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Séquence 1 : une expulsion pour le réveillon, 30 décembre

Le 30 décembre, je reçois un mail de Nadine, une copine du collectif de soutien aux familles roms, avec l’objet « Arrêté portant mise en demeure de quitter les lieux » :

— En début d’après-midi je suis allée sur le terrain montrer les photos prises sur place le samedi pour le goûter de noël, les enfants étaient ravis et les adultes présents peu nombreux à regarder les photos car très occupés à préparer les festivités du Nouvel An. J’ai refait un point sur les scolarisations avec des mamans et en rentrant chez moi je pensais appeler Céline pour compléter avec les infos qu’elle avait de son côté. Mais… j’étais à peine rentrée chez moi que le téléphone sonne. C’est Marcel [le chef de platz[1]] qui m’explique que la police vient de passer déposer un papier pour l’expulsion… il est complètement paniqué. Je lui dis que je viens voir ce papier et que j’appelle les copines. J’arrive au terrain : personne n’a encore répondu… une fois lu le papier je téléphone à l’avocat mais lui non plus, n’est pas au bout du fil… Alors j’essaie de joindre quelqu’un de la mairie à commencer par l’élue qui a signé. Elle n’est pas joignable… On m’oriente vers quelqu’un d’autre qui n’est pas là non plus ! Marcel est très anxieux de cette situation… et les autres habitants aussi ! Je leur dis de ne pas quitter les lieux avant que la police vienne car les expulseurs sont obligés de proposer des solutions.

introduction : expulsions, émotions, mobilisations

Activer le registre émotionnel : les réactions affectives à un trouble

L’annonce de l’expulsion fait événement parce qu’elle modifie le cours habituel des attentes des familles et suscite une angoisse face à l’incertitude du lendemain. Les habitants du platz dont il est question ici sont installés sur ce terrain depuis cinq mois environ et ont obtenu un délai de huit mois lors du jugement rendu par le tribunal de grande instance, après avoir mené un recours en référé. Celui-ci a été obtenu au motif que le terrain ne présentait pas de risque particulier et afin de permettre aux enfants scolarisés de terminer leur année scolaire. Or, la mairie a pris la décision de faire procéder à l’évacuation du terrain en publiant un arrêté d’expulsion applicable sous 48 heures[2] au motif que le bidonville est jugé dangereux. Les familles pensaient être protégées par le jugement du tribunal leur accordant un délai de huit mois, mais cette attente a été contredite par l’édiction de l’arrêté d’expulsion en urgence. Leur inquiétude porte donc sur une situation qui n’est pas encore effective, puisque l’expulsion n’a pas encore eu lieu, mais les familles peuvent facilement se projeter dans cet horizon d’attentes (Koselleck, 1997) du fait de leurs expériences des expulsions par le passé. L’expérience des expulsions répétées peut être considérée ici comme la source de l’évaluation de la violence qui est faite aux habitants du platz. Elle suscite un affect d’indignation (Quéré, 2012) et provoque une révision (Livet, 2002) des attentes des habitants qui pensaient pouvoir rester en place. L’élaboration de ces épreuves affectives et évaluatives (Dewey, 1939) va se transposer dans la définition d’une situation problématique (Dewey, 1927) et se traduire par l’expression de différents registres d’émotions. Tous les habitants du bidonville ne vont pas réagir de manière homogène : certains vont exprimer vivement leur angoisse et leur colère face à un événement perçu comme brutal et lourd de conséquences pour leur quotidien, alors que d’autres, au contraire, habitués à la fréquence des expulsions et moins versés dans l’expression des sentiments, vont encaisser l’événement (Stavo-Debauge, 2012) et chercher à s’y accommoder (Park, 1927 ; Carlier, 2020, infra) en se concentrant sur la nécessité pratique d’installer un nouveau terrain. En partant des émotions exprimées juste après l’annonce de l’expulsion, on peut décrire la manière dont les acteurs transposent leur expérience émotionnelle en activités de mobilisation. L’anxiété des familles et la colère des soutiens sont des émotions provoquées par un événement inattendu (l’annonce d’une expulsion) qui provoquent un choc moral (Jasper et Poulsen, 1995) et suscitent une séquence de réactions. On peut concevoir l’émotion comme une réaction relativement à un trouble (Emerson et Messinger, 1977/2012 et 2015) ou encore comme un écart entre les attentes et la situation nouvelle qui appelle à une révision ou à un ajustement de la situation (Livet, 2002).

Contester la politique systématique d’expulsion des bidonvilles

Les associations et les collectifs de soutien dénoncent la politique systématique d’expulsion des bidonvilles valorisée depuis une dizaine d’années par les gouvernements successifs et tentent de mener une recension des expulsions à partir des articles de presse et des communiqués des collectifs de soutien. Le rapport produit chaque année par l’Europea Roma Rights Center (ERRC) et la Ligue des droits de l’Homme (LDH) permet de documenter et de dénoncer cette politique des expulsions. Le collectif Romeurope mène également un travail d’information et de plaidoyer sur cette question : « En France, en 2018, 9 688 personnes originaires d’Europe de l’Est, Roms ou perçues comme telles, ont été expulsées de 171 lieux de vie différents. Si le nombre de personnes expulsées est en légère baisse, le nombre d’opérations d’expulsion a explosé (+45 %), preuve de la « fragmentation » de ces lieux de vie par les expulsions répétées. Sans surprise, c’est en Île-de-France que les expulsions sont les plus nombreuses : en 2018, on comptabilise 79 expulsions mettant à la rue au moins 6 132 femmes, hommes et enfants (63 % du total des personnes expulsées). » Ce travail de recueil de données et d’évaluation des associations permet de dresser un état des lieux de la situation des Roms vivant en bidonville en France et d’alimenter le plaidoyer en faveur de la défense et de l’accompagnement de ces familles.

Du côté de la recherche, de nombreux travaux en sociologie s’intéressent à la question des Roms et des bidonvilles ces dernières années. Certains montrent l’ambivalence des politiques publiques en direction des habitants des bidonvilles qui oscillent entre logique de sélection et de répression (Legros et Vitale, 2011) et s’attachent à gouverner les illégalismes (Aguilera, 2012) en menant une politique d’évacuation systématique des campements illicites (Cousin et Legros, 2014). Relativement à cette politique d’expulsions des bidonvilles, des mouvements de mobilisation voient le jour et vont également inspirer les chercheurs qui se concentrent notamment sur les relations avec les autorités locales et les pratiques de représentation et d’émancipation des Roms (Vitale et Boschetti, 2011), sur la participation et l’accès à la parole publique des habitants des bidonvilles (Véniat, 2015), et sur l’implication et l’accompagnement des acteurs associatifs (Bruneteaux et Benarrosh-Orsoni, 2015 ; Bergeon, 2016). Cet article s’inscrit dans la continuité de ces travaux sur les mobilisations de familles roms vivant dans un bidonville tout en affichant l’ambition de proposer une description fine et incarnée du processus de mobilisation en train de se faire en vue de mettre au jour l’implication des familles et le rôle de médiation des soutiens et de démontrer l’imbrication entre discussions informelles et pratiques de publicisation.

Décrire la perspective des familles du platz et des soutiens. Pour une ethnographie engagée

Ma démarche ethnographique est inspirée à la fois de l’enquête de terrain telle qu’elle est pratiquée dans la tradition sociologique de Chicago et de l’approche de la philosophie pragmatiste de Dewey qui conçoit l’enquête comme une expérience. Dans ce souci de donner du crédit à l’expérience et au discours des acteurs rencontrés et de privilégier leur compréhension et leur catégorisation des situations, j’ai choisi de conserver le vocabulaire vernaculaire et de désigner le lieu de vie des familles par le mot platz car c’est celui qui est utilisé au quotidien par les familles. Au fil de mon enquête auprès des habitants des platz, j’ai choisi d’adopter une posture d’ethnographie engagée (Cefaï, 2010), au double sens d’une implication sensible et corporelle dans le terrain d’enquête et d’un engagement politique et civique en vue d’améliorer la situation des acteurs rencontrés. La collecte de données ethnographiques requiert de passer du temps en immersion avec les acteurs et d’expérimenter des activités ordinaires avec eux en vue de décrire leur expérience et de s’engager dans plusieurs voies d’observation et d’implication. Sur le modèle des enquêtes menées par des sociologues de Chicago (Anderson, Whyte, Goffman) et par des anthropologues (Favret, Pétonnet), mon entrée sur le terrain a consisté à prendre une place auprès des habitants des platz d’abord, comme membre d’un collectif de soutien puis comme médiatrice bénévole dans une association en vue de collecter des données de première main. J’ai choisi d’adopter une écriture ethnographique donnant une large place aux descriptions tirées de mon journal de terrain avec l’ambition de rendre compte de l’expérience des acteurs en présence, de décrire les actions et les interactions en train de se faire, et d’embarquer le lecteur dans le déroulement des événements. L’objectif est de permettre au lecteur de ressentir, d’observer et d’enquêter avec les acteurs de l’histoire. Au vu de mon implication comme membre du collectif de soutien, une large place est réservée au rôle de médiation et de négociation assurée par les « soutiens » en relation à d’autres catégories englobantes — les « familles du platz », les « militants », les « élus ». Mes observations se concentrent sur un petit cercle d’acteurs impliqués au plus près de la situation qui présente une diversité d’engagements et une pluralité d’interactions.

