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Si l’on voulait trouver une correspondance dans l’espace physique à ces conversations à la cantonade des réseaux sociaux, il faudrait imaginer que des personnes parlent avec leurs amis dans une grande pièce lors d’une fête, d’un repas ou d’une réunion, mais que les fenêtres sont grand ouvertes sur l’extérieur et que les passants peuvent, si l’occasion s’en présente, entendre des bribes des propos échangés. Cependant, la question ici est moins de savoir pourquoi les personnes parlent sur ce ton relâché et décontracté que de se demander si vous, en les écoutant en passant, n’êtes pas l’intrus de cette histoire.

Dominique Cardon (2010 : 319)

introduction

L’avènement d’Internet est aussi celui d’un foisonnement de nouveaux terrains, au point où on le dépeint comme un gigantesque « laboratoire de sciences sociales » (Eyron et al., 2008). L’abondance et la diversité de témoignages de première main que l’on peut y trouver sont riches de promesses à cet égard (Sugiura, Wiles et Popes, 2017 : 185). Le Web social[2] en particulier, et son emprise croissante sur notre quotidien, suggère son lot de questions de recherche potentielles. Si l’on peut aujourd’hui parler d’une « sociologie du numérique », la recherche en lien avec Internet ne se cantonne pas dans un champ spécifique, puisque le numérique « est “pervasif”, c’est-à-dire qu’il pénètre toutes nos activités, des plus intimes aux plus collectives » (Boullier, 2015 : 6).

La recherche en ligne semble particulièrement prometteuse pour les recherches axées sur le droit et la justice, en particulier du point de vue des personnes qui ont des besoins ou des questionnements juridiques. Certain.e.s chercheur.e.s évoquent la nécessité d’étudier les processus émergents dans l’accès et le partage d’information juridique par le biais des médias sociaux (Bouclin et Denis-Boileau, 2013). Fort de sa popularité et de la pluralité d’usages qu’il suggère, le média social Facebook en particulier autorise un regard inédit sur les pratiques et les représentations des « profanes » relatives à la justice, y compris leurs savoirs expérientiels. C’est dans ce contexte que je me suis intéressée aux pratiques informationnelles en ligne dans l’objectif de comprendre comment les groupes Facebook permettent de s’informer juridiquement[3].

La volonté de centrer mon étude sur les pratiques des internautes m’a conduite à mener une recherche ethnographique. Je m’intéresse plus précisément à l’information créée et relayée par les membres des groupes, ce qui requiert d’observer et de décrire ces pratiques informationnelles directement dans leur contexte numérique. Dès sa genèse, cette aventure méthodologique a suscité plusieurs dilemmes éthiques. Depuis une dizaine d’années, les expériences des chercheur.e.s d’Internet les ont conduits à repenser les notions de consentement, de vie privée et de confidentialité, au point où l’éthique de la recherche en ligne serait devenue en soi un champ de recherche (Latzko-Toth et Proulx, 2016).

Dans cet article, je reviendrai sur ces dilemmes en développant la réflexion selon laquelle une démarche ethnographique des usages numériques devrait mobiliser une approche contextuelle afin d’être menée dans un cadre éthique. Cette approche implique que les données en ligne qui sont accessibles publiquement ne sont pas de facto « publiques ». Ce faisant, je soutiens que les attentes et capacités des internautes doivent être prises en compte afin d’établir dans quelle mesure il est éthique de récolter ces données et s’il est nécessaire d’obtenir leur consentement explicite. Je propose alors d’exposer les conséquences pragmatiques de l’application de cette approche à ma recherche. Alors que les études empiriques dans le domaine juridique demeurent relativement rares, peu importe la méthode, ma réflexion sera aussi l’occasion de démontrer comment les enjeux propres au champ du droit et de la justice peuvent façonner certains choix méthodologiques et dilemmes éthiques.

Ce faisant, j’aborderai d’abord le contexte disciplinaire qui m’a incitée à mener une recherche en ligne. Je propose d’analyser dans un deuxième temps le cadre éthique de la recherche en ligne, en particulier quant au caractère public et privé des environnements numériques et l’obtention du consentement. Troisièmement, je propose que l’approche contextuelle tente d’intégrer à la réflexion sur l’éthique certains enjeux sociopolitiques relatifs à la vie privée et à la recherche en ligne.

1. la recherche sur la justice en contexte numérique

Les dilemmes éthiques dont je vais traiter sont présents dans de nombreuses recherches qualitatives en ligne, voire dans de nombreuses études d’observation de manière générale. Ceci étant dit, afin de situer ces dilemmes dans le contexte de ma recherche, je souhaite revenir sur : 1) le contexte socioéconomique qui justifie d’étudier les pratiques des individus ayant des besoins juridiques en ligne ; 2) les cultures juridiques que l’on retrouve en ligne ; et 3) l’ethnographie en ligne.

1.1 Des obstacles à la capacité de défendre et de faire valoir ses droits

D’un point de vue sociologique, il est de plus en plus difficile de parler de droits ou de justice sans aborder la question de leur accès. Un regard sociologique sur le droit implique de s’intéresser à son environnement et ainsi « [d’]“obliquer” vers les contextes sociaux, économiques, politiques et culturels » dans lesquels il évolue (Rocher, 2016 : 3)[4]. Or, l’environnement contemporain du droit est traversé de plusieurs barrières d’accès. Comprendre la signification que l’on accorde au droit et à la justice ainsi que les usages qui en sont faits implique donc de mieux cartographier la question des inégalités dans l’accès aux services juridiques, qui reste pourtant peu évoquée lorsque l’on fait état des inégalités socioéconomiques. Ces inégalités en rapport avec le droit seraient difficiles « à cerner et à mesurer » puisqu’elles ne se révèlent pas d’elles-mêmes, contrairement aux inégalités économiques (ibid. : 113).

En premier lieu, une partie importante — et croissante — de la population n’a pas les moyens financiers d’obtenir les services d’un.e avocat.e[5] : « en pratique, seules les personnes très fortunées, les grandes entreprises, les organisations gouvernementales et les personnes admissibles à l’aide juridique sont capables de s’offrir le luxe d’une action en justice » (Lafond, 2012 : 122).[6] Plus de 69 % de la population québécoise estime ainsi ne pas en avoir les moyens (Information, Recherche et Analyse de la Société, 2016 : 18). Le programme d’aide juridique étatique, qui permet d’obtenir des services gratuitement ou à faible coût n’est accessible qu’aux personnes en situation de grande pauvreté.[7] Au-delà de ces coûts, aller devant les tribunaux implique temps et argent, par exemple pour couvrir les journées d’audience, pour déposer et envoyer les procédures de manière conforme, ou encore pour faire témoigner un.e expert.e, par exemple une médecin ou un inspecteur en bâtiment. On peut donc penser que les personnes qui vont devant les tribunaux sans avocat.e ne constituent qu’une fine portion de toutes celles qui vivent des obstacles pour défendre leurs droits. Les batailles juridiques constitueraient alors « la partie émergée d’un iceberg géant de questions qui sont façonnées et interprétées par le droit », et ce, malgré un imaginaire social qui baigne dans des « procès parfois spectaculaires mais statistiquement rares » (Silbey, 2018 : 285). Or, non seulement toutes ces personnes ne sont pas devant les tribunaux, mais elles sont difficiles à repérer, voire invisibles pour la recherche en droit. Si certaines fréquentent des organismes comme des cliniques juridiques, celles-ci font elles-mêmes face au défi de mieux joindre les personnes qui méconnaissent leurs recours et qui sont susceptibles d’être aux prises avec des problèmes juridiques non résolus (Équipe de recherche du Chantier 1 —Autoreprésentation et plaideur citoyen, 2018).

