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introduction

Au cours des dernières décennies, plusieurs rues commerçantes du centre de Montréal ont été transformées par l’arrivée de nouveaux établissements réputés « chics », « créatifs », « bohèmes » ou « branchés ». Il s’agirait pour certains observateurs de revitalisation commerciale, un terme utilisé au moins depuis les années 1970 pour désigner le retour des investissements commerciaux dans le noyau central des villes, généralement sous l’impulsion des pouvoirs publics (Morin, 1987 ; Sénécal, 2016). D’autres évoquent plutôt une « gentrification commerciale » (Bridge et Dowling, 2001 ; Chabrol, Fleury et Van Criekingen, 2014), expression nettement plus politisée qui renvoie à la disparition des espaces de consommation des couches populaires et à leur remplacement par des commerces plus sophistiqués, généralement plus chers (Anguelovski, 2015 ; Hubbard, 2017 ; Zukin, 2008, 2010). Cet embourgeoisement de l’offre commerciale contribuerait alors à un déplacement indirect des populations défavorisées au profit d’individus et de ménages plus aisés (Davidson et Lees, 2005 : 1170 ; Marcuse, 1985).

Cette seconde grille de lecture est de plus en plus souvent convoquée dans le débat public québécois, à la suite d’actes de vandalisme ayant ciblé, à plusieurs reprises depuis 2015, des commerçants du centre de Montréal : vitrines cassées, marchandise aspergée de peinture, graffiti antigentrification ou anticapitalistes, étalages pillés pour en redistribuer le contenu aux résidents à faible revenu, etc. La multiplication de ces événements parfois violents, médiatisés jusque dans la presse nationale (Normandin, 2016 ; Plamondon, 2015), a peu à peu polarisé le débat sur la gentrification des quartiers anciens, faisant des petits commerçants sinon les principaux, du moins les artisans les plus visibles de ce phénomène. Lors de certains de ces incidents, des tracts laissés sur place fustigeaient ainsi les « commerces hors de prix », les « restos branchés » et les « épiceries bourgeoises » qui « coloniseraient » peu à peu les vieux quartiers populaires (Godbout, 2013 ; Quelques anarchistes, 2014).

Ce vocabulaire peut surprendre, tant les représentations du petit commerce demeurent, au Québec comme ailleurs en Occident, profondément ancrées dans le registre du déclin. Thème ancien et récurrent dans la culture populaire (Beauregard, 1993 ; Zola, 1999), la mort du petit commerce a aussi durablement marqué les recherches scientifiques. Alfred Marshall observe en effet dès la fin du 19e siècle que le commerce est « en voie de transformation » et que « le petit boutiquier perd chaque jour du terrain » (Marshall, 1906 : 486). Max Weber (1964 : 37) remarque quelques décennies plus tard les signes d’une « révolution » devant mettre « un terme au vieux traditionalisme » et favoriser la modernisation et la croissance des entreprises de détail. Les études historiques ont en général tempéré ce pronostic pessimiste. En Europe, tant le « désespoir économique » des petits commerçants allemands (Gellately, 1974) que le « ressentiment » des boutiquiers parisiens (Nord, 1986) ont ainsi constitué une force politique influente, cela jusque tard dans le 20e siècle (Mayer, 1986). Les « guerres » acharnées des indépendants de Toronto contre les chaînes auraient pour leur part favorisé un renouvellement salutaire des pratiques des « petits », assurant à terme la survie et la croissance de certains d’entre eux (Monod, 1996). Les recherches sociologiques traitant de la période contemporaine s’avèrent toutefois plus moroses, faisant état d’une nostalgie tantôt résignée (Watson et Wells, 2005), tantôt combative (Mayer, 1993) et déplorant souvent une profonde incapacité des petits commerçants à se mobiliser pour résister à une grande distribution de plus en plus dominante (Pedro Varanda, 2005). Ils seraient devenus, par la force des choses, une catégorie sociale disparate et fragile parce que tributaire d’une activité économique menacée.

En contexte québécois, la disparition progressive des petits espaces commerciaux constitue un enjeu sensible, dont font état des succès tant musicaux — La rue principale du groupe les Colocs, en 1993 — que cinématographiques — Gaz bar Blues de Louis Bélanger, en 2003. En témoigne également la multiplication des expositions (Giroux, Binette, Thibault et Burgess, 2009), documentaires (Paquet, 2009, 2017) et autres ouvrages témoignant d’une fascination nostalgique pour les « commerces immortels » (Sigouin, 2005) comme les dépanneurs (Lussier et Lafond, 2010) ou les casse-croûtes (Villeneuve et Blouin, 2012). Les récits déclinistes sont aujourd’hui si bien implantés dans l’imaginaire collectif que plus personne ne s’étonne que l’une des principales firmes de consultance en revitalisation commerciale se soit jusqu’à tout récemment enregistrée sous le nom de Fondation, un terme habituellement réservé aux oeuvres de bienfaisance (Fondation Rues principales, 2016).

Ce portrait plutôt sombre de la situation des petits commerçants ne permet guère d’expliquer le dynamisme entrepreneurial observé récemment à Montréal. Comme les boutiquiers français interrogés par Nonna Mayer (1993 : 71), les nouveaux commerçants montréalais semblent (et prétendent souvent) rêver d’un monde où « les gros ne mangent pas les petits » et où « le travail est créateur et source de joie ». Mais leur identité n’apparaît pourtant pas résider « dans un passé idéalisé, reflet inversé du présent » ni dans la « société d’avant le capitalisme, d’avant le salariat et la grande entreprise ». Plusieurs se réclament bien de tradition et d’une certaine authenticité, ravivant des éléments d’un passé souvent romancé, mais peu d’entre eux sont réellement issus de ce que François Gresle (1981) a joliment qualifié d’« univers de la boutique ». Leur regard semble au contraire résolument tourné vers l’avenir, un avenir sans distribution fordiste, pour certains, mais rarement incompatible avec le profit et la croissance de leur propre entreprise.

Qui sont alors ces entrepreneurs, ces femmes et ces hommes d’affaires qui ne sont jusqu’ici apparus que comme des instruments de revitalisation ou des vecteurs de gentrification ? Que viennent-ils faire dans des quartiers longtemps connus pour leur défavorisation ? Il s’agit de questions importantes, auxquelles une littérature scientifique fragmentaire n’a jusqu’ici apporté que peu d’éléments de réponse. Il est du reste très difficile, au Canada, de dresser un portrait statistique de cette catégorie de travailleurs. Lors du dernier recensement national sur le commerce de détail, en 1965, on dénombrait au Québec 40 337 propriétaires de commerces, dont un peu moins du cinquième dans la seule ville de Montréal. Mais ils disparaissent par la suite des statistiques car la Classification nationale des professions de Statistique Canada les agglutine dans une seule et même catégorie aux commerçants de gros d’une part, aux cadres salariés de l’industrie du commerce de détail ou de la restauration d’autre part (Statistique Canada, 2011 : 26). On peut certes compter les 35 737 magasins considérés comme « indépendants » au Québec en 2009[1], mais plusieurs de ces entreprises sont susceptibles d’appartenir à un même propriétaire ou même à une autre société. On en sait donc plus sur la structure du capital commercial que sur la trajectoire ou les caractéristiques des entrepreneurs. Entre invisibilité statistique, folklorisation et diabolisation, la figure du petit commerçant reste donc méconnue, ce qui permet à chacun d’y accoler des subjectivités tout à fait contradictoires : à la fois bourreau et victime, capitaliste conquérant et archaïsme romantique. Cet article vise précisément à dépasser ces oppositions binaires de manière à révéler la complexité de cet acteur particulièrement visible de la ville contemporaine. Il détourne l’attention des seules vitrines pour offrir une compréhension nuancée de l’activité commerciale, en plongeant dans une arrière-boutique jusqu’ici peu considérée tant par les commentateurs divers que par les chercheurs.

