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La solitude a récemment fait son entrée en politique : un premier « ministère de la solitude » a été créé au Royaume-Uni en 2018, suivi, quelques semaines plus tard, d’une proposition similaire en Russie. Si la question sociale de la solitude est loin d’être nouvelle, son institutionnalisation en enjeu de politiques publiques est récente, et entérine un réel changement d’échelle dans la façon d’appréhender ce phénomène. Longtemps considérée comme insaisissable, subjective et diffuse, exigeant exclusivement des actions locales et ciblées, elle est de plus en plus envisagée comme un fait social à part entière, et donc comme un objet légitime de politiques publiques à la fois nationales et transversales. La solitude, expérience intime par excellence, peut désormais relever d’un ministère d’État.

Pour cause, « la solitude tue », résume Erik Klinenberg (2002) : si la solitude est érigée en enjeu social, c’est avant tout parce qu’elle a été repérée comme un problème majeur de santé publique. Certains phénomènes climatiques l’ont sortie de l’invisibilité sociale dans laquelle elle était confinée, pour en dévoiler publiquement quelques visages, mettant notamment en lumière la vulnérabilité des personnes âgées isolées face aux canicules au sein des grandes métropoles (Klinenberg, 2002 ; Collet, 2005). Au-delà de ces figures extrêmes, le développement d’enquêtes épidémiologiques de grande échelle a mis au jour les effets sociaux de la solitude sur le mal-être des individus, que ce soit en termes de santé physique (Mushtaq et alii, 2014 ; Holt-Lunstad et alii, 2015), ou mentale (Cornwell, Waite, 2009 ; Hawkley, Cacioppo, 2010), à tel point qu’elle a pu être perçue, dans le débat public, comme le « mal du siècle » (Jopling, 2018).

La sociologie, comme d’autres sciences sociales, participe de cette institutionnalisation : elle s’est peu à peu emparée de l’objet « solitude », de façon certes plus tardive que certaines disciplines connexes, telles que la psychologie ou la philosophie. À partir de la fin des années 1990, de nombreux travaux sociologiques ont mis en lumière la multiplicité et la complexité des visages contemporains de la solitude : en allant au-delà des figures usuellement ciblées — grand âge ou célibat des femmes —, ils repèrent différentes formes de solitudes au fil des âges de la vie, se logeant au coeur même des liens familiaux, professionnels ou sociaux (de Jong Gierveld, 1998 ; Slater, 1990 ; Putman, 2001 ; Schurmans, 2003 ; McPherson et alii 2006 ; Fischer, 2009 ; Pan Ké Shon, Duthé, 2013 ; Klinenberg, 2013 ; Turkle, 2017). Ces travaux vont faire émerger de nouvelles problématiques, quant au rôle des technologies numériques, aux solitudes juvéniles ou aux effets sociaux du territoire.

D’emblée, la construction de l’objet « solitude » en sociologie s’est pourtant heurtée à la difficulté de la définir conceptuellement et, plus encore, de l’approcher empiriquement : comme rendre visible et lisible un phénomène social multiforme qui, par définition, ne peut se saisir aisément ? Pour mieux la caractériser, la solitude a été définie en opposition à un autre concept plus classique en sociologie, l’isolement : certains travaux ont alors affiné la distinction conceptuelle entre la solitude — sentiment qui peut se manifester même chez les individus entourés — et l’isolement social, plus directement associé au manque de contacts et de relations (de Jong-Gierveld, van Tilburg, Dykstra, 2006 ; Cacioppo, Fowler, Christakis, 2009 ; Dupont, 2010 ; Van de Velde, 2011 ; Perlman, 2014). Pour autant, cette définition ne fait pas consensus, et ce champ de recherche reste marqué par une forte ambiguïté conceptuelle entre différentes acceptions de la solitude, privilégiant respectivement ses dimensions résidentielles, relationnelles ou expérientielles. À cette tension théorique répond une segmentation thématique : la sociologie de la solitude porte la marque de sa naissance récente. Elle reste profondément compartimentée en autant de sous-champs ciblés, que ce soit en fonction de l’âge, du genre, ou des territoires, qui cohabitent sans réellement dialoguer.