Le problème et ses publics. Décrire la constitution de cercles de concernement

Les familles menacées d’expulsion se mobilisent pour remédier à un trouble qui les touche de manière sensible et vont s’efforcer de transposer des émotions, des évaluations et des compréhensions situées de ce qui est en train de se passer en problème public. « Nous prenons donc notre point de départ dans le fait objectif que les actes humains ont des conséquences sur d’autres hommes, que certaines de ces conséquences sont perçues, et que leur perception mène à un effort ultérieur pour contrôler l’action de telle sorte que certaines conséquences soient assurées et d’autres évitées. Suivant cette indication, nous sommes conduits à remarquer que les conséquences sont de deux sortes ; celles qui affectent les personnes directement engagées dans une transaction, et celles qui en affectent d’autres au-delà de celles qui sont immédiatement concernées. Dans cette distinction, nous trouvons le germe de la distinction entre le privé et le public » (Dewey, 1947 : 91). La description de la mobilisation sur notre terrain relève de la catégorie du public en ce que les personnes directement affectées par le problème et qui en subissent les conséquences concrètes et immédiates sont rejointes, soutenues et défendues par des personnes concernées à distance. Dewey propose un peu plus loin une autre définition où les deux groupes, directement affectés et indirectement concernés, constituent un même public engagé dans la défense d’une cause commune. « Cette perception fait ainsi naître un intérêt commun : ceux qui sont affectés par les conséquences sont forcément concernés par la conduite de tous ceux qui, comme eux-mêmes, contribuent à provoquer les résultats. Parfois les conséquences sont confinées à ceux qui prennent directement part à la transaction qui les crée. Dans d’autres cas, ils s’étendent bien au-delà de ceux qui sont immédiatement occupés à les produire. […] Ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés en bien ou en mal forment un groupe suffisamment distinctif pour requérir une reconnaissance et un nom. Le nom sélectionné est Le Public » (Dewey, 1947 : 116). L’enquête sur le processus de mobilisation, au plus près des acteurs, permet de distinguer, au sein du public, plusieurs cercles de concernement et d’implication dans la situation décrite. Dans l’épisode ici décrit, l’expression des émotions et l’engagement dans la mobilisation vont prendre différentes formes en lien avec la présence de plusieurs cercles d’acteurs qui ont un degré d’engagement dans l’événement plus ou moins proche, plus ou moins fort. Au centre du cercle, les habitants du bidonville subissent l’événement en première ligne, lequel a des conséquences matérielles directes et immédiates sur leur quotidien. Dans le cercle suivant, les militantes du collectif de soutien en tirent un préjudice affectif, moral et politique, car elles ont consacré du temps et de l’énergie à défendre le bidonville lors de la procédure en justice et à aider les familles au quotidien, s’engageant ainsi dans des relations de proximité et de sociabilité avec celles-ci. Elles sont choquées et révoltées et réagissent presque aussitôt. À la périphérie de ce cercle d’acteurs — habitants et militantes — qui enquêtent et dénoncent, un cercle plus lâche de personnes, qui expriment un certain concernement pour le sort des familles ou un sentiment d’injustice à leur égard, vont l’exprimer par leur présence au rassemblement et par la diffusion de l’appel à mobilisation.

La face cachée des problèmes publics. La circulation entre discrétion et publicisation

Un conflit n’est jamais un processus uniforme : différentes formes de sensibilisation, de concernement, de mobilisation s’imbriquent les unes dans les autres en simultanéité. À travers les réactions à l’annonce de l’expulsion s’entrecroisent des cercles engagés dans la résolution du problème. La mobilisation se déploie en combinant différentes expériences d’indignation et de protestation, elle fait tenir ensemble un spectre d’évaluations et de motivations. La description des interactions au plus près montre comment une agglomération de petites expériences situées et l’intégration de compétences et d’opportunités (Follett, 1924) participent à la formation de publics plus ou moins concernés par l’expulsion annoncée. En déconstruisant à la fois la lecture séquentielle par étapes et la partition entre public et privé, on peut mettre au jour la discontinuité et la pluralité des expériences de publicisation et la simultanéité entre les différentes pratiques de mobilisation. Dans le prolongement du travail de Gilbert et Henry (2012) sur les logiques de discrétion et de publicisation, il faut à la fois dépasser l’approche séquentielle qualifiée d’histoire naturelle, souvent valorisée dans l’étude des problèmes publics (Spector et Kitsuse, 1973/2012) et décrire des circulations entre différents espaces de mobilisation en portant un intérêt particulier aux tractations et aux discussions qui se jouent en dehors de la scène publique. « Cette approche conduit à ne retenir que les dimensions les plus visibles, notamment les plus publiques, voire les plus médiatiques, des processus d’émergence des problèmes. […] Les processus définitionnels qui donnent aux problèmes leurs caractéristiques tout en déterminant leurs conditions d’existence résultent donc en premier lieu de logiques sociales ne prenant pas toujours comme référence les arènes de débat public. Bien au contraire, ils sont souvent régis par des logiques de compromis ou de confinement, logiques qui caractérisent les modalités routinières d’appropriation des problèmes par les acteurs qui en ont la charge. L’instruction des problèmes, leur mise en forme s’opèrent donc habituellement au sein de groupes de spécialistes, dans des espaces recevant une faible attention publique, les débordements dans l’espace public étant souvent (bien que pas exclusivement) la marque de ruptures de compromis, d’effritements des alliances réalisées autour de la définition d’un problème » (Gilbert et Henry, 2012 : 37 et 51). Dans l’histoire qui nous occupe, l’espace de confinement ou de compromis ne concerne pas des acteurs dotés d’une compétence experte, comme dans le cas de la gestion de risques sanitaires, mais des acteurs qui tirent leur compétence et leur légitimité de leur ancrage sensible dans la situation, de l’anticipation des conséquences du problème sur leur devenir et de leur expérience des expulsions vécues en première ligne par le passé. L’attention aux coulisses de la mobilisation veut donner à entendre la parole d’acteurs ordinaires, et pas seulement de militants aguerris à la fonction d’entrepreneurs en causes publiques ; elle permet aussi de donner du volume au processus de problématisation et de publicisation, en insistant sur sa face cachée — les tractations et discussions hors scène ou hors champ, loin des yeux et des oreilles du public.

Le plan de l’article s’articule autour du déploiement des différents cercles de concernement engagés dans la résolution du problème causé par l’annonce de l’expulsion imminente. Il est donc avant tout attaché à mettre au jour l’imbrication entre différentes formes de mobilisation et l’articulation entre négociation en coulisses et activités de publicisation.

1. au centre du cercle, les familles du platz et les soutiens : articuler expression des émotions, négociation informelle et délibération publique

Dans cette première partie, nous allons décrire la réaction immédiate puis la mobilisation des premiers acteurs concernés par et informés de l’annonce de l’expulsion. Le chef du platz Marcel téléphone à Nadine (une militante[3] du collectif de soutien) pour l’informer du passage de la police venue délivrer un avis d’expulsion. Nadine transmet immédiatement la nouvelle à ceux figurant sur la liste du collectif de soutien et propose de se retrouver rapidement dans le platz en vue de réagir à cet événement brutal et lourd de conséquences pour les familles.

1.1 Une réaction des soutiens enracinée dans une expérience commune passée

Séquence 2 : Réagir face à une expulsion imminente — Réunion dans le platz 30 décembre

À la suite de l’annonce de l’expulsion diffusée par courriel par Nadine, et malgré l’inquiétude de ne trouver aucune audience en cette période de fêtes, les réactions ne se font pas beaucoup attendre. Les trois femmes du collectif de soutien[4] se retrouvent environ une heure plus tard dans la baraque de Marcel pour tenir une réunion en urgence avec les habitants.

Nadine — Plus je réfléchis, plus je trouve cet arrêté d’expulsion non seulement incompréhensible, parce que nous venons de gagner un délai de 8 mois au tribunal, mais en plus profondément inhumain avec les températures négatives qui ont entraîné la mort de sans-abri… car on imagine sans doute que ces hommes, femmes et enfants, dont deux handicapés, vont trouver un gîte confortable après leur expulsion, et bien non, leur situation se dégrade encore un peu plus, c’est tout…

Isabelle — C’est insupportable, je suis en colère ! C’est inadmissible ! Comment peut-on proposer et signer un arrêt d’expulsion au moment où on s’apitoie sur les morts de froid. Je sais que les Roms sont expulsables tout le temps, mais quand même… La ville serait la première à ruer dans les brancards si cela se passait dans une ville de droite ! Je propose la tenue d’une conférence de presse sur le terrain jeudi 1er janvier, si nous n’obtenons pas de levée du référé dès demain.

Céline — Oui, et comment peut-on se servir des arguments fallacieux contenus dans l’arrêté : des fumées toxiques, des raccordements électriques ?… Ben oui, comment peuvent-ils faire sinon ? On leur reproche d’être pauvres !

Nadine — Oui, tu as raison, signer une expulsion sous 48 h en plein hiver, et pendant la trêve des confiseurs, quand beaucoup de gens sont en congé ou ont la tête ailleurs, c’est quand même pas rien ! Quand j’ai téléphoné à Marcel pour lui dire que l’avocat était là et allait s’occuper du recours, cela l’a un peu rassuré. Il était tellement anxieux cet après-midi.

Isabelle — Oui, les pauvres ils ont dû être paniqués, c’est horrible tu vois, il y a des bébés et tout, tu imagines si la police arrive et te met dehors avec tes gosses, tu fais quoi ? Faudrait leur faire un jour, c’est pire que des chiens.

Le lendemain matin, les soutiens se recontactent par courriel pour organiser la défense du platz.

Céline — Je suis d’accord avec ta proposition de convoquer une conférence de presse. Sur le coup on était un peu abattu, mais là il faut être dans l’offensive. Il faut faire pression sur l’élue qui a signé l’arrêté, lui demander un rdv et exiger un document écrit. Je téléphone au cabinet du maire et on fait un point dans une heure. Et si on n’a pas de nouvelles d’ici cet aprèm, on convoque une conférence de presse demain sur le thème une mairie de gauche qui expulse des enfants pour le réveillon, je pense que ça peut faire venir la presse.