S’appuyant sur une enquête de terrain réalisée dans deux quartiers centraux montréalais — Hochelaga-Maisonneuve et Saint-Henri-Petite-Bourgogne, dans le Sud-Ouest — cet article propose de suivre l’évolution récente du petit commerce à partir du vécu de ses principaux acteurs, à savoir les commerçants eux-mêmes. Il mobilise un corpus de 50 entretiens semi-directifs réalisés auprès de propriétaires d’établissements commerciaux de ces deux quartiers en 2012 et 2013. L’analyse de ces entretiens permet, dans un premier temps, de faire ressortir la diversité des profils des commerçants en proposant une typologie de leur rapport au commerce tenant compte de leur position dans le cycle de vie, de leur situation familiale et de leur trajectoire professionnelle passée. Elle permet ensuite, dans un second temps, d’examiner leur rapport au quartier où ils tiennent boutique, en insistant sur les représentations antérieures et postérieures à leur établissement. Nous constatons ainsi que leurs trajectoires professionnelles et résidentielles des nouveaux commerçants sont mues par des considérations éthiques et esthétiques fortes, les rattachant plus nettement aux couches moyennes salariées dont plusieurs d’entre eux sont issus, qu’à la petite bourgeoisie commerçante d’hier. Le petit commerce tend ainsi à devenir un moyen de subsistance comme les autres plutôt qu’une catégorie socioéconomique structurant les autres sphères de vie des commerçants. En mettant en relief les similarités et les différences de parcours, ces catégories constituent un outil conceptuel permettant de lier les subjectivités individuelles aux catégories socioprofessionnelles qui les rassemblent d’une part, à la transformation des villes d’autre part.

Berceaux de l’industrialisation montréalaise, les deux quartiers de cette étude ont connu dans les dernières décennies une hausse progressive mais significative de leur niveau socioéconomique. Ils ont d’ailleurs été les plus touchés par la récente vague de vandalisme, des incidents survenus pour la plupart après la réalisation des entretiens et qu’il était évidemment impossible d’anticiper. Sur le plan commercial, les deux secteurs regroupent un nombre à peu près équivalent de commerces et comptent tous deux un marché public couvert dédié au commerce alimentaire spécialisé. La compilation des annuaires téléphoniques inversés Lovell pour la période 1971-2011 révèle une évolution convergente dans les dernières décennies. On note ainsi, dans les deux cas, la quasi-disparition des institutions financières, un déclin marqué du nombre de magasins de meubles et d’habillement et, surtout, la forte croissance du commerce de bouche, des bars et des restaurants. Cette évolution se répercute sur la composition de l’échantillon. Bien que recrutés par quotas sur les deux principales artères de chaque quartier — la rue Notre-Dame Ouest dans Saint-Henri—Petite-Bourgogne et la rue Ontario Est dans Hochelaga-Maisonneuve —, les commerçants alimentaires sont surreprésentés dans l’échantillon, un écart également causé par la présence des deux marchés, mais qui fait écho à l’importance grandissante qu’occupe le commerce alimentaire dans les discours sur les deux quartiers.

1. de la subsistance à la qualité de vie : individualisation, esthétisation et « éthicisation » de la vie professionnelle

Le rapport des commerçants à leur entreprise apparaît influencé par deux grands types de caractéristiques : la situation personnelle et familiale des propriétaires d’une part, leur trajectoire professionnelle antérieure d’autre part. Dans ces entreprises de taille restreinte restées à la marge de la « révolution corporatiste » (Berle et Means, 1933) ayant dissocié gestion et propriété dans les grandes sociétés, les logiques personnelles et entrepreneuriales demeurent fortement imbriquées (Gray, 2002). « Les affaires de l’entreprise sont d’abord et avant tout une affaire personnelle. L’histoire de l’entreprise se borne souvent aux souvenirs personnels du patron, le capital de l’entreprise constitue sa fortune personnelle et les biens de l’entreprise sont ses objets personnels » (Torrès, 2003 : 127).

1.1 Cycle de vie et situation familiale

Les commerçants de l’échantillon ont des profils variés, mais tous ont en commun une forte imbrication des sphères privée et professionnelle, dont l’influence réciproque est considérable. Les événements de la vie personnelle sont souvent à l’origine de la décision de se lancer en affaires. Tel est le cas de cette commerçante de la Petite-Bourgogne qui a réalisé qu’il lui « manquait quelque chose » (P35-N-SO[2]) après avoir élevé ses enfants, ou de cet antiquaire de la rue Notre-Dame que le décès de sa conjointe a « fait réfléchir un peu sur la vie » et qui a décidé de faire ce qu’il aimait plutôt que ce qu’il n’aimait pas « mais qui rapportait beaucoup » (P01-A-SO). Les ruptures engendrées par ces événements modifient considérablement les aspirations et les attentes quant à la vie professionnelle.

Si, comme en témoignent ces deux exemples, les néo-commerçants ne sont pas forcément jeunes, tous ont en revanche moins de 50 ans. Cette jeunesse toute relative est généralement liée à une conception différente de l’entreprise, d’abord vue comme un accomplissement individuel dont témoigne l’omniprésence d’un vocabulaire axé sur la réalisation de soi. On voit le commerce comme un « défi », un « projet » à « accomplir » ; on veut « s’essayer », « prendre un risque ». Mais cette réflexivité nouvelle est surtout incarnée par le terme « concept », très présent dans le récit que plusieurs nouveaux commerçants font du développement de leur entreprise. Projection très personnelle centrée sur la créativité, le concept devient presque un synonyme de commerce, certains allant même jusqu’à parler de « concept business » (P48-N-SO). Ce rapport très intime à l’entreprise est aussi fréquent dans Hochelaga-Maisonneuve — « C’était bien mon concept et mon idée que j’ai développés pas mal toute seule » (P43-N-HM) » — que dans le Sud-Ouest — « Je me suis fait une boutique, j’étais tannée de faire des concepts pour d’autres personnes puis je me suis fait un concept à moi » (P26-N-SO).

Cette insistance des nouveaux commerçants sur l’innovation ne signifie pas pour autant que les commerçants de longue date y sont opposés. Leurs commerces n’auraient d’ailleurs pas survécu aussi longtemps sans s’adapter aux mutations de leur environnement d’affaires. Mais avec l’âge, l’esprit entrepreneurial semble s’émousser au profit d’une attitude prudente dont témoignent tant cet entrepreneur de 70 ans pour qui il ne « faut pas attendre d’être malade pour arrêter de travailler » (P18-A-SO) que cet autre qui juge, à 68 ans, « être arrivé à la fin de son cycle » (P24-A-SO). En outre, dans deux des quartiers parmi les plus jeunes de l’agglomération montréalaise — où les jeunes adultes de 25 à 34 ans comptaient pour plus du quart de la population en 2011 —, le vieillissement entraîne nécessairement un décalage avec la démographie des environs. Plusieurs se sentent dès lors dépassés, préférant se retirer plutôt que de compromettre leurs vieux jours en cherchant à s’adapter. L’investissement personnel et le risque financier qu’implique nécessairement l’adaptation leur apparaissent trop importants, à l’instar de ce fleuriste :

Moi je suis un vieux fleuriste… c’est des petits bouquets, des petites affaires. Fait que me mettre up-to-date là-dedans, c’est pas évident non plus. Parce que t’as deux clientèles… et c’est sûr qu’on peut faire le mariage des deux, mais c’est pas évident, il y a des pertes. C’est ce bout-là qui n’est pas facile à gérer. Quand c’est un nouveau, si mettons je vendais mon commerce demain matin et que c’était un nouveau qui rachetait, le nouveau arriverait ici et s’en irait là-dedans beaucoup plus facilement que moi*.