Une sociologie transversale de la solitude est-elle alors possible ? Sur quels fronts de recherche peut-elle se structurer et que peut-elle apporter à la compréhension des solitudes contemporaines ? Cet article introductif revient sur les concepts, les défis et les perspectives qui marquent l’institutionnalisation de l’objet « solitude » en sociologie. Il montre d’abord comment elle a été prioritairement appréhendée comme une conséquence néfaste de la modernité et associée à un défaut d’intégration sociale, puis saisie au travers de deux figures principales et révélatrices, le « mourant » et la « femme seule ». Il revient ensuite sur les paradigmes successifs qui ont marqué la construction de ce champ à partir des années 1990 — « vivre seul », « être seul », « se sentir seul » — et éclaire quelques-unes de ses déclinaisons de recherche contemporaines, telles que les solitudes juvéniles, le rôle des réseaux sociaux et les différenciations de genre. Il invite enfin à une dé-segmentation de ce champ, mettant en dialogue plusieurs formes de solitudes — intimes, familiales, sociales — pour réinscrire cette expérience dans la dynamique de nos liens tout au long de la vie.

i. le « mourant » et la « femme seule » : deux figures fondatrices

La solitude ne constitue pas un objet classique en sociologie et, si elle a été ponctuellement évoquée dans certains travaux fondateurs, c’est principalement dans une approche critique de l’individualisation de la vie sociale. La sociologie tend davantage à traiter de ce qui nous relie à la société que de ce qui nous en isole individuellement : il faudra deux points d’ancrage, la fin de vie et le célibat féminin, pour qu’une sociologie de la solitude puisse se construire.

Solitude, vie sociale et suicide

Il n’est pas anodin que les travaux sociologiques qui évoquent le plus directement la question de la solitude au cours de la première moitié du 20e siècle soient ceux portant sur la question du suicide, ceux de Durkheim et ceux d’Halbwachs. Tous deux associent le suicide à une perte des liens sociaux, laissant l’individu à lui-même et à sa solitude : celle-ci est alors fondamentalement envisagée comme le symptôme d’une société qui se désagrège. Toutefois, ils offrent chacun une interprétation différente de cet affaissement de la vie sociale. Pour Durkheim, cette solitude est fondamentalement pensée comme une conséquence négative de la modernité, et associée à l’érosion des cadres intégrateurs de la société, en particulier familiaux et religieux. Durkheim présente ainsi le type de suicide « égoïste » qui se produit lorsque « la société se retire de l’individu », qui touche davantage les « personnes seules », célibataires, veuves ou divorcées (Durkheim, 1897), pour lesquelles les liens intégrateurs de la famille, de la religion ou de la nation se sont distendus. C’est ainsi la perte tendancielle de « densité » sociale — conséquence selon Durkheim de l’industrialisation — qui est ici mise en exergue. De son côté, Halbwachs perçoit plutôt cette dissolution des liens sociaux comme une conséquence des changements sociaux brutaux induits par des transitions économiques rapides : la réelle cause du suicide, selon Halbwachs, c’est le « vide » — pourtant transitoire — qui entoure l’individu soumis à des changements brutaux de classes sociales, plutôt que le retrait tendanciel d’un cadre intégrateur (Halbwachs, 1930 ; Keck, 2005). L’individu « déclassé » se voit arraché à son ancien groupe, sans pour autant pouvoir compter sur de nouveaux appuis : « détaché d’un groupe par un ébranlement soudain, vous êtes incapable, ou du moins vous vous croyez incapable de retrouver jamais dans un autre quelque appui, ni rien qui remplace ce que vous avez perdu. Mais lorsqu’on meurt ainsi à la société, on perd le plus souvent la principale raison qu’on a de vivre » (Halbwachs, 1930, p. 417). Pour Halbwachs, cette dissolution des liens sociaux renvoie donc à un moment de transition entre deux périodes stabilisées de la vie sociale, et non à une conséquence irrépressible et tendancielle de la modernité.

Fin de vie et célibat féminin : naissance d’une sociologie de la solitude

Les travaux sociologiques sur la solitude vont se structurer à partir de la fin des années 1970, autour de deux figures fondatrices, celle du « mourant » et celle de la « femme seule », l’une parce qu’elle est exclue, l’autre parce qu’elle est transgressive. La solitude y reste fondamentalement approchée par le prisme du manque ou de l’absence de liens, et donc associée à un défaut d’intégration sociale.