Isabelle — Oui, j’ai plus envie de les excuser, c’est vraiment un sale coup et en plus tu as la mairie de Paris qui ouvre les gymnases, on peut le mettre ça dans le communiqué, c’est hallucinant. Tu peux commencer à travailler sur le communiqué de presse et on aura juste à [l’]envoyer aux contacts presse ?

Céline — Oui, et on peut refaire un mail aux élus en leur donnant un ultimatum : si on n’a pas de réponse à 18h, on convoque la presse. On peut aussi faire venir les copains militants et occuper la mairie.

Le « groupe des soutiens » est une catégorie indigène employée à la fois par les membres du groupe et par les familles du platz et que l’on retrouve dans les communications avec la municipalité et le réseau militant local sous le vocable « le collectif de soutien des familles du terrain Louise Michel »[5]. Il s’agit en réalité d’un groupe à géométrie variable en fonction des disponibilités et motivations de chacun, et qui s’est constitué au fil des expériences de mobilisation sur la question de la défense des Roms vivant dans un bidonville. On peut le décrire comme une communauté d’expérience constituée ponctuellement à l’occasion d’une mobilisation et qui articule à la fois une implication au présent dans la vie quotidienne des familles et un engagement plus ancien sur d’autres platz de la ville. Le public concerné tient par sa « dimension expérientielle indissociablement affective, cognitive et normative, ancrée dans le présent, mais ouvrant sur des horizons de passé et d’avenir, où des convictions « personnelles » vont se former, se renforcer et s’exprimer dans un procès de « collectivisation » et de « publicisation » d’une affaire ou d’une cause » (Cefaï, 2009 : 256). Concernant l’histoire qui nous occupe ici, le groupe des soutiens désigne un petit groupe de trois femmes proches des familles et joignables par téléphone, qui les suivent depuis leur installation et se sont mobilisées au moment de l’audience pour défendre le platz devant la justice. Les membres du collectif de soutien ont été introduites auprès des familles par l’intermédiaire d’un habitant d’un autre bidonville qu’elles fréquentent depuis plusieurs années et qui a des proches installés dans le terrain en question dans cet article. Celui-ci les avait sollicitées pour aider les familles à organiser leur défense avec l’aide d’un avocat au moment de l’audience à la suite de la plainte du propriétaire du terrain. Les soutiens ont également entrepris d’accompagner les familles dans leurs démarches administratives notamment pour la scolarisation des enfants et l’inscription à des cours de français. Ces militantes ont noué des relations affectives avec certaines familles du fait de leur implication au quotidien, et bien qu’elles ne subissent pas directement les conséquences de l’expulsion annoncée, elles font preuve d’empathie en s’imaginant la mise à la rue des familles en plein hiver. Dans cet extrait, les militantes se montrent doublement affectées par l’événement, à la fois par l’appréhension des conséquences pour les familles et par la remise en cause de la relation de confiance avec les élus.

Cette annonce provoque chez les membres du groupe des soutiens une réaction de colère due à la brutalité et à l’illégalité de la décision et un sentiment d’incompréhension et de trahison de la part de la municipalité avec laquelle ces femmes entretiennent des relations de confiance de longue date, en raison de leur expérience militante commune avec certains des élus. Au cours de la discussion entre les soutiens, on relève une séquentialité des épisodes émotionnels à la suite de l’annonce de l’arrêté d’expulsion. Les militantes vont, tour à tour, exprimer leur surprise et leur colère face à une décision jugée « incompréhensible » et « inhumaine », dénoncer la non-prise en compte de la période hivernale et de la vulnérabilité des personnes, et rejeter les arguments jugés « fallacieux », formulés pour justifier la prise de cet arrêté. Elles expriment un ressentiment à l’égard de la municipalité avec laquelle elles entretiennent habituellement des relations de loyauté et de cordialité. Malgré une pratique antérieure des délibérations et des précédents de conflictualité dans le jeu des négociations avec la mairie, elles manifestent ici une remise en cause de la relation de confiance avec les élus. Le motif avancé par la mairie dans l’arrêté d’expulsion, à savoir le caractère dangereux du bidonville, est interprété par les soutiens comme un prétexte pour pouvoir disposer du terrain sur lequel un engagement foncier a été pris pour un projet immobilier. Le dialogue entre les soutiens se noue autour d’adresses, de justifications et d’acquiescements mutuels en vue d’en venir à une évaluation morale commune et de produire un discours collectif. « L’affectivité est ce qui fait qu’il y a expérience, tant perceptive que cognitive ou morale. […] L’action collective n’est pas toute dans l’agir, mais aussi dans le pâtir et le compatir. Ici, les familles du platz et les soutiens sont « affectés par la situation qu’ils contribuent à définir et à maîtriser. » « Ils sont exposés à un événement qui les bouleverse et les déroute, remaniant leurs critères de compréhension et redéployant leurs horizons d’intelligibilité » (Cefaï, 2009 : 259). L’expression des émotions a une dimension interactionnelle par rapport aux relations singulières des acteurs en présence et à leur enracinement dans une expérience commune par le passé. Cette réaction émotionnelle au coeur d’un dialogue accusateur contre la municipalité prend également sens en relation à une expérience passée d’expulsions et de mobilisations. Elle participe de la consolidation d’une parole collective et de l’inscription dans une communauté d’expérience. « Un événement est toujours une portion d’un monde environnant dont on fait l’expérience d’une situation. Nous vivons et agissons en connexion avec l’environnement existant, non en connexion avec des objets isolés, même si une chose singulière peut avoir un sens crucial pour décider de la manière de répondre à l’environnement total » (Dewey, 1993 : 128-129). L’indignation et la colère s’expriment dans les discours qui prennent la mairie pour cible, dénoncent le stratagème politicien d’une telle décision au milieu des fêtes et revendiquent de trouver une solution au nom d’un public beaucoup plus vaste. Les émotions morales se font politiques en s’inscrivant dans une action qui en appelle au bien commun, en s’adressant à la communauté des citoyens (le jugement du public redoublant le jugement du procès au tribunal) et en tentant d’avoir des conséquences sur la municipalité.

Ce sont à la fois l’insertion dans un réseau militant local et le partage d’expériences passées de mobilisation, réveillées par la nouvelle situation, qui vont favoriser une temporalité resserrée et permettre de réagir rapidement à une situation urgente. Malgré le contexte jugé peu propice à une mobilisation, ici les festivités du Nouvel An, les soutiens et les familles vont mettre de côté leurs activités quotidiennes et employer tout leur temps à trouver une solution pour éviter l’expulsion annoncée, d’abord en cherchant à négocier avec la mairie, perçue comme responsable du problème, puis en publicisant la menace d’expulsion. Pour reprendre la distinction de Dewey (1927) entre le pâtir et l’agir, les émotions, d’abord vécues comme expression d’une expérience sensible et par l’évaluation d’une situation inconfortable, vont être converties en modalités d’action par les soutiens en rapport avec la maîtrise d’une routine militante. « Les émotions comportent aussi une capacité réactive et motivationnelle puisqu’elles nous disposent aux révisions qui peuvent réduire le différentiel entre nos attentes implicites et la réalité » (Livet, 2002).

1.2 Entrer dans la mobilisation par la négociation informelle

Après une première série de réactions immédiates déclinées sous l’expression des émotions, les soutiens vont s’organiser dans l’après-midi du 30 décembre et dans la journée du 31 décembre pour convertir le pâtir en agir (Dewey, 1934/2010). La passivité initiale de l’ébranlement affectif va se convertir en une tentative de reprise du contrôle sur la situation. L’action récupère l’énergie émotionnelle du choc moral et la met au service de la poursuite d’un objectif. Les soutiens vont donc se répartir les prises de contact téléphoniques avec des acteurs identifiés comme potentiellement porteurs d’une solution, ou tout au moins d’une compréhension du problème, en premier lieu, l’adjointe au maire qui a signé l’arrêté d’expulsion et le directeur de cabinet du maire.

Séquence 3 : Discussions téléphoniques avec les acteurs municipaux — 30 et 31 décembre

Dans l’après-midi du 30 décembre, les soutiens parviennent enfin à joindre l’avocat qui a suivi les familles lors du recours contre le propriétaire, mais celui-ci ne se montre pas très optimiste quant à leurs chances de trouver une solution par la voie de la justice et les incite à lancer un appel à la mobilisation.

Un peu plus tard, le 30 décembre dans la soirée, échanges de courriels entre les soutiens :

Isabelle — J’ai eu l’élue qui a signé l’arrêté au téléphone et je lui ai fait part de notre mécontentement et de la situation, qu’elle ne connaissait pas…

Nadine — Bien sincèrement cela m’étonne qu’elle, la première adjointe, ne sache pas ce qu’elle a signé. Elle ne savait peut-être pas qu’il y avait un jugement du tribunal. Par contre signer une expulsion sous 48 heures en plein hiver, et pendant la trêve des confiseurs, quand beaucoup de gens sont en congés ou ont la tête ailleurs, ce n’est quand même pas rien !

Le lendemain, le 31 décembre en fin de matinée, Mathieu le directeur de cabinet du maire[6] qui avait été contacté la veille par courriel et par téléphone, me rappelle pour faire un point sur la situation.

Mathieu — Concernant l’arrêté d’expulsion, ça ne va pas se faire dans les 48 heures, le préfet peut ou non accorder le concours de la force publique.

Céline — Oui, mais juridiquement, ils sont expulsables dès maintenant.

Mathieu — Oui mais ça ne va pas se faire là dans les dix jours.