Cet enjeu d’inégalité matérielle implique et accompagne d’autres obstacles, notamment l’hermétisme du langage juridique et du système de justice, et l’incompréhension qui en résulte (Noreau, 2010). Au Canada, le manque de connaissances juridiques a été reconnu comme un autre frein important pour revendiquer ses droits (Canadian Bar Association, 2013). Par conséquent, c’est non seulement l’accès aux conseils des avocat.e.s qui est limité, mais aussi la capacité à trouver et s’approprier l’information juridique disponible ailleurs (McGill, Bouclin et Salyzyn, 2013). La disponibilité de l’information juridique ne présuppose pas de l’habileté à traiter cette information, qui : « se veut trop largement accessible et le citoyen est incapable de faire le tri pour retenir celle qui est pertinente à son cas » (Lafond, 2012 : 78). Cela ne signifie pas non plus que les personnes sont au courant que cette information est disponible en ligne ou ailleurs. Plusieurs études confirment que la mise à disposition de cette information ne suffit pas à outiller les personnes qui ne bénéficient d’aucune connaissance juridique (Buhai, 2008-09 : 993 ; Seron et al., 2001 ; Équipe de recherche du Chantier 1 — Autoreprésentation et plaideur citoyen, 2018).

En somme, les inégalités socioéconomiques dans l’accès à la justice s’ajoutent souvent à des obstacles informationnels, mais aussi culturels et psychologiques (Canadian Bar Association, 2013). Mes résultats mettent par exemple en lumière le stress, la peur et la crainte de stigmatisation qui peuvent être liés au fait d’entamer une démarche juridique. Ces inégalités, souvent entremêlées et interreliées, font écho à la difficulté soulevée de les documenter empiriquement. L’ensemble de ces barrières explique sans doute que l’accès à la justice soit devenu une thématique d’intérêt tant pour les milieux de la recherche que de la pratique du droit (Noreau, 2010 ; Canadian Bar Association, 2013). Or, le contexte socioéconomique de l’accès à la justice implique non seulement, comme nous l’avons vu, que les personnes devant les tribunaux ne sont qu’une partie de celles qui ont des besoins juridiques, mais aussi que d’importants phénomènes juridiques requièrent d’être étudiés en dehors de ceux-ci. Au deumeurant, « [u]ne conception de l’accès à la justice réaliste et concrète doit tenir compte des situations absentes de l’enceinte judiciaire » (Lafond, 2012 : 18) et ainsi explorer « la partie immergée de l’iceberg » des phénomènes juridiques (Silbey, 2018 : 585).

1.2 Des cultures et des savoirs juridiques en contexte numérique

La complexité que l’on attribue à l’univers juridique cristallise la frontière entre les personnes que l’on considère comme « profanes » et les « professionnelles » du droit (Bourdieu 1986). Guy Rocher soulève l’importance d’étudier les « cultures juridiques profanes » (par opposition à « professionnelles ») afin d’avoir une compréhension plus globale des phénomènes juridiques[8]. La culture juridique réfère aux connaissances sur le droit, mais aussi « aux idées sur le droit, aux sentiments qu’il provoque, aux attitudes entretenues à son endroit, aux idéologies qui l’entourent » (2016 : 37). Précisons qu’il faut parler de cultures au pluriel, puisque la socialisation juridique diffère en fonction des voies et agent.e.s par lesquels les connaissances et les perceptions du droit sont apprises et intériorisées (Noreau, 1997). Je souhaite m’arrêter sur l’aspect des connaissances : dans la mesure où les cultures juridiques professionnelles semblent détenir une forme de monopole dans la reconnaissance des savoirs juridiques[9], qu’il s’agisse de savoirs théoriques ou ancrés dans leur expérience professionnelle, les savoirs découlant des cultures juridiques profanes restent à documenter et à circonscrire. La focale empirique sur ces savoirs profanes par rapport aux acteurs et actrices officiel.le.s du droit, y compris les règles de structuration caractéristiques de cette forme de savoir (Houle, 1987), amène à se demander comment atténuer les inégalités épistémiques[10] auxquelles les personnes font face dans la mesure où elles ne sont pas reconnues en tant que sujets connaissants (Fricker, 2007). Pour Pierre Bourdieu, le droit est « constitutif d’un rapport de pouvoir qui fonde deux systèmes différents de présupposés, d’intentions expressives, en un mot, deux visions du monde » (1986 : 9). Or, les chercheur.e.s en droit ne sont pas à l’abri de cette autorité épistémique des juristes, y compris du risque de percevoir les phénomènes sociaux à travers leur vision du monde, au détriment des catégories « de sens commun » (Houle, 1987) avec lesquelles le droit, les besoins juridiques et les manières d’y répondre sont abordés. Au sein des groupes que j’ai étudiés, par exemple, il m’est apparu peu souhaitable, voire impossible, d’adopter un rôle « d’insider » en raison de mon statut de juriste et de l’expertise liée à l’objet de l’étude… mais surtout de l’expertise présumée par les membres du groupe à cause de ce simple statut. Les résultats révèlent d’ailleurs à quel point l’autorité que confère ce statut est intériorisée par les non-juristes.

Ces inégalités dans la reconnaissance et la production des savoirs se déploient selon moi à plus grande échelle, c’est-à-dire dans la production même des écrits du champ juridique, où la perspective des non-juristes reste marginale, qu’il s’agisse de leurs connaissances ou tout simplement de leurs attentes face à la justice. Pour Patricia Ewick et Susan Silbey, le droit occupe l’espace en premier lieu par le privilège de l’écriture :

À travers l’inscription, ce qui est dit et entendu est transformé en ce qui est vu. Cette caractéristique de la juridicité moderne a des conséquences pour la distribution du pouvoir social. Entrer stratégiquement dans le temps et l’espace du droit est problématique pour ceux et celles qui ont peu de ressources et de pouvoir. Incapables de pénétrer dans le texte juridique, plusieurs personnes et groupes demeurent non reconnus dans un monde de papier, de précédents et d’archives.

1998 : 204, ma traduction

C’est notamment le cas en raison des inégalités d’accès évoquées plus haut : ne pas être devant les tribunaux implique de ne pas faire l’objet d’un jugement écrit. Par ailleurs, même les personnes qui sont mentionnées dans les jugements ne peuvent pas contrôler où et comment elles y sont placées et déployées (ibid.). On retrouve d’ailleurs dans une partie importante des sources du droit l’idée selon laquelle agir sans avocat.e serait un choix dont les individus devraient assumer les conséquences (Bernheim et Laniel, 2013 ; Laniel, Bahary-Dionne et Bernheim, 2018). Nous verrons que ces enjeux de connaissance et de reconnaissance ont des incidences sur le plan éthique.

Prenant acte de la nécessité de mieux comprendre ces cultures et ces savoirs des individus, ainsi que du contexte selon lequel ils et elles sont difficiles à joindre, les médias sociaux et en particulier Facebook me sont apparus prometteurs pour plusieurs raisons. Précisons que les médias sociaux sont des applications qui s’inscrivent dans le prolongement du Web social (Proulx, Millette et Heaton, 2012 : 2). On peut les définir comme des

supports médiatiques logiciels qui permettent aux usagers de maintenir une présence, de communiquer et d’interagir en ligne. D’une part, en tant que « médias », ces dispositifs appuient et suscitent les échanges interactifs, de même que la communication interpersonnelle et de groupe. […] D’autre part, ces dispositifs sont dits « sociaux » en ce sens qu’ils convoquent le plus grand nombre à un rôle de producteur-utilisateur (produser) de contenus médiatiques […]. Enfin, un média est dit « social » parce que son existence même tient fondamentalement aux flux permanents — des interactions, des échanges et des contenus créés par les usagers — qui constituent la Toile en mouvement.

