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Je m’excuse par avance du ton et du statut un peu particulier qu’aura cet article issu d’une communication pour le colloque « Chercheurs sous surveillance » organisé à Aix-en-Provence les 17 et 18 mai 2018[1]. Le ton, tout d’abord, sonnera peut-être comme militant mais que l’on comprenne bien qu’il s’agit d’un militantisme particulier ; un militantisme pour les sciences sociales armé de la conviction qu’elles ne peuvent exister qu’en se donnant les moyens de maintenir leur autonomie de questionnement vis-à-vis des commandes politiques directes guidées par la demande gouvernementale du moment et l’électoralisme. C’est ici une critique quasi corporatiste, une défense de la profession qui peut parler à tous les chercheurs en sciences sociales, quelle que soit leur orientation théorique. Il ne s’agit pas là seulement d’un effet de conjoncture mais aussi d’une réaction face à l’approfondissement d’une tendance structurelle qui voit « l’autonomie que la science avait conquise peu à peu » contre les pouvoirs « politiques ou mêmes économiques et, partiellement au moins contre les bureaucraties d’État » remise en cause (Bourdieu, 2001 : 5). Son statut sera aussi étrange car cet article est, en effet, à mi-chemin entre un retour sur expérience depuis la parution du livre Enquêter : de quel droit et un compte-rendu d’enquête exploratoire, le tout conduisant à l’élaboration d’hypothèses prospectives sur les dangers à moyen terme pesant sur le droit d’enquêter en sciences sociales. Pour ce faire, cet article s’appuie sur une veille documentaire réalisée depuis bientôt dix ans et sur la collecte des témoignages reçus depuis que j’ai été identifié avec Frédéric Neyrat comme un chercheur s’intéressant à ces questions-là et dès lors en position de conseiller tel ou tel collègue. Nous sommes en quelque sorte devenus les « personnes-ressources » à qui l’on demande régulièrement conseil face à telle ou telle limitation du droit à l’enquête (alors même que nous avons tous deux des compétences en vérité assez limitées sur le plan juridique).

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je me permets un premier point réflexif sur cette question des sources. Le fait que les enquêtes sur les problèmes juridiques rencontrés par les chercheurs ou sur la question de leur surveillance sont encore peu nombreuses ou restreintes, comme celle-ci, à des études rapides est en soi un indice des difficultés que nous rencontrons. Ne répondant pas à une demande sociale autre que celle des chercheurs eux-mêmes, ces interrogations, pourtant vitales, ne sont pas financées. Elles ne répondent pas aux critères des grands PCRD européens (Programmes-cadres de recherche et de développement) ou des thématiques proposées, en France, par l’Agence nationale de la recherche (AnR)[2]. Ce dont il va être question ici n’est pas non plus un sujet de thèse que l’on recommanderait aux étudiants car cela serait considéré comme trop risqué ou trop dangereux pour leur carrière. Et une fois en poste, nous sommes tous pris par une forme de flux incessant d’injonctions nous invitant à devenir nous-mêmes directeurs de projets ou d’optimiser rapidement la valorisation de nos résultats à travers des publications. Aussi ce type de retours sur l’état de nos libertés académiques[3] est-il confiné au registre du travail « en plus », de l’enquête « à côté » que l’on s’autorise. Cela peut être aussi un moment réflexif que l’on se laisse dans le cadre d’une enquête plus large. Le fait que l’on ne peut institutionnaliser plus solidement ce type de problèmes sociologiques en en faisant l’objet principal d’enquêtes est un obstacle à la progression de notre connaissance sur ces sujets. Aussi, si je m’excuse par avance du caractère un peu bricolé de cet article, je ne suis pas sûr qu’en l’état du champ il serait possible de produire quelque chose de beaucoup plus collectif et conforme à nos standards. C’est donc une petite pièce du puzzle en espérant pouvoir un jour disposer d’un tableau d’ensemble.

Cet article s’articulera en trois points. Je reviendrai tout d’abord sur les principaux constats que nous dressions il y a une dizaine d’années au terme du colloque qui a donné lieu à Enquêter : de quel droit ? et dont une bonne part semble toujours d’actualité (1). Puis je prendrai soin de souligner ce qui peut être considéré comme un bloc de problèmes nouveaux qui se posent aux chercheurs aujourd’hui (2). Enfin, au sein de ce bloc de problèmes, je prendrai le temps d’en isoler un qui me semble particulièrement signifiant et qui a trait aux enjeux posés par la lutte contre le terrorisme à l’autonomie des sciences sociales. Je ferai cela en présentant les résultats d’une enquête exploratoire menée par une collecte documentaire et une collecte de témoignages menée principalement par téléphone auprès de 26 chercheurs en sciences sociales (sociologie, anthropologie principalement) ayant répondu à l’appel d’offres « Attentats » du CNRS en mettant en avant leur intérêt pour des recherches sur le djihadisme, la radicalisation des jeunes ou bien encore les enjeux internationaux[4] (3). Ce dernier point me conduira à émettre en conclusion une série d’hypothèses sur les formes d’hétéronomisation qui pèsent actuellement sur les sciences sociales dans le contexte français.

1. retour sur « enquêter : de quel droit ? »

En 2009, nous avons organisé avec mon collègue Frédéric Neyrat un colloque sur l’éthique et les questions juridiques auxquelles sont confrontés les chercheurs en sciences sociales. Le colloque était intitulé « Droit des enquêtés / Droit d’enquêter ». La première partie du titre du colloque « Droit des enquêtés » renvoyait à un thème classique en sciences sociales. Il s’agissait de soulever la question des droits des personnes vulnérables ou des enquêtés dominés face à l’enquête en sciences sociales. Jusqu’où le sociologue peut-il aller dans ses travaux vis-à-vis de ses enquêtés au nom de la science ? C’est là un problème très ancien et très classique. Beaucoup ont encore en tête par exemple les débats qui ont secoué dans les années 1960-1970 la communauté des anthropologues autour du projet Camelot et des programmes lancés par la CIA ou de la RAND Corporation pour lutter contre le communisme en Asie du Sud ou en Amérique latine[5]. En France aussi, la contribution de l’anthropologie au projet colonial a été longuement discutée (notamment autour de l’opération « Oiseau bleu » et du rôle joué par l’anthropologue Jean Servier dans les entreprises de déstabilisation de communautés villageoises menées par l’armée en Algérie)[6]. Le sociologue ou l’anthropologue peuvent-ils mettre leur savoir au service de l’armée, du pouvoir militaire ou même de certaines formes de domination économique intensive[7] ? Peuvent-ils — sans aller jusque-là et de façon plus classique — mentir à des enquêtés au nom de la nécessité de produire des savoirs ? Peuvent-ils sciemment leur causer du tort au nom d’un principe de vérité ou de principes moraux ?