Céline — Enfin mets-toi à notre place, nous on est très en colère là, on ne comprend pas cette décision. Distribuer un arrêté d’expulsion le 30 décembre, alors qu’il y a eu une décision de justice, le propriétaire a porté plainte, il y a eu une audience et le jugement a accordé huit mois de délai aux habitants avec notamment le prétexte qu’il y a des enfants qui vont à l’école et que ce serait bien qu’ils terminent leur année scolaire. Et là, on apprend que c’est la mairie qui décide arbitrairement d’expulser ! Et puis il faut voir les motifs, je ne sais pas si tu as lu l’arrêté, c’est du genre il y a de la fumée qui sort de la cheminée, il y a des fils branchés au groupe électrogène… On peut faire le même constat dans certains logements anciens. Tu vois, là, nous on est très en colère.

Mathieu — Oui, ça j’entends, toujours est-il que l’arrêté il est pris.

Céline — Oui, enfin, il va falloir l’enlever. À un moment donné, il faut tenir une position politique, ce serait une mairie de droite qui ferait ça, vous seriez les premiers à hurler. Là, vraiment, je n’arrive pas à comprendre, faut changer de parti.

Mathieu (soupir amusé) — Non, mais là, la motivation elle est liée à cette histoire de chantier.

Céline — Oui, mais ça, ce n’est pas marqué sur l’arrêté, c’est marqué que c’est dangereux. Et pour le chantier y’a pas urgence, il ne va pas commencer demain, on peut prendre trois mois pour réfléchir.

Mathieu — Bon, je suis pas capable de te dire là tout de suite de combien de temps on dispose avant le début des travaux.

Céline — Ben, il va falloir en dire plus dans la journée parce que nous (j’ai eu les copines au téléphone), si vous ne reculez pas sur cet arrêté municipal d’ici ce soir, on s’est dit vers 18 h 00, nous on convoque une conférence de presse demain après-midi, les médias ils vont être contents, une mairie de gauche qui expulse des gens le 1er janvier, on peut faire venir du monde là-dessus.

Mathieu — Après, c’est un bon titre de communiqué de presse, mais c’est pas la réalité.

Céline — Pardon, ben, si parce que juridiquement ils sont expulsables, nous on a aucune garantie, tu me demandes de faire confiance à la préfecture.

Mathieu — Non, je te demande rien.

Céline — L’arrêté, vous l’avez signé et maintenant les cartes elles sont dans les mains de la préfecture..

Mathieu — Je comprends ce que tu me dis, écoute, je vais faire le tour de ce que je peux faire.

Céline — Ben voilà, vous, vous avez moyen de revenir en arrière et d’annuler cet arrêté… C’est hallucinant que vous preniez cette décision aussi rapidement, en se disant que tout le monde serait en vacances et que ça va passer comme une lettre à la poste, c’est mesquin de faire ça le 30 décembre.

Mathieu — Non, ça je pense pas. Je reviens vers toi dès que j’ai des nouvelles ou pas.

Après cette première série de conversations téléphoniques, les trois femmes du collectif de soutien échangent de nouveau le 31 décembre dans l’après-midi pour discuter de la stratégie de mobilisation à mettre en oeuvre et en particulier de la prise de contact avec la presse.

Isabelle — J’ai envoyé un mail menaçant d’une conférence de presse le 1er janvier sur le terrain. Et Céline prépare un communiqué de presse.

Un peu plus tard, dans l’après-midi du 31 décembre, Mathieu, le directeur de cabinet du maire, me recontacte par téléphone afin d’apporter des éléments nouveaux en vue de solutionner le problème. Il a pu concerter les services municipaux et m’informe que les travaux sur le terrain occupé par le platz devraient démarrer fin mars. Il formule trois solutions de rechange en mentionnant pour chacune les contraintes et avantages : repousser les travaux, proposer une solution alternative aux habitants du bidonville ou accompagner les personnes avec un diagnostic social. Il m’informe ensuite que les deux élus concernés (logement et sécurité) proposent de recevoir une délégation des habitants et des soutiens le 2 janvier à 17 h 00 à la mairie. Le ton de la conversation est plus détendu au vu de ces avancées et Mathieu se laisse aller à des confidences sur le fait que cette décision de signer l’arrêté n’a pas été discutée. L’élue qui l’a signé n’avait pas connaissance de la présence des familles sur le terrain et du jugement favorable à leur endroit. Je reste ferme sur la nécessité de proposer une solution qui permettra de respecter le délai de huit mois en mettant à la disposition un autre terrain afin que les familles puissent rester dans le quartier et que les enfants terminent leur année scolaire. Mathieu avoue ne pas avoir de solution concrète pour l’instant tout en affichant une posture favorable à la réquisition de terrains vacants proche de celle défendue par le réseau militant local.

Tout au long de la conversation téléphonique, la militante porte la parole collective des soutiens en reprenant les arguments formulés juste après l’annonce de l’expulsion sur le non-respect du jugement et la critique du prétexte de la sécurité donné dans l’arrêté. Elle reprend le registre émotionnel en exprimant l’angoisse des habitants qui se sentent expulsables à tout instant et la perte de confiance des soutiens. Si, dans le jeu des négociations, les soutiens expriment leur choc à l’annonce de l’expulsion et leur sentiment de trahison à l’égard de la municipalité, ces militantes ont conscience d’une certaine rationalité et prévisibilité de cette décision. Le projet de la mairie de récupérer le terrain était connu et la décision est conforme à leur positionnement plus général sur les bidonvilles. La militante critique la méthode employée par la mairie et pointe le décalage entre l’argumentation de l’arrêté et la finalité de pouvoir disposer du terrain en urgence pour mener des travaux. La deuxième séquence décrit une discussion plus pratique sur les moyens de concilier les deux contraintes : respecter le délai accordé par la décision de justice et respecter la date de démarrage des travaux. Le dialogue devient plus constructif autour de la recherche d’une solution et le ton moins véhément. La militante adopte un ton à la fois colérique et ironique, alternant accusations véhémentes et traits d’humour, un jeu qui atteste de sa relation de familiarité avec le directeur de cabinet du fait de leur implication dans les mêmes mobilisations. Au vu de ces relations de dialogue cordial sur fond d’expérience militante commune, la décision de la mairie est ressentie comme une trahison par les soutiens et comme une remise en cause de leur relation de confiance.

Cet extrait de conversation téléphonique donne à voir les contraintes de la politique de gestion du foncier et d’affectation des terrains municipaux et l’insuffisante circulation des informations entre les services municipaux. Le directeur de cabinet pointe un problème de circulation des informations au sein de la mairie et reconnaît que l’argument de la sécurité formulé dans l’arrêté est un prétexte. L’élue qui a signé l’arrêté d’expulsion n’est pas au courant de la situation et elle agit par mimétisme ou par principe, comme s’il s’agissait d’une activité routinière inhérente à sa fonction d’adjointe au maire, et sans égard pour l’inadéquation entre la finalité de mettre à la disposition le terrain pour un projet de construction et les motifs invoqués dans l’arrêté portant sur la sécurité du terrain. La séquence décrit également à la marge les relations complexes entre les élus, le maire et le directeur de cabinet, et aussi les relations de la mairie avec les autres instances de pouvoir comme la préfecture. Au début de la conversation, le directeur de cabinet rassure les soutiens en arguant que la préfecture n’a pas encore demandé le concours de la force publique et qu’il y a toujours un délai entre la décision d’expulsion et l’intervention de la police pour déloger les habitants. Il est par ailleurs contraint de faire valoir le positionnement de la municipalité sur la question des bidonvilles en tenant à la fois un discours protecteur et répressif. Au vu de son orientation militante, il cherche tout de même à ménager un espace de dialogue et à participer à des petits arrangements parfois à l’encontre du discours officiel démontrant ainsi une articulation entre communication en public et négociation en coulisses qui sera développée dans la partie suivante sur le processus de publicisation.

Face à l’annonce de l’expulsion, les trois militantes du collectif de soutien vont élaborer plusieurs stratégies de défense en recourant à la fois aux interventions informelles par téléphone et à la publicisation de l’arrêté en vue d’obtenir une rencontre officielle avec la mairie. Cet enchaînement d’activités pratiques participe de la consolidation d’une émotion collective et de l’élaboration d’une parole collective qui va être formalisée par l’écriture d’un communiqué de presse et par la tenue d’un discours public des habitants et des soutiens lors de la réunion avec la mairie.

1.3 Entendre la parole sensible des habitants dans l’espace public des délibérations

Dans l’après-midi du 31 décembre, alors que les familles s’activent entre préparation des valises et préparatifs du réveillon, le directeur de cabinet du maire annonce par téléphone que les habitants et les soutiens seront reçus en délégation le 2 janvier par les élus concernés.

Séquence 4 : Réunion des habitants et des soutiens à la mairie — 2 janvier

Le 2 janvier à 17 h 00, environ soixante personnes s’amassent devant la mairie en réponse à l’appel au rassemblement lancé par le collectif de soutien pour soutenir la délégation reçue par la municipalité. Parmi elles, une trentaine d’habitants du bidonville se sont rassemblés sur le côté à gauche de l’entrée de la mairie. La délégation constituée de cinq habitants et de trois militantes du collectif de soutien est reçue à 17 h 30 par les deux élus chargés de la sécurité et du logement. Pendant environ deux heures, les délibérations vont alterner entre tentatives d’explication de la mairie et accusations véhémentes de la part des soutiens dans une ambiance tendue. Dans l’extrait suivant, j’ai choisi de décrire brièvement le déroulé de la réunion en me concentrant sur les prises de parole d’une jeune mère de famille du bidonville.