Ce faisant, les médias sociaux « placent l’usager au centre du dispositif » (ibid. : 3) puisque sans sa contribution, ils ne pourraient tout simplement pas fonctionner. Ils regroupent sous la même enseigne une diversité de plateformes comme les blogues et les wikis et les sites de réseaux socionumériques comme Facebook (ibid. : 4). Alors que le Web social a permis de faciliter l’accès, le partage et l’échange d’informations dans divers domaines (Millerand, Proulx et Rueff, 2010), les sociologues des usages numériques se demandent dans quelle mesure les espaces de discussion en ligne peuvent favoriser la construction collective de connaissances et s’ils peuvent aboutir à des formes de contestation des expertises en place (Millerand, Heaton et Myles, 2018). Dans le domaine juridique, on croit que des médias sociaux comme Facebook ont le potentiel de démocratiser l’information juridique en atténuant les obstacles financiers et informationnels existants (Robertson, 2012). Ensuite, les médias sociaux rejoignent un grand nombre de personnes ; Facebook constituerait la principale plateforme de réseautage social avec plus de 1,5 milliard d’utilisateurs « actifs » (Bastard et al., 2017 : 58). Au Québec, il s’agit du principal média social utilisé pour accéder à de l’information en 2016 (CEFRIO, 2017a) avec plus de 64 % des adultes québécois.e.s qui l’utilisent (CEFRIO, 2017b). Par leur aspect interactif, les médias sociaux permettent aussi une mise en dialogue entre les particuliers et les institutions comme les tribunaux (Blackham et Williams, 2013). Finalement, Facebook permet un accès instantané potentiel à un vaste réseau de personnes en une seule publication, ce qui permet aux personnes ayant des questionnements juridiques de joindre des internautes ayant vécu une expérience similaire (Robertson, 2012). Or, contrairement à d’autres plateformes qui ont des finalités délimitées, le média social permet de mettre en contact des individus qui ne se connaissent pas et qui ont des usages, des ressources et des points de vue potentiellement plus diversifiés[11].

Puis, les groupes Facebook en particulier mettent en scène des cultures juridiques « profanes » : ils donnent à voir des moments de socialisation au droit, mais aussi les traces des moments de socialisation précédents. Par culture juridique profane, je réfère à la manière dont le droit est perçu, vécu et rendu vivant par les personnes qui ne sont pas socialisées au droit dans le cadre de leur profession (Rocher, 2016). Son contenu se compose d’un certain nombre de connaissances, d’idées, de jugements et d’attitudes par rapport au droit et à la justice (ibid.). Les traces numériques des cultures profanes peuvent alors permettre de comprendre le rôle des médias sociaux dans la capacité d’agir, mais aussi de comprendre la capacité d’agir des individus et ses obstacles par le biais des médias sociaux. Une veille exploratoire des contenus juridiques québécois sur Facebook a confirmé cet intérêt et a permis de délimiter le terrain à deux groupes où les discussions entre les membres en matière d’information juridique semblaient particulièrement riches.

Le premier groupe sélectionné rassemble des propriétaires de logements locatifs qui échangent leurs questionnements en matière de droit du logement et de l’immobilier. Le deuxième rassemble des parents dont les enfants sont pris en charge par la Directrice de la protection de la jeunesse (DPJ) — ou sont susceptibles de l’être —, en application de la Loi sur la protection de la jeunesse. Si ces deux groupes supposent un rapport au droit — mais aussi des ressources — très différent, leur sélection a aussi été l’occasion d’intégrer des éléments comparatifs à mon analyse.

1.3 L’ethnographie juridique en ligne

Les études d’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC), qui ont permis l’émergence des médias sociaux, impliquent un déplacement de l’intérêt centré sur la technologie et ses effets vers ses usagers et usagères afin d’observer, de décrire et d’expliquer ce qu’ils et elles font effectivement avec ces technologies (Jauréguiberry et Proulx, 2011). Ce déplacement de regard implique un recours aux méthodologies de types ethnographique et microsociologique (Millerand, 1998). C’est donc la volonté de centrer le regard sur les internautes et leurs pratiques informationnelles qui m’a amenée à mobiliser une stratégie méthodologique articulant ethnographie juridique et ethnographie en ligne.

Si l’ethnographique juridique a surtout été mobilisée pour mieux comprendre les interactions devant les tribunaux, plusieurs ethnographes du droit se sont intéressé.e.s aux représentations du droit dans les interactions quotidiennes afin de mieux comprendre la place du droit dans les relations sociales (Darian-Smith, 1999 ; Merry, 1900 ; Moore et Chanock, 2001). On peut dire qu’à l’instar des chercheur.e.s du numérique qui s’intéressent aux usages des TIC, les ethnographes du droit cherchent à mettre en lumière les multiples façons selon lesquelles le droit est compris et utilisé (Coutin et Fortin, 2015 : 71).

L’ethnographie en ligne tente quant à elle d’offrir des réponses méthodologiques à l’emprise croissante de la communication médiatisée par le numérique dans nos activités quotidiennes à travers l’étude descriptive et analytique des interactions en ligne (Jouët et Le Caroff, 2016). Les premières recherches ont proposé une définition de l’ethnographie « virtuelle » comme méthode impliquant l’observation participante des activités culturelles médiatisées par les TIC (Chandler et Munday, 2016). Or, au cours de la dernière décennie, les ethnographes du numérique sont revenus sur cette conception désormais jugée trop restreinte en raison des transformations et de la démocratisation de l’accès à Internet (Pastinelli, 2011). La démarcation entre les univers en ligne et hors ligne serait désormais moins appropriée dans la mesure où ils se confondent de plus en plus, interagissent et se transforment l’un et l’autre (Garcia et al., 2009). On assiste alors à un recentrage des réflexions sur les manières de faire de l’ethnographie pour Internet, ou encore à travers Internet plutôt que de l’Internet (Hine, 2015). Ce recentrage implique de réfléchir à des stratégies pour adapter les pratiques ethnographiques au contexte numérique plutôt que de concevoir l’ethnographie virtuelle comme distincte (Hine, 2015) et ainsi éviter le piège d’une « réification d’un espace électronique » (Pastinelli, 2011 : 43). Cette considération amène à plusieurs réflexions sur les manières de détermimer et de délimiter le terrain de recherche (Hine, 2015).[12] Les ethnographies en ligne ont d’ailleurs le potentiel de joindre des groupes qui n’auraient pas été susceptibles de l’être autrement (Keim-Malpass, Steeve et Kennedy, 2014). Or, le recours à l’ethnographie pour documenter les pratiques des internautes face à la justice soulève rapidement la question de la démarche éthique qui devrait l’encadrer.

2. la démarche éthique dans les environnements numériques

La disponibilité de données sur le Web à une échelle sans précédent a suscité d’importantes préoccupations sur le plan éthique (Burmap et al., 2015). Précisons que ces dilemmes concernent les données qui ne sont pas produites pour la recherche, contrairement à celles des sondages en ligne et des entretiens. Pour les dites données existe un consensus selon lequel elles requièrent les mêmes exigences éthiques que leurs équivalents hors ligne (Sugiura, Wiles et Popes, 2017). La conception initiale du Web comme espace distinct par les ethnographes semble avoir percolé leurs démarches éthiques, qui ont d’abord tenté de traduire les principes éthiques applicables aux lieux « physiques » vers les lieux « virtuels » (Hine, 2015). Depuis une dizaine d’années, on assiste toutefois à une prise de conscience progressive quant à certains dilemmes éthiques émanant spécifiquement des expériences de recherche en ligne, notamment le caractère public ou privé des données numériques sur les médias sociaux (boyd et Crawford, 2012). Ce changement de cap peut s’expliquer par le fait qu’auparavant, les internautes étaient moins disposé.e.s à révéler leur identité, tandis que les sites de médias sociaux les incitent à exposer leur identité officielle (Bastard et al., 2013). C’est l’une des particularités de Facebook, où les membres utilisent en principe leurs vrais noms et photos, et où il est possible de consulter ces informations sur leur profil à partir de leurs contributions.