Ces débats ont souvent impliqué des anthropologues ou des sociologues mobilisant principalement l’ethnographie. Cette pratique d’enquête qui engage nécessairement l’enquêteur dans des relations humaines et une certaine matérialité des relations sociales ne cessera de générer ce genre de débats (Willis, 2011). De façon régulière, les pratiques de tel ou telle collègue suscitent des débats dans la profession, voire dans l’espace public. Parmi une bonne centaine d’exemples, on pourrait citer le cas récent du livre d’Alice Goffman On the Run qui a fait l’objet d’une dénonciation anonyme portant à la fois des critiques importantes sur la véracité de certains faits énoncés et sur le fait qu’elle s’est trouvée en situation de conduire une voiture pour un de ses enquêtés en quête de représailles[8]. Cette question du droit des enquêtés que nous posions en 2009 était donc bien classique. Mais la vraie découverte du colloque de 2009 fut pour nous la salve de propositions de communication déclenchées par le deuxième volet du titre du colloque : le droit d’enquêter.

Cette deuxième dimension a presque éclipsé le débat classique sur le droit des enquêtés. Ou pour être plus précis encore, on a ressenti chez les collègues — y compris ceux qui venaient parler du droit des enquêtés — une inversion du sens des débats. Les collègues qui venaient parler d’anonymat venaient faire part de l’insuffisance de cette norme pour protéger leurs enquêtés et du problème épistémologique que pouvait poser à l’inverse un anonymat trop fort du nom des institutions ou des structures qui finissait par gommer l’histoire des configurations sociales étudiées (Roux, 2010). D’autres venaient témoigner de leur solitude face aux poursuites juridiques de certains enquêtés. Les complications entraînées par l’essor de la recherche par projets étaient aussi à de multiples reprises évoquées[9]. Des rapports avaient été empêchés de diffusion, des commanditaires d’enquêtes s’étaient montrés menaçants. Un d’entre eux vint même le jour du colloque et apostropha violemment les chercheurs depuis la salle, continuant de leur reprocher de ne pas avoir précisément répondu à une commande institutionnelle et justifiant la censure de leur production. Mais c’était plus fondamentalement la difficulté pour les sociologues d’arbitrer entre plusieurs injonctions éthiques en situation qui était souvent montrée du doigt. Quand les enquêtés avaient volontiers parlé et fait part, par exemple, de leur mal-être au travail, le sociologue devait-il accepter de ne pas publier un rapport final si cela était demandé par le commanditaire de l’enquête ou bien répondre au besoin de publicisation qu’avaient exprimé auprès du sociologue les enquêtés (Duguet et Malochet, 2010) ?

Très rapidement, le colloque a pris une tournure assez inattendue : il avait ouvert la boîte noire des questions juridiques soulevées par nos pratiques quotidiennes de chercheurs. Il avait libéré la parole de collègues que nous avions invités à venir discuter des limitations juridiques ou de la mise au travail des principes d’éthique rencontrées dans leur démarche scientifique. Depuis la parution du livre et jusqu’à aujourd’hui, un ou deux collègues par mois se manifestent auprès de nous pour partager leurs problèmes. On nous a déjà reproché lors d’une restitution publique de ne pas avoir donné de chiffres précis concernant les chercheurs inquiétés dans l’ouvrage. Malgré tous nos efforts — efforts d’ailleurs répétés avant le colloque « Chercheurs sous surveillance » en sollicitant par divers biais le service juridique du CNRS —, je n’ai pas obtenu de données fiables. En 2016, le secrétaire d’État à la recherche Thierry Mandon avait tenté de faire déposer un projet de loi pour protéger les chercheurs, mais il aurait été écarté à un niveau interministériel au motif que cela concernerait trop peu de cas en France. Cela signifie peut-être que ces chiffres existent mais ne sont pas publics. Il serait intéressant que notre communauté s’inquiète cependant de savoir à partir de combien de cas de chercheurs menacés juridiquement en raison de leurs travaux on peut parler « d’assez de cas » pour légiférer ou non.

Faute de chiffres précis mais au vu de ce que nous avons pu avoir comme retours d’expériences depuis la parution du livre, l’on peut avancer sans peine que ce sont sans surprise les doctorants qui se trouvent en première ligne des problèmes posés par les questions de droit à la recherche. Cela peut sembler logique car c’est une question de nombres : il y a chaque année environ 450 thèses présentées au Conseil national des universités (CNU) en section sociologie en France, dont un peu moins de 60 % ont été strictement soutenues en sociologie, cela donne l’idée d’environ un millier de thèses de sociologie en cours chaque année[10]. Mais c’est surtout logique en raison du fait de la précarité du statut de doctorant. Pour ne donner qu’un chiffre, 80 % des thèses conduites à l’EHESS ne sont pas financées et cela crée des situations très compliquées dans le rapport au terrain. Ce point commence à faire l’objet de publications réflexives de plus en plus intéressantes. Comme le rappellent Verlin (2018) ou Emperador Badimon (2017), la précarité financière pèse sur l’ethnographie à différents niveaux : elle produit des effets tant sur l’orientation théorique que sur la construction de la relation d’enquête (en imposant par exemple des formes de discontinuité dans la présence sur le terrain). Les doctorant.es se trouvent aussi dans un statut incertain quant à leur dynamique de professionnalisation. Ils sont souvent en position de fragilité sur ces questions de droit car ils négocient à travers leur travail d’enquête leur entrée dans le métier. Ils sont notamment très exposés à des risques de fermeture de terrain. Souvent des doctorant.es en CIFRE (Convention industrielle de formation par la recherche, un dispositif où les doctorants sont à temps partagé entre laboratoire et entreprise) ou des étudiant.es dont l’entrée sur le terrain a été négociée à travers l’accès à un emploi plus ou moins stable se trouvent à devoir gérer des menaces de poursuite car leur employeur privé craint que la thèse ne dévoile les coulisses de telle ou telle pratique. Ces menaces sont transmises au directeur de thèse, voire sont relayées par le directeur de thèse au motif qu’il conviendrait de ne pas se fâcher avec telle ou telle institution visible dans l’espace local et envers lesquelles l’université entretient d’autres liens institutionnels.