Au moment du tour de table en début de réunion, Cristina, une jeune femme du platz se présente timidement dans un français approximatif :

— Cristina : Bonjour, je suis une femme qui habite la place que c’est le problème. J’ai trois enfants scolarisés et un bébé de deux mois et j’espère qu’ils trouvent une solution. Parce qu’il y a pas de dormir, et si il y a pas de dormir je vais partir où avec les enfants, les enfants va pleurer…

— L’élue au logement l’interrompt : On se présente d’abord, mais on connaît la situation madame.

— Cristina reprend sur un ton plaintif : Moi, j’ai personne qui est resté la place là-bas, il y a rien où partir dormir, c’est beaucoup de personnes vous savez, c’est des malades, c’est des familles. Je sais pas où partir, la police va arriver dans 48 heures pour dire de partir mais nous on a eu six mois au tribunal.

— L’élu à la sécurité tente de contenir le ton plaintif de Cristina : On va passer la parole à ma collègue qui a les explications concernant la nécessité de disposer du terrain pour un projet de construction.

— L’élue au logement : On a besoin de ce terrain pour construire un nouveau programme immobilier. Nous avons eu des retards et le projet se heurte à des difficultés de mise à disposition du foncier.

Cristina me demande des précisions en chuchotant en roumain et souhaite reprendre la parole.

— Cristina s’adresse à l’élue qui a signé l’arrêté : Madame, excusez-moi, je suis de trois ans en France, la Roumanie, c’est très fatigant madame, l’argent pour vivre, c’est 150 euros, pour un gens qui travaille un mois c’est 150 euros, l’allocation c’est 10 euros, c’est très difficile pour vivre…

— L’élue au logement l’interrompt de nouveau : On le sait madame, non seulement on le sait mais on s’est battu au niveau européen pour que la situation change en Roumanie. Et on s’est battu pour que vous ayez le droit de travailler aussi.

— Cristina reprend son argumentation : Excusez-moi madame, tout le monde qui gouverne, il dit qu’il va changer la situation, tous les présidents. Moi j’ai donné tout pour l’éducation, pour mes trois enfants, pour m’intégrer et pour travailler. Et qu’est-ce qu’on va faire ? J’ai changé trois écoles mes enfants. Ici, c’est un pays international, c’est pour tout le monde, pour les Noirs, pour les Roms, pour les Arabes. Et pour les Roms, c’est tout de suite la rue, c’est pas possible madame.

— L’élue au logement sur un ton énergique : Attendez, ici on ne veut pas admettre qu’on dise qu’on est contre les Roms, je le dis fermement, ça c’est pas possible. Nous sommes l’une des rares villes de France à soutenir le combat des Roms et leur droit à vivre ici dans des conditions dignes. [Elle désigne ensuite les soutiens en les nommant par leur prénom.] Demandez-leur, elles pourront vous raconter tout ce qu’on a fait pour les Roms, et monsieur aussi [elle montre Marcel du doigt] il est au courant.

— Marcel acquiesce et répond à Cristina : La mairie ici, elle nous a soutenus, et Céline et Nadine aussi.

Cristina les remercie timidement d’un signe de tête.

— Céline : Concrètement. Les travaux, vous allez pas commencer demain ? Vous avez une date ?

— L’élu à la sécurité : On doit démarrer en mars.

Cristina me confie en aparté en roumain son inquiétude sur le changement d’école et insiste sur la nécessité de trouver un terrain dans le même quartier.

Marcel demande aux élus d’un ton solennel de ne pas les laisser dehors avec leurs familles.

Dans cette séquence, Cristina mobilise le registre des émotions dès sa première prise de parole au moment du tour de présentation, alors que les autres participants ont simplement donné leur prénom et leur statut. Elle se présente comme une mère de famille qui exprime son inquiétude quant à la situation à venir, se retrouver à la rue avec ses enfants en plein hiver. Elle inscrit son plaidoyer dans une dimension incarnée et sensible qui dépasse le cadre habituel des prises de parole en réunion et incite à mettre à distance la lecture souvent admise de « l’activité politique [comme] une réflexion intellectuelle excluant l’irrationalité habituellement prêtée à l’émotion » (Siméant et Traïni, 2009 : 12). L’émotion peut être appréhendée ici comme la manifestation d’une incertitude en lien avec une situation qui nous concerne : « Une émotion a partie liée avec une situation dont l’issue est en suspens et à laquelle le self qui est mû par l’émotion est intéressé de façon vitale » (Dewey, 1934 : 128-129). Sa participation à la réunion et son implication dans la délibération procèdent d’une volonté d’influer sur cette situation incertaine afin de rétablir une situation conforme à ses attentes. Elle interpelle ici l’adjointe au maire au logement, qui est identifiée comme la responsable du problème dans un double sens pointé par Gusfield (1981/2009) : elle est responsable moralement (c’est elle qui a signé l’arrêté d’expulsion) et elle est responsable politiquement (c’est elle qui a le pouvoir de dénouer la situation). Cristina met en avant son désir de réussir à s’intégrer en France comme en témoignent sa maîtrise du français et l’importance qu’elle accorde à la scolarisation de ses enfants et fait preuve d’une implication et d’une détermination exemplaires dans la cause. Elle poursuit son discours en expliquant les raisons de sa venue en France en lien avec la situation sociale en Roumanie et en dénonçant également les discriminations à l’égard des Roms. On note ici une circulation du discours entre un problème à résoudre immédiatement qui est situé localement et qui la touche directement (son inquiétude d’être mise à la rue avec ses enfants) et une situation économique, sociale et politique plus globale dans son pays d’origine (les difficultés matérielles et le racisme anti-Roms). Elle partage son expérience biographique pour faire valoir une prise de position collective et remplir un rôle de représentation en lien avec sa participation à la délégation. Les prises de parole de Cristina attestent de la volonté et de la capacité des habitants à accéder à la parole publique (Véniat, 2015) et à s’émanciper des règles de la représentation (Boschetti et Vitale, 2012) en vue de défendre leur lieu de vie. Ici, les habitants sont à la fois concernés à la première personne par les effets de l’expulsion et partie prenante du public mobilisé pour négocier un délai.

Mobiliser le registre émotionnel a pour effet de susciter le concernement et l’empathie de ceux qui sont perçus comme responsables de la situation et de provoquer un changement de décision qui permette le dénouement souhaité. Notons ici la conversion des émotions en expérience et le travail de sélection et d’unification qu’elles opèrent. « L’émotion est la force motrice et liante. Elle sélectionne ce qui s’accorde et colore ce qu’elle a sélectionné de sa teinte propre, donnant ainsi une unité qualitative à des matériaux extérieurement disparates et dissemblables. Elle introduit ainsi de l’unité dans et entre les différentes parties d’une expérience » (Dewey, 1934). Ainsi, l’expression des émotions des familles et des soutiens permet une mise en récit des anticipations à venir après l’annonce de l’expulsion et elle imprègne le travail de mobilisation en vue d’infléchir la situation. Si, a priori, l’expression des émotions se caractérise par une spontanéité en lien avec une situation d’urgence et d’inconfort, elle peut être mobilisée et mise en scène dans le jeu des négociations afin de servir la cause. La démarche coordonnée des familles et des soutiens et les attentes partagées autour d’un arrangement avec la mairie s’inscrivent dans cette volonté de mettre en commun des expériences et des émotions dispersées autour d’un même événement en vue d’en modifier le cours.

La temporalité ramassée et condensée de la réunion s’inscrit dans une écologie plus large de la routine des délibérations, chaque participant validant mutuellement un rôle attendu en lien avec un passé commun. Les soutiens vont user d’un effet de répétition et de martèlement des arguments déjà formulés lors des négociations informelles par téléphone et dans le procédé de publicisation avec le communiqué de presse. Les trois militantes vont également rejouer la carte du droit en s’appuyant sur le jugement du tribunal d’instance dont une copie circulera durant la réunion. Les points de discorde et de tension avec les élus ne seront pas résolus, chacun restant campé sur sa position en lien avec sa contrainte incompressible — le respect du délai du tribunal d’un côté et le démarrage des travaux de l’autre. Le dialogue ne se conclura pas par un accord sur une argumentation commune, ni même par un pas de chacun vers l’autre, mais par un simple arrangement pratique sur le délai de mise à disposition du terrain (deux mois) et l’entente sur une éventuelle discussion avec le propriétaire pour chercher un autre terrain.

2. à la périphérie du cercle, le réseau militant local et les associations : diffuser la mobilisation par la sociabilité militante et l’agglomération associative

Cet épisode de délibération à la mairie et le rassemblement de soutien convoqué par les soutiens pour appuyer la délégation reçue par les élus va ouvrir la voie à un élargissement des cercles de concernement et susciter la formation d’un public élargi autour de la défense de la cause des familles roms. En poursuivant l’analyse des cercles de concernement, on peut décrire l’entrée en action d’un troisième groupe d’acteurs aux contours plus diffus constitué à la fois du collectif de soutien élargi qui regroupe des personnes qui se sont déjà mobilisées par le passé pour défendre les familles roms vivant en bidonville, et aussi d’un réseau plus large de militants engagés localement dans des causes comme la lutte contre le racisme et le droit au logement. Cette seconde séquence de la mobilisation sera marquée, comme la précédente, par une articulation entre d’une part des pratiques de publicisation et d’agglomération avec la diffusion formelle d’un communiqué de presse et la sollicitation de collectifs et d’associations par l’envoi de courriels à partir des listes militantes, et d’autre part des pratiques de diffusion informelle en lien avec l’ancrage des trois femmes du collectif de soutien dans une sociabilité militante locale déjà tissée autour de mobilisations menées dans le passé sur la ville et qui va permettre de réactiver une relation de loyauté et une routine militante à l’occasion de cet événement.

2.1 Publiciser des émotions : le communiqué de presse

Séquence 5 : Publication d’un communiqué de presse

Collectif de soutien aux Roms du terrain Louise Michel — Mercredi 31 décembre

La mairie expulse des familles roms le 1er janvier !