Afin d’outiller les comités d’éthique réglementaires relativement à ces questionnements, le comité d’éthique de l’Associationof Internet Researchers (AoIR)[13] a produit des lignes directrices en 2002 qui ont été révisées en 2012 (AoIR Ethics Commitee, 2012). Elles prônent une approche « par le bas », nourrie par les pratiques sur le terrain plutôt que l’application de principes universels. Cette approche se veut contextuelle puisqu’elle suggère de tenir compte des circonstances particulières de l’étude et ses questions de recherche, des données en jeu et des manières de rapporter les résultats. La notion d’approche contextuelle fait écho à Helen Nissenbaum qui, face aux préoccupations en matière de vie privée en contexte numérique, propose de remplacer la conception usuelle du droit à la vie privée par le principe du respect de l’intégrité contextuelle (2004). Cette dernière implique de prendre en compte la nature de l’information dans son contexte, ainsi que du rôle des agent.e.s qui disposent de l’information. Il faut cependant rappeler que la mise en pratique de l’éthique de la recherche, qu’elle soit ou non en ligne, s’apparente à une « démarche orientant les actions du chercheur [qui] dépasse la simple observance d’un code de déontologie professionnelle » (Latzko-Toth et Proulx, 2016 : 169). C’est pourquoi je considère que les bouleversements qui contraignent les chercheur.e.s d’Internet à reconsidérer leurs pratiques peuvent très bien instiguer des réflexions importantes en dehors de leurs champs de recherche.

Au Canada, l’Énoncé de politique des trois Conseils : Éthique de la recherche avec des êtres humains (EPTC 2) est suivi par la plupart des comités d’éthique de la recherche (CER). Les trois critères principaux qui déterminent si une recherche doit être évaluée par un CER sont : 1) l’interaction directe avec des « sujets humains » (par opposition à l’observation distanciée dans un contexte « naturaliste » ; 2) le fait que ces sujets peuvent s’attendre à un certain degré de vie privée ; ou encore 3) le fait que la diffusion des résultats de la recherche permet de les identifier (Latzko-Toth et Proulx, 2016). Prenant appui sur le document d’un groupe de travail mandaté pour clarifier l’application de l’EPTC à la recherche en ligne (Blackstone et al., 2008), plusieurs passages de l’EPTC 2 évoquent des « sites numériques », des « clavardoirs » ou encore « des forums » qui sont « dans » ou « sur » Internet. Or, malgré ces adaptations, les zones grises de la recherche en ligne impliquent souvent de négocier l’interprétation et l’application de ces lignes directrices (Latzko-Toth et Proulx, 2016).

En ce qui concerne mon étude sur Facebook, les deux groupes étudiés sont dits « publics » ou « ouverts » et ainsi accessibles à toute personne ayant accès à Internet. Dans le cas où le groupe est dit « fermé », ses contenus ne seront visibles que pour les membres du groupe. Or, l’accès public à un groupe sur le plan technique ne se traduit pas par l’absence de considérations éthiques. Une recherche fondée sur de l’information accessible au public ne nécessite pas d’évaluation par un CER s’il n’y a pas d’attentes raisonnables en matière de vie privée (EPTC 2 : 2.2). La matière librement accessible sur Internet pour laquelle il n’y a pas d’attentes quant à la protection de la vie privée est considérée comme accessible au public. Toutefois, « l’accès à des renseignements identificatoires dans les sites numériques accessibles au public » tels que « les clavardoirs dans Internet ou des groupes d’entraide dont l’accès Internet est réservé aux membres » suppose des attentes en matière de vie privée plus élevées (ibid.). Le document explique qu’un fait accessible au public peut être considéré comme privé dans la culture des participant.e.s. Leurs attentes quant au degré de protection de leur vie privée doivent toutefois être « raisonnables ». Cela dit, le fait que les études par observation doivent faire l’objet d’une évaluation n’implique pas forcément l’exigence d’obtenir le consentement des internautes, ce qui peut être difficile en pratique ; j’y reviendrai. Dans un cadre virtuel « où les personnes ont une attente raisonnable ou limitée en matière de vie privée », le CER pourrait lever cette exigence si le ou la chercheur.e justifie ce besoin et prend les mesures appropriées pour protéger la vie privée des individus concernés (EPTC, art. 10.3).

Plusieurs interrogations émanent de ce cadre réglementaire : qu’entend-on par « accessible au public » ? En quoi consistent « des attentes raisonnables en matière de vie privée » ? Quels sont les contextes qui pourraient nécessiter de ne pas obtenir le consentement des internautes et quelles mesures de protection doit-on alors adopter ? Sans faciliter ma tâche, et au risque de présumer de leurs préoccupations respectives, les juristes prendraient probablement aussi soin d’isoler la notion de raisonnable aux fins d’une réflexion spécifique, et les sociologues du numérique celle d’accès. Afin de faire de l’ordre dans cette réflexion, je propose de distinguer : 1) l’information accessible au public ; 2) les attentes en matière de vie privée ; et finalement 3) l’obtention du consentement.

2.1 L’information accessible au public

L’enjeu du caractère public ou privé des données se situe au premier chef des discussions sur l’éthique de la recherche en ligne (Latzko-Toth et Proulx, 2016). Demander une exemption à l’exigence de consentement implique d’établir si les données collectées appartiennent au domaine public ou privé (Hudson et Bruckman, 2004). La dichotomie public/privé se retrouve tant dans la logique juridique (Cardon, 2010) que technologique (boyd, 2008). Or, au moment d’aborder les études axées sur l’observation, l’EPTC prend la précaution de distinguer le « cadre virtuel » des lieux publics et des espaces privés ou protégés (2014 : 162). Que ce soit pour ouvrir la porte à une approche contextuelle ou par réticence à prendre position, l’EPTC semble avoir concrétisé la préoccupation selon laquelle la recherche en ligne a donné lieu au décloisonnement et au brouillage entre les notions de public et de privé (Latzko-Toth et Proulx, 2016). On reconnaît qu’une même plateforme peut contenir des espaces publics et privés qui coexistent (Allen, 1996), notamment Facebook (Sveningsson, 2008). Or, le problème se pose au-delà des enjeux techniques. Guillaume Latzko-Toth et Madeleine Pastinelli pensent que le raisonnement consistant à transposer des catégories élaborées pour les lieux physiques vers les lieux virtuels a pour conséquence d’amener les chercheur.e.s à déterminer ce caractère public ou privé a priori, indépendamment du sens que les internautes attribuent à leurs pratiques (2013). Un problème avec ce raisonnement consisterait à confondre l’accessibilité des données avec leur caractère public ou privé : « Prisonniers d’une métaphore spatiale, nous associons si fortement la visibilité au caractère public de l’information que ces deux notions sont presque devenues synonymes » (Cardon, 2010 : 326).

Selon Dominique Cardon, une particularité des médias sociaux est de proposer un espace d’expression « en clair-obscur », soit une « zone de familiarité contrôlée dans laquelle les utilisateurs rendent publics des éléments parfois très personnels de leur vie privée tout en pensant ne s’adresser qu’à un réseau de proches » (2010 : 318). Les zones du Web en clair-obscur se présentent comme un enchevêtrement de cercles de discussion plutôt qu’un espace transparent et homogène (2008). Contrairement aux médias d’information où tout ce qui est publié est public, le Web social s’apparente davantage à des médias de conversation (2010). Or, si le cadre réglementaire semble ouvert à rompre avec cette conception homogène, il convient de savoir où s’arrête le clair et où commence l’obscur. Puisant dans cette position, plusieurs reconnaissent que l’accès à un environnement numérique sur le plan technique ne détermine pas de facto son caractère public ; il faudrait aussi tenir compte des attentes des internautes (Whiteman, 2010, 2012 ; Sveningsson, 2008 ; King, 1996).

