour ou en préparant le dossier, ils tentent d’induire certaines imputations chez le juge. Par contre, une ligne ne peut être franchie, c’est celle du mensonge. « On parle de mensonge « patent » […] lorsqu’on peut avoir la preuve indiscutable que son auteur l’a proféré volontairement, avec la conscience de mentir. […] Non seulement les personnes prises en flagrant délit de mensonge perdent la face pour la durée de l’interaction, mais encore leur façade peut en être ruinée, car beaucoup de publics estiment que, si quelqu’un se permet de mentir une seule fois, on ne doit plus jamais lui faire pleinement confiance. […] Il est généralement possible à l’acteur de créer à dessein à peu près n’importe quelle sorte d’impression fausse en évitant de tomber dans le mensonge caractérisé et inexcusable. Des techniques de communication telles que l’insinuation, l’ambigüité calculée et le mensonge par omission permettent à leur utilisateur d’avoir tous les bénéfices du mensonge sans, techniquement parlant, en proférer un seul » (Goffman, 1973 : 64). On verra dans la section suivante à quel point le maintien de leur crédibilité est un enjeu capital pour les avocats.

3.2.3 Crédibilité, lucidité et efficacité : les attentes normatives des juges à l’égard des avocats

On envisagera dans cette section les attentes normatives du juge à l’égard des avocats. En effet, notre matériau empirique a fait apparaitre trois qualités que doivent posséder les avocats qui plaident, à défaut desquelles l’avocat verra son comportement désapprouvé par le juge. Cette désapprobation passe par les expressions émotionnelles émises par les juges et perçues dans l’interaction.

On l’a vu, l’avocat lorsqu’il enfile sa robe doit pouvoir jouer deux rôles — le conseil qui défend les intérêts de son client d’une part et le rôle de professionnel compétent à l’égard des professionnels du droit d’autre part. Si ces rôles peuvent être tenus sans trop de difficultés lorsque les acteurs ne sont pas réunis, le moment de l’audience voit parfois ses positionnements se télescoper. L’avocat devra dès lors utiliser un mode de communication qui ne sera compris que des professionnels du droit et non de son client.

La bonne distance : une question de lucidité

Entre une objectivité dépourvue d’humanité et une subjectivité suspectée de manque de professionnalisme, les professionnels qui exercent un métier relationnel sont tenus de trouver la bonne distance. Les professionnels du droit n’échappent pas à cette injonction. L’acquisition de cette compétence est ardue car elle exige un minimum d’implication dans la relation afin de comprendre la situation qui pose problème — et donc de présenter les éléments de fait suffisamment contextualisés pour pouvoir toucher la sensibilité du juge — qui devra être résolue par le professionnel tout en restant lucide c’est-à-dire pas trop impliqué affectivement pour garder la tête froide.

Il y a certains avocats qui parviennent à gérer la distance. Il y a deux catégories. Il y a soit les personnes qui sont extrêmement empathiques qui vont un moment donné mal le vivre et parfois tomber dans des excès (dépression, ils boivent). Ils prennent ça trop à coeur, ça les bouffe, ça les mine. Et alors il y a des avocats qui sont dans l’autre extrême qui parviennent à carrément se distancer et qui deviennent même cyniques. Il y a des avocats qui ont réussi à trouver un équilibre, mais je trouve que l’équilibre est toujours fragile

avocat 2, p. 1

Par contre, se verra critiqué le manque de lucidité de l’avocat trop impliqué dans sa relation avec son client.

L’avocat peut aussi traduire les émotions dans une certaine mesure, mais pas non plus se laisser envahir parce que sinon on dit qu’il n’est pas lucide.

avocat 1, p. 9

Alors que la bonne distance qualifie la relation entre l’avocat et son client à l’égard duquel il est censé être lucide, la crédibilité concerne la relation du juge et de l’avocat. Le juge peut-il avoir confiance dans les allégations de l’avocat ? Est-il un professionnel fiable ?

Crédibilité

Un juge du tribunal de première instance catégorise les avocats selon leur fiabilité :

On sait ceux qui sont fiables ou pas. Ceux qui ne trahiront pas les faits, ce qui ne trahiront pas les faits, mais qui cachent les faits négatifs et ceux qui trahissent les faits. Tous les avocats veulent être crédibles. Il y en a qui mentent et il y en a qui ne comprennent rien au dossier. Pendant l’audience, il y a des signes. Quand l’avocat dit : « mon client soutient que… ; mon client affirme que… » c’est qu’il n’y croit pas. Par contre, d’autres formulations attestent qu’il est plus impliqué.

juge TPI p. 5

Maintenir une distance suffisante, que ce soit l’avocat vis-à-vis du dossier ou le juge vis-à-vis des parties, permet aux professionnels du droit de sauver la face et de maintenir leur crédibilité à l’égard de leurs pairs. Préserver leur crédibilité est donc primordial pour les avocats qui naviguent entre des stratégies de présentation des dossiers et une posture distanciée.