La mairie a pris un arrêté municipal d’expulsion avec ordre d’évacuer le terrain dans les 48 heures à l’encontre de familles roms vivant dans un petit bidonville.

Cette décision est indigne et scandaleuse. À l’heure où de nombreuses villes ouvrent leurs gymnases aux sans-abris en cette période de grand froid, la mairie menace de mettre à la rue une vingtaine de familles avec bébés et enfants.

Ce terrain qui accueille environ 70 personnes ne présente aucun danger particulier et n’a pas de voisinage immédiat. Les habitants se montrent déterminés dans leurs démarches pour faire valoir leurs droits : plusieurs enfants sont scolarisés dans le quartier et certains adultes fréquentent un atelier d’alphabétisation dans la ville. À la suite de la plainte du propriétaire du terrain, ils se sont mobilisés en nombre pour venir à l’audience au Tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny. Ils ont obtenu avec leur avocat et les militantes qui les soutiennent un délai de 8 mois pour poursuivre leurs démarches d’insertion et permettre aux enfants de terminer leur année scolaire. La mairie remet en cause cette décision de justice et décide arbitrairement d’expulser ces familles en plein hiver.

Nous, membres du collectif de soutien qui accompagnons les familles de ce bidonville depuis plusieurs mois, demandons à la mairie :

— d’abroger immédiatement cet arrêté d’expulsion afin de permettre aux familles de passer l’hiver au chaud dans leurs maisons ;

— de mettre fin aux évacuations de bidonvilles sans solution de relogement qui se multiplient ces derniers mois sur la ville.

Une délégation d’habitants et de soutiens sera reçue par la mairie le 2 janvier à 17 h.

Nous appelons à un Rassemblement devant la Mairie en soutien aux familles roms du terrain menacées d’expulsion.

Le communiqué de presse constitue une synthèse et une validation de la parole collective exprimée par les habitants et les soutiens immédiatement après l’annonce de l’expulsion. Il mobilise le registre émotionnel (le froid, les enfants, la rue) et adopte une tonalité incarnée (l’angoisse, la colère, l’incompréhension) en vue de susciter le concernement et la mobilisation d’un cercle d’acteurs plus large. Pour les familles du platz et les soutiens, la diffusion du communiqué de presse permet de requalifier et de convertir les émotions exprimées oralement, sans y réfléchir, dans le feu de l’action, juste après l’annonce de l’expulsion en un langage formalisé et raisonné avec une visée pratique de publicisation de l’événement. « La mise en langage permet notamment de transformer les impulsions et les besoins en sentiments, idées, désirs et buts, et de faire naître « une communauté d’intérêt et d’effort », voire une volonté collective. Cette communauté repose sur « un ordre d’énergies transformé en un ordre de significations qui sont appréciées par ceux qui sont engagés dans une action conjointe et leur servent de références mutuelles » : « Leur mise en récit et leur publicisation les transforment en « choses pourvues de significations » (Quéré, 2015). Ce registre émotionnel reprend par ailleurs le répertoire d’argumentation habituellement mobilisé par les associations ou collectifs de soutien au moment des expulsions de bidonvilles, qui est axé le plus souvent sur un procédé de dramatisation de la situation en lien avec la présence de personnes jugées vulnérables (enfants, personnes âgées ou femmes enceintes) et avec les conditions climatiques (le froid, la pluie, la canicule). Pour contester la politique gouvernementale et municipale d’expulsion des bidonvilles, les collectifs de soutien et associations vont mobiliser le registre émotionnel et user d’un effet de dramatisation à la fois pour susciter l’émotion et inciter à la mobilisation, et aussi pour faire culpabiliser et céder les autorités locales. Ce travail de dramatisation se retrouve dans les vidéos militantes dénonçant les expulsions, l’oeil de la caméra se concentrant le plus souvent sur les baraques éventrées par les pelleteuses, sur les peluches abandonnées dans les décombres et sur le regard inquiet des enfants jetés à la rue devant une rangée de CRS costumés comme des robots. La mobilisation du registre émotionnel et la mise en spectacle de la dramatisation pour défendre une cause est une ficelle largement utilisée par les militants et déjà bien étayée par différents travaux en sociologie des mobilisations comme les enquêtes de Christophe Traïni (2009) sur la souffrance animale et la tauromachie ou de Christophe Broqua sur la lutte des malades du sida au sein d’Act Up (2005).

La diffusion du communiqué de presse et l’appel à un rassemblement devant la mairie visent à la fois à mettre en forme une parole collective des soutiens et des familles et à susciter une mobilisation élargie au réseau militant local. Si l’on admet que « l’expérience émotionnelle de chacun dans le groupe [est] constituée par l’interdépendance générée par l’appartenance et l’identification au groupe » (Quéré, 2015), il convient de préciser de quel groupe il s’agit et de savoir si l’appartenance à celui-ci suppose de partager une expérience commune ou simplement de partager des attentes ou des valeurs. Dans l’épisode décrit ici, l’expression d’une émotion collective va prendre différentes formes relativement à la présence de plusieurs groupes d’acteurs qui ont un degré d’implication et de sensibilité à l’événement plus ou moins proche. À la périphérie du cercle des familles et des soutiens, on a des personnes qui ressentent plus largement un certain concernement pour le sort des familles ou un sentiment d’injustice à leur égard et qui vont l’exprimer notamment par leur présence au rassemblement et par l’élargissement de la mobilisation. La corrélation entre émotions collectives et appartenance ou identification au groupe n’est donc pas nécessaire ici pour prendre part à la mobilisation ; au contraire, l’émotion devient publique quand elle déborde le cercle des intérêts particuliers.

2.2 Mobiliser le réseau militant local : sociabilité ordinaire et affinités militantes

Ce troisième cercle de concernement est constitué d’un groupe d’acteurs aux contours plus diffus qui rassemble des personnes qui se sont déjà mobilisées par le passé pour défendre les familles roms, et aussi un réseau plus large de militants engagés localement dans des causes comme la lutte contre le racisme et le droit au logement. Ce réseau militant local doit être envisagé comme une imbrication de personnes, pour certaines affiliées à une association ou à un parti politique de gauche, qui partagent une pratique militante routinière et entretiennent des relations de familiarité et souvent même d’amitié. Dans leur stratégie de diffusion du communiqué, les soutiens les plus proches des familles ont envoyé des courriels directement à partir des listes de diffusion militantes et également à des amis ou connaissances identifiés comme appartenant à des collectifs susceptibles de se mobiliser. Cette étape de la mobilisation articule des formes de publicisation publique avec la diffusion du communiqué de presse à partir des listes militantes et des contacts presse, et des formes de publicisation privée avec la sollicitation spontanée des relations amicales des soutiens en vue de susciter une réaction rapide en lien avec une loyauté et une routine militante. D’autres travaux en sociologie des mobilisations (McAdam, 1999) ont montré cette circulation informelle entre espace public et sphère privée des militants et étudié comment les liens de sociabilité qui se nouent dans des combats militants ont des conséquences durables sur les parcours de vie. Dans une perspective pragmatiste, tout engagement public est une source d’apprentissage (Dewey, 1916), transforme le rapport de soi à soi, aux autres et aux situations, et met en oeuvre une éthique civique et une expérience politique (Addams, 1902/2019). Cette citoyenneté en actes, quand elle implique un moment d’expérience créatrice (Follett, 1924), comme c’est le cas dans la formation d’un public, se traduit par une série de transformations de la vie sociale : organiser la lutte ensemble, tisser des liens, affronter des épreuves, bâtir des amorces d’organisation, faire émerger des biens publics, se constituer une mémoire collective… La sociabilité militante est ici envisagée non seulement comme une conséquence du parcours biographique sur l’engagement mais aussi comme une imbrication des relations de sociabilité ordinaire (amicales ou amoureuses) avec les pratiques de mobilisation et l’engagement pour une cause. C’est l’activation des relations amicales des soutiens, forgées autour d’une expérience passée des mobilisations et d’une proximité affective et locale, qui va permettre une diffusion rapide du problème et une agglomération d’acteurs dans un cercle plus large qui vont enclencher une routine militante par loyauté et amitié envers le premier cercle.

La publicisation de l’événement permet de constituer un public élargi autour du partage des valeurs communes mises en avant dans le communiqué (ne pas mettre des familles à la rue en plein hiver) et se traduira par des activités pratiques (le rassemblement et la réunion avec la mairie) pour contester la décision d’expulsion. « Pour qu’une émotion soit collective, au sens le plus fort, il faut donc qu’elle soit partagée par d’autres, dont certains anonymes les uns pour les autres, que nous l’éprouvions dans des activités coordonnées, que les préférences et orientations vers une cible ou vers des propriétés de la situation, orientations qui définissent le différentiel de l’émotion, soient supposées partagées avec les autres » (Livet, 2002). Ici, l’émotion se fait collective, mais déjà aussi, elle se fait publique, en ce qu’elle déborde les réseaux de relations interpersonnelles, l’ancrage dans la politique locale et la défense d’intérêts particuliers. « La reconnaissance de cette implication durable et étendue et celle du tort qu’elle apportait à des familles entières engendra un public. La transaction cessa de concerner seulement les deux parties immédiatement engagées. Ceux qui étaient indirectement affectés formèrent un public afin de circonscrire le trouble » (Dewey, 1927 : 96). Cette mobilisation se poursuit après le rassemblement par la diffusion de communiqués et la participation aux réunions du collectif de soutien permettant une mise en commun de connaissances et de compétences militantes en vue de traiter le problème. Le public se constitue à l’occasion de l’événement qui a suscité l’émotion (l’annonce de l’expulsion) et s’agglomère à partir de groupes existants sur la base de relations affectives (les relations de sociabilité avec les familles) ou militantes (l’appartenance à un réseau d’associations). Le suivi de la mobilisation se diffuse à travers les relations amicales des soutiens, par la sollicitation de proches venant s’enquérir du sort des familles et grâce à la puissance de dissémination des réseaux militants institués sur la commune. L’engagement dans la mobilisation de ce troisième cercle de concernement ne repose pas sur une expérience à la première personne, ni même sur une relation de familiarité avec les familles touchées par la décision, mais sur une forme de loyauté et de ritualité dans l’engagement militant autour du partage de valeurs, de fins et d’ennemis communs.