Un autre problème consisterait à confondre l’accessibilité des données avec leur visibilité. Un contenu numérique peut en effet être librement accessible, mais être consulté par un nombre restreint de personnes en pratique. Ainsi, si les groupes Facebook qui font l’objet de ma recherche sont « ouverts », cela ne signifie pas qu’ils sont consultés par un grand nombre de personnes. Il est d’ailleurs peu probable de les découvrir à partir d’un moteur de recherche comme Google sans en connaître le nom exact ni même sans avoir fait des recherches précises dans le moteur de recherche de la plateforme. Je les ai moi-même découverts après plusieurs semaines de veille exploratoire. Or, le fait d’utiliser ces données à des fins de recherche peut avoir comme effet d’augmenter leur niveau de visibilité, surtout en contexte numérique (Latzko-Toth et Pastinelli, 2013).

Tentant de sortir d’une impasse entre les positions que l’on pourrait qualifier de positiviste et constructiviste sur cet enjeu, Latzko-Toth et Pastinelli croient que la dichotomie public-privé est peu appropriée pour penser les pratiques numériques, qu’il faudrait plutôt l’appréhender sous l’angle de leur degré de privacité :

L’enjeu le plus pressant n’est pas de savoir si une pratique (une parole, une trace, etc.) est publique. La question devient plutôt : comment est-elle publique ? Quelle forme prend cette publicité ? Quelles sont ces caractéristiques ? Est-elle susceptible d’évoluer, de se transformer, d’être altérée d’une façon ou d’une autre ? Et avec quelles conséquences ?

2013 : 165

Cet argument semble pertinent dans le cas qui nous occupe, soit lorsque la recherche portant sur des traces accessibles publiquement est susceptible d’augmenter leur degré de publicité. Il ne s’agit alors pas de s’abstenir de traiter ces données pour autant, mais de le faire de manière à minimiser les conséquences négatives qui pourraient résulter de ces transformations. Or, ces éléments négatifs devraient être soupesés à la lumière des « bienfaits » pouvant résulter de la recherche.

2.2 Les attentes et perceptions en matière de vie privée

Nous avons vu qu’une approche contextuelle à l’éthique implique de tenir compte de la perception des internautes quant au degré de privacité de leurs contributions. Si l’on peut accéder à plusieurs interactions aussi facilement qu’à un article journalistique, leurs auteur.e.s peuvent considérer qu’elles sont profondément intimes (Hine, 2008) ou qu’ils ou elles tiennent des « conversations privées en public » (Waskul et Douglas, 1996). Comme le résume boyd, « [l]a privacité est un sens de contrôle sur l’information, le contexte où le partage prend place et l’audience qui peut y avoir accès » (2008 : 18, ma traduction). Mais est-ce que cela implique qu’à partir du moment où les internautes pourraient penser qu’un aspect de la recherche menace leur vie privée dans l’éventualité où ils et elles en apprenaient l’existence, leur consentement serait alors requis ? Cette situation étant hypothétique, elle implique — peut-être paradoxalement — que le ou la chercheur.e évalue et spécule sur ces attentes sans consulter les personnes concernées, pour ensuite établir s’il faut les consulter. La conception d’une « privacité perçue » soulève son lot de difficultés pratiques. Latzko-Toth et Pastinelli s’inquiètent d’un glissement consistant à confondre les attentes en matière de vie privée par rapport au consentement à être l’objet d’une démarche de recherche : « dans quelle mesure ce que l’on désigne ainsi n’est-il pas formulé a posteriori par celui qui est agacé par la démarche du chercheur ? » (2013 : 158).

Qui plus est, les perceptions en matière de vie privée entrent fréquemment en contradiction avec les paramètres techniques, ce qui amène à s’interroger sur la prise en compte de telles attentes. Roxana Willis donne l’exemple issu de sa recherche d’une personne ayant publié sur son profil Facebook qu’elle était inquiète que son ex-conjoint révèle publiquement des informations personnelles sur leurs enfants à partir de son compte. Or, son propre profil était complètement accessible, tandis que l’ex-conjoint avait restreint l’ensemble de ses publications à ses « amis » (2017 : 10). De même, sur l’un des groupes ayant fait l’objet de ma recherche, une internaute s’est demandé comment une travailleuse sociale avait pu la contacter concernant du contenu qu’elle avait publié sur ce groupe. Un enjeu éthique semble ainsi lié aux habiletés des internautes sur le plan du littérisme numérique et quant au fait de pouvoir rendre des informations accessibles contre leur gré (Jurgens, 2012). Les chercheur.e.s qui s’intéressent aux usages d’Internet doivent d’ailleurs appréhender les inégalités dans l’appropriation des outils numériques (Proulx, 2012) et tenir compte des vulnérabilités possibles quant à la protection de la vie privée. Or, les membres d’un même espace numérique n’ont évidemment pas la même perception de la vie privée. Par exemple, lorsque l’internaute en question s’est interrogée sur le caractère public de ses contributions, plusieurs personnes lui ont répondu que le groupe était public et de faire attention à ce qu’elle y partageait comme en témoignent les propos de l’une d’entre elles : « n’oubliez pas que n’importe qui a accès à vos informations sur Facebook […] restez discret dans vos demandes sans raconter votre vie ». On peut alors se demander dans quelle mesure une approche contextuelle de la vie privée devrait tenir compte des perceptions individualisées par rapport à celles qui sont collectives. Finalement, il peut être difficile de déterminer quelles sont réellement les perceptions des internautes quant au degré de privacité de leurs contributions. Face à ces difficultés d’opérationnalisation, Heidi A. McKee et James E. Porter (2009) proposent plusieurs critères permettant de déterminer au cas par cas si le consentement des internautes est requis : le degré de privacité ou de publicité des données ; la sensibilité du thème de la recherche ; le degré d’interaction avec les internautes ; ainsi que leur vulnérabilité. C’est la synthèse de ces aspects, plutôt que l’un d’entre eux, qui serait déterminante.

Ainsi, si les groupes que j’ai étudiés sont accessibles sur le plan technique, une approche contextuelle qui tient compte des attentes de leurs membres invite à des précautions additionnelles. Elle implique d’être conscient des cadres — implicites ou explicites — dans lesquels les personnes s’expriment (Goffman, 1991), notamment des normes de partage d’informations communes. Latzko-Toth et Serge Proulx insistent par exemple sur l’importance de se familiariser avec les normes informationnelles d’un environnement spécifique (ou encore la « netiquette ») (2016). C’est dans la mesure où ces principes ne seraient pas respectés qu’il y aurait une atteinte à la vie privée. J’estime ici que cette démarche permet d’établir que les deux groupes tendent vers un haut degré de publicité. D’abord, chacun des groupes comporte plus de 10 000 internautes. Ensuite, ils ont pour objectif explicite, selon la section « À propos de ce groupe », que leurs contributions soient diffusées largement. Le premier groupe vise à créer des opportunités de réseautage entre propriétaires de divers milieux, tandis que le second cherche à offrir des ressources de base et souhaite en informer le public. En ce qui concerne les normes moins explicites, il semble émaner des mises en garde sur la facilité d’accès aux conversations une certaine conscience collective de groupe voulant que les données soient considérées comme publiques. Les interactions atténuent ainsi les perceptions individuelles selon lesquelles le groupe serait privé. Sur le plan des contributions elles-mêmes, observer les pratiques d’un environnement numérique peut également aider à comprendre que certains contenus y sont considérés comme moins publics que d’autres. Par exemple, plusieurs internautes ont pour pratique d’inviter leur interlocuteur ou interlocutrice à communiquer par message privé ou par téléphone.[14] Mes observations ont révélé que ces précautions, plus qu’occasionnelles, constituent une pratique récurrente. On peut en outre penser qu’une publication dépersonnalisée qui vise à solliciter le plus grand nombre de personnes pour obtenir une information juridique sous-entend généralement une volonté de diffusion massive. Par exemple, « où est-ce que je peux lire les lois ? » ou encore « quels sont mes droits, quelles sont les procédures et qui peut m’aider ? ». Mes résultats révèlent que c’est d’ailleurs souvent la force du nombre qui permet aux internautes de mettre en commun ressources, connaissances et expériences, et de comparer leurs réponses. Cette mise en commun permet d’aboutir à des réponses plus précises et personnalisées pour faire face autant que possible à l’imprévisibilité d’une situation juridique.