Quand t’as un dossier pourri, tu ne plaides pas contre le dossier, tu dois donner un signe au magistrat, pour pas te décrédibiliser. En une audience, ta réputation peut être bousillée et c’est fortement difficile à récupérer. C’est mieux de montrer au magistrat que tu as une distance quand le dossier est pourri. C’est toujours beaucoup mieux que si on te dit : mais qu’est-ce que vous plaidez là !

avocat 9, p. 8

Lorsque les clients, en mauvaise posture, assistent aux débats, l’avocat n’essaie généralement pas de le sauver, mais fait profil bas. Car « tout ne se plaide pas », « on ne peut pas plaider contre le dossier » disent les magistrats. Il en va de la crédibilité de l’avocat, comme on le verra dans la deuxième section.

Ainsi, un dossier revient, sur base de la saisine permanente. La mère est présente et demande par l’intermédiaire de son avocate que le père de leurs deux enfants n’ait plus le droit de les héberger un weekend sur deux. Le père alcoolique — qui n’est pas présent à l’audience — est en couple avec une dame qui boit aussi et d’après ce qu’affirme l’avocate de la mère, les enfants sont en danger. Elle demande donc au tribunal la suspension du droit d’hébergement du père et propose que le père puisse uniquement voir ses enfants dans un centre de rencontre d’une ASJ. La juge pose alors à l’avocat du père la question suivante : « Maître, ça fait 5 mois que je demande à votre client de nous fournir des examens sanguins. Je n’ai toujours rien reçu. Qu’est-ce qui l’en est ? » Les faits sont accablants, il y a eu une enquête sociale qui décrit une « maison dans un état de délabrement avancé, des enfants sales, des bouteilles de vodka à chaque étage de la maison et un frigo vide ». L’avocat du père répond penaud : « j’ai vu mon client la semaine passée. Je ne vais pas vous mentir, il avait les yeux rouges, mais il ne sentait pas l’alcool ». L’avocat, avec qui j’ai discuté de cette audience, m’a dit être « mal pris ». Son dossier est « pourri », l’étude sociale est accablante et il a senti la juge énervée. Il ne pouvait plus défendre la position de son client qui souhaitait maintenir le droit d’hébergement. Cette réponse de Normand a bien entendu été possible car le client n’était pas présent à l’audience.

La posture distanciée que l’avocat doit adopter pour ne pas perdre sa crédibilité auprès du juge et de ses confrères est parfois délicate à atteindre lorsque le justiciable est présent, or ces derniers le sont presque toujours en matière de divorce. L’avocat est payé pour représenter les intérêts de son client et pour porter sa parole auprès du tribunal. Or, certaines positions auxquelles tiennent de manière absolue les parties sont difficilement tenables devant le tribunal. L’avocat joue dès lors les équilibristes devant le juge à qui il envoie des signaux afin de lui faire comprendre qu’il se distancie des positions de son client, sans, bien entendu, que le client perçoive ce double langage. Ainsi, lorsque l’avocat commence son exposé par « mon client affirme que… » ou « mon client soutient que… », il signifie au juge qu’il se désolidarise de son client et ne croit pas à ce qu’il dit ou qu’il n’est pas d’accord avec ce qui vient d’être dit. Les juges en sont conscients. « Quand ils relaient des choses avec lesquelles ils ne sont pas d’accord, ils disent : « vous apprécierez… », m’a confié une juge du tribunal de la famille.

Une autre manière de se désolidariser tacitement des prétentions de son client est de formuler une demande à titre principal qui traduira l’exigence du client, tout en présentant à titre subsidiaire la demande raisonnablement acceptable par le tribunal. Il arrive en effet régulièrement qu’un des parents veuille du jour au lendemain changer radicalement l’organisation de l’hébergement. C’est souvent le cas des pères qui ont leurs enfants un weekend sur deux et qui souhaitent obtenir un hébergement égalitaire — une semaine sur deux. Les avocats rompus à l’exercice savent pertinemment que le juge n’accorde pas ce « revirement à 180 degrés » d’après leurs propres termes « sans que le dossier soit en béton ». Les avocats plaident alors à titre principal l’hébergement égalitaire tout en disant : « si vous ne deviez pas faire droit à la demande de mon client, je vous demanderai à titre subsidiaire, un hébergement d’un weekend sur deux les semaines paires et le mercredi et jeudi les semaines impaires ». Le magistrat comprend alors que la demande du client est bien différente de celle de l’avocat.