2.3 Étendre la publicisation à une audience nationale : mobilisation du droit et effet d’étiquettes

Si l’activité de publicisation et de mobilisation débute dès le lendemain de l’annonce de l’expulsion avec les prises de contact par courriel, la diffusion du communiqué de presse et l’appel au rassemblement devant la mairie, elle va se poursuivre et s’amplifier après la réunion du 2 janvier. Pour répondre aux sollicitations des personnes présentes au rassemblement et qui viennent s’enquérir du sort des familles et de l’issue de la réunion avec les élus, le collectif de soutien va diffuser un compte rendu de la réunion le soir même. La poursuite de la mobilisation avec la prise de position de grandes organisations à audience nationale va abonder dans le sens d’une publicisation de la cause par ceux qui ne sont pas directement touchés par l’effet de l’expulsion et qui n’ont aucun lien avec les familles du bidonville. On relève une complémentarité et un chevauchement entre une circulation informelle de la mobilisation en rapport avec des relations d’affinités ou d’opportunités et une circulation plus formelle par l’activité routinière du réseau militant local et qui va s’étendre et se ramifier par l’intervention d’associations qui vont porter la question à une audience nationale et se positionner davantage sur le terrain du droit.

À l’issue de la première réunion le 2 janvier, les élus concèdent un délai de deux mois avant de procéder à l’expulsion et convoquent une deuxième réunion en présence du maire le 20 janvier pour faire le point sur les engagements de chacun et les solutions potentielles. Au cours de cette deuxième réunion, le directeur de cabinet réaffirme la nécessité d’évacuer le terrain en vue de démarrer les travaux et accorde un délai supplémentaire d’un mois. En fin de réunion et sur un ton plus informel, il incite les habitants à s’organiser par eux-mêmes pour trouver un autre terrain à occuper en mettant en avant leurs compétences en la matière. Deux semaines plus tard, le 6 février, le collectif de soutien, inquiet de l’approche du délai avant l’expulsion programmée et sceptique quant à la proposition de mettre à la disposition un autre terrain, décide de relancer la mobilisation. Le 11 février, il adresse un courriel à un réseau élargi d’acteurs engagés dans la défense des droits des Roms pour amplifier la mobilisation. Le collectif de soutien souligne l’urgence de la situation à l’approche du délai avant l’expulsion en dénonçant la posture d’attentisme et de mauvaise volonté de la mairie. Cette urgence est accentuée par un autre événement, la distribution d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) pour défaut de titre de séjour, qui suscite une réactivation du registre des émotions avec la menace imminente d’une expulsion vers la Roumanie.

Cette relance de la publicisation de la menace d’expulsion par le réseau militant local et la diffusion du communiqué sur la plateforme régionale de soutien aux familles roms provoquent une réaction en chaîne des organisations nationales de défense des droits de la personne ou des étrangers comme la Ligue des droits de l’Homme, le Groupe d’information et de soutien aux immigrés (GISTI), Amnesty International. Cette plateforme a pour objectif de mutualiser les actions et ressources, faire circuler les appels à la mobilisation, mettre en commun des consignes pratiques et outils juridiques, et interpeller collectivement les pouvoirs publics. Son activation par le collectif de soutien permet une agglomération rapide d’organisations nationales qui formulent des propositions d’actions en lien avec leur expérience des mobilisations face aux expulsions. Si ce réseau de publicisation rend ainsi disponibles des ressources pour la mobilisation en lien avec une routine militante et une loyauté envers un collectif, son activation va avoir un effet d’évincement des familles du platz directement concernées par l’expulsion annoncée. Ici, la proposition de tenir une réunion dans le platz avec les habitants, comme cela se fait habituellement, est écartée au profit d’une décision de se réunir dans une salle associative au centre-ville et au motif que la discussion sera plus efficace sans la présence des habitants. Cette mise à distance spatiale et rhétorique pose la question récurrente de la représentation et de l’accès à la parole des habitants des bidonvilles (Véniat, 2015) dans les espaces de délibération au profit d’acteurs qui maîtrisent les codes de la routine militante et de l’affrontement politique.

Au cours de la réunion du collectif de soutien élargi, ces organisations nationales déplacent la mobilisation sur le terrain du droit et proposent des modalités d’action différentes nécessitant une discussion technique et juridique, et une connaissance pratique des registres d’action mobilisables.

Séquence 6 : Réunion du collectif de soutien élargi — 13 février

La semaine suivant l’envoi du courriel de relance et la distribution de l’obligation de quitter le territoire français (OQTF), un collectif de soutien élargi se constitue avec la tenue d’une réunion dans une salle associative en présence de plusieurs organisations nationales comme la Ligue de droits de l’Homme, Amnesty International, le GISTI, le Secours Catholique, Médecins du Monde, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) et le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD-Terre solidaire), et aussi Marcel, Costel et Cristina pour les habitants et Céline et Nadine pour les soutiens.

Nadine — Bonjour et merci d’être tous là, il me semble qu’il y a 2 objectifs à cette réunion :

1. La copine du GISTI vient pour voir avec nous comment faire une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH).

2. Nous devons organiser une action locale qui reste à définir pour faire pression sur la mairie.

Amnesty — Je propose aussi une lettre au Défenseur des droits, dont l’action peut être plus rapide.

GISTI — Je ne viens pas tout à fait expliquer comment saisir la CEDH. Je viens surtout pour apprendre les différents aspects de ce dossier, et voir en effet la possibilité d’une saisine de la CEDH sur la base de l’idée que, avant tout, il y a détournement de la mairie d’une décision de justice pour neutraliser ses effets, notamment le délai accordé. Mais ce travail doit être collectif, avec tous les arguments qu’on pourra, le cas échéant, y faire valoir, et avec l’aide, bien évidemment, de l’avocat. J’ai déjà transmis l’affaire au Syndicat de la magistrature qui a publié un communiqué de presse. Concernant la remise en cause d’une décision de justice par le maire, il y a déjà eu des précédents dans d’autres décisions avec des cas de recours en urgence auprès de la CEDH et une jurisprudence obtenue à la suite d’un recours contre une expulsion. La Cour a insisté sur la nécessité de mettre en balance le droit de propriété et les droits fondamentaux des familles, de prendre en compte les démarches d’insertion et le fait que l’évacuation entraîne une rupture de ces démarches. Donc là, on est bien dans ce cas de figure : pas d’urgence, pas de dangerosité, et en plus des démarches en cours sur la scolarisation et la santé. Il faut donc monter un dossier pour saisir la Cour européenne et joindre l’arrêté de la mairie. Vous avez déjà des éléments sur le nombre d’habitants, sur les inscriptions à l’école ?

Céline — Oui, on a déjà constitué un dossier pour l’audience de novembre. Il y a environ 60 personnes sur le terrain, peut-être un peu plus maintenant. Et pour l’école, on a réussi à inscrire seulement 3 enfants sur 15 car on a des difficultés avec la domiciliation, le délai est très long, et on est en discussion avec le service d’action sociale pour faciliter la démarche. Sur l’accès à la santé, ça marche plutôt bien, il y a un partenariat entre Médecins du Monde et les centres de santé municipaux. Et on est en train de voir aussi pour les inscriptions aux cours de français pour les parents.

Amnesty — Concernant ma proposition de saisir le Défenseur des droits (DD), j’aurais besoin que vous me transmettiez tous les documents du dossier. Je peux vous lire la lettre rapidement. (Celle-ci rappelle la situation en reprenant les grandes lignes du communiqué de presse.)

Nadine — À propos de la proposition de la mairie de mettre à disposition un autre terrain, je pense qu’on n’aura pas de nouvelles, ça fait déjà deux semaines que l’élu nous balade.

Médecins du Monde — C’est un argument facile de dire qu’on a déjà vendu le terrain et qu’on va essayer de trouver un autre terrain. Mais obliger les familles à déménager, c’est aussi une expulsion.

Céline — On a rencontré l’élu qui nous a promis un terrain, mais lui n’a pas les clés en main, il fait mariner les choses. Chaque semaine, il nous annonce que le terrain qu’il envisageait ne marche pas…

Nadine — Donc, pour rappel, on a plusieurs stratégies possibles, soit on envoie la lettre au Défenseur des droits avec une copie au maire, soit on fait un courrier au maire d’abord.

Céline — Moi, je pense qu’il faut être plus offensif, il faut mettre la pression et poser une date butoir. Est-ce qu’on peut se mettre d’accord sur ce qu’on demande, est-ce qu’on veut rester sur le terrain ? Ou est-ce qu’on accepte de déménager sur un autre terrain ? Il faut voir avec les habitants. Est-ce qu’en plus de la lettre, on ne prévoit pas une occupation du terrain ?

MRAP — Oui, on reste ferme là-dessus et si on demande un autre terrain, il faut consulter les habitants, on ne peut pas les contraindre à déménager, on ne peut pas parler en leur nom.

Nadine — Il faut engager les démarches en parallèle : envoyer directement la lettre au DD et simultanément la lettre au maire sinon on risque de perdre du temps, et avec les vacances scolaires.