Norbert Elias donne vie à la figure du « mourant solitaire » dans son ouvrage La solitude des mourants (Elias, 1979). Selon lui, le « processus de civilisation » et l’individualisation croissante de la vie sociale conduisent à un déni social croissant de la mort, qui va isoler et exclure l’individu en fin de vie. De ce fait, la fin de vie devient une expérience de plus en plus solitaire. Pour Norbert Elias, cette solitude des mourants renvoie à un double « refoulement » devant la mort : un refoulement individuel, perceptible dans les comportements d’évitement ou de gêne face au mourant, mais aussi un refoulement social, qui tend à censurer et masquer la mort et ses traces de la vie sociale (Elias, 1979). Cette thèse sera certes par la suite critiquée et nuancée (Déchaux, 2001), mais le thème fondateur du « mourir seul » reste présent dans les travaux sur la solitude. Cet intérêt s’est étendu plus largement au « vieillir seul », en lien avec les dynamiques d’allongement de la vie, la figure des « personnes âgées isolées » devenant l’un des pôles centraux de la sociologie de la solitude.

Parallèlement, une autre figure de solitude va faire son apparition au sein des travaux sociologiques, celle de la « femme seule ». Dans le sillage du développement rapide de la vie solitaire chez les femmes, cette figure va focaliser l’attention des sociologues sur ce qu’elle révèle des normes d’autonomisation individuelle et de ses effets. La « femme seule » renvoie donc ici à la femme célibataire, en âge d’être en couple : c’est la femme « sans homme » ou « sans famille », envisagée de façon autonome justement parce qu’elle s’émancipe des liens conjugaux ou familiaux par le prisme desquels elle était auparavant étudiée. À la suite de travaux historiques sur la figure de la femme célibataire au cours de l’histoire (Farge Klapish-Zuber, 1984 ; Dauphin, 1991), des enquêtes se développent en sociologie sur les femmes seules, à la fois pour en déconstruire les représentations et ce qu’elles révèlent des normes de genre, mais aussi pour marquer les profondes ambiguïtés de ces expériences (Martin, 1997 ; Kaufmann, 1998 ; Lahad, 2012 ; Quéniard, Chamberland, Côté, 2018). Dans son ouvrage Une vie à soi, Erika Flahaut, souligne, par exemple, combien cette figure, malgré une acceptation grandissante, reste fondamentalement perçue comme transgressive et renvoie en réalité à des expériences très contrastées : des femmes « en manque », à la recherche d’un conjoint, d’autres « en marche », qui apprivoisent et habitent leur solitude, et des « apostates du conjugal », qui refusent la vie de couple (Flahaut, 2009). Même si elle se renouvelle, cette figure de la femme seule reste, encore aujourd’hui, une figure centrale en sociologie de la solitude.

ii. définir la solitude : une tension conceptuelle

Au cours des années 1990 et 2000, le développement d’enquêtes sociologiques empiriques de grande échelle sur la solitude place les chercheurs devant un double défi : celui de sa définition et de son opérationnalisation empirique. La sociologie de la solitude amorce alors une période de transition conceptuelle. Trois paradigmes principaux se sont succédé, se heurtant chacun à certaines limites, qui ont poussé à renouveler encore les outils et les modes d’approche. Ces trois perspectives coexistent désormais dans les travaux de sciences sociales, dévoilant trois facettes interdépendantes de la solitude, que l’on pourrait distinguer ainsi : « vivre seul », « être seul », ou « se sentir seul ».