Les affaires sont aussi influencées par la situation familiale des commerçants, une variable très corrélée mais non réductible à l’âge. Dans l’échantillon, 9 entreprises sont dirigées par un couple et 11 sont contrôlées par des fratries ou par plusieurs générations d’une même famille. Cette structure familiale transforme la nature et l’exercice de la propriété en augmentant le volume des ressources disponibles, cela tant en termes d’énergie, de compétences et d’expérience que de financement. Ce dernier élément apparaît particulièrement important compte tenu de la difficulté d’obtenir des fonds externes et de la grande dépendance des entreprises de détail à l’égard des capitaux propres et de proximité.

La situation familiale des propriétaires détermine aussi très concrètement les besoins que l’entreprise doit permettre de combler, en particulier lorsque les commerçants ont des enfants ou d’autres personnes à charge. Les participants se trouvant dans cette situation étaient plus susceptibles de planifier en détail leur investissement et plus réfractaires au risque, ne pouvant « vivre d’amour et d’eau fraîche » (P25-N-HM). Cette prudence se reflète dans un choix courant chez les couples, celui de conserver un emploi rémunéré pour compenser la nature irrégulière et souvent saisonnière des revenus commerciaux. Qualifiée alternativement de « back-up financier » (P44-N-HM) ou de « coussin de sécurité » (P25-N-HM), cette stratégie permet de minimiser le risque, particulièrement important dans les premières années de l’entreprise. À l’inverse, ne pas avoir de responsabilités familiales peut inciter certains commerçants à se montrer plus téméraires :

Je suis propriétaire de ma business. Je suis propriétaire de l’immeuble, du condo où j’habite. Je suis encore dans une situation où c’est possible que j’achète le bloc à côté. Fait que je me retrousse les manches et je fonce. Si je pète, je péterai et si ça marche, bien je vais l’avoir mérité ! Si je deviens bourgeois avec tout ça, je vais l’avoir méritée ma bourgeoisie !

P11-N-HM

L’évocation de la bourgeoisie ne doit pas ici masquer la désinvolture avec laquelle ce terme est convoqué, non pas comme classe sociale mais seulement par rapport à l’aisance qui lui est associée dans l’imaginaire populaire. On ne peut, de la même manière, que constater l’horizon temporel relativement restreint auquel le commerce est cantonné. C’est un projet envisagé au présent et non une entreprise d’accumulation s’inscrivant dans le long terme. C’est la raison pour laquelle les représentations courantes du petit commerçant ne conviennent guère à la plupart d’entre eux, leurs identités sociale et professionnelle ne pouvant être assimilées à ce seul épisode d’une trajectoire socioprofessionnelle complexe.

1.2 Trajectoire professionnelle

On peut identifier cinq grands types de trajectoires professionnelles chez les commerçants de l’échantillon, en fonction de leur volume de capital scolaire, de la variété de leurs expériences professionnelles passées et des raisons qui les ont conduits au monde de la petite entreprise. Si la première catégorie est assez proche de la figure du petit commerçant traditionnel, les quatre autres renvoient à des parcours de néo-commerçants qui n’évoluaient pas auparavant dans cet univers, du moins à titre de propriétaire.

La première catégorie est la plus nombreuse et la plus proche des représentations courantes du petit commerçant traditionnel, regroupant essentiellement ceux que les anglophones appellent les mom and pop storeowners. Elle rassemble 20 commerçants, dont 18 établis de longue date, au parcours plus « organique », à l’instar de ce restaurateur d’Hochelaga-Maisonneuve : « Moi, ça fait 46 ans que je travaille ici. J’ai commencé en 1969, j’avais 13 ans au début, j’allais à l’école. Puis après j’ai été à plein temps. Ça fait 27 ans que je suis propriétaire*. » Les commerçants de cette catégorie sont majoritairement autodidactes, mais plusieurs ont suivi des formations professionnelles de niveau secondaire ou collégial et certains détiennent même des titres universitaires. Il s’agit dans ce dernier cas de commerçants ayant repris les rênes d’une entreprise familiale ou d’immigrants dont les diplômes n’ont pas été reconnus sur le marché de l’emploi. Le rapport au commerce est surtout alimentaire, mais plusieurs témoignent d’un attachement aussi intime qu’émotif à l’entreprise où ils ont passé la plus grande partie de leur vie.

La deuxième catégorie est essentiellement composée de jeunes adultes ayant décidé de se lancer en affaires peu de temps après avoir terminé leur cheminement scolaire. Si leur trajectoire n’est pas fondamentalement éloignée de celle des commerçants de la première catégorie, ces jeunes entrepreneurs se distinguent toutefois de leurs prédécesseurs par leur âge et par leur forte dotation en capital scolaire. Ils s’en éloignent aussi par une conception nettement plus entrepreneuriale de l’activité commerciale, incarnée notamment par leur recours fréquent aux programmes publics de démarrage d’entreprises. Ils sont plus nombreux à voir leur entreprise comme un défi, comme une création originale qui leur ressemble et à travers laquelle ils cherchent à se réaliser. Tel est notamment le cas de cette restauratrice d’Hochelaga-Maisonneuve :

J’ai vraiment mis toutes mes passions ensemble. La déco, tout ce qui est commerce et tout, et puis j’ai fait ça par étapes. J’ai commencé par dire : « Qu’est-ce que j’aime ? Qu’est-ce que j’aime faire dans la vie ? »

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Plusieurs se lancent d’ailleurs en affaires avec des proches, souvent des amis. Dans ces cas, le partenariat fonctionne souvent comme une famille ou un couple, avec un partage des ressources et des tâches. Il n’est d’ailleurs pas rare que certains copropriétaires conservent leur emploi rémunéré pour s’assurer un revenu stable.

Le troisième profil est celui de l’artisan à son compte. Il s’agit principalement de boulangers, de cuisiniers, de chefs, de pâtissiers et d’autres métiers de bouche ayant précédemment travaillé comme salariés pour d’autres entreprises avant de se lancer en affaires. L’expérience acquise dans un établissement reconnu équivaut ici à un apprentissage au sens traditionnel du terme, une pratique aussi ancienne que courante dans le milieu de la gastronomie, à Montréal comme ailleurs dans le monde (Johnston, Rodney et Chong, 2014 ; Parkhurst Ferguson et Zukin, 1998). La plupart des commerçants dans cette situation participent à l’essor du commerce alimentaire (Maltais, 2017), mais l’artisanat doit ici être entendu dans une acception plus large — recouvrant des secteurs aussi divers que la poterie ou le design — pour autant que le commerçant soit chargé d’une partie du processus de production de sa marchandise. Compte tenu de la nature artisanale de leur savoir-faire, les 6 commerçants de cette catégorie sont nettement inscrits dans un créneau haut de gamme, une logique de la qualité et du sur-mesure dont témoigne cette commerçante de Saint-Henri :

J’ai toujours eu une passion pour la bouffe, mais les affaires plus naturelles, de qualité. J’ai toujours travaillé dans des restaurants, des cafés et des bistrots, des chocolateries et des pâtisseries. Mais je n’ai jamais trouvé tout ce qui était nécessaire pour moi dans les autres emplois, en travaillant pour quelqu’un d’autre, alors je voulais vraiment m’inspirer, aller avec ma passion et travailler là-dessus. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé d’ouvrir mon propre commerce.

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Pour plusieurs de ces artisans, le commerce est donc un processus si individualisé de création qu’il implique un degré de liberté incompatible avec le salariat, même au sein d’entreprises du même type.

Cette même quête d’autonomie et de réalisation de soi se retrouve chez les deux dernières catégories de commerçants, au demeurant assez proches l’une de l’autre. Il s’agit dans les deux cas d’individus en réorientation de carrière, issus d’autres filières professionnelles et qui n’étaient pas auparavant liés au commerce de détail. Comme les jeunes entrepreneurs et les artisans à leur compte, ces convertis viennent chercher dans l’entrepreneuriat une plus grande liberté professionnelle. Ce désir d’autonomie est conforté par le souvenir encore très concret et souvent pénible des expériences passées.