« “Mon client m’a dit que”, c’est typique de l’avocat qui prend sa distance avec le client et a priori qui n’a pas su le maitriser pour lui dire : moi je ne plaide pas ça. Sinon, lorsque l’avocat y croit, il affirme les faits qu’il présente » (juge 5 tribunal de la famille, p. 4).

Efficacité : le temps qui vient à manquer

Le sous-financement de la justice qui se matérialise par l’arriéré judiciaire a changé le rapport au temps des professionnels du droit. L’accélération du temps judiciaire (Bastard et al., 2016) a modifié les pratiques des professionnels du droit perpétuellement aux prises avec l’urgence.

Répéter inutilement les mêmes arguments, répliquer après que le parquet ait abondé dans le sens de la partie qui vient de plaider, bref perdre du temps et ne pas aller à l’essentiel sont, selon les avocats, des comportements qui sont peu appréciés par des juges. L’agacement ou la colère de ces derniers est le révélateur de cette norme de parcimonie attendue chez les avocats. Car « peut-être que c’est son dossier de l’année, mais nous, on en a encore 10 qui suivent ! » (juge 2 tribunal de la famille). À travers ces manifestations — impatience, énervement, contrariété — il s’agit moins de saisir l’évaluation des arguments de droit que l’évaluation du professionnel qui se tient devant lui. Respecte-t-il les codes attendus ? A-t-il intégré les règles pratiques que tout bon professionnel est censé connaitre ? On s’attend souvent à ce que l’avocat soit un orateur hors pair. Les observations montrent qu’il doit aussi et surtout maitriser l’art de se taire au moment opportun et utiliser son temps de parole avec parcimonie et efficacité.

– Av 9 : Ou quand le parquet donne un avis qui abonde dans ton sens, tu ne répliques pas. T’as toujours des crétins qui répliquent. Le parquet dit la même chose que toi, tu vas pas commencer à paraphraser ce que dit le parquet… ça énerve tout le monde

– JC : ça énerve ? parce qu’on perd du temps ?

– Av9 : ben oui, on perd du temps, faut être efficace. Les gens qui répètent trois fois la même chose qui se paraphrasent trois fois, ça énerve les juges, tu le vois

avocat 9, p. 2

Les avocats acquièrent, au cours de leur expérience professionnelle, un stock de savoirs pratiques au sujet de la manière usuelle dont se déroule le recours. Ce savoir expérientiel se construit dans un « processus de familiarisation avec un domaine d’action, d’incorporation progressive de pratiques, d’abord étrangères et qui se transforment progressivement en une compétence incarnée » (De Munck, 1999 : 59). Ces connaissances expérientielles lui permettent d’interpréter les signes sensibles lors des audiences. Plus qu’un savoir formalisé explicitable[31], elles renvoient à des savoirs de sens commun acquis dans l’expérience, qui sont autant de recettes pratiques, de routines qui ont déjà fait leurs preuves dans des cas similaires. Grâce à ces réserves d’expérience acquises durant leur parcours biographique, les magistrats résolvent les problèmes qu’ils rencontrent quotidiennement : « la réflexion opère en se rapportant à des types déjà disponibles, organisés en schèmes d’expériences, qui sont articulés lors d’expériences passées et sont consignés dans les réserves d’expérience de l’acteur » (Dupret, 2006b : 59). Ces compétences, formes de savoir-faire qui naissent de l’expertise, sont généralement tacites. « On n’apprend pas le métier du connaisseur ou du diagnostiqueur en se bornant à mettre en pratique des règles préexistantes. Dans ce type de connaissance entrent en jeu (comme on dit habituellement) des éléments impondérables : l’odorat, le coup d’oeil, l’intuition » (Ginzburg, 1980 : 31). En outre, elles résistent à une articulation[32] discursive : « on ne peut le mettre complètement en mots et le transmettre par des descriptions précises et exhaustives » (Ogien et Quéré, 2005 : 117).