« Vivre seul » : les renouveaux de la vie en solo

Une première perspective appréhende la solitude comme un mode de vie et a dominé les premiers travaux sur le sujet. Elle est alors assimilée au fait de « vivre seul ». En termes conceptuels, c’est ici le partage d’un lieu qui sert d’univers de référence, en ce qu’il est censé incarner le partage quotidien d’une intimité, conjugale ou familiale. Ce prisme de l’intégration intime révèle, par l’envers, l’importance accordée à un lien d’attache quotidien, même unique. Des indicateurs de situation résidentielle, tels que les ménages adultes d’une personne, ou plus directement le célibat déclaré, permettent alors d’appréhender la solitude. Cette optique prédomine encore au sein de recherches démographiques et épidémiologiques qui confrontent par exemple l’occurrence de la vie seule à certains indicateurs moyens de santé ou de bien-être tels que la consommation de psychotropes ou l’espérance de vie (Pulkki-Rabback et alii, 2012), et en soulignent les effets négatifs. Si cette perspective reste présente en sociologie, elle donne actuellement lieu à des discussions théoriques qui mettent en cause le lien systématique entre vie seule et solitude (Vézina, 2011 ; Pan Ké Shon, Duthé, 2013 ; Kato et alii, 2017). Ces travaux sur le « vivre seul » ont permis de montrer l’émergence de la vie en solo, puis son acceptation progressive d’un point de vue normatif (Saint-Laurent, 1993 ; de Paulo, 2007). Ils tendent à requalifier la vie seule comme un mode de vie de plus en plus choisi, assumé, pouvant aller de pair avec une forte intégration sociale, familiale, voire conjugale. Signe de ce retournement, la « vie seule » a fait l’objet d’une reformulation conceptuelle comme « vie en solo » pour s’émanciper d’un prisme négatif l’associant uniquement à une solitude subie (Kaufman, 1999 ; Gaviria, 2012). L’ouvrage d’Erik Klinenberg, Going solo, constitue un point d’orgue de ce renversement de perspective : à partir d’une enquête internationale sur les formes de la vie en solo, il défend l’idée que ce mode de vie tend à s’imposer comme une nouvelle norme de référence. Plutôt que d’isoler, la vie en solo deviendrait au contraire un vecteur d’intégration sociale. Il fait émerger différents portraits de ces « singletons » — veufs, étudiants, divorcés — qui apprennent à « vivre seul pour vivre mieux », comme celui du jeune adulte en désir d’urbanité, ou celui de la femme divorcée s’ouvrant à de nouvelles sociabilités (Klinenberg, 2013).

« Être seul » : à l’épreuve des relations sociales

Une seconde perspective s’est développée qui définit la solitude comme une relation aux autres, examinée sous l’angle de l’« être seul ». Dans cette perspective relationnelle, la solitude est prioritairement associée au manque ou à l’absence de contacts et de liens sociaux, de façon potentiellement dissociée du mode de vie. Elle se rapproche en ce sens du concept d’isolement social et est opérationnalisée à partir d’un indicateur comptabilisant le nombre de contacts quotidiens ou hebdomadaires. Ce prisme de l’intégration relationnelle et sociale permet de dépasser certaines limites de l’étude de la vie en solo, en prenant en compte les sociabilités réelles et effectives, les réseaux, les soutiens et les solidarités, au-delà du seul ménage. On retrouve désormais cette perspective dans la plupart des enquêtes statistiques portant sur la solitude, qui construisent des indicateurs quantifiés de réseaux et de contacts (McPherson et alii, 2006 ; Fischer, 2009 ; Cornwell et Waite, 2009), ou élaborent des indices de « vulnérabilité », de « précarité relationnelle » et de « risque solitude » (Fondation de France, 2016 ; Jopling et Howells, 2018). Cette approche relationnelle est également très présente dans les enquêtes qualitatives et ethnographiques portant sur la solitude : c’est la vision, par exemple, qu’adopte Robert Putman dans son ouvrage Bowling Alone : America’s Declining Social Capital, où il dénonce l’affaissement du lien social au sein de la société américaine. Principalement liée selon lui aux métamorphoses familiales et à l’individualisme de la société de consommation, cette perte tendancielle de « capital social » serait perceptible dans certaines pratiques de loisir, comme celle d’aller jouer seul au bowling le samedi soir. Il réactualise ainsi une perspective classique en sociologie américaine, centrée sur l’isolement social, et dans laquelle la solitude est pensée avant tout comme un défaut d’intégration communautaire (Putman, 2001 ; Olds et Schwartz, 2009). Mais là encore, cette façon de faire se heurte à certaines limites : si elle permet de mesurer l’évolution des réseaux de solidarité, elle peut occulter les dimensions qualitatives et l’intensité de ces liens. Certains travaux soulignent par exemple l’existence de formes de « solitudes habitées » (Campéon, 2015) ou assumées chez des individus pourtant isolés relationnellement (Trépied 2016). Inversement, la grande quantité de liens ne vient pas toujours combler la solitude vécue, les attachements sociaux eux-mêmes pouvant être source de solitude (Hawkley et alii, 2008 ; Hampton et alii, 2009 ; Utz et alii, 2013). Ces contradictions invitent à dissocier plus finement l’isolement, objectivé sous forme de nombre de contacts, de la solitude vécue, plus subjective, et à centrer l’attention sur la façon dont l’individu va coder lui-même les situations a priori solitaires… ce qui donne lieu à une troisième approche.