Les témoignages se multiplient aussi du côté des titulaires. La revue Socio a consacré un numéro spécial aux « chercheurs » convoqués à la barre (Atlani-Duault et Dufoix, 2014). C’est un premier pas vers une prise en charge collective de ces problèmes et un progrès par rapport au début des années 2000 qui étaient surtout marquées par les débats sur les chartes de déontologie avalisées à la chaîne par les associations professionnelles (sur ce point, voir l’intervention de Burawoy au niveau de l’Association internationale de sociologie et les débats postérieurs — Pudal, 2014). Le livre Enquêter : de quel droit évoquait déjà nombre de procès (affaire Garrigou, affaire Postel-Vinay, affaire Mondes rebelles). Ces poursuites sont une arme que certains agents sociaux peuvent volontiers utiliser pour faire taire les critiques. C’est une variante antisociologique du SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation) qui affecte aussi régulièrement les lanceurs d’alerte ou les mouvements sociaux. Mais dans le cas particulier des chercheurs en sciences sociales, beaucoup de menaces ne finissent pas en procès et n’arrivent jamais jusqu’à un juge. On pourrait citer pour exemple ce doctorant à Sciences Po Paris qui m’a contacté en 2016 pour me faire part des pressions qu’il avait rencontrées en fin de thèse car, travaillant pour une grande entreprise publique, un représentant de celle-ci demandait à lire la thèse avant publication et voulait figurer dans le jury de thèse. Le directeur de thèse ne souhaitant pas ouvrir un conflit avec l’entreprise était sur le point d’accepter. Ces difficultés ne sont pas nouvelles. En 2005, Ghislaine Gallenga dans un numéro d’Ethnologie française avait évoqué ses propres difficultés avec la Régie des transports marseillais (Gallenga, 2005).

Dans ce contexte, une mention spéciale doit cependant être consacrée aux thèses dites CIFRE- Défense (dans le cadre desquelles le doctorant est en temps partagé entre un laboratoire et l’armée française ou une entreprise du secteur). Déjà en 2009, un doctorant bénéficiant d’un CIFRE Défense dans une entreprise d’armement était venu au colloque Droit d’enquêter faire part de ses difficultés dans la restitution de son terrain. Il lui était par exemple interdit de mener une ethnographie du travail des cadres, même sous la forme anodine d’une description de ce qui se racontait à la cafétéria. Son directeur de thèse et son université préféraient le voir soutenir une thèse moins empirique que d’entrer en conflit avec le partenaire privé. Mais si on doit traiter de la question des CIFRE-Défense, sans doute vaut-il mieux les considérer en lien avec l’émergence aujourd’hui d’une prétention à structurer des War Studies à la française.

2. un bloc de menaces contemporaines : war studies, secret des affaires et contrôle des chercheurs au nom de la lutte contre le terrorisme

Depuis 2009, certaines formes d’hétéronomies qui pesaient sur la recherche se sont accentuées. Parmi celles-ci, je voudrais en évoquer trois qui me semblent particulièrement préoccupantes pour notre communauté de chercheurs : les War Studies, la reconnaissance juridique du « secret des affaires » et l’encadrement des chercheurs au nom de la lutte contre le terrorisme.

1. La première menace vers laquelle devraient se tourner aujourd’hui nos regards semble se situer du côté de l’émergence d’un bloc sécuritaire prétendant — depuis le ministère des Armées — structurer la recherche en sciences sociales sur une série d’enjeux dits « géopolitiques ». La politique de recherche de l’armée française est pilotée par la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) qui a créé le Pacte Enseignement Supérieur et qui depuis 2015 entend mener un soutien « à la recherche stratégique ». Selon ce Pacte Enseignement Supérieur il s’agit pour l’armée de « contribuer au développement et à la régénération du vivier des chercheurs français sur les problématiques liées à la défense et à la sécurité » afin de « contribuer aux réflexions ministérielles » et « permettre d’appréhender un environnement international plus complexe »[11]. Ce pacte comporte plusieurs axes. Il s’agit tout d’abord pour la DGRIS de « contribuer à la constitution d’une filière stratégique inspirée des War Studies anglo-saxonnes afin d’attirer les meilleurs talents vers ce domaine de recherche ». L’effort financier pour ce faire est inédit puisque « 2,5 millions d’euros » seront investis chaque année pour ce « soutien à la recherche stratégique universitaire en plus de 7 millions d’euros déjà investis au profit de la recherche stratégique ». Cela représente environ « 40 chercheurs financés par an » en tout si on ajoute contrats CIFRE, contrats doctoraux et postdoctoraux[12]. L’émergence de ces War Studies à la française rejoint les voeux de certains collègues qui avaient à maintes reprises dans la presse clamé leur disponibilité pour la structuration d’un tel pôle[13]. Ces débats ne sont pas sans rappeler ceux de la deuxième moitié de la décennie 2000 autour de l’éventuelle création d’une section criminologie au Conseil national des universités[14]. Et les arguments que l’on pourrait opposer sur le plan épistémologique sont les mêmes.

Si elles émergeaient comme un corps disciplinaire, les War Studies viendraient rejoindre le grand cortège des studies que connaissent déjà les campus étatsuniens ou britanniques (des disciplines fondées sur un sujet et non sur les socles classiques des humanités au nom d’une interdisciplinarité qui serait requise pour penser un sujet « complexe »). Si les études de genre ou d’autres studies sont issues en partie de l’intégration au monde académique de questionnements en provenance du mouvement social, dans le cas des War Studies il est rarement posé clairement ce que l’émergence de ces nouvelles études doit à la connexion avec les institutions militaires et la technocratie liée au monde de la Défense. Autre angle mort, il est rarement fait mention des précédents du même type. Cette affirmation d’une exceptionnalité d’un objet « guerre » qui légitimerait la création d’une « nouvelle » discipline n’est, pourtant, pas nouvelle. Elle a déjà eu des effets particulièrement régressifs à l’Université de Strasbourg dans les années 1980 à travers l’émergence de l’éphémère « polémologie », une pseudoscience affirmant que l’homme serait anthropologiquement, voire par nature, violent (Laurens, 2017). À la différence cependant de ce qui s’est joué par le passé, on peut considérer que l’argent investi ici est sans commune mesure. L’arrimage aux pôles dominants du champ académique français marque aussi une différence notable avec ces débats antérieurs. Le projet passe ainsi par la création d’un groupement d’intérêt scientifique (GIS) « défense et stratégie » liant le CNRS, la Conférence des Présidents d’Université (CPU) et le ministère de la Défense afin « de favoriser la constitution d’un champ disciplinaire reconnu, grâce à la mise en place d’un réseau d’experts académiques reconnu »[15]. Le projet est adossé aussi au secteur privé et le pacte prévoit la création d’un « club associant acteurs privés, recherche universitaire et ministère de la Défense ». Le caractère structurant de ces financements ne peut être saisi que si on les met en relation avec l’affaiblissement parallèle des financements de l’université publique, la fermeture de certains masters recherche en raison de la faiblesse de leurs effectifs, la mutualisation des allocations doctorales et leur transfert au niveau de l’école doctorale intégrée au sein de communautés d’établissements (COMUE) ou adossées à des Labex[16]. Quarante financements par an soutenus par ce pacte, cela est suffisant dans le paysage français en pleine reconfiguration pour structurer un pan de la recherche en sciences sociales. Je voudrais pour finir ce tableau sur les War Studies mentionner la situation particulière des étudiants inscrits en postdoctorat « Relations internationales et stratégies » financé par ce réseau. La convention que doivent signer ces étudiants me semble exorbitante en matière de droit à la recherche et d’autonomie de nos questionnements[17]. Celle-ci précise d’emblée que le « postdoctorant contribuera au rayonnement de la pensée stratégique française ». L’article 2.4 de la convention encadre l’orientation générale des travaux de recherche du postdoctorant et précise que :