En ce qui concerne la sensibilité du thème de la recherche, si les thèmes qui sont liés à la justice peuvent avoir pour effet de connoter des éléments « sensibles » (par exemple les activités criminelles) qui comporteraient des risques à être exposés à de nouvelles audiences, il ne faut pas perdre de vue que mon étude porte en premier lieu sur des pratiques informationnelles. Ainsi, une réponse consistant à partager un article de loi ou une affirmation dépersonnalisée ne suppose pas le même traitement qu’une réponse ancrée dans un récit d’expérience qui contient beaucoup d’éléments affectifs et personnels. Or, si les contenus sur les groupes étudiés s’ancrent dans des contextes d’énonciation divers, notamment plus intimes, une approche contextuelle implique selon moi de prendre soin de restituer ces propos en mettant l’accent sur leur dimension informationnelle, et éventuellement de documenter leur teneur intime sans toutefois l’exposer au premier plan. Dans un contexte où les problèmes juridiques des internautes sont souvent source de stress et de détresse, il faut toutefois mentionner que les aspects affectif et informationnel s’entrecroisent parfois dans leurs discours, d’où l’importance d’une attention minutieuse dans le choix des propos à mettre de l’avant. Sur ce plan, je souhaite rappeler l’importance d’éviter un glissement où la discipline d’une recherche — par exemple le droit ou la criminologie — suffirait, ou inciterait, à qualifier cette recherche de sensible, tout en rappelant l’importance de restituer les résultats de manière sensible et prudente.

Les précautions que je viens d’évoquer amènent à se demander pourquoi les exigences de la recherche en ligne semblent excéder celles d’autres environnements. La facilité d’accès au terrain dans l’univers virtuel pourrait expliquer une crainte selon laquelle les ethnographes seraient moins préparés sur le plan éthique (Boellstroff et al., 2012). Craignant un phénomène de « recherche rapide » (King, 1996), ou encore « d’ethnographie rapide » (Driscoll, 2010) — une expression quelque peu oxymorique — les CER redouteraient que l’on multiplie les recherches en ligne simplement parce que l’on peut accéder aisément au terrain. Cette préoccupation pour la vie privée est intimement liée à celle « des limites à l’intérieur desquelles la recherche est acceptable » sans consentement (Latzko-Toth et Pastinelli, 2013 : 151). Or, les contextes numériques remettent souvent cette possibilité en question.

2.3 Consentir en contexte numérique

La dimension du consentement exemplifie d’une part la difficulté de s’en tenir aux catégories des espaces physiques et, d’autre part, les implications de l’approche contextuelle préconisée par l’AoIR. L’observation en ligne permet aisément le lurking, soit le fait d’observer les internautes sans être vu (Hine, 2008), et ainsi sans risquer de modifier leurs comportements. La démarche éthique requiert donc de déterminer si le consentement des internautes peut être obtenu et, dans le cas contraire, si les chercheur.e.s devraient pouvoir utiliser de l’information accessible publiquement. Or, il n’existe pas de règles fixes permettant de déterminer de manière systématique si l’approbation des internautes est nécessaire (Rueff et Proulx, 2018).

Le consentement implique que les participant.e.s potentiel.le.s à la recherche puissent pouvoir prendre une décision éclairée sur leur contribution à l’étude (Hine, 2008). Or, l’identification des personnes auprès desquelles le consentement devrait être demandé s’avère complexe dans de nombreux environnements numériques, dans la mesure où cette population est souvent vaste et fluide puisqu’elle peut rejoindre ou quitter le milieu à tout moment (Huckson et Bruckmann, 2004). Certain.e.s croient que le consentement doit être obtenu même si l’information est accessible publiquement, quoique ces modalités puissent être adaptées au contexte de la recherche. Robert Kozinets croit par exemple qu’il faudrait communiquer directement avec chaque personne dont on voudrait utiliser les propos (2002). D’autres estiment cependant que cette manière de faire est trop restrictive (Kitchin, 2003 ; Langer et Beckman, 2005) et qu’elle peut amoindrir les avantages liés à une recherche non intrusive. Si une approche flexible semble davantage faire consensus, elle implique toutefois une démarche réflexive et critique constante sur ses propres pratiques de recherche (Markham. 2006 ; Whiteman, 2012).

C’est la position à laquelle je souscris dans le contexte de ma recherche. D’abord, il semble peu réaliste d’espérer obtenir une réponse de la totalité des membres d’un groupe, par exemple à partir d’une publication sur le groupe. Ensuite, l’option de restreindre cette exigence aux membres qui ont contribué aux publications analysées pendant la période d’observation impliquerait tout de même des centaines de personnes qui ne consultent pas forcément le groupe régulièrement. Puis, le fait de ne tenir compte que des publications auxquelles son auteur.e consent pourrait refléter une représentation disproportionnée de certaines pratiques informationnelles (notamment celles des personnes plus confiantes) par rapport à d’autres, au détriment d’une représentation de ces pratiques dans leur ensemble.

Dans cette optique, on peut aussi se demander si les personnes peuvent choisir les publications auxquelles elles consentent ou non. C’est d’autant plus le cas si certaines personnes qui ont répondu à une question d’une internaute acceptent, mais que celle-ci refuse ou ne réponde pas : est-il pertinent de conserver les réponses sans la question alors que ce sont les couplages question-réponse qui sont éclairants quant aux pratiques observées ? La possibilité de déléguer le consentement à une certaine partie du groupe serait aussi envisageable, mais elle comprend selon moi des enjeux de légitimité et de représentativité. D’une part, fixer un taux d’acceptation implique de se demander comment tenir compte des personnes qui n’ont ni accepté ni refusé — et qu’en est-il si leurs réticences s’appliquent à certaines contributions, mais pas à d’autres ? Finalement, il est possible de déléguer le consentement aux administrateurs et administratrices du groupe Facebook, mais il me semble difficile d’établir qu’ils et elles soient plus légitimes que d’autres à consentir au nom du groupe. Cela dit, il est préférable de s’abstenir d’utiliser les données sur un groupe dont les politiques prohibent explicitement ce type d’utilisation (Langford, 1996). Finalement, certain.e.s chercheur.e.s témoignent de leur expérience selon laquelle contacter directement des membres peut être considéré comme intrusif (Sugiura, Wiles et Pope, 2017). S’il est envisageable de publier sur le groupe de manière ponctuelle pour informer les internautes de la recherche, elles rapportent des expériences où une telle publication a suscité des réponses hostiles, voire menaçantes, et ont altéré les dynamiques de groupe de manière négative, ce qui a créé en soi de nouveaux problèmes éthiques.