« Se sentir seul » : l’expérience de solitude au-delà des liens

Une troisième perspective tend à s’imposer, définissant la solitude comme une expérience sociale, assimilée au fait de « se sentir seul », que ce soit dans des situations d’isolement ou dans des contextes d’intégration familiale ou professionnelle. Alors que les deux premières approches abordaient la solitude sous le prisme du défaut d’intégration familiale ou sociale, la troisième suppose que les liens peuvent être, en eux-mêmes, source de solitude. Elle concentre l’attention sur la dimension subjective et qualitative des liens, et ouvre potentiellement l’analyse vers les dynamiques et les formes de solitudes « intégrées », s’interrogeant par exemple sur les oscillations, apprentissages et évolutions de ce sentiment au cours de la vie (Dumm, 2008 ; Dupont, 2013 ; Rokach, 2013 ; Sagan et Miller, 2017 ; Chao et alii, 2015 ; Couturier et Audy, 2016 ; Bordiec, 2017). Elle permet également de faire la distinction entre les formes de solitude « subies » et celles plus « choisies », désirées pour elles-mêmes : c’est tout l’apport de Marie-Noëlle Schurmans qui distingue, à partir de l’analyse de multiples récits de vie, les solitudes du « rejet », liées à différentes formes de perte, et les solitudes du « retrait », fruit d’une certaine intentionnalité (Schurmans, 2003). Cette approche centrée sur la subjectivité solitaire est de plus en plus présente dans les enquêtes statistiques, qui tendent à incorporer les dimensions subjectives et les échelles de solitudes issues de la psychologie (De Grace et alii, 1993 ; Van Tilburg et alii, 2004 ; Paugam et alii, 2015). Mais là encore, cette perspective soulève de nouveaux défis dans l’appréhension des solitudes. Un premier défi serait de mieux comprendre la façon dont les différentes formes de solitude s’ancrent — ou non — dans des situations d’isolement, pour mieux penser l’articulation entre ces deux concepts. Un second défi serait de mieux relier ce « sentiment » de solitude, dans ses différents degrés, aux propriétés sociales des individus et à la dynamique des inégalités sociales.

iii. les nouveaux visages de la solitude : trois directions de recherche

En renouvelant les questionnements et les modes d’approche, cette mue conceptuelle dans l’analyse des formes de solitude en sciences sociales a permis d’en dévoiler de nouveaux visages. Parmi eux, nous retenons en particulier trois fronts de recherche, qui n’épuisent certes pas le dynamisme actuel du champ, mais qui permettent d’éclairer quelques-uns des questionnements émergents : les solitudes juvéniles, le rôle des nouvelles technologies, la dimension genrée de la solitude.

Des solitudes du grand âge aux solitudes adolescentes et juvéniles

Tout en restant très centrés sur les personnes âgées, les travaux sur la solitude descendent progressivement les âges. Ce dévoilement de nouvelles figures solitaires au sein même des parcours de vie est notamment lié à la montée des normes d’autonomie et de mobilité familiales, professionnelles et géographiques au cours de la vie (Van de Velde, 2011). De plus en plus, les enquêtes explorent les solitudes du milieu de vie, notamment post-divorce (Martin, 1997), ou les solitudes juvéniles, lors de l’adolescence (Medora et alii, 1987 ; Dupont, 2010), des premiers pas d’indépendance (Gaviria, 2012) ou des études (Janta et alii, 2014 ; Chao et alii, 2015). Parmi elles, on note l’émergence, au Japon, du concept d’hikikomori — jeunes vivant reclus chez leurs parents, parfois plusieurs années (Furlong, 2008 ; Saito et Angles, 2013). Ce phénomène social fait désormais l’objet de travaux internationaux, qui se penchent sur les ressorts et les expériences de tels « retraits sociaux » prolongés, notamment à l’adolescence (Fansten et Figueiredo, 2015). Parallèlement, à l’autre extrême des âges, la sociologie des solitudes de fin de vie se renouvelle : le « mourir seul » est de plus en plus envisagé en lien avec les phénomènes climatiques (Klinenberg, 2001), et marqué par l’émergence d’un indicateur, une fois encore venu du Japon, les kodoku-shi, ces individus décédés seuls à leur domicile sans que leur corps ne soit réclamé par quiconque (Kato, Shinfuku et Sartorius, 2017). Il est intéressant de noter à cet égard que certaines frontières d’âges se brouillent : le phénomène des hikikomori, initialement associé à l’adolescence, se retrouve désormais à des âges plus avancés (Kato et alii, 2018), tandis qu’inversement, mourir seul devient aussi le fait d’individus plus jeunes (Kato, Shinfuku, Sartorius, 2017).