Les premiers ont quitté un emploi généralement bien rémunéré dans une grande société pour fonder leur entreprise, dans l’espoir d’y trouver une vie sinon plus calme, du moins plus satisfaisante. Confirmant l’intuition de Bourdieu, Boltanski et Saint-Martin (1973) selon laquelle le commerce de détail se renouvellerait de moins en moins par la transmission d’entreprises familiales et qu’il absorberait une partie croissante du surplus de diplômés de l’après-guerre, on retrouve dans notre échantillon un nombre étonnant d’anciens avocats ainsi et de conseillers de toute sorte, notamment en fiscalité, en finance ou en communication. Pour ces individus fortement dotés en capital scolaire, ce changement constitue sans conteste un déclassement volontaire, du moins dans les premières années où l’entreprise est rarement aussi profitable que leur ancienne situation. La plupart de ces « professionnels[3] défroqués » justifient ce risque par une profonde insatisfaction relativement aux conditions ou à la nature de leur précédent emploi. Les griefs sont divers mais pointent tous en direction des « maux » du travail contemporain (Lallement et al., 2011) : stress, horaires aussi irréguliers qu’exponentiels, objectifs irréalistes, caractère monotone et statique du travail de bureau, etc. Tout comme l’artisan à son compte, le professionnel défroqué aspire à la liberté qu’incarne le monde de la petite entreprise. Être son propre patron lui permet de suivre des passions et des intérêts auparavant réprimés par une hiérarchie.

J’étais rendue à un point où je ne voulais plus de patron [rires], je voulais me partir à mon compte [comme juriste]. Puis je me suis dit : « Bien tant qu’à faire, pourquoi je ne partirais pas dans ce que j’ai toujours rêvé de faire. » Moi quand j’étais jeune, ma mère avait un magasin de papier peint. […] C’est là que j’ai eu la piqûre. J’ai préféré aller faire des études, même si une fois que j’ai terminé mes études je me suis dit : « Ben là je veux retourner à mes premi[ères] amours, à ce qui vraiment me passionne. » Le design intérieur ça me passionnait beaucoup, beaucoup. Je suis une maniaque des magazines…

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Comme pour les artisans, ce registre de la passion apparaît difficilement conciliable avec le généralisme : on aime le café, la pâtisserie, les fleurs, les livres ou le design mais pas les « marchandises diverses », comme les qualifie Statistique Canada dans sa classification des établissements commerciaux. Il apparaît tout aussi improbable de quitter une profession en haut de la hiérarchie socioprofessionnelle pour vendre de la marchandise bas de gamme dans un quartier pauvre. L’irruption d’autant d’individus issus des classes moyennes et supérieures salariées dans le commerce de quartier favorise donc immanquablement sa spécialisation et sa montée en gamme.

L’usage sécularisé du terme « défroquage » mène ici à un autre terme utilisé de la même manière, celui de vocation. Ce concept central de la sociologie wébérienne peut aussi renvoyer à une conception profondément éthique du travail. Nombreux sont en effet ceux qui appuient cette réorientation de carrière sur des bases morales, comme le rejet d’une certaine conception de l’économie basée sur l’accumulation. Ces professionnels insatisfaits (rarement sur le plan financier) de leur précédente carrière qu’ils « remettent en question » aspirent ainsi à une vie professionnelle qui « a un sens » :

J’étais diplômée en finance et j’ai travaillé là-dedans peut-être 6 ou 7 ans. J’aimais le travail, mais je n’aimais pas le milieu qui est très, très compétitif. J’étais là tout le temps… le soir et les fins de semaine, puis quand j’ai rencontré mon copain, lui est enseignant, fait que c’est l’inverse… c’est un horaire super flexible, super relax. Il est en congé l’été, en congé à Noël et ça m’a remise en question beaucoup et suite à ça, l’idée du magasin est venue. C’est beaucoup d’heures aussi au début, ça aussi c’était le soir et la fin de semaine mais en soi c’est complètement différent. Là-bas, j’étais malheureuse.

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J’ai étudié en droit et j’ai été engagé dans un grand bureau, j’avais gagné des bourses. Et j’ai droppé le droit pour une peine d’amour infernale. Le gars qui lâche le droit pour une peine d’amour c’est parce qu’il n’a pas d’affaire là ! Je sais que ce n’est pas un mode de vie qui m’aurait convenu. Je n’ai pas la résistance nerveuse pour ça. Je n’ai pas la capacité de concentration pour travailler sur des dossiers abstraits pendant douze heures par jour. Je suis un gars d’action.

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Ces commerçants témoignent ainsi d’une forte volonté de s’inscrire dans une économie tangible, de ne plus être un simple rouage — sans doute scolarisé et souvent même créatif au sens large donné par Richard Florida à ce terme — mais tout de même un rouage relativement anonyme et remplaçable dans une grande entreprise. La grande diversité des tâches qu’implique l’entrepreneuriat apparaît alors moins monotone que la spécialisation associée, par essence, à la plupart des professions. L’aménagement de la boutique, la décoration des vitrines, la préparation de la nourriture, la sélection et la visite des producteurs s’inscrivent dans une volonté de modifier son environnement, un nécessaire besoin de « changer les choses » ressenti par de nombreux travailleurs contemporains (Sennett, 2008 : 120). Le petit commerce présente ainsi une matérialité et une tangibilité absentes du quotidien de la plupart des cadres.

Pour certains, ce n’est toutefois pas tant le rejet du milieu professionnel ou de l’emploi précédent qui motive la reconversion, qu’un désir profond et ancien de se lancer en affaires : « J’ai toujours voulu ouvrir une entreprise depuis que je suis petite » (P47-N-HM). Tel est aussi le cas de ce commerçant de la rue Ontario :

Moi je suis un ancien gars de publicité et de marketing. Puis je me suis réveillé un matin et j’ai eu le flash. J’avais rêvé à ça dans la nuit et je me suis juste dit que c’était un rêve depuis que je suis tout petit. Je me suis dit : « Bon ben je le fais ! » Si je suis capable de le faire pour les autres, je vais être capable de le faire pour ma propre business. Pourquoi pas [joindre] l’utile à l’agréable, j’ai toujours voulu avoir un resto. Je vais l’essayer ! Je me suis dit : « Fais-le pour toi ! »

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Ces « autres » pour et avec lesquels les professionnels ont travaillé constituent un réseau de clients et de collaborateurs potentiels pour leur nouvelle entreprise. De la même manière, l’expérience acquise constitue un atout, même si les savoir-faire sont inégalement mobilisables dans le commerce. Si les avocats, les fiscalistes, les graphistes ou les professionnels des communications jouissent d’un avantage indéniable dans une entreprise de détail, d’autres expertises sont moins directement utiles, comme dans le cas des enseignants.

La cinquième catégorie est très proche de celle des professionnels défroqués, mais les commerçants qu’elle regroupe sont moins scolarisés et généralement moins dotés en capital culturel. Il s’agit pour la plupart d’employés ayant aussi choisi de devenir leur propre patron, mais leur discours est moins axé sur la créativité et davantage porté sur l’indépendance et la flexibilité, cela même si certains le font également pour vivre une passion (animaux, alimentation) :

Je travaillais à la caisse populaire, au guichet, puis à un moment donné je me suis dit que tant qu’à travailler avec le public je pouvais le faire pour quelque chose qui m’intéressait plus, puis j’ai vu le local ici. Mais je voulais pas que ce soit compliqué, c’est pour ça que je voulais vendre quelque chose de non périssable.