Pour mon étude, au-delà des difficultés pratiques, ce sont avant tout les enjeux inhérents aux pratiques informationnelles en droit qui ont motivé ma décision de ne pas demander le consentement des internautes, et ainsi de recourir à l’observation distanciée. En contexte numérique, l’observation non participante a ceci de particulier qu’elle peut être totalement discrète. En l’espèce, révéler ma présence aurait pu avoir un impact sur la nature des contributions émises : les internautes auraient pu se sentir évalué.e.s par rapport à leurs connaissances juridiques, ce qui aurait pu modifier, voire freiner, leur participation. Ma participation aurait même pu instiguer une forme de spirale du silence où seules les personnes les plus confiantes auraient été à l’aise de participer aux discussions, impliquant ainsi leur surreprésentation. Les résultats mettent d’ailleurs en lumière une forte concomitance entre le manque de confiance en ses propres capacités juridiques ainsi qu’une forme de découragement et de crainte de stigmatisation face à l’idée de faire valoir ses droits. Or, mon projet s’intéresse notamment aux personnes qui n’ont pas les ressources, financières ou autres, pour bénéficier de services juridiques. La recherche portant sur les problématiques d’accès à la justice a pour défi de ne pas invisibiliser davantage les expériences des personnes les plus démunies dans leur rapport à la justice (Bailey, Burkell et Reynolds, 2013). Les justiciables qui sont joints dans les projets portant sur l’accès à la justice le sont souvent à travers des cliniques juridiques, ce qui présuppose souvent la connaissance et l’accès à certaines ressources. Comme nous l’avons vu, les environnements numériques jouissent d’un avantage indéniable pour joindre des personnes auparavant « invisibles », un avantage qu’il convient d’appréhender avec prudence.[15] Dans le contexte où il existe peu d’espaces de visibilité des savoirs profanes dans le domaine juridique, le risque d’imposer un cadrage des interactions basé sur les présupposés des juristes, au détriment des catégories émiques avec lesquelles les « profanes » parlent du droit, me semble bien réel. Je précise ici qu’il s’agit d’un choix lié à un risque que j’ai évité de prendre, et donc d’un doute plutôt que d’une certitude que de telles situations se seraient produites en cas de dévoilement.

Si les ethnographes du numérique encouragent souvent la participation (Hine, 2015), celle-ci doit être considérée à la lumière du contexte spécifique de la recherche. En l’espèce, la recherche sur le droit et la justice doit poursuivre un projet sociologique qui peut sembler banal ailleurs : centrer son regard sur les attentes, les besoins et les pratiques des justiciables[16], en évitant autant que possible qu’ils soient cadrés ou prédéterminés par les catégories du discours juridique. Il va par exemple de soi que la dichotomie information/conseil juridique ou encore information valide/invalide sur le plan juridique ne rend pas justice à la richesse et à la diversité des pratiques informationnelles que j’ai pu observer. Cela dit, une posture distanciée ne doit pas moins être réflexive et éventuellement réactive à ce qui peut se passer sur les groupes (Willis, 2017).

3. de l’éthique au politique de la recherche en ligne

Transposé aux demandes d’approbation éthique en recherche, le principe du respect de l’intégrité contextuelle doit se déployer tout au long de la recherche et notamment lors de la restitution des résultats. Ce que j’appelle une « éthique de la restitution des données » implique de préserver l’intégrité contextuelle des propos rapportés dans les résultats. À cette étape, la nécessité d’éviter la réidentification des internautes à partir de leurs propos peut requérir des précautions additionnelles. J’ai par exemple pris soin de ne pas utiliser de citations directes des propos rapportés par les internautes s’il était possible de rattacher ces citations à leurs auteur.e.s en utilisant les moteurs de recherches Google et Yahoo (Steinmetz, 2012). Or, sur ce plan, il ne s’agit pas seulement d’un changement de public ou de niveau de visibilité, mais aussi d’une transformation du type de regard que le dévoilement pourrait produire. Afin d’illustrer ce processus de « détournement contextuel », Dominique Cardon donne l’exemple de la publication de photos de participant.e.s nu.e.s au Burning Man Camp dans une revue pornographique à leur insu. Si le contexte communautaire de Burning Man fait en sorte que la nudité y est considérée comme parfaitement tolérée, voire banale, la nudité prend une tout autre signification dans le cadre d’une publication érotique. Ainsi, si les participant.e.s au Burning Man n’ont pas de problème à être vu.e.s ainsi dans le cadre dudit évènement, cela ne signifie pas qu’ils ou elles souhaitent l’être dans le cadre d’une publication pornographique. « [L]es dispositifs de mise en visibilité construisent toujours une politique du regard qui leur est propre, en ordonnant des manières légitime et illégitime de voir ce qui est montré » (Cardon, 2010 : 321). Les données n’ont pas forcément la même signification selon la perspective depuis laquelle elles sont consultées, par exemple à partir d’un moteur de recherche.

Dans cet état d’esprit où le contexte a un impact sur ce que nous voyons et la manière dont nous le voyons, je soutiens finalement que le contexte que l’approche contextuelle de l’éthique évoque n’est pas seulement celui que le terrain donne à voir, mais aussi le contexte social dans lequel ce terrain évolue. Je souhaite illustrer cet argument à partir de deux éléments de réflexion : 1) l’évolution de perception de la vie privée en ligne ; et 2) les enjeux politiques intrinsèques à la recherche en ligne.

3.1 Un rapport évolutif à la vie privée

Il peut sembler ironique de lurker à l’ère d’une surveillance numérique de masse devant laquelle nous nous sentons souvent impuissant.e.s. Tant sur le plan normatif que culturel, il semblerait que la privacité soit de plus en plus perçue non pas comme un droit, mais une commodité échangeable contre certains bénéfices, comme l’accès aux plateformes (Sarikakis et Winter, 2018). Or, alors que les attentes des internautes en matière de protection de leur vie privée ne sont ni figées ni imperméables à la conjoncture médiatique, cette évolution du rapport à la vie privée peut fournir des éléments de contexte à la démarche éthique.

Latzko-Toth et Pastinelli font remarquer que les attentes les plus partagées en matière de vie privée ont vraisemblablement évolué au fil des ans, dans la mesure où les médias de masse ont davantage abordé cet enjeu (2013). On peut par exemple se demander dans quelle mesure la couverture du scandale Cambridge Analytica a fait évoluer les conceptions de la vie privée, tout en reconnaissant que cette conscientisation n’a rien d’universel et met en jeu des inégalités sur le plan du littérisme numérique. Une étude sur la perception de la vie privée réalisée après la médiatisation accrue des révélations d’Edward Snowden atteste à cet égard un sentiment de résignation important des participant.e.s par rapport au contrôle sur leurs informations personnelles, sentiment qui coexiste avec la reconnaissance du besoin de protéger ces informations (Sarikakis et Winter, 2017).

Or, de tels résultats supposent-ils que les personnes aient plus ou moins d’attentes quant à leur vie privée en ligne ? Et dans quelle mesure cela devrait-il affecter la démarche éthique ? Par exemple, le fait d’avoir moins d’attentes devrait-il impliquer de prendre plus ou moins de précautions ? Chose certaine, les conceptions de la vie privée ne sont pas seulement individuelles, mais aussi collectives et même sociétales. Or, j’estime que cette dimension sociétale pose à la fois le défi de faire les efforts nécessaires pour tenir compte de ce qu’il est possible de savoir, mais aussi celui de ne pas présumer de ce que l’on ne peut savoir à propos des internautes et du milieu étudiés. Par exemple, j’ai dû prendre soin de ne pas tenir pour acquis, sans indication à cet effet, que les membres du groupe de propriétaires de logements jouissent d’un plus grand littérisme numérique. Inversement, l’appartenance à un groupe en moyenne plus précaire ou encore plus « vulnérable » sur certains plans, notamment dans le rapport à la justice, ne présuppose pas en soi des vulnérabilités numériques spécifiques. Dans la mesure où mes observations révèlent que la plupart des personnes qui contribuent au groupe de parents déterminent elles-mêmes les contextes où elles ont besoin de plus de privacité (soit en sollicitant une communication par message privé), n’est-il pas pernicieux de vouloir les protéger malgré elles ? On peut même suggérer qu’il s’agirait d’un déni d’agentivité qui prend sa source dans les injustices épistémiques que ces internautes peuvent subir. Mes résultats révèlent d’ailleurs que si ces parents éprouvent des difficultés à comprendre le déroulement des audiences, sur le plan de la connaissance des lois et de leur application à leur situation personnelle, plusieurs d’entre eux et elles mènent des recherches approfondies en ligne. Le défi est alors de ne pas confondre littérisme juridique et numérique. En somme, sur le plan éthique, il convient de poser des limites à la volonté de protéger les individus contre eux-mêmes d’un excès d’exposition (Cardon, 2012). Il s’agit à mon sens d’une mise en garde importante contre les biais que pourrait adopter le ou la chercheur.e.