tout changement ou réorientation des travaux de postdoctorat doit impérativement être soumis à l’accord préalable de la DGRIS. Il en est de même pour tout déplacement prévu du postdoctorant dans un laboratoire ou centre de recherche universitaire ou privé en France ou à l’étranger, autre que celui du laboratoire ou du centre d’accueil (demande à soumettre trois mois à l’avance minimum auprès du représentant DGRIS).

Plus encore, toute publication est soumise à un accord préalable comme le stipule l’article 4.3 de la convention : « les parties sont convenues que, pendant la durée de la présente convention, tout projet de publication ou de communication de l’une des parties, relatif au projet, nécessite l’accord préalable et écrit des autres parties pour qu’elle puisse, le cas échéant, demander modification du texte ou retarder sa publication ». En sens inverse, le postdoctorant se trouve enrôlé de force et sans mot à dire par l’IRSEM. Il « s’engage sur sollicitation, à présenter ses travaux et résultats lors d’événements organisés par l’IRSEM (séminaires dédiés, colloques, publications) et par la DGRIS ; à s’inscrire dans le groupe LinkedIn de la DGRIS ».

Ce qui sous-tend une telle surveillance, c’est d’abord l’importation dans l’univers de la recherche d’une logique militaire d’obéissance aux ordres et de soumission à la hiérarchie. Mais c’est aussi l’idée que les données tirées de la recherche seraient stratégiques et mériteraient de ce fait un traitement d’exception, adossé aux enjeux de souveraineté nationale. Cette idée d’une mise sous coupe des données de la recherche au nom d’intérêts stratégiques supérieurs, on la trouve aussi au coeur d’un nouveau bloc de normes qui menace maintenant très directement la recherche en sciences sociales : celui du secret des affaires.

2. Le lien n’est pas que lexical avec les éléments qui précèdent. Les travaux qui se sont attachés à écrire la sociohistoire de la catégorie « secret des affaires » montrent tout ce qu’elle doit en première instance à un milieu d’experts se réclamant en France de l’intelligence économique et donc pour partie historiquement liés au monde du renseignement militaire (Gentile, 2015 ; Schoenberger 2017). Le 18 avril 2018, le Sénat a adopté la proposition de loi lancée par le groupe La République en marche (LREM) et transposant dans une version extensive dans le droit français la directive européenne sur le secret des affaires adoptée par le Parlement européen en avril 2016. Malgré la mobilisation d’une cinquantaine d’ONG et des associations professionnelles de chercheurs en histoire et en sociologie, malgré la signature de 350 000 citoyens, le Parlement a entériné ces nouvelles dispositions législatives sans introduire d’exception pour les chercheurs ou les journalistes. Est désormais passible de sanctions la divulgation d’informations sur une entreprise qui ne seraient pas aisément « accessibles au public », revêtiraient une valeur commerciale et auraient été divulguées malgré des « protections raisonnables » prévues par la direction[18]. Face à ce texte, d’autres textes juridiques continuent de garantir la liberté d’expression ou prévoient un statut des lanceurs d’alerte (comme la loi Sapin II). Mais ces dispositions entourant le secret des affaires viennent renforcer l’arsenal législatif que les entreprises peuvent désormais mobiliser pour limiter la mise par écrit de leurs logiques internes. Cela est surtout le cas lorsque la personne qui écrit sur l’entreprise est extérieure à l’entreprise elle-même, comme c’est souvent le cas dans les travaux de sociologie économique. Les journalistes ou les ONG s’inquiètent et se demandent si les affaires du type LuxLeaks[19] ou Panama Papers[20] pourraient sortir demain. Les sociologues feraient bien de se demander si une enquête comme celle de Marlène Benquet (2015) sur les caissières ou celle de Séverin Muller (2008) sur les abattoirs serait demain à nouveau possible ou bien si elle s’exposerait à la menace de poursuite au titre de la divulgation de secrets commerciaux. Sur ce point, je me permets aussi de renvoyer au jugement sur l’affaire Conforama contre Challenges qui est particulièrement inquiétant puisqu’un journal économique a dû retirer un article paru dans ses colonnes faisant état des difficultés financières de cette chaîne de marchands de meubles au motif que l’article contenait des données internes à l’entreprise[21].