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Dans l’ensemble, les quatre catégories de nouveaux commerçants témoignent d’une grande individualisation du rapport au commerce et à l’entreprise. Ce rapport n’est plus seulement alimentaire. Il s’appuie sur un réel désir de réalisation et d’expression de soi. Le commerce devient une étape ou même seulement un essai dans un parcours professionnel plus large, participant d’un décloisonnement des carrières non seulement des entreprises elles-mêmes, mais aussi du salariat en général. Favorisée tant par la facilité d’accès au petit commerce que par la flexibilisation croissante du marché du travail — qui valorise désormais les expériences vécues hors de la grande entreprise —, cette individualisation des trajectoires professionnelles rend l’entrepreneuriat nettement plus attrayant car les expériences qui y sont acquises peuvent toujours être reconnues et mobilisées advenant un retour au salariat.

C’est généralement le statut d’entrepreneur et non celui de commerçant qui est valorisé, à l’exception des artisans ou des commerces dont la gestion requiert un certain capital culturel, comme les antiquaires. Mais pour plusieurs, liberté, passion et créativité semblent être plus importantes que le prestige social associé à l’entrepreneuriat. L’entreprise est d’abord un moyen de faire ce qu’ils veulent et non une fin en soi.

Les nouveaux commerçants montréalais se constituent une existence à la carte, qu’ils agencent avec une grande réflexivité sur la base de principes à la fois éthiques et esthétiques, des choix découlant directement de leur trajectoire passée. Cette double quête de sens et d’autonomie influence également les trajectoires résidentielles et, plus généralement, le rapport que les commerçants entretiennent avec leur quartier, lui aussi marqué par un fort décalage générationnel.

2. « Faire partie du quartier » ? : le petit commerçant entre ancrage et mobilité

Comme pour leur entreprise, les commerçants de longue date entretiennent généralement un rapport assez distant avec le quartier où est situé leur établissement, ce qui s’explique tant par la localisation de leur clientèle — souvent régionale — que par leur propre trajectoire résidentielle — la plupart habitent à l’extérieur du quartier. En effet, les trois quarts des anciens commerçants des deux rues[4] habitent des banlieues ou des quartiers périphériques aisés — Boucherville, Montréal-Ouest, Saint-Lambert, Sainte-Julie — ou de classe moyenne — Laval, Rivière-des-Prairies ou Saint-Laurent.

On compte bien parmi les commerçants au cheminement traditionnel quelques individus dont l’univers se cantonne essentiellement aux limites de leur quartier. Tel est notamment le cas de ce brocanteur de la rue Ontario ayant déménagé à plusieurs reprises depuis sa première ouverture au début des années 1990 : « ça fait presque vingt ans que je suis dans le quartier. Au début, j’étais sur la rue Davidson mais j’ai déménagé parce qu’ils ont vendu le bloc. Après ça, je me suis promené sur Sainte-Catherine et je suis revenu ici. Tout le quartier me connaît » (P34-A-HM). Né en région, ce commerçant a passé une grande partie de sa vie montréalaise dans Hochelaga-Maisonneuve, quartier où il se « sent chez lui » et qu’il n’a jamais vraiment envisagé de quitter. L’enracinement local est parfois encore plus ancien, comme chez ce commerçant « venu au monde dans Saint-Henri », quartier où il a choisi de rester après l’incendie de son précédent établissement et où il « connaît beaucoup de monde » (P18-A-SO). Cette connaissance du quartier et de sa population ressort comme l’une des principales raisons expliquant la relative stabilité géographique de ces commerçants de longue date et témoigne ainsi d’un attachement sans doute plus social que physique, mais néanmoins sélectif, à cet environnement. Ils sont en effet nombreux à porter un regard critique sur les problèmes sociaux associés à la défavorisation passée et présente — toxicomanie, travail du sexe, crime organisé — et à souligner que « ça faisait dur sur la rue, dans les années 1990 » (P09-A-HM).

Cette réputation peu enviable des deux quartiers pendant la majeure partie des dernières décennies explique l’éloignement résidentiel de la plupart des commerçants de longue date, la défavorisation apparaissant en décalage avec la prospérité ayant permis à leurs établissements de survivre. Or si, pour plusieurs d’entre eux, habiter en banlieue ou même à la campagne apparaît être un choix naturel qui n’appelle pas de justification particulière, d’autres se montrent plus nuancés. Tel est le cas d’un antiquaire de la rue Notre-Dame, qui insiste sur son besoin de séparer son lieu de travail de son lieu de résidence. Habitant une enclave cossue située à une dizaine de minutes de voiture de son commerce, il juge cette localisation idéale, « assez près, mais assez loin pour avoir une vie de quartier qui est différente » (P01-A-SO). Cette volonté de s’éloigner de son lieu de travail est assez généralisée chez les commerçants plus anciens, certains n’effectuant dans le quartier que de furtifs passages :

J’habite à la campagne. Quand je viens à Montréal, c’est seulement pour travailler, fait que je dois m’en retourner et j’ai une heure dix de route à faire. Et quand j’ai congé, je suis sur ma terre. C’est mon gérant qui a le temps d’aller fouiner aux alentours.

P17-N-SO

Pour la plupart des commerçants de longue date donc, le quartier d’affaires n’est bien que cela, une localisation commerciale plus ou moins avantageuse selon le cas, mais essentiellement envisagée du point de vue de sa capacité à assurer une fréquentation suffisante à l’établissement.

La situation apparaît inversée chez les nouveaux commerçants, qui habitent pour près des deux tiers dans le quartier où est situé leur établissement, une situation qui influence grandement la perception qu’ils ont de cet espace. Pour bon nombre d’entre eux, c’est même en grande partie le choix d’un logement qui a déterminé l’emplacement du commerce : « Pourquoi le quartier ? Eh bien parce que j’y habite depuis au-dessus de 25 ans. C’est un quartier que j’adore et c’est pour ça que j’avais le goût d’ouvrir ici » (P47-N-HM). Plus nombreux sont les commerçants ayant décidé d’ouvrir un commerce à proximité de leur résidence que ceux ayant décidé d’habiter à proximité de leur entreprise, mais cette commerçante d’Hochelaga-Maisonneuve témoigne de la difficulté de séparer les deux logiques, en particulier lorsque l’entreprise compte plus d’un propriétaire :

C’est mon conjoint qui voulait emménager dans le quartier. Il travaillait à côté et c’est pour ça qu’on a considéré le secteur. Moi je connaissais un peu moins. Puis lui avait déjà habité ici et il avait vraiment aimé. Le commerce est venu par après, une fois qu’on a été installés.

P44-N-HM

Pour plusieurs nouveaux commerçants, parcours résidentiel et parcours entrepreneurial s’entrecroisent donc dans une idéologie de la proximité à peu près inexistante chez les commerçants de longue date. « Aller travailler à pied […] être dans son quartier, avoir l’impression de faire partie du quartier » (P02-N-HM), être « vraiment branché sur le quartier » (P08-N-HM) sont ainsi des expressions fréquemment utilisées pour désigner ce mode de vie très local, prisé par plusieurs jeunes entrepreneurs.

Sur le plan des affaires, habiter le quartier confère à ces commerçants un certain avantage en ce qu’ils en connaissent bien l’évolution et sont plus à même d’en identifier les lacunes sur le plan de l’approvisionnement. En effet, à leur arrivée dans le quartier, ces nouveaux résidents peinent souvent à trouver localement les produits qu’ils avaient l’habitude de consommer et les lieux qu’ils avaient l’habitude de fréquenter (Zukin, 2010). Les exemples sont nombreux dans le Sud-Ouest, où à l’arrivée de cette commerçante, « il manquait vraiment de produits de qualité » (P46-N-SO). Ils le sont encore davantage à Hochelaga-Maisonneuve, « un quartier qui était mal desservi » (P25-N-HM) et où encore aujourd’hui, « l’offre n’est pas forte, forte, forte » (P08-N-HM). Certains se montrent encore plus critiques — « ça fait huit ans que je suis dans Hochelaga puis ça fait huit ans que je me dis : ″Il n’y a rien″ » (P15-N-HM).