3.2 La recherche en ligne comme enjeu politique

Yves Gingras expose le paradoxe selon lequel les internautes tendraient à exposer leur vie privée sur les médias sociaux tandis que la recherche en ligne serait soumise à des cadres de plus en plus contraignants (2011). Or, l’évolution des débats sociétaux sur la vie privée peut avoir un impact non seulement sur les politiques qui encadrent l’éthique de la recherche, mais aussi sur les politiques des médias sociaux eux-mêmes, notamment en réponse à des controverses. Le 4 avril 2018, dans la foulée de l’affaire Cambridge Analytica, Facebook a annoncé des modifications substantielles en termes de restriction d’accès à son Application Programming Interface (API) (Schroeper, 2018). Cette interface permet aux parties tierces d’accéder à la base de données de la plateforme qui contient des informations à propos des usagers, des groupes et des pages. Concrètement, ce changement compromet la possibilité d’automatiser le processus de collecte et d’analyse de données à des fins commerciales, mais aussi de recherche. Par conséquent, seules les équipes de recherche qui ont une entente avec Facebook peuvent utiliser cette API.

Axel Bruns est sceptique face à ces modifications et à leur efficacité au regard de la protection de la vie privée : l’accès aux communications par les API de ces plateformes serait de première importance, précisément parce que c’est la recherche en ligne qui peut documenter les problèmes liés aux plateformes numériques de manière transparente et indépendante (2018). Un accès restreint pourrait ainsi nuire aux recherches à petit budget, voire tout simplement plus critiques du média social. En somme, si l’on s’abstient d’utiliser les données numériques, l’effet inévitable qui s’ensuivrait serait de les laisser exclusivement aux mains de l’exploitation commerciale (Willis, 2017). De manière générale, les différentes politiques des plateformes impliquent que certains types de recherche soient surreprésentés par rapport à d’autres. Par exemple, si plusieurs travaux ont été conduits sur les usages de Facebook, ils sont moins fréquents que ceux qui portent sur les plateformes dont les données sont accessibles, par exemple Twitter et Wikipédia (Bastard et al., 2017). Or, malgré ses potentialités sur le plan méthodologique, j’ai décidé de ne pas mener une recherche sur un média social comme Twitter, entre autres parce qu’il met en scène un profil beaucoup plus restreint de la population (boyd, 2009a), comme les journalistes et les personnalités publiques.

conclusion

Dans cet article, j’ai fait valoir que la recherche en contexte numérique recelait un potentiel important pour rendre visibles des phénomènes et des groupes dont notre compréhension reste fragmentaire, notamment les personnes qui ont des besoins juridiques mais qui ne sont pas devant les espaces officiels du droit et de la justice. J’ai ensuite exposé comment j’ai opérationnalisé une approche contextuelle de l’éthique de la recherche. Les modalités d’obtention du consentement étant subordonnées à la privacité des données, leur caractère public ou privé comporte son lot de zones grises en contexte numérique. Dans ce contexte, la démarche éthique implique plutôt de considérer le degré de privacité des données, notamment si la recherche est susceptible d’augmenter leur degré de publicité. Elle amène à considérer, au-delà de l’accessibilité des données sur le plan technique, les attentes des individus en matière de vie privée. En l’espèce, non seulement les groupes issus de mon étude sont accessibles publiquement, mais leurs membres ont tendance à percevoir leurs conversations comme publiques. Or, une telle approche contextuelle demande aussi d’appréhender la démarche éthique et méthodologique au prisme de l’objet de la recherche et du contexte disciplinaire dans lequel elle évolue. Dans le contexte où les perceptions, les savoirs et les discours des non-juristes face au droit sont très peu documentés, voire invisibles, il me semblait important de ne pas obstruer le déroulement en annonçant ma présence — notamment à titre de juriste. J’espère ainsi avoir démontré que la démarche éthique s’ancre toujours dans les problématiques propres à chaque champ de recherche, et que cette démarche doit tenir compte des politiques du regard qui y sont sous-jacentes. Cela dit, les dilemmes éthiques que j’ai abordés sont présents dans de nombreuses recherches en ligne, quelle qu’en soit la discipline. Une approche contextuelle de l’éthique implique ainsi la nécessité constante de comprendre le mieux possible les attentes des internautes, y compris des cadres sociotechniques dans lesquels ils et elles s’expriment. Mais elle doit aussi, selon moi, nous amener à cultiver notre engagement à l’égard du contexte sociopolitique qui cadre la recherche en ligne. Pour Latzko-Toth et Proulx (2016), il importe d’encourager l’autonomie des chercheur.e.s dans la construction d’une éthique réflexive de la recherche, sans quoi ils et elles feront face à des politiques de plus en plus contraignantes.

Soulignons en dernier lieu que les intérêts en jeu ne sont pas seulement politiques, mais aussi épistémologiques. L’hypothèse du tournant computationnel[17] bouleverse notre rapport à la connaissance et doit mobiliser plus que jamais la recherche en sciences sociales. Le journaliste Chris Anderson avait annoncé la fin de la théorie en affirmant que les data scientists peuvent désormais chercher des corrélations sans se préoccuper d’avoir un modèle qui permet de les expliquer : « Qui sait pourquoi les gens font ce qu’ils font ? Le fait est qu’ils le font et on peut l’enregistrer avec une fidélité sans précédent. Avec assez de données, les chiffres parlent d’eux-mêmes » (2008, cité dans Cardon, 2015 : 51). Avec les données massives, il n’y aurait plus besoin de sciences sociales. Ce modèle de « corrélations sans causes » (Cardon, 2015) ne serait-il pas une autre source d’injustice épistémique dans la mesure où il limite les motivations, les désirs et les pratiques des individus à leurs traces numériques sans chercher à les comprendre ? C’est à cette occasion que les chercheur.e.s peuvent utiliser les traces numériques aux fins d’un usage critique des données (boyd et Crawford, 2012) plutôt que de leur conférer une forme d’autorité épistémique. C’est la voie que tracent les sociologues qui articulent les méthodes conventionnelles avec ces méthodes computationnelles, dans une volonté d’harmoniser la méthode avec les problématiques de recherche puisées dans leurs champs respectifs (Proulx et Rueff, 2018). Ces enseignements sont de première importance pour ceux et celles qui s’intéressent aux problématiques liées à la justice, peu importe l’échelle des données concernées. Le droit est trop souvent prisonnier de ses textes et du type de regard sur la justice et les justiciables qui en découle. La visibilité au prisme d’une approche contextuelle de l’éthique implique alors de s’intéresser à ce qui a toujours existé, mais que la technologie rend visible. Pour reprendre les mots de boyd : « Que pouvez-vous voir que vous ne pouviez pas voir avant ? Quelles réactions cela provoque en vous ? Et qu’allez-vous faire à ce sujet ? » (2009b : 4). Les environnements numériques sont ainsi une occasion remarquable de visibiliser les pratiques, les attentes et les savoirs face au droit.