MDM — On peut garder la menace de lettre au DD (Défenseur des droits) et le recours CE (Cour européenne) comme moyens de faire pression et, dans un premier temps, faire une lettre au maire avec la liste des démarches en cours et les logos de toutes les associations, ça laisse ouverte la négociation. Pour une lettre au maire, on n’a pas besoin de demander l’autorisation au siège, c’est une temporalité plus courte, alors que saisir le DD, ça prend plus de temps pour nous, c’est pas la même procédure.

Céline — On a déjà interpellé le maire par courrier et par mail, ça ne va pas le faire bouger, juste en ajoutant quatre logos. Il faut de nouveau appeler à un rassemblement et à une conférence de presse sur le terrain et mobiliser du monde sur le réseau militant local.

Nadine — Oui, quand on a menacé de faire une conférence de presse le 1er janvier là, ils nous ont reçus le lendemain, ça a marché, il faut continuer, on a gagné déjà deux mois et demi, si on n’avait pas fait ça, ils seraient déjà dehors là. On ne peut pas attendre encore une semaine. Moi, la négociation avec la mairie je n’y crois pas, ils nous mènent en bateau.

Amnesty — Pour le Défenseur, on n’a pas besoin de logos, on a besoin des noms des personnes discriminées et d’un argumentaire, la saisie est nominative, ce ne sont pas les associations qui le font.

MDM — C’est important de montrer qu’on est ensemble, qu’on est un collectif d’associations. Ce n’est pas la même chose de se présenter en réunion en disant moi je suis bénévole de ça et moi je suis ça… Vous n’avez pas envoyé un courrier avec les logos. Là, tu n’es plus le petit bénévole du comité de soutien, mais tu as le soutien de ton organisation nationale, et ça fait plus d’effet.

L’entrée en scène d’associations à audience nationale rompues à la routine militante et maîtrisant des ressources stratégiques va déplacer la publicisation de l’expulsion sur le terrain du droit avec la proposition de faire une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme et de saisir le Défenseur des droits. De nombreux travaux en sociologie s’attachent à décrire la manière dont le droit est mobilisé pour contester des pratiques jugées discriminatoires (Chappe, 2010 ; Véniat, 2016) ou pour contester une décision jugée injuste et illégitime. Dans son travail de diffusion des travaux portés par le mouvement Law and Society, Liora Israël décrit comment l’arme du droit peut être mobilisée comme pratique de contestation ou de reconnaissance. « Quand il s’agit de faire valoir “des” droits, le droit est un outil susceptible de convaincre l’opinion et d’enrôler des institutions dans la défense d’une cause » (Israël, 2009 : 9). Cette mobilisation du droit peut, dans certaines configurations et souvent en relation avec des pratiques de représentation et de publicisation, devenir une arme au service des acteurs faibles (Payet, Giuliani et Laforgue, 2008) qui va être utilisée par des groupes de personnes perçues comme victimes ou éloignées de la parole publique.

La fin de la discussion souligne une forme de partition complémentaire entre deux modèles de mobilisation associés à une plus ou moins grande proximité avec les familles du platz. L’un, expérimenté par les soutiens proches des familles, met en avant la nécessité d’inclure les habitants dans le processus de décision et d’interpeller directement le pouvoir politique local en soulignant l’effet d’évincement causé par le recours à une interpellation plus procédurière et institutionnelle. L’autre, porté par les militants professionnels des organisations, salariés pour la plupart, mise davantage sur l’effet d’étiquettes et sur un processus d’agglomération pour porter la mobilisation sur la scène politique nationale. Concernant la pratique de l’action collective et la proximité avec le problème à résoudre, cette séquence de la réunion décrit un décalage d’échelle et de sensibilité. D’un côté, les pratiques des grandes organisations nationales déclenchent des activités routinières, comme saisir le Défenseur des droits ou la Cour européenne, rédiger un communiqué de presse ou une lettre ouverte, pour défendre la cause sans forcément avoir un ancrage et une familiarité avec les familles du platz qu’il s’agit de défendre. De l’autre côté, les soutiens proches des familles affichent une fatigue morale et une perte de confiance relativement à ces modalités d’action liées à leur inquiétude pour l’avenir des habitants et à leur expérience décevante des négociations avec la municipalité. La question de l’évincement des habitants et de l’instrumentalisation du problème par des organisations à audience nationale revient régulièrement dans les discussions entre les associations et constitue notamment un levier de contestation pour les soutiens les plus proches des familles qui affichent ainsi une légitimité en lien avec leur ancrage local et affectif. Si la dualité entre les bénévoles des petits collectifs de soutien, qui donnent de leur temps gratuitement et s’engagent corps et âme auprès des familles, et les salariés des grandes associations, payés pour aider les Roms mais qui ne font pas le maximum et sont freinés par le poids de leur organisation, apparaît régulièrement dans les discussions entre les associations, cette partition mérite d’être complexifiée au regard des observations collectées. Dans l’épisode de mobilisation qui nous occupe, les mêmes personnes peuvent être engagées sur les deux tableaux. C’est le cas de la salariée de Médecins du Monde qui est à la fois en relation avec le siège de l’association pour produire un plaidoyer et interpeller les pouvoirs publics sur la question de l’accès aux soins, et qui, par ailleurs, se rend régulièrement dans les platz pour discuter avec les familles et les orienter vers les structures de santé partenaires. C’est le cas également de la militante du MRAP qui fait montre d’un dévouement sans borne à la cause et un attachement affectif relativement à sa connaissance ancienne de certaines familles et qui, dans le cadre de son engagement associatif, rappelle régulièrement la nécessité de porter des revendications politiques plus larges sur la question du racisme et du logement. Cette étape de la mobilisation autour de l’agglomération d’associations et de collectifs plus ou moins proches des habitants donne à voir une complémentarité entre des registres de motivation et des pratiques militantes différentes, allant de l’interpellation publique au petit bricolage local et engageant des cercles d’acteurs ayant un degré variable de sensibilité au problème.

conclusion

Repenser la temporalisation de la mobilisation et la partition entre privé et public

La prise en compte de la pluralité des formes d’engagement, de critique et d’évaluation et de la multiplicité des épreuves de sensibilisation, de concernement et de mobilisation qui composent la dynamique de problématisation et de publicisation nous a permis de rendre plus complexe la compréhension de ce qu’est le « public ». Nous avons ainsi pu décrire des formes de croisement et de coopération entre différents cercles et suivre l’élargissement progressif de la communauté d’enquête. Cette lecture incite à penser l’ensemble des activités menées en vue de résoudre le problème dans une continuité, et non pas dispersées dans des espaces ou des temps de présence et de parole strictement cloisonnés. Le processus de constitution des publics ne s’inscrit pas dans l’ordre strict d’une « histoire naturelle », qui aboutirait systématiquement à un affrontement avec les acteurs identifiés comme responsables du problème et dotés du pouvoir de dénouer la situation. Il peut prendre plusieurs chemins. De même, il met en mouvement plusieurs groupes d’acteurs qui ont eu par le passé une expérience commune et qui partagent des attentes autour d’un arrangement à venir. L’activité de problématisation et de publicisation doit ainsi être appréhendée dans sa dimension plurielle et processuelle, en suivant le déploiement de différentes pistes de mobilisation et en interrogeant la dualité entre espace privé et espace public. Le public peut être pensé ici comme une agglomération de cercles de concernement dont les membres ont des modes et des degrés d’engagement différents dans la situation problématique.

Articuler négociation en coulisses et pratiques de publicisation : l’apport de l’ethnographie

La démarche ethnographique, en immersion au plus près des acteurs en lutte, permet d’aller au-delà de la seule observation de la scène publique. En contrepoint de la face publique des délibérations, archivée dans les comptes rendus et autres communiqués de presse, elle donne accès à la face cachée des négociations et des petits arrangements informels, dont il ne resterait pas de trace, si ce n’est de façon imprécise, dans la mémoire des acteurs. Dans le processus de résolution d’une situation problématique, on observe des formes de complémentarité entre représentation et émancipation, entre publicisation et conspiration dans le jeu des délibérations avec les autorités locales. Les acteurs en prise avec un problème vont expérimenter, parfois de manière simultanée, plusieurs formes de remédiation et élaborer plusieurs scénarios allant de la participation au jeu des délibérations sur la scène publique à des pratiques de contournement ou de réajustement en coulisses. On note une circulation entre négociation informelle en coulisses (conversations téléphoniques avec les élus, discussions dans les baraques entre soutiens et habitants) et délibération sur des scènes publiques (réunions avec les élus ou rassemblement avec les autres acteurs concernés).

Retour aux petits arrangements informels : vers une dé-publicisation du problème

Cette prédominance du processus de négociations en coulisses trouvera son point d’orgue dans la suite de l’histoire. La résolution du problème s’est faite par la voie d’un resserrement du cercle des acteurs engagés et informés et par le recours à des tractations secrètes en vue d’un déménagement concerté. Si la réappropriation du problème par des acteurs non directement impactés par les conséquences de l’expulsion a pour effet d’évincer des habitants et d’ajuster le dénouement à la proposition de déménagement énoncée par la municipalité, les habitants du platz vont reprendre la main en vue de résoudre le problème. Devant ce nouvel horizon d’opportunité et après l’éloignement progressif de la perspective de rester sur le terrain, les habitants et leurs soutiens proches vont amorcer une nouvelle concertation et s’engager dans une série d’arrangements en coulisses. Cette nouvelle communauté d’expérience sera marquée par un resserrement du cercle des participants, par l’affirmation de la parole des habitants et par la réorientation des discussions dans un sens pratique et technique. Le public va se replier et la solution du problème viendra des tractations de quelques habitants et de quelques soutiens avec deux élus complices en vue d’un déménagement secret et concerté. L’histoire se sera ainsi dénouée par une dé-publicisation du problème.