Cette façon de parler du quartier comme d’un espace désert est toutefois plus fréquente dans le Sud-Ouest[5] que dans Hochelaga-Maisonneuve, où les propos sont généralement plus nuancés. Cela est sans doute dû à l’état de délabrement avancé de certains segments de la rue Notre-Dame — où plusieurs bâtiments sont placardés ou carrément démolis au début des années 2000 — et à la nature particulièrement polarisée d’une offre commerciale écartelée entre les antiquaires et les commerces de bouche du marché Atwater d’une part — largement inaccessible à la population à faible revenu — et une offre clairsemée et assez bas de gamme d’autre part. Ces critiques ne sont d’ailleurs pas l’apanage des nouveaux arrivants, certains commerçants originaires du quartier utilisant le même langage. Tel est le cas de cette brocanteuse de Saint-Henri qui se définit comme une « fille du quartier » et qui rappelle que sur la rue Notre-Dame, il y a encore quelques années, « il n’y avait pas grand-chose, vraiment pas grand-chose » (P35-N-SO).

Les lacunes de l’offre existante apparaissent toutefois plus qualitatives que quantitatives, en particulier sur la rue Ontario où les locaux vacants sont assez peu nombreux et où la diversité commerciale est plus grande que sur la plupart des artères montréalaises. Ce ne sont donc pas les établissements qui manquent mais seulement ceux qui conviennent à ces entrepreneurs issus pour la plupart des couches moyennes scolarisées, souvent plus exigeantes sur le plan de l’approvisionnement. Certains éléments communs se dégagent en effet de la plupart des témoignages : préférence pour les petits établissements spécialisés au détriment des chaînes, valorisation de la qualité et de l’apparence des commerces — qui exclut d’ailleurs la plupart des casse-croûtes de la catégorie des restaurants — et une commune insatisfaction pour l’offre passée jugée insatisfaisante :

On s’est vite rendu compte que l’offre alimentaire dans le quartier… en fait, il y avait pas beaucoup d’offres quand on est arrivé. Beaucoup de Dollarama et de patateries, mais il n’y avait pas encore de restaurant.

P02-N-HM

Le quartier change beaucoup autour de la place Valois mais à mon extrémité, il n’y a pas encore vraiment d’offres de service, de petits magasins qui ont de l’allure. Il n’y a rien qui est vraiment charmant. Il n’y a pas de boulangerie, il y a pas de poissonnerie, il y a pas de petits restos autres que des fast-foods ou des greasy spoons.

P11-N-HM

Si ces carences de l’offre commerciale ne semblent pas affecter outre mesure l’enthousiasme des commerçants précités pour leur nouveau quartier de résidence, pour d’autres participants, le lien affectif est moins naturel et ne se développe que progressivement, à mesure que le quartier se transforme. Loin du coup de foudre, ce sont parfois des considérations immobilières très pragmatiques qui sont à l’origine de l’emménagement :

Au départ, le quartier Saint-Henri ne m’intéressait pas du tout. C’est l’appartement, versus le prix qui m’a fait prendre ce logement-là, puis c’est à ce moment-là que j’ai découvert les abords du canal Lachine, le parc Cartier qui est magnifique, le marché … Donc il y a beaucoup, beaucoup de potentiel dans le quartier. Mais quand je suis arrivée il y a 12 ans, il n’y avait absolument rien. Il y avait le marché Atwater, puis heureusement parce que sinon je ne serais jamais déménagée dans le quartier. Puis maintenant je suis très contente d’être ici ! Je trouve ça intéressant moi, qu’il y a plein de commerces qui ouvrent.

P28-N-SO

Pour plusieurs, l’emménagement dans le quartier est donc antérieur non pas à son embourgeoisement — dont ils témoignent d’ailleurs de l’amorce déjà ancienne — mais bien aux améliorations esthétiques engendrées par ce phénomène. Ce n’est pas vraiment le quartier d’alors que ces commerçants ont choisi, mais un ensemble de potentialités, de caractéristiques prometteuses qui laissaient entrevoir un quartier à venir plus conforme à leurs attentes, au diapason de leur propre mode de vie.

2.1 Un quartier qui monte

Interpréter certaines caractéristiques de ces quartiers en déclin comme un « potentiel » suppose une connaissance préalable du processus qui permet de le réaliser — qu’on le qualifie de revitalisation ou d’embourgeoisement — de même qu’une certaine confiance en sa diffusion au-delà des quelques quartiers où il était visible à Montréal au début des années 2000. C’est ici que les représentations de ce processus révèlent toute leur importance, les commerçants étant nombreux à appréhender l’évolution de leur quartier à partir de cette grille de lecture. Plusieurs justifient sur cette base leur décision de se lancer en affaires dans le secteur — « ça fait huit ans que je suis ici, puis je sentais que le quartier était prêt à ça » (P15-N-HM). L’embourgeoisement en cours et surtout à venir apparaît en effet pour la plupart des nouveaux commerçants des deux quartiers comme une évidence : « on savait que Saint-Henri, ça s’en venait, c’était inévitable » (P23-N-SO) ; « le quartier il y a 5 ans n’était pas ce qu’il est maintenant. Mais je sentais… on le sentait qu’il était pour y avoir une évolution, un changement » (P29-N-SO) ; « On n’arrêtait pas de dire : ″C’est un renouveau ! Le quartier va changer, ça s’en vient, c’est là ! ″ » (P37-N-HM).

Au-delà des possibilités d’épanouissement personnel qu’elle promet aux nouveaux résidents, cette trajectoire socioéconomique ascendante du quartier est souvent vue comme une occasion d’affaires, le parcours résidentiel pouvant lui-même être plus ou moins raisonné en termes financiers. C’est d’ailleurs souvent un double calcul qui mène les commerçants vers leur nouveau quartier, projet résidentiel et projet commercial se fondant l’un dans l’autre et se déployant souvent sur plusieurs quartiers. C’est le cas de ce restaurateur de la rue Ontario :

Le quartier était en pleine expansion. Il y avait beaucoup de compagnies en train de développer des condominiums. On a acheté une maison et la différence de prix par rapport au Plateau ou d’autres quartiers était énorme. On a pris le risque. On s’est dit : « C’est un quartier à développer avec beaucoup de projets, on arrive au bon endroit au bon moment. »

P06-N-HM

Le parcours de ce commerçant n’est pas atypique. Au contraire, l’établissement dans le Sud-Ouest ou dans Hochelaga-Maisonneuve n’est généralement pas un premier choix, en tout cas pas la première étape d’un parcours résidentiel qui a souvent traversé d’autres quartiers centraux. Plusieurs commerçants ont d’abord habité, en tant que locataires, des quartiers plus aisés ou de gentrification plus avancée, avant que la hausse des loyers ou leur désir d’accéder à la propriété les dirige vers un secteur à la mesure de leur budget. Du point de vue du patrimoine personnel ou familial, il s’agit donc bien d’une progression en forme d’ascension sociale : devenir propriétaire (Ronald, 2008). Du point de vue du prestige, il s’agit toutefois d’un déclassement vers un quartier moins valorisé. Il en résulte parfois une certaine impatience d’en voir le « potentiel » se réaliser, doublée d’un certain agacement lorsque les changements attendus ne se matérialisent pas assez vite (Bacqué et Fijalkow, 2006). Les deux quartiers populaires sont ainsi mis en relation avec d’autres, intégrés à un marché propre aux quartiers centraux en gentrification, dont le Plateau-Mont-Royal constitue encore aujourd’hui le principal point de référence. Pour ces nouveaux commerçants très mobiles, ce quartier désormais très renommé (Benali, 2007) est utilisé comme un étalon de mesure auquel sont constamment comparés les deux secteurs qui sont souvent présentés comme « le prochain Plateau » (P23-N-SO) par les participants comme par la presse (Bonneau, 2009).