3. Enfin, un dernier bloc de normes semble aujourd’hui directement menacer la recherche en sciences sociales : la montée de l’exceptionnalisme juridique au nom de la lutte contre le terrorisme. De nombreux juristes ont déjà pu tirer la sonnette d’alarme à ce propos et continuent de communiquer largement sur ce sujet malgré la levée de l’état d’urgence (Sizaire, 2016). Les sciences sociales ont acquis un certain recul sur l’histoire des juridictions d’exception (Codaccioni, 2016). Mais cela ne les empêche pas d’être affectées en premier lieu dès lors qu’elles s’engagent sur des terrains considérés comme sensibles par les autorités. Pour rappel, la loi sur la sécurité intérieure promulguée en France le 30 octobre 2017 a fait passer dans le droit commun des mesures jusque-là autorisées que dans le cadre de l’état d’urgence. Elle autorise « les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance » et des « visites domiciliaires et des saisies » à « l’encontre de toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics »[22]. Si beaucoup de juristes ont dénoncé cette entrée dans le droit commun de l’exceptionnalisme sécuritaire, les sociologues, eux, se sont faits plus timides pour dénoncer les menaces que les nouvelles dispositions de la loi pour la sécurité intérieure pouvaient faire peser sur la recherche en sciences sociales. Marwan Mohammed a été l’un des rares à tirer la sonnette d’alarme[23]. De quel type de menaces s’agit-il exactement ? Un des risques pour les chercheurs en sciences sociales serait la banalisation des perquisitions et de la saisie de données de recherches et notamment des entretiens. Plusieurs collègues avaient découvert, effarés, le cas de Thierry Dominici, ce collègue travaillant sur la jeunesse corse qui a vu tout son matériau de thèse saisi à quelques semaines de sa soutenance de thèse et jamais restitué (Dominici, 2016). Il ne relève ni de la science-fiction ni de l’alarmisme que de penser que de tels cas pourraient se multiplier. Revenant sur une circulaire interne du CNRS demandant aux chercheurs de s’autodéclarer avant de consulter des sites considérés comme faisant l’apologie du terrorisme, le magazine Télérama interviewait le 7 décembre 2016 Patrice Bourdelais, alors responsable de l’Institut national SHS du CNRS. Celui-ci expliquait : « C’est une loi de sécurité intérieure votée sous un état d’urgence prolongé, ce qui justifie la mise en place de mesures de prévention. La loi élimine les recherches scientifiques de son champ mais ce n’est pas si évident à prouver. Nous voulons à tout prix éviter que des chercheurs fonctionnaires puissent être inquiétés[24]. » L’article mentionnait dans la foulée au moins deux perquisitions de chercheurs après les attentats parisiens de novembre 2015. Une nouvelle fois, nous avons tenté avec Marwan Mohammed d’obtenir du service juridique du CNRS des chiffres plus précis sur ces perquisitions mais nous n’avons jamais obtenu de réponse malgré le soutien dans notre démarche du président de la section sociologie et droit du CNRS. Combien de chercheurs ont vu leur ordinateur saisi sous l’état d’urgence ? On ne peut le dire pour l’heure. Et nous ne le saurons qu’a posteriori. Si elle pose des problèmes éthiques très graves, notamment autour de la garantie d’anonymat, la saisie de matériaux n’est par ailleurs, là aussi, qu’une des modalités d’irruption des logiques sécuritaires dans la recherche en sciences sociales. « L’échange de points de vue », « le débriefing » et autres pratiques de contact s’exécutent plus régulièrement sans qu’aucun retour collectif dans notre discipline sur ces pratiques ait lieu, comme en atteste notre enquête exploratoire auprès des répondants à l’appel d’offres « Attentats » du CNRS.

3. les sciences sociales et la lutte contre le terrorisme sur commande : une rapide enquête sur les résultats de l’appel d’offres « attentats »

La montée de l’exceptionnalisme juridique à la suite des attentats de novembre 2015 n’a pas que des effets en termes de contrôle ou de surveillance. Le contexte d’état d’urgence a produit une forte logique d’hétéronomisation des questionnements dans nos disciplines qui mériterait qu’on s’en inquiète assez fortement. Je veux parler ici du nombre invraisemblable de subventions et de programmes de recherche financés depuis les attaques terroristes contre les problèmes de radicalisation. Le temps manque ici pour évoquer tous les programmes ou les postes exceptionnels créés dans le sillage de ces attaques. Sommées de justifier leur existence et soucieuses de ne pas céder à une « sociologie de l’excuse » (terme dont on peut retracer l’histoire depuis les Que sais-je ? sur la sécurité de Bauer en passant par la criminologie américaine[25]), nos institutions ont cherché à financer subitement une série de recherches sur des sujets estampillés « radicalisations » ou « islam » sans toujours avoir l’expérience requise ou simplement l’accès aux données nécessaires pour traiter pleinement ces sujets.

Je me concentrerai sur l’appel à propositions lancé en novembre 2015 par le CNRS. Le 18 novembre 2015, Alain Fuchs, alors président du CNRS, lançait « un appel à propositions sur tous les sujets pouvant relever des questions posées à nos sociétés par les attentats et leurs conséquences, et ouvrant la voie à des solutions nouvelles — sociales, techniques, numériques »[26]. Un communiqué du CNRS de novembre 2016 tirant le bilan de cet appel à propositions évoque le chiffre de 300 réponses reçues à cet appel ; 66 projets ont été retenus, si on ajoute pêle-mêle « projets de recherche, écoles thématiques et ateliers » pour « un montant total de plus de 800 000 euros »[27]. Le CNRS a très largement communiqué sur ces projets dans son journal mais aussi à travers la création d’un blogue et l’organisation de manifestations publiques. Je me suis focalisé sur les 26 projets de recherche qui me semblent plus particulièrement relever des sciences humaines au sens large et en y incluant les sciences de l’information. J’ai écrit à ces différents porteurs de projets travaillant dans différentes universités en les sollicitant pour un rendez-vous téléphonique. J’ai exposé ma demande en leur expliquant que je cherchais à ajouter un point sur les questions sécuritaires dans le cadre d’une actualisation du livre Enquêter : de quel droit ?. Le statut de ces entretiens était relativement informel et les sujets traités parfois couverts par des accords de confidentialité, ce qui justifie ici le maintien partiel de l’anonymat même si celui-ci a été rarement explicitement demandé. Sur les 26 demandes, j’ai reçu 15 réponses. Du côté des 11 non-répondants, je n’ai pas d’éléments particuliers à mettre en avant pour expliquer les refus. Si on ajoute les courriels perdus à l’envie de ne pas perdre de temps pour répondre à une enquête, je reste dans une marge de refus acceptable et on peut même dire que j’ai eu de « bons » retours. Parmi les non-répondants, il y avait aussi beaucoup de non-sociologues : quatre équipes en sciences de l’information, deux en histoire, deux en anthropologie et trois en sociologie. Parmi les 15 répondants, environ un tiers des chefs d’équipe n’ont rien eu de particulier à signaler. Ils n’ont, selon leurs mots, expérimenté aucune surveillance particulière et semblaient presque le regretter car ils avaient surtout le sentiment que leur travail n’intéressait pas particulièrement les financeurs du côté du CNRS ou même du côté de l’Intérieur. Ils mettaient cela sur le compte de l’éloignement de leur sujet par rapport aux préoccupations des services de renseignement. Leur enquête pouvait, par exemple, comparer plusieurs cultes et pas seulement le culte musulman ou bien se situer très loin dans le passé. Certains, notamment comme ce chercheur en économie, n’utilisaient que des données publiques qu’il retraitait et il pensait que c’était pour ça qu’il n’intéressait pas la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Parfois, c’est la problématique très spécifique qui selon eux les protégeait d’une irruption trop forte des services. « Ce que je fais n’est pas excitant pour les services de renseignement », m’explique un collègue anthropologue spécialiste de l’ordinaire des sociétés syriennes et yéménites. Une autre collègue, professeure en sociologie ayant remporté un financement sur la base d’un projet sur les jeunes fondamentalistes, m’explique ainsi qu’elle « n’a pas été embêtée car elle ne travaille pas vraiment sur les djihadistes mais plutôt sur l’état d’esprit des populations ». Mais ce qui était frappant dans ces discussions, c’était plutôt le caractère a priori normal de mes questions, voire l’ordinaire des pratiques d’enquêtes de certains de ces collègues. Cette même chercheuse m’expliquait par exemple qu’elle avait été débreffée en d’autres occasions par « les services » car elle travaillait dans le cadre d’une enquête précédente « sur les jeunes impliqués dans l’intifada et revenus en France »[28]. Seule son enquête du moment ne semblait pas intéresser les services. Pour certains, on peut même dire qu’ils semblaient très régulièrement en contact avec les services de renseignement ou la diplomatie et n’avaient pas vu leur rapport à ces pans de l’État changé par l’enquête. Ainsi, cet autre chercheur professeur agrégé de géographie, à la retraite, s’était vu financer pour travailler sur ce qu’il appelle « le discours anti-français au Sénégal ». Après m’avoir expliqué qu’il n’avait rencontré « aucun problème et rien remarqué de particulier », il m’explique un peu plus loin que ça fait longtemps qu’il a « rencontré les gens de l’ambassade [de France au Sénégal] » et plus encore :