La solitude au coeur des liens sociaux… et numériques

Une seconde démarche perceptible au sein des travaux sociologiques sur la solitude explore non seulement ses formes les plus extrêmes, mais aussi ses formes plus diffuses et moins visibles, inscrites au coeur même des liens familiaux ou sociaux. La solitude devient dès lors une modalité d’expérience possible du lien aux autres. Les travaux mettent ainsi en lumière les ressorts de certaines formes de solitudes conjugales et parentales (Tornstam 1992 ; Stack, 1998 ; Belot et alii, 2013) ou de solitudes liées au travail (Slater, 1990 ; Hortulanus et alii, 2006). Le mouvement le plus symptomatique de cette évolution est le questionnement grandissant sur ce que l’on pourrait appeler, en première analyse, les « solitudes numériques » : l’enjeu est notamment d’étudier dans quelle mesure les « réseaux sociaux », censés mettre les individus en lien et faciliter les contacts, peuvent eux aussi générer un sentiment de solitude ou, inversement, venir combler un manque de relations sociales. Là encore, on doit à la sociologie japonaise de développer de nouveaux indicateurs et protocoles empiriques destinés à mieux mesurer les effets de ces nouvelles technologies sur la solitude et l’isolement, notamment chez les jeunes (Ogata, Izumi et Kitaike, 2006 ; Takahara, Ando et Sakamoto, 2008). Ce champ reste marqué par un profond clivage entre ceux qui, d’un côté, dénoncent les nouveaux médias comme sources de solitude, développant l’habitude d’un lien médié et la peur du lien en face à face (Quan-Hase, Wellman, 2004 ; Turkle, 2011 ; Primack, Shensa et Sidani, 2017), et ceux qui, au contraire, en défendent le caractère profondément socialisateur (Casilli, 2010).

Solitudes féminines, solitudes masculines ? Genre, inégalités et solitudes

Enfin, parmi les évolutions perceptibles dans ce champ, on note un intérêt croissant pour l’exploration des formes non seulement féminines, mais aussi masculines de la solitude, et une meilleure compréhension des différenciations de genre dans le rapport à la solitude. Si l’attention reste majoritairement portée sur les solitudes au féminin, leur compréhension est aujourd’hui renouvelée par des perspectives féministes, que ce soit lors du vieillissement (Calasanti et Slevin, 2013 ; Quéniard, Chamberland et Côté, 2018), ou à l’âge adulte (Lahad, 2017). Kinneret Lahad renouvelle ainsi le regard sur la figure classique de la « femme célibataire » en la mettant en lien avec la construction genrée des scripts de vie : elle montre comment l’injonction pesant sur les femmes à « attendre » le futur conjoint s’hybride peu à peu de nouveaux scripts alternatifs, selon lesquels les femmes se doivent « d’arrêter d’attendre » et « d’aller de l’avant » dans la construction de leur autonomie. Ces injonctions nouvelles bousculent selon elle les schèmes hétéronormés des parcours de vie, et offrent aux femmes célibataires la possibilité d’investir de nouveaux scénarios sociaux (Lahad, 2012 ; 2017). Parallèlement, on découvre certains visages masculins de la solitude : si c’est la figure de « l’homme isolé » en situation de rupture des liens socioéconomiques qui reste principalement convoquée dans les travaux portant par exemple sur la migration ou l’itinérance, on voit émerger des recherches qui interrogent la perte ou l’absence des liens familiaux, portant sur « l’homme célibataire » (Dulac, 1993 ; Franklin et alii, 2018) ou encore le « père isolé ». Agnès Martial est une des premières à s’être intéressée à cette figure émergente du « père en solitaire », figure « impensée » des familles monoparentales (Martial, 2016) : si ces pères en solitaire ne se révèlent « pas si isolés », cette situation est marquée par des processus multiples de fragilisation du lien à l’enfant (Martial, 2016 ; Regnier, 2013).

iv. percer l’invisible : passerelles et décloisonnements

Ce numéro entend participer du décloisonnement et de la structuration d’une sociologie de la solitude : il ouvre de nouveaux espaces de dialogue entre les différents mondes sociaux de la solitude, pour mieux en faire ressortir quelques-unes des dynamiques fondamentales et inscrire la solitude dans le mouvement complexe de nos liens et de nos attachements au fil de la vie.