Je considère qu’Hochelaga est un peu dans la situation où était le Plateau-Mont-Royal dans les années 1960 et 1970. Personne ne voulait y habiter. Puis maintenant c’est un quartier qui est très trendy et qui est en train d’être acheté par les Européens. Tout le monde veut y vivre.

P11-N-HM

Il va arriver ce qui arrive partout. Un moment donné, tout le monde a déménagé ici parce que les loyers étaient bas. Mais là ils sont rendus full, les loyers ont augmenté. Fait que là tout le monde va se pitcher sur un autre quartier qui va avoir la même clientèle. C’est ce qui se passe avec les petits quartiers. C’est que maintenant, les gens recherchent la vie de quartier. J’ai l’impression que c’est quelque chose que les gens apprécient beaucoup. Ça s’en vient.

P35-N-SO

Dans cette perspective, Hochelaga-Maisonneuve et le Sud-Ouest ne sont ni les premiers ni les derniers à être touchés par ce phénomène dont ces commerçants ne doutent manifestement plus de la généralisation. Ceux-ci n’envisagent donc pas leur quartier comme un environnement fermé, évoluant en vase clos, mais plutôt comme un espace parmi d’autres, qui sont progressivement réinvestis par « des gens en quête de vie de quartier ».

2.2 Faire ses courses

La grande réflexivité des commerçants se traduit également dans l’usage qu’ils font de leur quartier au quotidien, en particulier dans leurs pratiques d’approvisionnement. Pour ces individus mobiles — sans doute biaisés par leur activité professionnelle —, les courses ressortent en effet comme le principal soutien de la vie de quartier.

La vie de proximité est valorisée par certains commerçants de longue date, tel ce fleuriste ayant passé sa vie dans le même quartier où il effectue encore « 80 % de ses achats » (P22-A-HM), ou encore ce commerçant de la rue Notre-Dame qui prend grand plaisir à s’approvisionner quotidiennement au marché public et « essaie toujours d’acheter dans les petites surfaces » (P23-A-SO). Tous ne partagent toutefois pas cette réticence à s’approvisionner auprès de la grande distribution. Au contraire, la plupart d’entre eux indiquent fréquenter des grandes surfaces, plusieurs faisant même leurs courses chez des grandes enseignes à rabais comme Walmart ou Costco sans que cela ne semble leur poser de dilemme éthique particulier. Certains sont même fiers des économies que cela leur permet de réaliser, mais dans l’ensemble, fréquenter un supermarché ou toute autre grande surface apparaît surtout comme une évidence, une pratique qui va de soi.

L’opposition à la grande distribution est nettement plus répandue chez les nouveaux commerçants, qui sont très nombreux à valoriser les petits commerces de proximité — « I like to get things from small sources » (P32-N-SO). Tel est aussi le cas de cette restauratrice de la rue Ontario qui « essaie de ne pas aller au [supermarché] Metro » (P37-N-HM) ou de cette commerçante de Saint-Henri qui fait ses courses « essentiellement dans le quartier », fréquentant le supermarché seulement « pour les urgences » (P28-N-SO). Ces discours et ces pratiques s’appuient sur des valeurs qui permettent parfois d’être moins tatillon sur la qualité ou le prix d’un produit, pourvu qu’il soit acheté dans le quartier, faisant ainsi écho au localisme traditionnellement véhiculé par les mouvements de défense des petits commerçants (Hess, 2009). Cet ancrage moral se traduit également dans la manière dont plusieurs nouveaux commerçants parlent de leurs pratiques d’approvisionnement. En effet, ils abordent généralement le sujet en marquant leur soutien aux commerces locaux avant de reconnaître — presque en s’excusant — qu’ils s’approvisionnent aussi à l’extérieur lorsque l’offre du quartier est inadéquate. Tel est par exemple le cas de cette commerçante d’Hochelaga-Maisonneuve — d’ailleurs recroisée après l’entrevue alors qu’elle faisait une course chez un commerçant de longue date — qui fait ses achats « principalement sur la rue, à l’exception des vêtements qu’on ne trouve pas sur la rue, mais sinon tout ce qui est épicerie, c’est sur la rue tout le temps » (P44-N-HM). Il faut dire que les pratiques personnelles d’approvisionnement des commerçants sont fortement contraintes par leurs propres horaires de travail, lesquels sont souvent peu compatibles avec la fréquentation de commerces partageant les mêmes heures d’ouverture.

Plusieurs d’entre eux, insatisfaits comme on l’a vu de l’offre commerciale, observent l’ouverture de nouveaux établissements avec soulagement, cette bonification progressive de l’offre locale leur permettant enfin de fréquenter des établissements de proximité et de concrétiser cet idéal de vie de quartier auquel ils aspirent :

Je trouve tellement que c’est un beau quartier ! Le dimanche matin je vais déjeuner sur la rue Sainte-Catherine, on revient par les brocanteurs. Le vendredi soir, on peut venir souper sur la rue Ontario. Je sais pas, il y a quelque chose… plus qu’on ne l’a jamais senti. Le quartier s’en vient vraiment à son meilleur.

P02-N-HM

Je suis venue à vraiment aimer les petits bars de quartier, tu sais… tu vas là puis tu danses en ligne avec le band puis la moyenne d’âge est de 56 ans… je trouve ça cool ! Mais ça, c’est moi. C’est peut-être pas tout le monde qui trouve ça super le fun, mais les brocantes je trouve ça le fun, la boutique de livres usagés j’adore ça… mais c’est drôle parce que je vis vraiment dans une bulle ici.

P23-N-SO

Ce terme bulle ne doit pas être entendu littéralement dans le sens que lui ont attribué Butler et Robson (2003), comme un retranchement social de ces commerçants-gentrifieurs dans un ensemble de pratiques exclusives. Le mode de vie à la limite de l’autarcie que décrit cette commerçante semble bien sûr assez sélectif dans ses contacts avec la population traditionnelle du quartier (Maltais, 2016), au demeurant largement folklorisée à travers la danse en ligne. Mais la « bulle » renvoie bien ici à un territoire géographique que la commerçante est consciente de partager avec d’autres, plutôt qu’à un quelconque isolat « tectoniquement » séparé du reste de la population (Jackson et Butler, 2015 ; Slater, 2005).

2.3 L’environnement physique

Si les nouveaux arrivés en parlent plus naturellement, posant un regard encore un peu extérieur sur un environnement qu’ils apprivoisent peu à peu, certains commerçants de longue date appréhendent aussi leur rue et leur quartier d’un point de vue esthétique. Plusieurs d’entre eux éprouvent même un certain respect pour la sensibilité et le travail esthétique accompli par les nouveaux commerçants — notamment quant au soin porté à l’aménagement de la boutique ou à l’originalité des efforts de promotion. Toutefois, pour la majorité des commerçants de longue date, ce rapport apparaît moins lié à la créativité et passe plutôt par des considérations concrètes comme la propreté, l’entretien, le délabrement, les investissements et la rénovation — ce qui s’explique sans doute par les nombreuses années où le quartier était « laissé à l’abandon » (P12-A-SO) et où les commerces bas de gamme se multipliaient.