J’ai un contact avec les services français. Souvent on échange nos points de vue. Comme je travaille depuis longtemps sur la Casamance, j’ai une connaissance ancienne des mobilisations identitaires. Cela n’est pas complètement étranger au religieux. Je ne suis pas du tout un spécialiste de l’islam, ce qui m’intéresse, c’est le discours anti-français comme discours identitaire.

Beaucoup donc déclaraient ne pas avoir eu de « problèmes » particuliers, mais notre court entretien révélait soit un éloignement avec les préoccupations contemporaines des services de renseignement soit au contraire une forme de familiarité avec le milieu du renseignement qui n’avait pas été changée par l’appel d’offres spécifique du CNRS. Les attentats n’avaient pas fondamentalement changé l’économie des relations ordinaires entre ces chercheurs et les agents de renseignement dans un sens ou un autre.

La plupart des collègues n’avaient pas eu le sentiment d’avoir été plus particulièrement surveillés mais beaucoup soulignaient en revanche qu’ils avaient eu à présenter leurs résultats intermédiaires très tôt. Incités par le CNRS à présenter leur recherche en cours avant même de l’avoir vraiment commencée, ils ont pour la plupart joué le jeu et se sont déplacés sur Paris. Ainsi, ce collègue sociologue du sport raconte comment la restitution de son enquête sur « le sport et les quartiers » financée dans le cadre de l’appel d’offres a supposé la participation en novembre 2016 à un colloque dans des locaux sécurisés et en présence d’un commissaire des services de renseignement territoriaux qui s’entretenait ensuite avec les chercheurs de son choix. Cet autre collègue, enseignant chercheur en économie, me raconte quelque chose de similaire :

Je n’ai rencontré aucun problème particulier, je n’ai pas eu de requête des services. Mais je pense que c’est parce qu’on était déconnectés du terrain. On travaille en laboratoire sur l’émergence de conflits. On a fait une recherche flash et on a été obligé de présenter les résultats au bout d’un an devant des gens de l’Intérieur dans un événement organisé par le CNRS. Là, il y avait des choses qui semblaient intéresser plus les gens de l’Intérieur, comme ce collègue qui a présenté une communication très technique sur la façon dont on peut faire exploser une cathédrale. À l’entrée du colloque, il y avait un contrôle d’identité, on a été bien filtrés mais, sinon, c’était très sympa[29].

Il faudrait prendre plus de temps que je n’en dispose à ce stade pour analyser le type de rapport à l’enquête qu’a suscité ce type de commandes. En vérité, les cas de chercheurs en sciences sociales dont le matériau a intéressé directement les services semblent infimes. Mais quelque chose de plus structurant a surgi au fil des entretiens téléphoniques que j’ai pu mener : cette commande oriente et focalise la recherche sur les milieux musulmans d’une part et d’autre part déstructure les prérequis méthodologiques de nombre d’enquêtes. Cela court-circuite les temps d’exploration, de collecte de données, d’analyse des résultats et de publication (et on pourrait adresser ce même reproche à cet article qui tente de suivre ces évolutions rapides). La communication institutionnelle oblige à communiquer sur les dispositifs et les protocoles avant même que des résultats aient pu être obtenus. Ce type d’appels à communication avantage des formes d’enquêtes rapides (« flash », comme le dit ce collègue économiste), en laboratoire (comprendre dont les dispositifs expérimentaux sont reproduits artificiellement) et pas nécessairement les plus contrôlés par la communauté. Parmi ces enquêtes, figurait celle menée par Olivier Galland et Vincenzo Cicchelli et autour de laquelle un récent débat a émergé quant à la constitution de l’échantillon quantitatif. J’ai pu m’entretenir rapidement avec Olivier Galland avant la publication de son livre avec Anne Muxel (Galland et Muxel, 2018). L’essentiel des problèmes soulevés par l’administration du questionnaire tournait finalement autour de la question de l’identification possible des personnes, mais pas sur la construction de l’échantillon qui — comme l’a bien décrit Patrick Simon — peut pourtant conduire à minorer la stigmatisation subie par les jeunes musulmans[30].

Le correspondant au CNRS pour la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés — chargé de limiter l’utilisation informatisée des données personnelles) a fait changer certains aspects du questionnaire et a fait en sorte qu’il n’y ait jamais moins de cinq individus par catégories de répondants pour qu’on ne puisse pas retrouver les noms. Les interventions de la CNIL ont également visé à rendre moins précises certaines questions sur la profession des parents. Les responsables de l’enquête ont rencontré des personnes du ministère de l’Intérieur assez tôt dans le processus de restitution des résultats, avant la publication du livre, la primeur des résultats étant là aussi quelque part détournée de la communauté scientifique, car la communication institutionnelle du CNRS a orienté en priorité la communication des résultats vers d’autres publics.