En plein coeur : les solitudes de l’intime

Les deux premiers articles explorent les solitudes de l’intime. Ils montrent comment l’expérience conjugale ou l’expérience parentale peuvent devenir, elles aussi, une expérience de solitude. En portant le regard sur deux moments révélateurs, pourtant situés à deux périodes éloignées de la vie (entrée dans la parentalité et soin au conjoint malade), ils interrogent l’existence de ce que l’on pourrait appeler des « liens de solitude », au coeur même de l’intimité à l’autre. Ces deux articles convoquent des figures principalement féminines, engagées dans une relation de soin, que ce soit envers l’enfant en bas âge ou le conjoint en fin de vie. En montrant que la solitude peut éclore au sein de relations d’aide qui tendent à absorber l’entièreté de l’être, ces articles soulignent combien la solitude est aussi une affaire d’équilibre entre don à l’autre et reprise de soi. Dans son article sur le congé parental, Myriam Chatot montre que celui-ci peut, paradoxalement, être source de solitude : si les parents se révèlent particulièrement touchés par la solitude, c’est que le lien à l’enfant tend à prendre toute la place et à limiter le temps pour soi et pour les autres relations sociales, dans un modèle de « disponibilité permanente » largement intériorisé, en particulier par les mères. C’est ainsi l’unicité du lien de soin qui est source de solitude, non par manque de réciprocité, mais par manque de multiplicité des rôles et des relations externes. Ces analyses font résonance avec le second article sur les proches aidantes, signé d’Isabelle Van Pevenage, Didier Dupont, Chloé Dauphinais, Laurence Hamel-Roy et Valérie Bourgeois-Guérin. À l’appui d’une enquête qualitative auprès de conjoints aidants âgés, dont une grande majorité de femmes, l’article montre que la solitude s’installe progressivement dans différents « plis » de leur existence : ces femmes font simultanément face à la densification des besoins du conjoint, à une vie sociale qui se referme, à la disparition progressive, quotidienne de l’autre et à l’anticipation de son absence. La solitude se loge dans cette temporalité paradoxale, qui les invite à « vivre au présent en le conjuguant au passé ».

Au fil des jours : les solitudes du quotidien

Des « grandes » aux « petites » solitudes, les deux articles suivants se saisissent d’un autre versant de l’expérience solitaire, celle qui se loge dans les espaces-temps du quotidien. Ces solitudes « ordinaires », peu investies à ce jour par les enquêtes sociologiques, sont examinées par le prisme de deux moments révélateurs, le temps de lecture et le temps du repas. On y retrouve une même tension entre temps d’interaction et temps de repli, entre le fait de se tourner vers les autres mais aussi de s’en retirer au bon moment : la mise en équilibre, toujours précaire, entre soi et les autres, se joue aussi au coeur du quotidien. D’une part, dans son article consacré à la lecture, Mariangela Roselli montre, en rassemblant différents portraits ethnographiques d’hommes, femmes ou enfants faisant l’expérience de la lecture, combien leur acte de « retrait pour lire » relève d’une solitude choisie et « élective ». L’expérience de « se faire lecteur » est le fruit d’un véritable engagement, anticipé et préparé, pour pouvoir s’extraire du monde social et des activités quotidiennes, et créer une réelle « condition de solitude ». Laura Guérin se penche quant à elle sur le temps du repas, et la façon dont il devient pensé comme une « sociabilité de dernier recours » au sein des résidences pour personnes âgées. Dans son article consacré aux émotions en EHPAD, elle montre que l’espace-temps du repas fait l’objet d’un investissement émotionnel important de la part des intervenants, tant il est perçu comme un dispositif en soi, organisé et structuré par l’institution pour faire en sorte que les résidents éprouvent, même momentanément, l’absence de solitude. Il répond en cela directement aux injonctions institutionnelles structurées autour du développement de l’autonomie individuelle et de la lutte contre l’isolement. Le repas devient à la fois un levier de structuration temporelle — partager une activité dans le même lieu pour rompre l’ennui — et de valorisation du collectif — vivre ensemble un moment de convivialité.