Comme on vient de la voir, la scène judiciaire a ses codes et son langage qui, entre autres, se sont construits — et continuent de s’appuyer sur — les expressions émotionnelles des acteurs en présence. « L’expression des émotions, rires, pleurs, colère, fureur ou marques d’affliction, ne saurait trouver son ressort dans les seuls ébranlements intérieurs de l’individu, sans quoi, toujours singulière et toujours attachée à des circonstances particulières, elle serait vouée à changer sans cesse de forme, c’est-à-dire à demeurer toujours collectivement indéchiffrable et immaîtrisable, dès lors qu’on change d’individu ou que change l’individu dans le temps » (Halbwachs présenté par Granger, 2014 : 41).

La sociabilisation et l’acquisition des compétences des professionnels du droit ne passent pas prioritairement par l’internalisation de rôles traditionnels, familiaux tout comme elles ne sont pas déterminées par la place de l’individu dans la structure sociale. Elles s’érigent au gré d’ajustements mutuels et de renforcements positifs ou de la prise de conscience d’avoir déçu les attentes légitimes de ses pairs. La coordination des professionnels dans l’action n’est par conséquent possible que s’ils partagent un horizon commun d’intercompréhension, autrement dit un espace de significations partagées. Ce sens commun revêt une dimension compréhensive (en ce qu’il donne du sens à l’action vécue et permet d’interpréter les comportements des interactants) et normative (en ce qu’il prescrit certains comportements ou sanctionne le non-respect d’attentes partagées). On a vu à quel point le langage non verbal constitue un révélateur des codes professionnels d’une part et un précieux outil de coordination dans l’action, permettant aux interactants de percevoir et d’interpréter le comportement de son interlocuteur en lui donnant un sens d’autre part.

conclusion

Bien que la doctrine et la théorie du droit ait largement ignoré l’émotion (Little, 2002), on ne peut manquer de relever le hiatus existant entre la permanence d’une rhétorique empreinte d’impartialité et de rationalité et les pratiques judiciaires qui ne peuvent être sourds et aveugles aux expressions émotionnelles. Les acteurs du procès, êtres de chair et de sang, ne peuvent se défaire de ce qui est au coeur de la communication : le langage non verbal qui s’appuie sur le décryptage des expressions émotionnelles de leurs interlocuteurs.

Pour autant, l’intégration des expressions émotionnelles à l’analyse de l’action judiciaire déforce-t-elle les professions juridiques en déniant leur éthos professionnel imprégné de distance, d’impartialité et d’objectivité, trois impératifs généralement tenus pour être garants d’une saine justice ?

Plutôt que d’entretenir la dichotomie qui renvoie dos à dos droit et émotions, on a souhaité documenter la manière dont les injonctions de distance, de crédibilité ou d’efficacité s’incarnent dans les pratiques et comment les émotions, à travers leurs expressions et leur perception affectent le droit. Il ne s’agit plus tant d’envisager les termes de manière antithétique que de décrire, dans les cours d’action, comment elles se reconfigurent et s’influencent réciproquement. Le contexte judiciaire et l’audience en particulier, constituent une arène particulière qui a ses propres codes, génère certains filtres perceptifs et fournit des ressources interprétatives aux professionnels du droit[33]. Maitriser le langage des émotions permet au professionnel de construire un savoir pratique partagé nourri d’expériences et constitutif d’une culture professionnelle. Celle-ci n’apparait jamais aussi bien que lorsque les professionnels ou les profanes sortent des rôles attendus.

Le travail juridique apparait alors dans ce qu’il a de plus artisanal et de plus humain. Avocats et juges remettent chaque jour l’ouvrage sur le métier, construisant sans cesse de nouveaux équilibres, pris en tension qu’ils sont avec des référents parfois contradictoires : l’objectivité du raisonnement juridique et la subjectivité de certains concepts juridiques qui doivent s’apprécier in concreto, tel l’intérêt supérieur de l’enfant ; l’impartialité et la compréhension du dossier ; l’équilibre entre le cynisme et l’empathie. Le travail de terrain nous apprend que ces impératifs, plutôt que de constituer des catégories étanches, s’avèrent être les deux pôles d’un continuum sur lequel les professionnels placent leur curseur pour agir comme des professionnels compétents et reconnus comme tels par leurs pairs.

Saisir la dimension émotionnelle du droit en action, c’est prolonger un des grands enseignements de l’ethnométhodologie : c’est rendre compte des phénomènes naturels de l’action qui sont vus sans qu’on y prête attention (« seen but unnoticed »). Les professionnels du droit sont des membres compétents qui s’appuient pour se comprendre sur des indices sensibles (Thibaud, 2002) qu’ils jugent pertinents et qui leur permettent de donner du sens à l’interaction.