Je terminerai par exposer quatre cas dont on aura compris que je ne leur prête pas une représentativité au sens statistique. Néanmoins, ces quatre cas me semblent très caractéristiques, car ils concernent tous quatre des difficultés rencontrées par des sociologues réalisant des enquêtes de terrain, ne se limitant pas à des questionnaires, des entretiens ou même à des expériences de laboratoire. Ces quatre chercheurs ont tous expérimenté un contrôle plus fort car ils ont été potentiellement en contact avec des personnes ou des milieux qui pourraient intéresser les services de renseignement.

Le premier cas que j’évoquerai est celui de ce maître de conférences en sociologie qui a travaillé sur la conversion religieuse en prison. Il dit avoir été littéralement « harcelé » par ces logiques de restitution immédiate des résultats. Travaillant sur les gardiens de prison, cherchant à établir la confiance avec son terrain, il n’a pas joué le jeu de la restitution immédiate de son enquête et du colloque sécurisé de 2016. Il me dit avoir subi un « harcèlement total », en permanence relancé, ne voulant pas faire un résumé de son travail et l’envoyer. Il ne lui a cependant pas été demandé de rembourser l’argent touché et il a pu poursuivre son travail au prix de cette petite résistance individuelle.

Le second cas est celui de ce doctorant précaire qui comptait initialement faire sa thèse sur les mobilités de migrants tunisiens clandestins. Il a peu à peu réorienté son sujet de thèse pour coller aux financements en cherchant à suivre dans le groupe de ces migrants tunisiens clandestins ceux qui ont été en contact avec des filières djihadistes et sont partis en Syrie. Il me dit en substance qu’il a changé son sujet de thèse, touché les financements puis finalement — au vu de la façon dont il s’est senti perçu par les collègues sociologues — est reparti sur son sujet initial :

J’ai fait évoluer le sujet, au début je travaillais sur la migration clandestine, puis on a vu un nouveau phénomène avec des Tunisiens qui sont partis en Syrie. Dès le début, j’ai traité la question sous l’angle des migrations, mais ça gêne beaucoup de monde. J’ai décidé d’arrêter de faire des entretiens avec des gens comme ça, maintenant je travaille sur le problème des frontières, violences physiques et symboliques. Tu ne peux pas communiquer sur ton sujet comme tu veux, tu es précarisé : on encourage le terrain mais en fait quand tu ramènes ce qu’on t’a dit, tu es sanctionné, la plupart des gens disent travailler sur les radicalisations mais personne n’a vu une personne radicalisée.

Cette logique par projets croise ici des cas de précarité aujourd’hui hélas assez banalisés. Elle perturbe des itinéraires de professionnalisation à la recherche en obligeant à réorienter des sujets de thèse. Surtout, elle projette sur des terrains extrêmement difficiles d’accès mais aussi très difficiles à traiter sur le plan épistémologique pour des doctorant.es qui entreprennent leur formation au métier de sociologue. Sur ces sujets, sont maximisées les difficultés d’objectivation sociologique, les difficultés de gestion de la parole des enquêtés (souvent eux-mêmes surenquêtés[31]), de prise de distance avec les catégories d’État, etc. Pour ma part, le témoignage le plus édifiant dans cette enquête exploratoire a été celui de ce doctorant qui faisait sa thèse sur le conflit syrien. Il a fait du terrain notamment à la frontière syro-libanaise auprès d’enquêtés dont certains ont pu être d’anciens combattants d’un côté ou de l’autre du conflit syrien. Il est arrêté par les services libanais, menotté, yeux bandés, interrogé puis relâché. Il est ensuite débreffé par les services français en ambassade, puis par un responsable de l’ambassade qui lui demande de subordonner son retour sur le terrain à des autorisations préalables, autorisations qui ne seront plus jamais délivrées. Il fait le constat que ce type de terrain peut être « très valorisé sur le plan scientifique » mais qu’il s’est senti finalement « victime d’un lâchage institutionnel » dans la mesure où il n’était pas dans le « giron » des quelques chercheurs titulaires et reconnus par le Quai d’Orsay comme des interlocuteurs réguliers. Après ces expériences éprouvantes, il est toujours sous surveillance des services, n’a bénéficié d’aucun suivi financier ou psychologique de la part de son établissement ou de son laboratoire. Il a soutenu sa thèse avec retard et est aujourd’hui en contrat postdoctoral. Des doctorants de la même génération m’ont fait état d’au moins deux autres affaires similaires.

Ces éléments posent la question du type d’encadrement que l’on propose aux doctorants sur ce type de terrain. La précarité et la raréfaction des postes incitent à prendre pour objet des sujets qui permettent de cumuler les avantages d’un financement doctoral et la réalisation d’un « vrai terrain », répondant aux normes d’immersion anthropologiques qui prévalent dans certaines franges de la discipline. Au croisement de ces logiques de précarité et de surinvestissement sur le terrain (qui est encore une fois ici une norme de professionnalisation que les doctorants poussent au bout pour ramener l’enquête la plus distinctivement immersive et empirique à la communauté de sociologues), ces jeunes chercheurs finissent par se mettre eux-mêmes en danger sur plusieurs plans. Ils se rapprochent de groupes armés sans avoir été formés, ils deviennent le vecteur malgré eux d’informations considérées comme stratégiques pour les services de renseignement qui peuvent, comme ici, les soumettre à interrogatoire. Ils ne sont pas non plus suivis psychologiquement alors qu’ils ont traversé des zones de guerre. De plus, ce type de thèse sur commande opère un déplacement de nos normes professionnelles qui conduit à porter l’évaluation du travail des doctorants non plus sur le travail de problématisation mais sur le caractère quasi exotique ou réputé « dangereux » de tel ou tel terrain. Ce n’est pas sans rappeler ce que Christel Coton raconte du « capital combattant » propre au milieu des officiers (Coton, 2017). Contre toute réalité statistique qui rappelle que le commandement est peu exposé comparé aux soldats, l’officier perçu comme le plus brillant, dans l’entre-soi militaire, est celui qui sait le mieux mettre en récit ses rares moments d’exposition au feu ennemi. Le meilleur sociologue sera-t-il demain celui qui a fait le terrain le plus lointain et le plus dangereux, et surtout le plus à même de rendre compte de sa « geste sociologique » au plus près des combats ? Il y a là un déplacement qui devrait interroger le milieu de la sociologie et un contrôle collectif de notre profession qui devrait s’exercer pour empêcher ces dérives. L’anthropologie a mis des années à se remettre de l’accompagnement anthropologique des conquêtes militaires et à imposer la « fin de l’exotisme » comme une nouvelle modalité professionnelle (Bensa, 2006). Il y a là une régression potentielle qui ne touche pas que la France. Au Royaume-Uni, un débat public a pu naître autour du programme Prevent (accusé d’avoir développé une suspicion généralisée sur les campus au nom de la lutte contre la radicalisation[32]) mais surtout après le meurtre de Giulio Regeni en Égypte, un doctorant de Cambridge assassiné dans le cadre de ses recherches et qui a sans doute été assimilé à un espion. On pourrait aussi citer le cas du doctorant britannique Matthew Hedges condamné à mort pour espionnage puis gracié dans les mêmes circonstances d’enquête de terrain en vue de l’obtention d’une thèse[33]. Il semble assez évident que ces partenariats répétés entre universités et services secrets contribuent à jeter — encore plus que par le passé — la suspicion sur le statut des chercheurs enquêtant sur des terrains étrangers et plus largement sur le champ de la coopération scientifique[34].