Les revers de l’intégration : solitudes sociales et inégalités

Les deux articles suivants ouvrent plus largement la focale sur les liens entre inégalités sociales et solitudes. En explorant la façon dont elle va affecter davantage certains groupes sociaux que d’autres, ils éclairent les cadres sociaux de la solitude et les processus qui peuvent mener à la perte des liens qui nous rattachent à la société. En entretien, Serge Paugam replace l’analyse des solitudes dans la façon dont les liens sociaux sont organisés et articulés d’une société à l’autre. Il montre que les expériences sociales de la solitude s’inscrivent dans différents « régimes d’attachement » en fonction des sociétés d’appartenance, qui renvoient à autant de façons d’imbriquer les liens qui nous relient aux autres et à la société. Il éclaire ainsi les processus qui peuvent mener à la perte progressive de ces multiples liens sociaux, et qui vont donner lieu à différentes formes de solitude. Sylvain Bordiec se penche quant à lui sur les expériences de solitudes des individus touchés par des problématiques de santé mentale, et qui se retrouvent dans ces groupes de soutien mutuel. Il interroge le sens et le rôle des interactions au sein du groupe pour des individus marginalisés et fortement ancrés dans un territoire. Il montre que ces groupes ne permettent certes pas de lutter contre leur solitude sociale et ne suffisent pas à les « resocialiser », mais qu’ils rendent possible une certaine ouverture relationnelle et offrent ainsi l’opportunité d’interactions régulières, susceptibles de maintenir une certaine « disposition de vie » chez ces individus fragilisés.

Ce que « vivre seul » veut dire : nouveaux regards sur la vie en solo

Au final, comment (re)penser la vie seule, qui a longtemps constitué un pôle central des analyses sociologiques sur la solitude ? Les deux derniers articles proposent de renouveler le regard sur ce mode de vie, en l’investissant de deux points de vue différents : l’un ciblée sur les expériences du vieillissement, l’autre sur la figure de la vie seule en milieu urbain. Loin d’une vision dichotomique exclusivement positive ou négative, ces deux articles explorent les tensions et les ambiguïtés contemporaines de la vie en solo. Dans leur article, Laurie Kirouac et Michèle Charpentier se penchent non seulement sur les expériences, mais aussi sur les stratégies d’actions de personnes âgées vivant seules pour faire face à la solitude. Elles y montrent qu’au-delà des multiples formes vécues de solitude (familiale, sociale, affective, existentielle, etc..), celle qui se loge dans le fait de vivre en solo est marquée par un profond caractère oscillatoire, balançant entre le subi et le choisi, entre le dynamique et le figé. Ces analyses font écho à celles de Marie-Chantal Doucet dont le texte porte plus largement sur le processus du « vivre seul » dans les villes contemporaines. Elle relève que la vie en solo est devenue un « état d’esprit » des villes occidentales et en inscrit le développement dans une perspective de long terme, en lien avec les modes contemporains de construction de l’individu. Elle pose l’hypothèse d’une « solitude existentielle », qui va bien au-delà de la vie seule. La forme même du processus d’individuation contemporain créerait une « solitude de masse », porteuse de trois formes de tensions : une première tension entre « intériorité » et « extériorité », qui relève des arbitrages entre vie intime et vie publique ; une seconde tension entre « proximité » et « distance », qui tend à opposer l’espace à soi et l’espace pour les autres ; et une troisième tension entre « différenciation » et « identification », qui confronte logique de distinction et logique d’appartenance.

Des solitudes les plus radicales aux solitudes les plus « ordinaires », les articles visent ainsi à explorer la solitude là où on ne l’attend pas systématiquement, que ce soit à différents âges de la vie (jeunesse, congés parentaux, vieillesse), au sein de différentes sphères de l’existence (quotidiennes, familiales, sociales), de différentes activités (la lecture, le repas), et auprès de groupes sociaux contrastés (populations désaffiliées, adultes ayant des problèmes de santé mentale). L’objectif de cette mise en conversation est de désegmenter le champ et d’investir de nouveaux angles d’approche, afin de mieux dévoiler et comprendre les solitudes contemporaines.