Feuilleton

À la mort de X[Record]

  • Gabriele Goettle

…more information

  • Gabriele Goettle
    Journaliste à la « taz », Berlin

  • Traduit de l’allemand par
    Barbara Thériault

Environ 1 700 000 personnes meurent chaque année dans la République fédérale d’Allemagne, la plupart dans un lit d’hôpital standard. Si elles sont vieilles, elles expirent souvent entre les mois de novembre et d’avril, généralement entre 2 heures et 5 heures du matin. À cette période de l’année, les maladies infectieuses sévissent davantage dans les foyers et les hôpitaux, et l’organisme affaibli y succombe à son moment le plus vulnérable : dans les premières heures du matin. La mort de ces vieux ne s’accompagne pas d’un soubresaut soudain et héroïque comme dans les films. Ils ne prononcent pas de « dernières paroles » brillamment tournées, et leur oeil ne s’éteint pas aussi facilement qu’on pourrait l’imaginer. Il est donné à peu de gens de « partir dans leur sommeil », selon la formule des avis de décès. La mort survient derrière des portes closes ; on ne donnera à voir — pendant un bref moment et après des soins solennels — que la dépouille. Le cas d’Henriette Berger nous servira à illustrer le processus de la mort. Placée en 1986 dans un hospice, à l’âge de 79 ans, elle se lia rapidement d’amitié avec sa compagne de chambre. On jouait aux cartes, se promenait au jardin et s’entendait sans peine en soirée sur le choix du programme télévisuel. En janvier 1988, une maladie gastro-intestinale frappa toute la maisonnée ; une grande partie du personnel et la majorité des patients furent touchées, dont madame Berger. Elle fera partie des trois femmes octogénaires qui ne survivront pas à la diarrhée et à la fièvre. Voilà donc maintenant des jours qu’elle est alitée sur trois couches de draps et qu’elle refuse de s’alimenter, parce que « tout passe tout droit ». Sa compagne de chambre lui fait boire du jus vitaminé à l’aide d’une tasse à bec, ce qui ne sert qu’à rendre la diarrhée encore plus désagréable en raison de l’acidité des fruits, et à lui causer des plaies de lit. Le dixième jour, elle affirme au médecin en visite qu’elle a vécu assez longtemps, qu’il est temps d’admettre, que « plus rien ne veut fonctionner ». Le médecin lui tapote la main et répond mécaniquement : « juste un peu de patience, ça va aller ». Mais ça ne va pas. Deux jours plus tard, les préposés arrivent le matin, libèrent les freins des roulettes du lit, déposent les serviettes, le peu de vêtements et la valise au pied du lit, disent « vous êtes transférée » et roulent madame Berger à l’extérieur. Elle est transférée dans la chambre des mourants qui, par commodité, sert de pièce à débarras aussi bien pour les appareils encombrants que pour les patients. À côté d’une tente à oxygène défectueuse se trouvent deux hautes bouteilles à oxygène d’un bleu qui s’érode lentement. Des couvertures sont empilées sur un fauteuil roulant, des produits d’entretien sont entassés à côté du lavabo et des valises de patients depuis longtemps décédés forment une tour sur l’armoire. Madame Berger ne peut cependant pas voir tout ça ; on a placé un paravent blanc devant son lit. Elle est maintenant étendue dans cette pièce tout au bout du corridor, et elle attend. On ne compte guère sur des visites, elle n’a plus de proches. À l’infirmière, qui jette un coup d’oeil en après-midi, elle demande un chapelet, ce qui ne pose aucun problème : il en pend justement un à cette fin sur le porte-serviettes, à côté du lavabo. Elle se met tout de suite à prier : « Je vous salue Marie… », pendant des heures. Au début, elle égraine …

Appendices