Il serait bien qu’on évite à la sociologie, sous perfusion des contrats de recherche, des années d’errance dans l’accompagnement sans fin de la politique extérieure de la France ou de l’Union européenne[35]. D’autant plus qu’elle laisse, ce faisant, le champ libre à d’autres disciplines et à d’autres registres explicatifs sur les radicalisations. Pour finir, j’évoquerais ce dernier cas qui me semble éclairer sous un autre jour les effets de ces financements.

Il s’agit du travail mené par une unité de recherche en psychologie et neurocognition avec l’appui de ces financements « Attentats ». Ce collègue enseignant chercheur analyse avec les outils de la psychosociologie les « vecteurs psychophysiologiques des comportements extrémistes ». Son unité de recherche a cherché à croiser les acquis de la reconnaissance d’image (machine learning) et des IRM (imagerie par résonance magnétique) pour tenter de réaliser une évaluation automatisée des imageries cérébrales pour identifier les personnes « radicalisables ». L’idée est que si on présente à un ordinateur l’imagerie cérébrale de plusieurs personnes radicalisées on pourrait apprendre à reconnaître l’imagerie des personnes radicalisables. En réalité, l’équipe n’a pas eu accès à des imageries cérébrales de djihadistes, mais mène ces expérimentations sur des IRM de personnes dites « psychologiquement autoritaires » afin de favoriser l’apprentissage de la reconnaissance des images. L’idée à terme serait de parvenir à identifier le portrait type du cerveau d’un soldat « retournable » ou « radicalisable » sur le terrain pour éviter la constitution d’une cinquième colonne. Le projet a été présenté à la Direction générale des Armées qui l’a, pour le moment, refusé, au grand dam de ce collègue. Plus largement, ce laboratoire cherche à travailler sur le « cerveau politique », à identifier comment la structure du cerveau oriente les goûts politiques[36].

Si la sociologie se limite demain à courir après ces appels d’offres sous un mode exotique, laissant le terrain de la socialisation ou de l’approche qualitative des phénomènes de radicalisation aux neurosciences, il y a fort à parier qu’elle se trouvera bientôt limitée à un rôle d’auxiliaire du travail de renseignement. Fort heureusement, d’autres chercheurs tentent de maintenir des approches proprement sociologiques des vecteurs de « radicalisation » (Bonelli et Carlier, 2018), et en menant en parallèle une réflexion sur la formation de ces catégories de classement). Mais si les évolutions lourdes dont on vient de dresser le tableau se poursuivent, il n’est pas impossible que leurs voix soient bientôt proprement inaudibles.

conclusion

Ces constats sombres ayant été dressés, on évoquera en conclusion deux pistes d’espoir. On le mentionnait déjà il y a dix ans mais cela me semble toujours d’actualité. Nos associations professionnelles devraient, premièrement, se battre pour tenter d’instaurer un droit à la recherche. Les journalistes ont déjà le droit de protéger leurs sources, ils disposent également d’un droit de rétractation de leur journal. Par simple analogie, deux premiers éléments pourraient ainsi être très utiles aux sociologues : le droit de ne pas divulguer les noms de leurs sources et le droit de se retirer d’une enquête financée qui devient trop problématique sur le plan éthique. Mais l’émergence de tels droits exige de structurer une communauté européenne et internationale des chercheurs impliqués dans la liberté de la recherche. C’est aussi à cela que peuvent servir des colloques comme le colloque Freedom Research récemment organisé à l’Université Paris 7 ou le colloque « Chercheurs sous surveillance » organisé à Aix-en-Provence.

Deuxièmement, il nous faut reconstruire notre dialogue avec les sciences dites exactes sur des bases plus équilibrées. Nous devons faire valoir notre existence en tant que disciplines propres et ne pouvant voir nos standards épistémologiques constamment alignés sur ceux de la biologie expérimentale ou des neurosciences. L’enquête sur commande, l’enquête flash en laboratoire est pour nous incompatible avec les standards que nous avons commencé à établir en sociologie, sauf à retomber dans l’ornière de certains tests psychosociologiques des années 1960 contre lesquels s’insurgeaient déjà Goffman et d’autres (Winkin et Goffman, 1988). Les standards que nous devrions défendre entrent difficilement dans la temporalité d’une enquête par projets. Si nous pouvons répondre à certaines questions posées dans les intitulés des appels d’offres comme celui de novembre 2015, nous le pouvons dans notre temps à nous : soit en mobilisant les acquis « déjà là » de nos enquêtes passées, soit en prenant le temps de développer nos propres protocoles de recherche (et bien souvent ces derniers ne peuvent produire des résultats vraiment probants en quelques semaines). De même, nous ne pouvons prétendre travailler sur des « sujets » d’expérience complètement interchangeables et donc nous devons pouvoir obtenir des garanties quant à l’anonymat de nos enquêtés mais aussi quant à la confidentialité des données que nous collectons. Nos résultats sont publics et publiés dans des revues que tout le monde peut lire, mais nos notes de terrain et nos enregistrements ne sont pas à la disposition permanente des services de police, sinon nous n’aurions bientôt plus d’enquêtés à qui parler, réduits à un rôle d’indic occasionnel et devenus suspects aux yeux des groupes sociaux auprès desquels nous enquêtons[37].