Certains nouveaux ont en revanche une vision très romantique de leur quartier, sélectionnant les éléments les plus esthétiques — « il y a l’église, le parc, la fontaine. Il y a un beau charme » (P23-N-SO) — et faisant une lecture positive d’autres éléments dont l’appréciation est à première vue moins évidente comme les « petits bars de quartier » évoqués précédemment par une commerçante. Cette esthétisation semble toutefois atteindre ses limites lorsqu’elle est soumise au regard extérieur, quand les commerçants sont amenés à sortir de leur « bulle » pour aborder leur environnement avec une certaine distance. L’attachement peut alors faire place à un sentiment de frustration, voire de « honte » à l’égard d’améliorations physiques qui tardent à se manifester : « Tu sais, quand j’arrive ici le midi puis je vois les vieilles décorations de Noël encore accrochées, ça fait dur. Des fois j’ai un peu honte, mais en même temps, c’est pas grave » (P43-N-HM). Pour ces individus très mobiles, les carences esthétiques sont atténuées au quotidien par un lien affectif fort qui ne se dissipe qu’à travers le jugement extérieur, nécessairement plus pragmatique.

À un moment donné […] j’ai décidé de marcher jusqu’à la maison, puis j’ai vraiment vu Notre-Dame dégénérer jusqu’à tant que j’arrive ici, puis quand je suis arrivée en dessous du viaduc je me suis dit : « C’est vrai que c’est laid. » Le voir de cet oeil-là, par exemple si quelqu’un de ma famille qui n’habite pas à Montréal vient me voir au [travail]… il va être comme : « Mais dans quel quartier de taudis est-ce que t’as ouvert ton commerce ? » Moi je le vois plus comme ça. Mais je suis capable si je sors un peu de revenir puis de me dire : « Ouais O.K., c’est vraiment laid. Vraiment ! »

P23-N-SO

L’attachement multiforme des nouveaux commerçants à leur quartier s’inscrit certes moins dans la durée que dans une volonté toute contemporaine et surtout très réflexive d’enracinement, faisant écho aux travaux désormais nombreux sur l’appartenance élective (Savage, Bagnall et Longhurst, 2005), sélective (Watt, 2009) ou sur l’enracinement sélectif (Andreotti, Le Galès et Moreno Fuentes, 2015) des classes moyennes et supérieures en ville. Le quartier devient l’espace d’un projet de vie, à la fois personnelle et professionnelle, au sein duquel le commerçant transpose des attentes diverses, mais désormais largement façonnées par la gentrification attendue des quartiers centraux, un processus qu’ils ont souvent eux-mêmes vécu dans leurs précédents chez-soi. L’expérience de gentrifieur, souvent préalable à la création de l’entreprise, témoigne en outre de la tendance de plusieurs nouveaux commerçants à consolider leur position sociale non seulement à partir de la sphère économique, mais aussi — comme les autres factions des couches intermédiaires — à partir de « l’espace du hors-travail, du résidentiel et du quotidien » (Bidou-Zachariasen 2004 : 124). Tant le choix résidentiel que le rapport au quartier sont donc très différents de ceux des commerçants de longue date, nettement plus détachés de la vie locale. Retranchés dans leur magasin ou même dans l’arrière-boutique, habitant souvent en banlieue ou même à la campagne, ces derniers ont un rapport nettement moins sensible à leur environnement immédiat. Ce décalage générationnel témoigne non pas d’une simple reconnaissance du processus d’embourgeoisement, mais bien de sa prise en compte dans le processus décisionnel et de son influence sur le rapport à la ville. Les nouveaux commerçants sont d’ailleurs très prudents à cet égard, conscients des nombreux griefs faits à leurs semblables et donc plus enclins à mettre de l’avant leur propre appartenance locale. Portant un regard lucide sur leur rôle dans la transformation de la ville, ils sont particulièrement pudiques quant aux processus de distinction spatiale à travers lesquels les classes moyennes cherchent habituellement à « marquer leur place dans la hiérarchie sociale, à travers leur lieu de résidence et son environnement social » (Bacqué et al., 2015 : 60 ; voir aussi Tissot, 2011).

conclusion

Le commerce constitue à la fois un projet professionnel et un projet de vie, personnelle ou familiale, dont l’importance relative varie grandement d’un commerçant à l’autre, de même qu’à travers les différentes étapes de la vie de chaque commerçant. Tantôt accomplissement d’une passion, tantôt projet entrepreneurial alimenté par de grandes ambitions, tantôt gagne-pain aux visées strictement alimentaires, chaque établissement est lié à un ou plusieurs destins individuels qu’il influence et qui l’influencent de manière réciproque et continue. Si un marché défavorable ou de mauvais choix peuvent entraîner la faillite, beaucoup d’entreprises et d’établissements disparaissent pour des raisons tout autres : divorces, vieillissement, maladies… ou simplement une évolution des aspirations personnelles, elles-mêmes très corrélées au cycle de vie.

L’enquête révèle la grande diversité des trajectoires personnelles et professionnelles des commerçants des deux quartiers, même chez ceux établis de longue date. Nous avons relevé 5 types de parcours : le commerçant traditionnel ; l’artisan à son compte ; le jeune entrepreneur ; le professionnel défroqué ; et les autres convertis. Cette diversité se double d’une flexibilité de plus en plus grande, largement en décalage avec la figure du petit commerce immuable encore très présente dans la littérature scientifique. Le commerce de détail n’apparaît plus comme l’activité de subsistance de petits-bourgeois conservateurs d’abord préoccupés par la fructification et la transmission d’un patrimoine familial. Chez la plupart des nouveaux commerçants, l’univers de la boutique semble désormais abordé soit dans une logique entrepreneuriale axée sur la croissance ou l’enrichissement, soit comme une étape dans un parcours professionnel dont l’horizon ne se cantonne plus au magasin, soit comme une manière de gagner sa vie en respectant une éthique personnelle propre à chaque commerçant, mais résultant d’une commune insatisfaction à l’égard du monde de l’entreprise, dont plusieurs sont issus ou pour lequel ils étaient logiquement destinés par leur parcours scolaire.

Réunis par une proximité géographique toute relative, les commerçants rencontrés lors de l’enquête entretiennent des rapports divers à leur quartier. Certains se cantonnent à leur magasin, au marché où leur étal est situé ou aux environs immédiats alors que d’autres — souvent des nouveaux — développent un sentiment d’appartenance pour un territoire beaucoup plus large qu’ils investissent de façon soutenue, notamment en y faisant leurs propres courses. Mais qu’ils en soient résidents ou non, le quartier est un espace qu’ils ont choisi : ils y sont restés, ils y sont revenus, ils s’y sont installés comme commerçants ou comme résidents. Quelques participants y semblent particulièrement bien enracinés, mais ils n’en sont jamais captifs.

La plupart des nouveaux commerçants arrivent dans le quartier avec un certain nombre d’attentes, des attentes façonnées par les représentations plus ou moins fidèles qu’ils en ont développé antérieurement comme résident, comme visiteur occasionnel ou simplement comme Montréalais — de même que par ce qu’ils ont vu dans d’autres quartiers de Montréal et d’ailleurs. Ces attentes évoluent au contact du quartier, dont la réalité parfois difficile peut heurter les projets du commerçant et à laquelle même les études de marché — au demeurant assez rares — ne les ont pas vraiment préparés.

Si l’on veut bien détourner la célèbre métaphore de Schumpeter sur les classes sociales (Schumpeter, 1984) et considérer le groupe des petits commerçants montréalais comme un autobus, on constate que dans les dernières décennies, cet autobus s’est en grande partie vidé de ses occupants de longue date — les petits commerçants traditionnels — et qu’ils ont été remplacés par des entrepreneurs plus jeunes et de types nouveaux, qui s’en distinguent par une forte dotation en capital scolaire et par une vision différente de l’entreprise et de leur quartier centrée sur l’individu et fortement alimentée par des représentations exogènes. Inévitablement, ce changement de profil des commerçants modifie considérablement la course et la destination du véhicule, se combinant avec d’autres facteurs — croissance de la grande distribution et du commerce électronique, déclin des intermédiaires, changements technologiques, embourgeoisement des marchés de proximité — pour favoriser tant la spécialisation que la montée en gamme du petit commerce de quartier.