Feuilleton

Entrevue au café[Record]

  • Barbara Thériault and
  • Raymond Taras

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J’ai pris le métro de Mokotów tôt ce matin-là pour aller au café. Il pleuvait. Il y avait pas mal de monde. J’étais occupée toute la matinée, mais je l’ai vue entrer. Elle vient de temps en temps. C’est une dame âgée, élégante, courtoise. « Son aura est douce », dirait une de mes amies. Ce jour-là, elle s’est assise à une table où deux clients avaient attiré mon attention plus tôt. Ils étaient là depuis un bon moment, un homme et une femme. J’avais déjà repris leurs tasses vides. Il parlait beaucoup et elle prenait des notes dans un petit cahier noir, en l’interrompant parfois pour poser une question. Étaient-ils journalistes ? Ils parlaient en anglais et j’attrapais des bribes de leur conversation quand je passais près d’eux. Il semblait aborder une vaste étendue de thèmes, à vue de nez très bigarrés : le nationalisme, la soviétologie, Margaret Thatcher, une certaine Magdalena, le Canada. Elle me paraissait un peu perplexe. À un moment, un petit éclair est passé dans ses yeux et elle a dit, comme si elle tenait la clé d’une énigme : « Tu veux toujours avoir une longueur d’avance ; ça pourrait être ton leitmotiv. Et tu aimes être à contre-courant ». Et puis elle a sauté à une autre idée, qui semblait pressante : « Ne parlons pas de ses maris et de leur carrière, ni non plus de son père », a-t-elle demandé avec une certaine insistance. « Faisons plutôt un entretien “sociologie profession/vocation”, sur elle, la professeure, chercheure, pédagogue. » En entendant l’allusion à Max Weber, j’ai immédiatement pensé qu’ils devaient être sociologues, politologues, ou quelque chose du genre. Quand la dame est arrivée, ils ont d’abord échangé des politesses. L’homme semblait la connaître ; il l’appelait « Pani Ola ». Il était évident que c’était elle qu’ils attendaient, qu’elle était la raison de leur présence au café. Lorsqu’elle a sorti des feuilles imprimées de son sac, la femme au carnet de notes a semblé un peu déçue (ou embarrassée ?), comme si toutes les questions avaient déjà été répondues, comme si l’entretien qui devait se dérouler devenait caduc. La conversation s’est néanmoins engagée, lentement. Ils semblaient évoquer la situation des femmes en sociologie ; je me suis attardée à nettoyer la table voisine et j’ai tendu l’oreille : « Je n’étais pas la seule femme lorsque j’ai débuté mes études en 1949 à l’Université de Varsovie. La sociologie, ce n’était pas comme la psychologie où les étudiantes dominaient, mais les professeurs étaient des hommes. Non. Il y a toujours eu des femmes en sociologie. […]. « Lorsque j’étais à Stanford, en 1973, j’ai été témoin des débats houleux sur la titularisation des femmes. Lors de soirées, mes collègues masculins me présentaient à leurs femmes qui discutaient cuisine. Moi, je n’ai jamais fait la cuisine… Mes maris cuisinaient bien, tous les deux. […]. « Il y avait cependant des femmes sociologues qui se réunissaient dans la Bay Area pour discuter. C’était complètement différent ! J’adorais ces rencontres. » La dame s’est arrêtée. L’homme, qui de toute évidence l’admirait et qui multipliait les marques de respect, a posé une question qui semblait quelque peu remettre ses propos en question : « Et quand êtes-vous devenue professeure ? – Tard, il est vrai. Kania [son premier mari] a été professeur avant moi… Mais c’est aussi de ma faute. Je n’étais pas certaine. J’avais écrit une thèse [sur les étapes de la révolution socialiste], mais je ne voulais plus la soutenir dans le contexte politique… Quand Bauman est devenu mon directeur, j’ai changé de sujet et …

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